Chapitre VII. L’œuvre et le public

I. Les publics

Tout écrivain, au moment d’écrire, a un public présent à la conscience, ne serait-ce que lui-même. Une chose n’est entièrement dite que si elle est dite à quelqu’un : c’est, nous l’avons vu, le sens de l’acte de publication. Mais on peut affirmer aussi qu’une chose ne peut être dite à quelqu’un (c’est-à-dire publiée) que si d’abord elle a été dite pour quelqu’un. Les deux « quelqu’un » ne coïncident pas forcément. Il est même rare qu’ils le fassent. Autrement dit, un public-interlocuteur existe aux sources même de la création littéraire. Entre lui et le public auquel s’adresse la publication il peut y avoir de très grandes disproportions.

Ainsi Samuel Pepys qui, dans son Journal, n’écrivait que pour lui-même (ses précautions sténographiques et cryptographiques en font foi) et était donc son propre interlocuteur, s’est adressé après sa mort à un immense public grâce aux éditeurs (au sens noble du mot) qui l’ont publié. Inversement, le romancier chinois Lou Sin qui, de 1918 à 1936, publiait ses nouvelles dans des recueils ou des revues ne s’adressant qu’à un cercle étroit d’intellectuels ou de militants, écrivait pour des dizaines de millions de Chinois (qui d’ailleurs ont fini par l’entendre le jour, justement, où la Révolution triomphante lui a fourni un éditeur à la mesure de ses intentions).

Le public-interlocuteur peut se réduire à une seule personne, à un seul individu. Combien d’œuvres universelles n’ont-elles été à l’origine que des messages personnels ? De temps en temps, la critique érudite découvre ce message en même temps que son destinataire et croit avoir tout expliqué de l’œuvre. En réalité, ce qu’il faudrait expliquer c’est comment le message, en changeant de destinataire (et parfois de sens), a conservé son efficacité. En cette efficacité maintenue réside toute la différence entre une œuvre littéraire et un quelconque document. N’oublions pas que notre critère du littéraire et du non-littéraire est l’aptitude à la gratuité. Or le créateur entame (imaginairement ou réellement) avec son public-interlocuteur (même si parfois ce public est lui-même) un dialogue qui n’est jamais gratuit, un dialogue qui veut émouvoir, convaincre, informer, consoler, libérer, voire désespérer, mais un dialogue avec une intention. Une œuvre est fonctionnelle quand il y a coïncidence entre le public-interlocuteur et le public vers lequel l’œuvre est lancée par la publication. Une œuvre littéraire au contraire introduit le lecteur anonyme comme un étranger dans le dialogue. Le lecteur n’est pas chez lui et le sait, il est comme un être invisible qui voit tout, entend tout, sent et comprend tout sans avoir d’existence réelle au sein d’un dialogue qui n’est pas le sien. Le plaisir qu’il éprouve par résonance à se laisser porter par les sentiments, les idées, le style, est un plaisir gratuit car il ne l’engage pas. Tout plaisir esthétique et donc tout échange littéraire deviendrait impossible si le public perdait la sécurité d’un anonymat, d’une distance qui lui permettent de participer sans s’engager (alors que l’écrivain, lui, s’engage inévitablement). Il y avait une amère et profonde vérité dans la remarque d’un ouvrier entendant célébrer le cinéma vériste italien : « Ce monsieur ne doit guère se fatiguer dans la vie s’il considère la fatigue comme un spectacle ».

Là est en effet tout le drame de la littérature lettrée devant la réalité populaire. L’intrusion du public lettré dans le dialogue créateur n’est possible que parce qu’il est déjà dans la place alors que le public populaire est à l’extérieur et doit s’en tenir à la lettre du dialogue.

Le rôle du public théorique vers lequel l’éditeur du circuit lettré lance l’œuvre ne se borne pas à cette participation sans engagement qui éveille l’œuvre à sa signification littéraire. Ce public est aussi un milieu social auquel l’écrivain appartient et qui lui impose un certain nombre de déterminations.

Nous avons jusqu’ici, pour la clarté de l’exposé, considéré le public lettré comme formant un seul bloc. Il est en réalité divisé et subdivisé en groupes sociaux, raciaux, religieux, professionnels, géographiques, historiques, en écoles de pensée, en chapelles. L’éditeur moderne essaie précisément d’identifier chacune de ses écuries avec un de ces sous-publics : la fiche signalétique du lecteur de Julliard-Sagan n’est pas la même que celle du lecteur de Fayard-Rops. Chaque écrivain porte autour de lui le poids d’un public possible plus ou moins vaste, plus ou moins étendu dans le temps et dans l’espace.

Charles Pinot-Duclos écrivait en 1751 dans les Considérations sur les mœurs de ce siècle : « Je connais mon public. Il n’y a personne qui n’ait son public, c’est-à-dire une portion de la société commune dont il fait partie ». Fort heureusement (car cela les paralyserait), tous les écrivains n’ont pas une conscience aussi claire de leur public, mais ils n’en sont pas moins ses prisonniers. Les liens les plus étroits qui enchaînent l’écrivain à son public possible sont la communauté de culture, la communauté des évidences et la communauté de langage.

L’éducation est le ciment du groupe social. Nous indiquions plus haut que le lien principal du groupe lettré français à la fin du xixe siècle était la communauté de culture secondaire classique. De même, entre mille autres, il y a eu au xvie siècle la communauté de culture humaniste et il y a de nos jours la communauté de culture marxiste. Une boutade d’Aldous Huxley compare la culture à un cercle de famille dont les membres évoquent entre eux les grandes figures de l’album familial. Disons, pour adapter à la France, qu’entre cousins on évoque les bons mots de l’oncle Poquelin, l’austère sagesse du cousin Descartes, les discours ronflants du grand-père Hugo, les frasques du bon papa Verlaine. Avoir de la culture, c’est appeler tous les membres de la famille par leur petit nom. L’étranger ne peut se sentir à l’aise dans le cercle : il n’est pas de la famille, autrement dit il n’a pas de culture (ce qui est une façon de dire qu’il a une autre culture). La boutade donne une image assez exacte de la réalité. Les grands maîtres spirituels qui dominent les cultures ─ Aristote, Confucius, Descartes, Karl Marx, etc. ─ agissent moins par l’influence de leur pensée (difficilement accessible à la majorité des membres de la famille) que par leur valeur pour ainsi dire totémique aux origines du groupe : le Français qui se dit cartésien n’exprime pas une notion bien différente de celle du primitif qui se dit du clan du Léopard.

Lorsque Ben Jonson disait de Shakespeare qu’il savait « peu de latin et encore moins de grec » (de nos jours en France il l’eût qualifié de primaire), il voulait ainsi manifester sa non-appartenance au groupe culturel des University wits, c’est-à-dire des intellectuels à culture humaniste. De fait, bien que les publics de Ben Jonson et de Shakespeare se soient trouvés imbriqués l’un dans l’autre, ils diffèrent profondément par leurs « totems » culturels. Le public de Ben Jonson est une minorité qui se réclame des grands exemples antiques. Celui de Shakespeare est une majorité populaire qui se contente d’une antiquité de seconde ou troisième main (à travers Montaigne traduit par Florio par exemple) mais reste fortement attachée à la Bible, aux traditions de la sagesse populaire et aux grands mythes nationaux.

