Première publication dans Pratiques, no 38, juin 1983, pp. 27-53.

 

0. Introduction

Mal dégagée d’un positivisme qui s’exprime volontiers en anecdotes juxtaposées, l’histoire des lettres n’a pas vraiment trouvé son statut, sa méthode. Elle n’a pas cessé de fluctuer entre plusieurs formules qu’elle amalgame tant bien que mal : la biographie d’auteur, le tableau de la vie littéraire, la relation du cycle des écoles, l’analyse évolutive des thèmes et des formes... Entre ces partis, il est rare qu’elle se décide à choisir. De ce fait, elle n’arrive guère à proposer un objet construit.

En examinant ici un cas singulier, nous voudrions partir à la recherche d’une méthodologie moins incertaine et moins éclectique. À cette fin, nous prendrons appui sur un ensemble théorique cohérent, la sociologie de l’institution littéraire. Celle-ci ne représente pour nous ni la seule voie possible ni un schéma complet d’explication. Elle offre cependant un modèle qui a l’avantage de s’avérer particulièrement opératoire lorsqu’il s’agit de faire, comme ce sera le cas ici, l’histoire d’une école, d’un mouvement. On a retenu, en effet, le surréalisme à titre d’exemple : il représente un moment de l’institution littéraire qui voit celle-ci, soumise à des convulsions violentes, avouer les contradictions qui la travaillent. Belle occasion de saisir sur le vif son fonctionnement et ses dysfonctionnements. Précisons d’emblée que nous sommes contraints par les limites de ce travail à nous en tenir aux premières années du mouvement, celles de son émergence. Encore ne traitera-t-on que de certains aspects. Le propos n’est pas d’écrire une histoire mais d’indiquer la démarche et les raisons d’être d’une méthode.

Trois critères généraux vont orienter le travail. La conception de l’histoire que nous défendons se définira comme critique, comme fondée sur une sociologie et comme construite :

1o critique : la démarche critique s’avise de ce qu’elle opère sur des représentations et des discours, c’est-à-dire sur des « messages » idéologiquement investis et n’offrant qu’une transparence illusoire. En somme, elle se sait confrontée à une histoire déjà écrite, déjà tronquée, déjà enfermée dans ses stéréotypes. Et sa première tâche est de mettre en question cette histoire ; elle va donc en interroger l’implicite pour y débusquer les occultations et les déformations.

2o fondée sur une sociologie: rapporter les pratiques littéraires à la société qui les génère n’est pas un projet neuf mais les efforts faits en ce sens demeurent partiels et timides. Il est vrai qu’une telle mise en rapport réclame, comme le notait Goldmann, un travail long et gros d’incertitudes. Il n’en reste pas moins qu’on ne peut plus laisser dans l’ombre aujourd’hui, s’agissant de littérature, ces trois séries de faits généralement imbriqués que sont les déterminations sociales d’ensemble, les rapports de classe et de pouvoir, les conditions matérielles et institutionnelles de production. Contrairement à certains préjugés, l’explication sociologique ne donne pas une image appauvrissante ou décevante des textes littéraires et de leurs auteurs : en les restituant au concret de leur action, elle enrichit la vision que nous pouvons en avoir.

3o construite : une histoire construite ne se contente plus d’assembler les éléments de représentation qu’elle met au jour. Son propos est de sélectionner les faits en fonction d’un modèle explicatif, dont elle vérifie par ailleurs la pertinence, pour les articuler ensuite selon une certaine logique. Le modèle institutionnel qui sera ici mis en œuvre s’appuie sur l’idée que, dans les sociétés modernes occidentales, la littérature se déploie au sein d’un système relativement autonome et se réclame d’une légitimité qui est formulée et régie par des instances spécifiques1. À l’institution littéraire correspondent dès lors des mécanismes plus ou moins réguliers de production et de reproduction. Ces mécanismes agissent en particulier sur l’apparition et la succession des mouvements littéraires. Nous avons donc choisi de le montrer en analysant sous quelques aspects la formation et l’émergence du mouvement surréaliste en France dans les années qui vont de 1919 à 1925.

