En concluant ici notre exposé, nous avons conscience de ce qu’il a d’incomplet, de schématique. Mais les objections qu’il soulèvera porteront sans doute moins sur les faits qu’il présente que sur l’esprit qui l’anime. Après tant de sociologie et de pseudo-sociologie, dira-t-on, que reste-t-il de la littérature ? N’est-ce point d’ailleurs condamner par avance la littérature que la définir par la gratuité ?

L’objection est recevable, mais on y peut répondre que la littérature est ici prise pour ce qu’elle est et non pour ce qu’elle devrait être. Nous n’avons pas caché que la situation de la littérature dans la société contemporaine est loin d’être satisfaisante. Il est possible que cette société n’admette plus la gratuité, ou du moins n’admette plus une gratuité telle que pouvait la concevoir un lettré contemporain de Mme de Staël.

C’est alors que le concept de littérature que nous employons, au moyen duquel nous informons le fait littéraire, est mal adapté au présent. Né au xviiie siècle sous la pression des circonstances ─ accession de la bourgeoisie à la culture lettrée, industrialisation de la librairie, apparition de l’homme de lettres professionnel ─ ce concept peut, à la rigueur, donner une image intelligible encore que déformée des siècles antérieurs par la vertu d’une « trahison créatrice », mais il est de moins en moins capable d’enserrer le présent dans ses limites trop étroites. Un peu partout, ce sont des cultures de masses qui tendent à apparaître, avec des exigences qui n’ont pas toujours un langage pour s’exprimer ni des institutions pour se réaliser, mais dont la pression se fait chaque jour plus sensible. En face de l’industrie et du commerce du livre se dressent des moyens de diffusion d’autant plus puissants qu’ils échappent à la petite entreprise : non seulement le cinéma, la radio, la télévision, mais encore la presse et l’édition périodique avec leurs bandes dessinées et leurs digests. Le mécénat absorbé par le dirigisme, les vieilles structures de l’édition lettrées devenues incapables de faire vivre l’écrivain, ce dernier se trouve relégué, isolé, dans l’indéfinissable catégorie des « intellectuels », à mi-chemin entre la profession libérale et le salariat.

Peu importe le mot : celui de littérature en vaut un autre. C’est un nouvel équilibre qu’il faut trouver. Celui que nous a légué le xviiie siècle est rompu. Seul un effort de lucidité nous fera prendre conscience de celui qui, en partie à notre insu, se crée autour de nous.

Pour cela, il faut désacraliser la littérature, la libérer de ses tabous sociaux en perçant le secret de leur puissance. Alors peut-être sera-t-il possible de refaire non l’histoire de la littérature, mais l’histoire des hommes en société selon ce dialogue des créateurs de mots, de mythes et d’idées avec leurs contemporains et leur postérité, que nous appelons maintenant littérature.


Pour citer cet article :

Robert Escarpit, Sociologie de la littérature, édition présentée par Anthony Glinoer, site des ressources Socius, URL : http://ressources-socius.info/index.php/reeditions/17-reeditions-de-livres/173-sociologie-de-la-litterature, page consultée le 28 mars 2024.

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