La communauté de culture entraine ce que nous appelons la communauté des évidences. Toute collectivité « sécrète » un certain nombre d’idées, de croyances, de jugements de valeur ou de réalité qui sont acceptés comme évidents et n’ont besoin ni de justification, ni de démonstration, ni d’apologétique. Nous retrouvons ici des concepts proches du Volksgeist et du Zeitgeist. Analogues aux tabous primitifs, ces postulats ne résisteraient souvent pas à l’examen, mais ne peuvent être mis en cause sans ébranler l’assise morale et intellectuelle du groupe. Ils sont le fondement de l’orthodoxie du groupe, mais aussi le point d’appui des hétérodoxies et des non-conformismes qui ne sont jamais que des dissidences relatives, une dissidence absolue étant absurde et inintelligible. Tout écrivain est donc prisonnier de l’idéologie, de la Weltanschauung de son public-milieu : il peut l’accepter, la modifier, la refuser totalement ou partiellement, mais il ne peut y échapper. C’est pourquoi les publics éventuels qui sont extérieurs au système d’évidences originel risquent de se méprendre sur la véritable signification des œuvres.

Restons fidèles à l’exemple de Shakespeare et considérons l’emploi qu’il fait des fantômes et des sorcières dans ses drames. Les intellectuels occidentaux du xxe siècle (catégorie à laquelle appartient la majorité des commentateurs actuels de Shakespeare) ne croient en général ni aux sorcières ni aux fantômes. Ils ont donc tendance à considérer ces derniers comme des ornements fantastiques destinés à souligner l’intensité du drame. Or les contemporains de Shakespeare, et particulièrement le public auquel il s’adressait, croyaient tout naturellement à ce que nous appelons le surnaturel. L’intervention d’une sorcière était pour eux plus impressionnante, mais non plus extraordinaire que celle d’un brigand. On sent bien chez Shakespeare le scepticisme d’un esprit évolué, mais il lui est tout à fait impossible de s’exprimer autrement que par rapport à la croyance généralement admise. Il ne possède pas lui-même la notion du merveilleux ou du fantastique parce que cette notion suppose comme postulat l’irréalité de ce qui n’est pas conforme aux lois de la nature et ces lois, du temps de Shakespeare, ne sont pas encore formulées. Il faut donc trahir Shakespeare (et nous verrons ce que c’est une trahison nécessaire) si l’on veut extraire l’œuvre du système d’évidences où elle est née et dont elle est prisonnière1.

La communauté des évidences à l’intérieur d’une collectivité est fixée par la communauté des moyens d’expression et, tout d’abord, de langage. Au niveau linguistique, l’écrivain ne dispose que du vocabulaire et de la syntaxe que la collectivité emploie pour exprimer ses évidences. Tout au plus peut-il « donner un sens plus pur aux mots de la tribu », mais ils restent les mots de la tribu et n’en peuvent sortir sans être dénaturés. De là proviennent les insurmontables difficultés de la traduction2, les contresens historiques d’époque à époque et les malentendus de groupe à groupe à l’intérieur d’un même pays.

C’est précisément une traduction de Shakespeare qui a récemment réveillé en France l’éternelle polémique sur les traductions3. Constatons simplement qu’au moment où Ben Jonson, pour désigner l’excentricité d’un tempérament lance le mot « lettré » d’humour, emprunté à la terminologie de la médecine antique, Shakespeare le met dans la bouche du caporal Nym d’Henri V comme une sorte de mot-rengaine à vague valeur incantatoire, tel qu’il en existe dans toutes les sociétés au niveau de la langue populaire. Ni l’un ni l’autre de ces mots n’ont de commune mesure avec l’humour moderne. Seule une laborieuse analyse historique peut établir entre les trois notions une parenté rationnelle, mais leur valeur vivante reste enfermée dans les limites des groupes sociaux4.

Au-delà du langage, les genres et formes littéraires sont d’autres déterminations imposées à l’écrivain par le groupe. On n’invente pas un genre littéraire : on l’adapte aux nouvelles exigences du groupe social, ce qui justifie l’idée d’une évolution des genres calquée sur l’évolution de la société. Quand on songe à un écrivain comme au « créateur » d’un genre, on oublie trop souvent qu’il a commencé (ne serait-ce qu’à l’école) par couler son inspiration dans les moules traditionnels où déjà étaient ébauchées les formes auxquelles il devait plus tard donner corps. D’ailleurs l’auteur qui illustre un genre est rarement celui qui l’a « mis au point ». Il se sert de l’outil qui lui est transmis pour créer, il donne une signification, sa signification, à l’outil, mais il ne l’invente pas. À la limite, un parfait accord de tempérament avec les exigences techniques du groupe social lui évite d’avoir à modifier l’outil ou même à le raisonner. C’est ce qu’enseigne l’exemple de Racine tel que l’a magnifiquement ─ trop magnifiquement peut-être ─ exposé Thierry Maulnier :

Pourquoi un Racine se révolterait-il contre un monde, contre une civilisation, contre des mœurs auxquels il a si aisément trouvé l’adaptation la plus heureuse et où il découvre, tout préparés, les éléments de sa réussite ?... L’instrument tragique était prêt. Un travail de cinquante années avait mené la tragédie française, non pas à la perfection, mais à l’attente d’une perfection prochaine et nécessaire : elle n’espérait plus que sa fleur. Racine n’avait pas la tâche d’inventer ou de reconstruire ou de s’abandonner au hasard, mais le privilège unique d’achever et de terminer5.

À la détermination du langage et des genres, il faut ajouter celle de cet élément moins définissable qu’on appelle le style. Malgré qu’en ait la fameuse citation de Buffon, le style n’est pas seulement l’homme, c’est aussi la société. Le style est en somme la communauté des évidences transposée en formes, en thèmes, en images. Comme elle, le style a ses orthodoxies ─ les académismes ─ et ses dissidences créatrices qui prennent appui sur lui. L’expérience prouve qu’on peut dater ou « localiser » un texte sans en connaître l’auteur grâce à l’analyse de l’« écriture », de la structure de la phrase, de l’emploi des parties du discours, du type de sujet, des métaphores et, d’une manière générale, des grandes exigences esthétiques du milieu, qu’on peut appeler aussi les « convenances6 ». Quel que soit le génie créateur d’un écrivain, il peut enfreindre mais non ignorer les exigences du goût ambiant.