Bien qu’il existe d’excellents travaux sur le surréalisme et son évolution2, on a le sentiment que l’histoire du mouvement reste à écrire. Il est vrai que nous nous trouvons en présence d’une école « pas comme les autres ». Sa force de rupture, ses implications considérables, son aptitude à se survivre interviennent ici : comment prendre la bonne distance critique alors que nous sommes encore sous le coup ? De plus, ces grands démystificateurs que furent les surréalistes ont donné d’eux-mêmes une image mystificatrice, en espérant sans doute déjouer les tentatives de récupération. Il n’est donc pas aisé de parler du surréalisme, d’en donner une image objective, loin des célébrations communes et des liquidations connues. En particulier, il est risqué de le faire entrer dans un schéma institutionnel si l’on se rappelle que l’intervention surréaliste est dirigée contre les institutions, celle des lettres comprise. Mais que, pour l’école de Breton, l’institution ait été un enjeu peut donner une raison supplémentaire d’aborder cette école sous un tel angle. On voit quelles questions se posent à partir de là : le surréalisme a-t-il précipité la crise de la littérature ? représente-t-il une coupure décisive dans le mode de reproduction de l’appareil littéraire ? ou s’est-il conformé plus qu’il ne l’a cru lui-même aux forces de régulation du système ?

Bref, il nous semble utile d’examiner la situation du surréalisme au sein d’une histoire qui soit à la fois sociale et institutionnelle. Sociale d’abord : les caractéristiques sociologiques de ceux qui composent le groupe surréaliste sont mal connues et ont été peu interrogées alors même qu’elles sont déterminantes quant à la position que ces agents vont venir occuper dans le champ littéraire et quant aux comportements et aux attitudes qu’ils vont y adopter. Institutionnelle ensuite : on ne s’est guère intéressé non plus à la formation du groupe comme avant-garde luttant en concurrence avec d’autres avant-gardes, déployant des stratégies diverses pour assurer son émergence et son succès, n’assurant son ascension que par étapes et par paliers. C’est à ces deux versants d’une même question cruciale que nous voudrions nous atteler3.

 

1. Composition sociale du groupe surréaliste

1.0. Perspectives 

On le sait, le surréalisme n’est pas dépourvu d’ancrage historique, non plus que d’antécédents littéraires (Marinetti, l’expressionnisme via Dada, etc.4), si bien qu’il s’inscrit, paradoxalement, dans une tradition de la rupture5. S’interrogeant sur les modalités de la rupture surréaliste, cette première partie s’ordonnera autour de deux axes complémentaires : d’une part, un essai de définition du profil social du groupe et, d’autre part, la recherche de ce qui, dans ses caractéristiques sociales, a pu déterminer à la fois son procès d’émergence dans le champ littéraire, son économie interne et, par-delà, son esthétique – les trois aspects ayant, pour nous, partie liée.

Le cadre restreint de cet article ne saurait permettre une étude détaillée du problème. On se résignera donc à ne proposer qu’une grille d’analyse, certaines des observations qu’elle autorise et quelques conclusions provisoires.

 

1.1. Échantillonnage et mode d’analyse

Un choix s’imposait parmi les surréalistes. Les listes établies par Breton dans chacun de ses Manifestes nous ont paru délimiter parfaitement le champ d’investigation – moyennant certains aménagements : sans nous dissimuler ce qu’une telle restriction comporte d’arbitraire s’agissant du surréalisme, nous avons privilégié les seuls écrivains productifs et appartenant au groupe parisien. Inversement, il nous a semblé indispensable d’ajouter à ces listes les écrivains qui, ayant traversé le mouvement entre 1924 et 1929, n’ont pu signer aucun des Manifestes, tels Duhamel, Prévert ou Queneau.

Par ailleurs, les limites chronologiques assignées à ce travail seront ici volontairement transgressées dans le souci de ménager une confrontation entre deux générations surréalistes, ce qui permettra de caractériser la très nette évolution sociale du groupe.

 

1.2. Approche synchronique

1.2.1. Le groupe dans sa première phase

Tableau 1

Tableau 1

Classification des membres du premier groupe surréaliste d’après la profession du père.