On comprendrait sans doute bien mieux, dans le xviie siècle français, l’enchevêtrement des styles ─ précieux, baroque, burlesque, grotesque, classique ─ si l’on percevait plus clairement les publics possibles qui sont à l’origine de chacun d’eux. Les hommes ne sont guère différents par leur culture, leur langage, leur doctrine, mais ils forment des groupes, des équipes, des « cliques » qui ont chacun leur ambiance, leur style, voire leur esthétique. Le provincial Corneille est plongé dans cette bourgeoisie un peu rude qui sort des guerres de religion toute éprise de mouvement, d’héroïsme et de volonté et à laquelle La Calprenède s’est aussi adressé dans un genre qui lui était peut-être mieux adapté que la tragédie : le roman. Aussi est-il naturel que ses succès parisiens l’aient conduit à se heurter incompréhensivement à l’incompréhension d’une Académie composée d’hommes qui ne sont pas très différents de lui individuellement, mais qui symbolisent la nouvelle orthodoxie parisienne du bel esprit et construisent, dans une société à laquelle Corneille est étranger, l’esthétique d’une autre génération, celle que nous appelons maintenant classique. C’est pourquoi la querelle du Cid est un dialogue de sourds tout comme le sera, soixante ans plus tard et pour des raisons identiques, la querelle des Anciens et des Modernes.

Si l’on veut bien rapprocher ces quelques explications infiniment trop schématiques de ce que nous avons découvert statistiquement au chapitre III ─ blocage de la population littéraire par une équipe, succession des générations ─ et au chapitre IV ─ alternance Paris-province, variation des milieux sociaux ─ on comprendra que ces phénomènes traduisent l’action du public-milieu sur la vocation et la définition des écrivains.

On n’a cependant là qu’une partie du tableau et l’étude des publics-milieux, de leur culture, de leur langage, de leurs genres littéraires, de leur style, ne suffit pas à rendre compte de l’ensemble du fait littéraire. En effet, au-delà des frontières chronologiques, géographiques ou sociales, il existe tout un immense public qui ne peut imposer à l’écrivain aucune détermination mais dans lequel l’œuvre peut éventuellement poursuivre son existence au mieux par la lecture, le plus souvent par ouï-dire ou par quelque imprévisible métamorphose. Pour les écrivains lettrés, le public des circuits populaires, dénommé de nos jours « grand public », appartient à cette terra incognita. Il y a pour compagnons le public étranger et ce public à venir qu’est la postérité. Nombreux sont les écrivains qui, étouffant dans leur cellule trop étroite, ont pris ces masses insoupçonnées pour public-interlocuteur et ont écrit leur œuvre pour elles, pour l’image qu’ils se faisaient d’elles : littérature populiste, tentation cosmopolite, recours à la postérité. Bien rares sont ceux qui ont reçu un écho.

Encore cet écho était-il déformé. Les publics extérieurs ne peuvent pénétrer dans l’œuvre avec l’aisance et le détachement que la familiarité donne au groupe social originel. Incapables de percevoir objectivement la réalité du fait littéraire, ils y substituent des mythes subjectifs. La plupart des classifications employées en histoire littéraire, pour qui ne sait pas les limiter rigoureusement à leur rôle d’hypothèses de travail, ne sont que des mythes de ce genre inventés par une postérité devenue étrangère aux réalités dont ils ont pris la place : les emplois qui sont faits de termes comme humaniste, classique, picaresque, burlesque, romantique n’ont souvent pas beaucoup plus de signification réelle que l’emploi fait quotidiennement de nos jours du terme existentialiste. Le mythe parfois est personnel et suppose des héros éponymes : cornélien, gœthéen, balzacien, de même qu’en 1958 des milliers de personnes se réfèrent au « saganisme » (si près, phonétiquement, du satanisme) sans avoir jamais ouvert un volume de Françoise Sagan.

Byron a été un des très rares auteurs qui, avant l’ère du cinéma (la technique porte-mythe par excellence), ait connu cette mythisation de son vivant. Peu d’hommes ont donné naissance à tant de mythes, depuis celui du beau ténébreux des collégiens de 1815 jusqu’à celui du militant révolutionnaire qui a cours actuellement en U.R.S.S. en passant par celui du diable boiteux de la société victorienne. C’est l’exil qui, vers 1820, lui a donné l’occasion de percevoir autour de lui la montée du mythe romantique, mais il en était déjà prisonnier. Dès le jour où Childe Harold en 1812, puis le Giaour en 1813 ont connu des tirages qui étaient l’équivalent de ce que nous avons appelé le « mur des 100 000 », le mythe est né dans les espaces extérieurs à son groupe social, chez ce « lecteur banlieusard » qu’il méprisait. Byron, à demi inconsciemment d’ailleurs, a alimenté ce mythe en cédant à la tentation du sentiment de puissance que donnent les gros tirages. En fait, le mythe s’interposait entre lui et le grand public comme un miroir réfléchissant sur ce public sa propre image. Le jour est venu où le miroir a perdu son tain et un autre Byron est apparu, inintelligible, inaccessible (celui de Don Juan qu’unanimement préfèrent les lecteurs lettrés). Alors s’est déclenchée contre lui la « chasse aux sorcières » car on n’attente pas impunément à l’intégrité des mythes, même ceux qu’on a fait naître7.

Nous disions que le grand public n’a pas d’action sur l’écrivain. Ce n’est pas tout à fait exact. Il en a une toutes les fois que l’écrivain se livre à lui en commettant le péché littéraire par excellence : accepter un succès qui n’est pas le sien, mais celui du mythe. Inéluctablement, il lui faut payer ensuite cette imposture, car le public qui a utilisé le mythe pour avoir accès à l’œuvre n’a pas tiré de celle-ci un plaisir gratuit, littéraire : il s’en est servi. Tel est notamment le drame d’un Kipling écrasé sous le mythe impérialiste8.

 

II. Le succès

Les publics que nous avons envisagés jusqu’ici (interlocuteur, milieu, grand public) ne peuvent servir de mesure au succès commercial car ils ne sont que théoriques. Commercialement, le seul public réel est celui que constituent les acheteurs du livre. En ce sens on peut dire qu’il existe quatre échelons du succès : l’échec, quand la vente du livre se solde par une perte pour l’éditeur et pour le libraire, le demi-succès quand le livre équilibre son budget, le succès normal quand la vente répond à peu près aux prévisions de l’éditeur, le bestseller quand elle dépasse les limites prévues et échappe au contrôle.

Le déclenchement du succès ─ et notamment du succès de best-seller ─ reste un phénomène imprévisible et inexplicable. Mais il serait sans doute possible de mettre en lumière dès maintenant les grandes lois mécaniques du succès après le déclenchement. Les données que nous possédons à ce sujet sont trop fragmentaires pour que nous en puissions faire état. Éditeurs et libraires sont trop réticents ou trop primitivement organisés pour fournir les renseignements indispensables. Mais tôt ou tard il faudra procéder à des recherches sérieuses dans ce domaine9.