Diversité ou disparité, le premier groupe surréaliste6, à la différence de la NRF, par exemple, recrute ses adeptes dans toutes les classes sociales. Mais, comme cela apparaît d’emblée au regard du tableau 1, celles-ci sont inégalement représentées : le prolétariat ne fournit que le seul Joseph Delteil qui figura au nombre des signataires du Manifeste à la faveur, dit-on, d’un malentendu fâcheux. On doit relever, en revanche, une dominance relative de la petite bourgeoisie (50 %) et, en particulier, de la petite bourgeoisie « nouvelle » (33 %) ; la bourgeoisie libérale est bien représentée (33 %). Cette diversité semble, à maints égards, insolite, les groupes se fondant, en règle générale, sur une certaine cohérence sociale, non par choix délibéré de leurs adeptes, mais par la nécessité qu’impose leur appartenance de classe : dans les organisations sociales, en effet, diversité égale disparité. Ce n’est pas seulement dû au constant antagonisme des classes ; il y va d’une morale (sociale) : le voulût-il, un grand bourgeois ne saurait fonder une association durable avec un petit bourgeois – a fortiori avec un prolétaire, leurs habitus de classe respectifs seraient, en s’opposant, ferment de clivages. L’institution littéraire, il est vrai, « est le seul espace social où un aristocrate de vieille souche peut entrer en concurrence avec un fils de paysans, un enfant naturel avec un bourgeois bien né […]7 », mais il s’agit ici d’un groupe et, qui plus est, d’un groupe fondé essentiellement sur des rapports d’affectivité, et non pas de concurrence. Le paradoxe (un groupe socialement disparate) reste donc entier – nullement irréductible : une hypothèse relativement fiable mais malaisée à ratifier par des faits peut, pour l’instant, le résoudre. Il faut se rappeler que le groupe surréaliste se constitue à l’issue d’une guerre ; or, il est notoire qu’une telle situation engendre, outre une accoutumance à la vie collective8, un brassage de classes, en brisant certaines frontières sociales qui, en temps normal, interdisent à tel individu socialement défavorisé de fréquenter, de côtoyer même, tel autre issu d’une classe supérieure9.

Rien n’empêche dès lors un Joseph Delteil, d’origine provinciale et prolétarienne, de participer aux activités du groupe au même titre que de grands bourgeois comme Jacques Baron ou Philippe Soupault. Au demeurant, il est certain que cette disparité sociale ne sera pas sans influencer, sinon déterminer, les crises, souvent violentes, que connaîtra le groupe, surtout dans sa première phase. Par la suite, on le verra évoluer dans le sens d’une unification (voir infra) – ce qui confirme, en somme, notre hypothèse.

 

1.2.1.1. Position de classe

Une classification opérée d’après la profession du père et en termes d’appartenance aux appareils ou institutions permet de mettre en lumière une autre caractéristique du groupe :