Cependant le succès commercial, étant admise son importance pour la vie du livre, ne peut être considéré que comme un signe, une indication à interpréter. La réalité du succès littéraire est ailleurs, car, répétons-le, le livre n’est pas un simple objet matériel. Du point de vue de l’auteur, en un sens, le succès commence avec le premier acheteur ou même le premier lecteur anonyme car par lui, nous l’avons vu, s’accomplit la création littéraire.

Nous disions au début de cette étude qu’il ne peut y avoir de littérature sans une convergence d’intentions entre l’auteur et le lecteur ou tout au moins une compatibilité d’intention. Il est temps maintenant d’éclaircir ces deux notions. Entre ce que l’auteur veut exprimer dans son œuvre et ce que le lecteur y cherche, il peut exister des distances telles qu’aucun contact n’est possible. Le seul recours du lecteur est alors l’interposition entre lui et l’auteur de cette espèce de miroir que nous avons appelé le mythe et qui lui est fourni par le groupe social auquel il appartient. C’est ainsi que les publics européens ont « connu » la plupart des écrivains d’Extrême-Orient.

Au contraire, quand l’écrivain et le lecteur appartiennent au même groupe social, les intentions de l’un et de l’autre peuvent coïncider. C’est en cette coïncidence que réside le succès littéraire. Autrement dit le livre à succès est le livre qui exprime ce que le groupe attendait, qui révèle le groupe à lui-même. L’impression d’avoir eu les mêmes idées, éprouvé les mêmes sentiments, vécu les mêmes péripéties est une de celles que mentionnent le plus fréquemment les lecteurs d’un livre à succès.

On peut donc dire que l’ampleur du succès d’un écrivain à l’intérieur de son groupe est fonction de son aptitude à être l’« écho sonore » dont parle Victor Hugo, et que d’autre part l’étendue numérique, la durée de son succès dépendent des dimensions de son public-milieu.

En effet les dimensions du public-milieu sont très variables. Certains écrivains ne sont les hommes que d’une minorité ou d’une brève période10, d’autres sont portés par de vastes groupes sociaux, classes ou nations, ou bien encore par des communautés chronologiques s’étendant sur plusieurs générations.

Ainsi s’expliquent l’illusion de l’universalité ou de la pérennité d’un écrivain. Les écrivains « universels » ou « éternels » sont ceux dont l’assise collective est particulièrement étendue dans l’espace ou dans le temps, qui vont chercher plus loin leurs « frères de clan » ou leurs contemporains. Molière est encore jeune pour nous, Français du xxe siècle, parce que son monde vit encore et que nous avons encore avec lui une communauté de culture, d’évidences et de langage, parce que sa comédie est encore jouable, parce que son ironie nous est encore accessible, mais le cercle se rétrécit et Molière vieillira et mourra quand mourra ce que notre type de civilisation a encore de commun avec la France de Molière.

Ainsi s’explique aussi l’illusion du génie méconnu. Certains écrivains sont chronologiquement « excentrés » par rapport à leur groupe. Il est rarement question des retardataires car on n’a pas l’occasion de savoir qu’ils ont été méconnus. Par contre, les précurseurs voient leur succès amplifié et multiplié à la distance parfois de plusieurs générations quand la minorité qui les a supportés à l’origine se développe, prend de l’importance, de l’influence. Le cas du Chinois Lou Sin, que nous citions plus haut, est celui de la plupart des écrivains marxistes d’avant la Révolution soviétique. Mais on pourrait, à une échelle moins grandiose, appliquer le même schéma à Stendhal ou aux « poètes maudits » du xixe siècle. De toute façon, il faut qu’il y ait eu un premier succès, une naissance, si modeste qu’il soit et qu’un même groupe social ait maintenu ce succès sans interruption d’une génération à l’autre. Sans quoi c’est la mort pour l’écrivain, et la mort est irréversible.

Il ne faut pas confondre cette ampleur variable du succès originel avec les récupérations ou les résurrections qui permettent à l’œuvre de trouver, au-delà des barrières sociales, spatiales ou temporelles, des succès de remplacement auprès d’autres groupes étrangers au public propre de l’écrivain. Nous avons vu que les publics extérieurs n’ont pas un accès direct à l’œuvre. Ce qu’ils lui demandent n’est pas ce que l’auteur a voulu y exprimer.

Il n’y a pas coïncidence, convergence entre leurs intentions et celles de l’auteur, mais il peut y avoir compatibilité. C’est-à-dire qu’ils peuvent trouver dans l’œuvre ce qu’ils désirent alors que l’auteur n’a pas voulu expressément l’y mettre ou peut-être même n’y a jamais songé.

Il y a là une trahison, certes, mais une trahison créatrice. On résoudrait peut-être l’irritant problème de la traduction si l’on voulait bien admettre qu’elle est toujours une trahison créatrice. Trahison parce qu’elle place l’œuvre dans un système de références (en l’occurrence linguistique) pour lequel elle n’a pas été conçue, créatrice parce qu’elle donne une nouvelle réalité à l’œuvre en lui fournissant la possibilité d’un nouvel échange littéraire avec un public plus vaste, parce qu’elle l’enrichit non simplement d’une survie, mais d’une deuxième existence11. On peut dire que, pratiquement, la totalité de la littérature antique et médiévale ne vit pour nous que par une trahison créatrice dont les origines remontent au xvie siècle mais qui s’est plusieurs fois renouvelée depuis cette époque.

Deux des exemples les plus caractéristiques de trahisons créatrices sont ces Voyages de Gulliver de Swift et du Robinson Crusoé de de Foe. Le premier de ces livres est originellement une satire cruelle d’une philosophie si noire qu’elle reléguerait Jean-Paul Sartre à l’optimisme de la Bibliothèque Rose. Le second est un prêche (parfois fort ennuyeux) à la gloire du colonialisme naissant. Or comment vivent ces deux livres actuellement, comment jouissent-ils d’un succès jamais démenti ? Par l’intégration au circuit de la littérature enfantine ! Ils sont devenus des livres d’étrennes. De Foe en eût été amusé, Swift en eût enragé, mais tous deux en eussent été fort surpris. Rien ne pouvait être plus étranger à leurs intentions. Ces aventures merveilleuses ou exotiques qui constituent l’essentiel de ce que recherchent dans ces livres les jeunes lecteurs, n’étaient pour eux qu’un cadre technique banal, un genre qui avait cours dans leur société, construit à force de compilations et d’emprunts à Hakluyt, à Mandeville et à d’autres raconteurs de voyages. Le vrai message n’est plus intelligible que moyennant une interprétation dont le lecteur moyen du xxe siècle est incapable. Il se contente donc de la forme qui (d’ailleurs adaptée) reste accessible pour lui au début de l’adolescence. Le tout rappelle la fameuse histoire de ce fou qui jetait l’apéritif et mangeait le verre : c’était aussi une trahison créatrice en ce sens !

Ces trahisons n’existent pas seulement d’époque à époque, mais de pays à pays et même de groupe social à groupe social à l’intérieur d’un même pays. Kipling qui, tué en Angleterre par le mythe impérialiste, a revécu avant sa mort physique en France par la littérature enfantine et en U.R.S.S. par la littérature militante, a longuement médité sur l’exemple de Swift et sur la gratuité des dons de la Providence littéraire qui lui refusa le succès qu’il avait conquis mais lui donna des succès qu’il n’avait pas soupçonnés. Vers la fin de sa vie, dans un discours à la Royal Society of Literature, il affirme l’impuissance de l’écrivain à prévoir quelles joies et quelles vérités son œuvre éveillera au-delà des limites de son univers.

Peut-être l’aptitude à la trahison est-elle la marque de la « grande » œuvre littéraire. Ce n’est pas impossible, mais ce n’est pas certain. Ce qui est certain par contre, c’est que le vrai visage des œuvres littéraires est révélé, façonné, déformé par les divers usages qu’en font les publics qui les utilisent. Savoir ce qu’est un livre, c’est d’abord savoir comment il a été lu12.

 

Chapitre VII. La lecture et la vie

I. Connaisseurs et consommateurs

La distance qui sépare la littérature scolaire de la littérature vivante est un sujet traditionnel de plaisanterie ou de scandale. Il semble absurde de « perdre » plusieurs années de son existence à étudier des textes ennuyeux qu’on ne relira jamais. C’est confondre l’attitude du connaisseur et celle du consommateur. La caractéristique du lettré est sa capacité théorique de porter des jugements littéraires motivés. La formation scolaire a pour but de rendre possible ce jugement et, spécialement en France, la technique pédagogique de l’explication de texte, pilier de renseignement secondaire, tend à faire de tout lecteur un connaisseur.

Malheureusement l’acte de lecture n’est pas un simple acte de connaissance. C’est une expérience qui engage l’être vivant tout entier, aussi bien dans ses aspects individuels que dans ses aspects collectifs. Le lecteur est un consommateur et, comme tous les consommateurs, il est guidé par un goût plutôt qu’il n’exerce un jugement, même s’il est capable de plaquer une justification rationnelle a posteriori sur ce goût.

L’exercice du jugement littéraire étant le propre du groupe lettré (qui lui-même s’assimile souvent à une caste ou une classe sociale comme les « secondaires » naguère en France), ce groupe impose à ses membres (sous peine de sanctions morales : passer pour un béotien, un philistin, voire un « primaire ») un comportement de connaisseur. Telle est l’explication du mécanisme de censure que nous signalions plus haut et qui rend si difficile l’enquête sur les lectures : comment un homme « cultivé » qui sait apprécier par jugement la valeur d’une pièce de Racine oserait-il avouer que son goût le porte à préférer la lecture de Tintin13 ? Tel est aussi le sens du recours aux mythes en « isme » qui fournissent une justification rationnelle toute faite à ceux que la pression de leur groupe socioculturel oblige à présenter leurs goûts sous la forme de jugements motivés.

On éviterait sans doute cette confusion si l’on reconnaissait clairement dans les jugements motivés du connaisseur et les goûts irrationnels du consommateur deux ordres de valeur entièrement distincts.

Le rôle du connaisseur est de « passer derrière le décor », de percevoir les circonstances qui entourent la création littéraire, de comprendre ses intentions, d’analyser ses moyens. Il n’y a pas pour lui de vieillissement ou de mort de l’œuvre puisqu’il lui est possible à tout moment de reconstruire par l’esprit le système de références qui rend à l’œuvre son relief esthétique. C’est une attitude historique.

Le consommateur au contraire vit dans le présent (même si, comme nous l’avons vu, ce présent s’étend assez loin en arrière). Il n’a pas un rôle, mais une existence. Il goûte ce qui lui est offert et décide si cela lui plaît ou non. La décision n’a pas besoin d’être explicite : le consommateur lit ou ne lit pas. Cette attitude n’exclut nullement la lucidité intellectuelle et il n’est interdit à personne de rechercher l’explication de cette préférence ─ ce qui demande beaucoup plus de lucidité que d’en donner une justification.

Les deux ordres de valeur peuvent et doivent coexister. Il arrive même parfois qu’ils coïncident. Leur apparente incompatibilité n’est qu’un effet des structures socio-culturelles que nous avons décrites, et en particulier de l’isolement du circuit lettré. En fait, quelle que soit son affabulation intellectuelle et affective, l’acte de lecture est un et doit être considéré globalement. Comme à l’autre bout de la chaîne l’acte de création littéraire, c’est un acte libre sur lequel pèsent les circonstances dans lesquelles il se produit. Sa nature profonde est, pour le moment du moins, inaccessible à l’analyse, mais on peut le cerner au plus près dans ses retranchements par l’interprétation du comportement des diverses catégories de lecteurs non en fonction d’un jugement littéraire, mais en fonction d’une situation.

Nous ne possédons que des renseignements fragmentaires sur ce comportement et la plupart sont fondés sur des témoignages de bibliothécaires ou d’animateurs culturels. Ils sont encore tout à fait insuffisants pour permettre de tirer des conclusions, mais l’exemple de la lecture féminine permet de montrer le genre d’indications qu’on pourrait obtenir d’une enquête systématique.

Dans toutes les couches de la société, le comportement des lectrices paraît plus homogène que celui des lecteurs. Ce qu’on appelle communément la lecture d’évasion (nous ferons plus loin des réserves sur ce terme) est relativement fréquent (romans sentimentaux, historiques, policiers) et, tant dans le circuit lettré que dans les circuits populaires, les écrivains féminins sont parmi les favoris (vers 1955 : Pearl Buck, Daphné du Maurier, Mazo de La Roche, Colette et surtout, éternellement, Delly). Il s’y ajoute des écrivains qui confirment la tendance à l’« évasion » (Loti, Pierre Benoît, Paul Vialar, etc.), mais aussi quelques-uns qui traduisent des préoccupations quotidiennes (Van der Meersch, Cronin, Slaughter, Thyde Monnier, Soubiran, etc.).

Cette homogénéité est évidemment due au fait que le style de vie de la femme est, surtout à l’époque moderne, relativement uniforme : le souci du ménage et des enfants allié le plus souvent à une activité professionnelle découpent la vie féminine sur un patron analogue dans toutes les couches sociales et dans toutes les régions. Quant à la coloration particulière du choix, elle remonte aux débuts de lecture féminine aux xviie et xviiie siècles quand l’ennui fut une des sources du romanesque en un temps où les responsabilités sociales et politiques de la femme étaient à peu près nulles. La présence d’écrivains comme Pearl Buck ou Cronin traduit des préoccupations nouvelles qui, sans nul doute, auront une influence croissante à mesure que le statut de la femme évoluera vers une plus grande participation à la vie civique.

Notons aussi que la lecture d’« évasion » parait plus fréquente chez les femmes jeunes (entre 30 et 40 ans) sur qui le bovarysme a plus de prise. D’une manière générale (et ceci est vrai des femmes comme des hommes), les lectures ont tendance à devenir plus littéraires à mesure que l’âge avance. Le retraité est souvent un lecteur d’excellente qualité, sans doute parce qu’il a plus de temps pour lire, mais aussi parce que l’existence exerce sur lui une pression moins forte.

Il convient donc d’étudier les motivations psychologiques et les circonstances matérielles qui conditionnent le comportement du « lecteur moyen14 ».

 

II. La motivation

Nous savons que la consommation du livre ne se confond pas avec la lecture. Il arrive qu’un consommateur achète (ou plus rarement emprunte) le livre sans avoir spécialement l’intention de le lire, même si, accessoirement, il le lit.

On peut citer l’acquisition « ostentatoire » du livre « qu’il faut avoir » comme signe de richesse, de culture ou de bon goût (c’est un des ressorts les plus fréquemment utilisés par les clubs du livre en France), l’achat-placement d’une édition rare, l’achat par habitude des volumes d’une certaine collection, l’achat par fidélité à une cause ou à une personne (succès d’estime), l’achat par goût des belles choses, le livre étant alors apprécié comme objet d’art pour sa reliure, sa typographie ou son illustration. C’est le « livre-objet ».

La consommation sans lecture ne nous intéresse que dans la mesure où elle intervient dans le cycle économique du livre, mais elle ne représente qu’une fraction minime de la consommation totale, notamment dans les circuits populaires où, si l’on achète souvent le journal pour ne le lire qu’en partie, il est rare qu’on se procure un livre si l’on n’a l’intention de le lire.

Nous savons d’autre part que dans la consommation-lecture il faut distinguer la consommation fonctionnelle de la consommation littéraire et qu’à chacune correspondent des types différents de motivation.

Nous ne mentionnerons les motivations fonctionnelles que pour mémoire. Il y a d’abord l’information, la documentation et les lectures professionnelles. Plus complexe est l’usage fonctionnel qu’on peut faire d’un livre littéraire. Un des plus caractéristiques est l’usage médical où le livre joue un rôle médicamenteux, quand par exemple on lit pour s’endormir ou pour occuper son esprit et le détourner physiquement d’une angoisse. Du même ordre sont les lectures de « relaxation » ou celles qui procurent à l’esprit une gymnastique hygiénique : un certain type de romans policiers joue à cet égard un rôle analogue à celui des mots croisés. Dans d’autres cas on demande au livre d’agir comme une drogue directement sur le système nerveux pour obtenir certaines sensations : lectures de terreur pure, lectures hilarantes (faisant appel à un comique mécanique), lectures lacrymogènes et surtout lectures érotiques. À propos de ces dernières, signalons que l’usage érotique du livre est une motivation extrêmement fréquente de la lecture, même si l’aspect pornographique n’est qu’un élément mineur ou même tout à fait inconscient de l’œuvre.

Bien qu’elle soit d’un tout autre ordre, il faut aussi considérer comme fonctionnelle (tout au moins en partie) la lecture du militant ou de l’autodidacte. Le livre est dans ce cas l’instrument d’une technique de combat ou de promotion sociale. Il s’agit de lire pour acquérir une culture, non d’abord pour jouir de la lecture : la motivation littéraire peut exister, mais elle est secondaire.

Les motivations proprement littéraires sont celles qui respectent la gratuité de l’œuvre et ne font pas de la lecture un moyen, mais une fin. On notera que la lecture ainsi conçue suppose la solitude en même temps qu’elle l’exclut. En effet lire un livre en tant que création originale, et non en tant qu’outil destiné à la satisfaction fonctionnelle d’un besoin, suppose qu’on aille chez l’autre, qu’on ait recours à l’autre et donc qu’on sorte de soi-même. En ce sens le livre-compagnon s’oppose au livre-outil tout entier subordonné aux exigences de l’individu. Mais d’autre part, la lecture est par excellence l’occupation solitaire. L’homme qui lit ne parle pas, n’agit pas, se retranche de ses semblables, s’isole du monde qui l’entoure. Cela est vrai de la lecture auditive comme de la lecture visuelle : nul n’est plus isolé de ses compagnons que le spectateur dans une salle de théâtre. Remarquons ici une différence fondamentale entre la littérature et les beaux-arts : alors que la musique et la peinture peuvent servir de décor, voire de contexte fonctionnel à l’existence active parce qu’elles n’engagent qu’une partie de l’attention, la lecture ne laisse aucune marge de liberté aux sens et absorbe la totalité de la conscience, faisant du lecteur un impotent.

L’acte de lecture littéraire est donc à la fois sociable et asocial. Il supprime provisoirement les relations de l’individu avec son univers pour en reconstruire de nouvelles avec l’univers de l’œuvre. C’est pourquoi sa motivation est presque toujours une insatisfaction, un déséquilibre entre le lecteur et son milieu, que ce déséquilibre soit dû à des causes inhérentes à la nature humaine (brièveté, fragilité de l’existence), au heurt des individus (amour, haine, pitié) ou aux structures sociales (oppression, misère, peur de l’avenir, ennui). En un mot, il est un recours contre l’absurdité de la condition humaine. Un peuple heureux n’aurait peut-être pas d’histoire, mais il n’aurait certainement pas de littérature car il n’éprouverait pas le désir de lire.

On emploie fréquemment le terme de « littérature d’évasion » sans peut-être avoir toujours une idée très claire de ce qu’il signifie. La nuance de mépris ou de défi qu’on y met le plus souvent est assez arbitraire. Toute lecture, en réalité, est d’abord une évasion. Mais il y a mille façons de s’évader et l’essentiel est de savoir de quoi et vers quoi on s’évade. L’étude des lectures en relation avec les événements politiques et notamment les périodes de crise (guerres, tensions internationales, révolutions, etc.) serait à cet égard fort révélatrice.

Le succès de Don Camillo a été particulièrement vif dans les pays où existent de profondes divisions politiques parce que le spectacle de la rude amitié sans trahison existant entre un communiste et un curé, tous deux solidement enracinés dans le terroir, permettait non d’oublier les divisions, mais d’exorciser leur puissance néfaste, de les rendre vivables. L’euphorie qui a entouré en 1954 le début de l’expérience Mendès-France a été un des éléments du succès des Carnets du Major Thompson non parce que cette euphorie demandait des lectures légères, mais au contraire parce qu’elle cherchait à se maintenir, à vaincre sa fragilité par la réaffirmation des grands lieux communs explicatifs de l’âme nationale (particulièrement efficaces dans la bouche d’un étranger). Or en décembre 1956, dans la semaine de la crise de Suez, c’est-à-dire au moment précis où les Carnets perdaient cette efficacité particulière et devenaient vraiment une lecture d’évasion, la vente de ce livre, qui s’était stabilisée depuis deux ans à un niveau fort élevé, a brusquement fléchi au détail dans la proportion de 10 à 2.

Nous devons à M. Jean Dulck, professeur à l’Université de Paris III, un graphique des pièces jouées à Londres à la fin du xviiie siècle. La guerre contre la France éclate en avril 1792. Or le nombre des farces jouées, qui était de 9 en 1791 et de 10 en 1792, tombe à 1 en 1793. Dans le même temps, le nombre des comédies de mœurs qui était de 4 en 1792 passe à 6 en 1793, à 9 en 1794, à 12 en 1795. La tragédie passe de 3 en 1792 à 5 en 1793 et à 10 en 1794 et 1795. Comme au théâtre, l’offre est particulièrement sensible à la demande (surtout à cette époque), on peut considérer ces variations comme d’excellents exemples de l’influence exercée par les crises sur la consommation littéraire et non forcément dans le sens de ce qu’on appelle l’évasion : la farce est, par nature, un genre infiniment moins « engagé » que la comédie de mœurs ou la tragédie.

Les données manquent pour aller plus loin, mais lorsqu’on aura pu en réunir une quantité suffisante, il y a là un vaste terrain que la psychologie sociale devra déblayer. Contentons-nous de dire qu’il ne faut pas confondre l’évasion du prisonnier (qui est une conquête, un enrichissement) avec celle du déserteur (qui est une défaite, un appauvrissement). Et notons d’autre part qu’il ne faut pas juger des motivations d’après les lectures. L’enrichissement que le lecteur demande à la lecture ─ par réconciliation avec l’absurdité de la condition humaine, par retour à l’équilibre affectif, par acquisition du langage de la conscience de soi ─ peut être, disions-nous ailleurs, « payé soit en bonnes espèces immédiatement convertibles en expérience, soit en “monnaie de singe” ─ traites impayables tirées sur les illusions15 ».

Ce que nous savons de la distribution des lectures nous permet d’affirmer que, dans les pays n’appliquant pas une politique de dirigisme littéraire, la majorité des lectures mises en circulation dans le circuit lettré supposent (ne serait-ce que comme alibi) une motivation-enrichissement, alors que la majorité des lectures mises en circulation dans les circuits populaires supposent (et encouragent) une motivation-désertion. De la hotte du colporteur à l’étal du débit de livres, toute une littérature stéréotypée cherche à flatter par une mythologie sentimentale grossière le bovarysme latent qu’on a si souvent cultivé dans les masses.

Ces assimilations sont arbitraires. Elles n’indiquent pas la réalité des attitudes. Elles traduisent simplement un état de fait, une situation institutionnelle, une structure économico-sociale. Quelles que soient les motivations qui poussent à lire, elles ne peuvent avoir d’efficacité que dans des circonstances matérielles favorables.

 

III. Les circonstances de la lecture

Nous ne reviendrons pas sur ce que nous avons dit de la distribution. Le livre étant supposé accessible au lecteur, de nouveaux problèmes se posent : où et quand peut-on lire ?

Cela revient à s’interroger sur la notion de disponibilité. La vie collective absorbe l’individu de façon variable. Ainsi l’âge est un facteur important : éducation, formation professionnelle, conquête d’une situation laissent l’adolescent et le jeune homme d’autant moins disponibles pour les lectures non fonctionnelles que leurs loisirs sont occupés par de nombreuses activités de divertissement, notamment le sport. Le jeune lit tout de même parce qu’il a des motivations puissantes (cet âge est celui des crises de la personnalité, des heurts avec la collectivité), c’est un lecteur passionné et avide, mais, tous les sondages l’indiquent, il lit peu en dehors de ses études et le cercle de ses lectures est relativement étroit. C’est entre trente-cinq et quarante ans, quand la pression de l’existence se fait moins vive, que semble se placer le début de l’âge de la lecture. On se souviendra que c’est à cet âge également que se fixe la personnalité littéraire historique des écrivains. Peut-être existe-t-il une relation entre les deux faits : seule une enquête vraiment efficace permettrait de le dire.

Parmi les autres facteurs qui influent sur la disponibilité, il faut aussi mentionner le type d’activité professionnelle, l’habitat, les conditions climatiques, la situation familiale, etc. Chacun devra être étudié en détail, mais on peut admettre que d’une manière générale les moments de disponibilité dans la vie d’un homme civilisé du xxe siècle peuvent se ramener à trois grandes catégories : les moments creux irrécupérables (transports, repas, etc.), les heures régulières de liberté (après la journée de travail), les périodes de non-activité (dimanche, congés, maladie, retraite).

La lecture des moments creux est le plus souvent consacrée au journal. En effet, l’irrégularité et la brièveté des périodes, les interruptions fréquentes, les sollicitations extérieures rendent la lecture suivie difficile. Cependant, si la lecture de repas est presque toujours le journal, il existe des lectures de transport spécialisées, par exemple des « romans à lire dans le train », en général policiers. Mais le roman courant est adapté à un trajet assez long (deux à trois heures de lecture) et ne convient donc pas au déplacement journalier du travailleur vers son lieu de travail. Un des facteurs du succès des digests est qu’ils offrent des lectures dosables. Les « romans du cœur », spécialement conçus pour cet usage, se présentent en brochures de 16, 32, 64 ou 96 pages correspondant à des trajets de dix minutes à une heure. Une des solutions employées en Grande-Bretagne est celle du volume-omnibus qui fournit un réservoir de lectures pour plusieurs semaines, mais son encombrement le rend impraticable dans la plupart des cas.

On peut assimiler à la lecture des moments creux celle de la pause de travail. Elle est assez rare, car la conversation, la discussion, le comptoir du « bistrot » lui font une sérieuse concurrence. L’expérience prouve pourtant que si on lui fournit des conditions matérielles favorables ─ salle de club, bibliothèque sur le lieu du repos ─ la lecture de pause peut aisément devenir active et fructueuse.

La lecture des heures libres est, de très loin, la plus fréquente. On y peut distinguer la lecture de soirée, généralement en famille, avant ou immédiatement après le repas, et la lecture de nuit, généralement au lit.

La lecture de soirée est surtout le fait des gens d’âge mûr qui sont moins sollicités par les divertissements extérieurs. Elle est favorisée par la vie rurale (longues veillées), par la rudesse du climat (presque inexistante dans les pays méditerranéens, elle est très pratiquée en Grande-Bretagne et dans les pays scandinaves), par le confort de l’habitat. La radio et surtout la télévision tendent à substituer à la lecture visuelle du livre un type de lecture audio-visuel qui n’est pas sans mérites mais qui revient à imposer un dirigisme de la lecture. C’est cependant là que se font encore maintenant les lectures les plus solides.

La lecture de nuit à ses caractéristiques particulières. C’est celle que citent le plus volontiers les lecteurs qu’on interroge sur leurs habitudes. Depuis longtemps on a reconnu l’importance du « livre de chevet », c’est-à-dire du livre qu’on a sur sa table de nuit. C’est en effet lui qui reflète le plus exactement les goûts du lecteur, car, dans la solitude de la chambre, les tabous perdent leur efficacité et les contraintes sociales s’effacent. Il serait extrêmement précieux de se livrer à une enquête spéciale sur le « livre de chevet » car on lui consacre plus de temps qu’à tous les autres, souvent deux heures et plus chaque nuit.

Quant à la lecture de non-activité, elle a des aspects très divers. Nous avons déjà dit un mot de la lecture du retraité. La lecture du dimanche semble concurrencée par le sport et les différents « violons d’Ingres ». Elle prend souvent la forme du journal du dimanche ; en Grande-Bretagne, un quart de la population adulte lit plusieurs Sundays papers !

La lecture de maladie est fort heureusement exceptionnelle, mais elle n’en est que plus efficace. Les longues heures de lit permettent des lectures en profondeur qu’on n’aura plus l’occasion de refaire. Cela est vrai surtout des convalescences, la maladie proprement dite s’accommodant mieux de lectures fonctionnelles. Là aussi, tout dépend des facilités matérielles. Les bibliothèques d’hôpital sont en France lamentablement pauvres. C’est là pourtant que sont souvent faites les lectures décisives d’une existence.

La lecture de vacances est mal connue. Elle possède de nombreux concurrents, mais elle n’en existe pas moins dans les stations de cure, sur les plages, aux champs. Nous avons personnellement étudié le cas d’une petite ville d’eaux qui groupe 10 000 à 15 000 estivants. Il y existe 1 librairie et 3 débits de livres. Dans la librairie et l’un des débits (qui vend aussi les quotidiens) on trouve les principales nouveautés de l’année. Il ne semble guère y avoir d’invendus (bien que les deux établissements emploient le système des offices). Il y a deux bibliothèques de prêt commerciales et une bibliothèque de prêt paroissiale. La principale (celle de la librairie) a un fonds d’environ 3 000 volumes (dont 300 « policiers »). Le reste est constitué de romans français et étrangers (60 %) et de reportages, livres historiques, livres d’aventures. On note quelques ouvrages didactiques ou philosophiques. Au plein de la saison, il y a jusqu’à 800 lecteurs inscrits et la rotation est très rapide (1 volume tous les deux jours en moyenne). Une fraction de la clientèle se spécialise dans le roman policier. Dans les autres catégories, on se dispute les romans récents et les livres de voyages.

Ces trop rapides indications montrent à quel point la lecture est liée aux circonstances et d’une manière générale fait corps avec la vie quotidienne. C’est là, dans l’humble réalité de tous les jours, que se trouvent l’aboutissement et la justification de toute littérature. On ne pourra alors manquer d’être frappé par le décalage, la disproportion qui existe entre cette réalité et l’appareil social de la littérature tel que nous l’avons décrit. La société peut-elle encore vivre la littérature ? Telle sera notre ultime question.


Notes

  1. Cet exemple nous a été inspiré par une conférence du Pr. Knighs, de l’Université de Bristol, prononcée en 1953 et intitulée The Sociology of Literature.

  2. L’étude de la traduction est étroitement liée aux aspects sociologiques de l’histoire littéraire. Le problème est toutefois trop vaste pour que nous l’abordions dans ce précis.

  3. Il s’agit de la polémique qui a opposé M. Yves Florenne et M. le doyen Loiseau à propos d’une traduction de Shakespeare publiée par le Club français du Livre. Voir Le Monde des 18, 28 août, et 6, 20, 24 septembre 1955, Études anglaises de janvier-mars et juillet-septembre 1956, le Bulletin du Centre d’Études de Littérature générale de la Faculté des Lettres de Bordeaux, fasc. V.

  4. Voir Cazamian (Louis), The Development of English Humor, Durham, Duke University Press, 1952.

  5. Maulnier (Thierry), Racine, Paris, Gallimard, 1935, p. 42-43.

  6. Sur les « convenances » voir Munteano (Basile), « Des “constantes” en littérature », Revue de littérature comparée, vol. XXXI, n° 3, juillet-septembre 1957, p. 388-420.

  7. Voir Escarpit (Robert), Lord Byron, un tempérament littéraire, Paris, Cercle du livre, 1957, t. I, p. 111-117 et 179-184.

  8. C’est le point de vue défendu par notre étude Rudyard Kipling, servitudes et grandeurs impériales, Paris, Hachette, 1955.

  9. Une des rares études de ce genre a été menée par Jean Hassenfordergrâce à l’obligeance des Éditions du Seuil. Il en donne le bilan dans un cahier ronéotypé du Centre d’Études économiques : Étude de la diffusion d’un succès de librairie (Paris, 1957).

  10. Il faut insister sur le fait que cela n’enlève rien à la valeur intrinsèque et locale de l’œuvre. Bourget, Proust, Gide sont morts avec leur monde, mais n’en restent pas moins des valeurs historiques.

  11. Les formalistes russes ont défendu un point de vue en apparence analogue. Boris Tomachevsky écrivait en 1928 : « La littérature des traductions doit donc être étudiée comme un élément constitutif de la littérature de chaque nation. À côté du Béranger français et du Heine allemand il a existé un Béranger et un Heine russes qui répondaient aux besoins de la littérature russe et qui, sans doute, étaient assez loin de leurs homonymes d’Occident » (« La nouvelle école d’histoire littéraire en Russie », Revue des Études slaves, vol. VIII, 1928, p. 226-240). Cette position extrême n’est pas la nôtre : le Béranger français et le Béranger russe construisent le Béranger historique, littéraire qui était en puissance (et inconsciemment) dans l’œuvre de Béranger.

  12. George H. Ford, dans Dickens and his readers; aspects of a novel-criticism since 1836 (Princeton, Princeton University Press, 1955) donne un bel exemple d’une critique qui tient compte de l’apport du lecteur à une œuvre. Voir aussi notre article« “Creative Treason” as a Key to Literature », Yearbook of Comparative and General Literature, n° 10, 1961.

  13. Ceci sans aucune intention péjorative à l’égard de l’œuvre excellente de Hergé, qui, nous ne trahissons aucun secret en l’indiquant, jouit d’une faveur toute particulière parmi les membres de l’Université. Elle a été citée cinq fois au cours des discussions d’un récent congrès d’histoire littéraire.

  14. En anglais common reader. Voir l’admirable étude de Altick (Richard D.), The English Common Reader. A Social History of the Mass Reading Public, 1900-1900 (Chicago, University of Chicago Press, 1957) et, bien que moins précise, celle de Webb (R. K.), The British Working Class Reader, 1790-1848 (Londres, Allen & Unwin, 1955).

  15. Dulck (Jean), « Les lectures populaires », Informations sociales, n° 2, 1956, p. 202.


Pour citer cet article :

Robert Escarpit, Sociologie de la littérature, édition présentée par Anthony Glinoer, site des ressources Socius, URL : http://ressources-socius.info/index.php/reeditions/17-reeditions-de-livres/173-sociologie-de-la-litterature, page consultée le 25 avril 2024.

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