A. Administration : Breton, Péret, Prévert, Vitrac.

B. Arts : (Prévert).

C. Commerce-Industrie : Aragon, Artaud, Crevel, Duhamel, Queneau.

D. Finances : Baron, Éluard, Naville.

E. Justice-Armée-Police : (Aragon), (Breton), Limbour10.

Vu sous cet angle, le groupe apparaît une fois encore comme un « scandale sociologique », dans la mesure où aucune profession n’est relevable, dans l’ascendance des surréalistes, qui se rattache au professorat (plus largement, à la fonction publique), au journalisme, à la littérature – i. e. aucun métier afférent à la culture. À vrai dire, il n’y a pas, dans le cas des émules de Breton, de legs d’un savoir par voie familiale (héritage culturel), mais la transmission, heureusement imparfaite, d’une idéologie souvent réactionnaire. La position de classe des surréalistes (entendue comme le rapport dialectique d’un individu à sa classe d’origine, s’exprimant par le refus ou l’adhésion) constitue, à notre sens, un des fondements de leur groupe : chacun d’eux, dans sa pratique d’écriture et/ou son mode de vie, trahit le refus péremptoire de ses origines. Les textes abondent où les surréalistes conspuent l’étroitesse d’esprit, le cléricalisme, l’inculture de leur famille (comme l’expressionnisme, le surréalisme n’est-il pas une révolte contre les pères avant d’être révolte contre les pairs ?) ; mais leur volonté de rupture est d’autant plus catégorique qu’elle est surdéterminée par des rancœurs tenaces, quelquefois obsessionnelles : la plupart d’entre eux sont issus de familles répressives, tant moralement que physiquement – Breton parle de l’enfance « massacrée […] par le soin des dresseurs »11 : le déjà désobéissant Péret, à seize ans, est contraint par sa mère de s’enrôler dans l'armée et de partir pour le front de 14 ; Aragon, durant son enfance, s’éduque au mensonge et à la trahison ; Breton doit dissimuler à ses parents son goût honteux pour la poésie et les milieux littéraires ; le père de Desnos est résolument hostile à la vocation poétique que se découvre son fils, etc. On pourrait multiplier les exemples. En résumé, les surréalistes apparaissent comme de jeunes bourgeois en rupture qui « veulent surtout anéantir leur famille, l’oncle général, le cousin curé, comme Baudelaire, en 48, voyait, dans la révolution de février, l’occasion d’incendier la maison du Général Aupick »12. Cette transgression sociale trouvera assurément son expression la plus claire dans l’adhésion au parti communiste, mais on peut penser que la propension à former groupe qui est à la base du projet surréaliste soit une manière de rejet de l’idéologie familiale, privilégiant l’individu et ses intérêts les plus immédiats, en même temps que le désir de remplacer la famille imposée par une autre famille, créée de toutes pièces, qui serait le Groupe ?

 

1.2.1.2. Dotation culturelle

Sa diversité redouble la diversité sociale du premier groupe, du moins en ce qui concerne le cursus d'études :

A. Études primaires seules : Duhamel.

B. Études secondaires commencées : Artaud, Desnos, Éluard, Péret, Prévert.

C. Études secondaires achevées : Baron, Crevel, Delteil, Vitrac.

D. Études supérieures commencées : Aragon, Breton.

E. Études supérieures achevées : Leiris, Limbour, Naville, Queneau, Soupault.

Si l’on peut d’emblée noter que les surréalistes qui ont accompli un cycle complet d’études sont parmi les premiers à se désolidariser du groupe (à l’exception de Crevel), il est plus significatif que la plupart d’entre eux interrompent leurs études : sur seize individus, quatre seulement les achèvent, et seulement deux si l’on prend à part Leiris et Queneau qui les poursuivent après avoir quitté le cercle de Breton. Les causes ou prétextes par eux invoqués sont la maladie (Artaud, Éluard), la mobilisation (Péret), la nécessité de pourvoir à sa subsistance (Desnos, Duhamel, Prévert), le dégoût (Aragon, Breton, Crevel). Certains achèvent leurs études tout en participant aux activités surréalistes (Limbour), voire les reprennent au sortir du groupe (Leiris, Queneau).

Causes ? Prétextes, souvent. En effet, l’arrêt ou l’interruption de leurs études est en réalité directement déterminé par leur volonté de faire échec aux ambitions de leurs parents et, par là même, de renier leur appartenance première. Les parents n’investissent pas tous le même espoir dans les études de leurs fils et l’on retrouve, à ce niveau, le clivage entre petite et grande bourgeoisie. Petite bourgeoisie : relativement peu dotés en capital économique et surtout en capital culturel, les parents voient dans ces études l’occasion d’une promotion sociale (Breton, Duhamel, Prévert) ou, dans le cas très particulier d’Aragon (voir infra), une revanche, i.e. la récupération d’un statut récemment perdu et considéré avec nostalgie. Grande bourgeoisie : si son capital économique est plus élevé, son capital culturel reste souvent médiocre et l’ambition que les grands bourgeois placent dans les études de leurs fils est vécue constamment sur le mode de la volonté de perpétuer un statut social (Soupault, Baron, Leiris, etc.), en vue quelquefois d’un héritage tout économique (Artaud, Éluard). Pour eux, les études sont bien « un brevet de bourgeoisie », selon le mot de Sartre.

La faillite des études apparaît donc comme un acte de trahison : on sait que les études remplissent une fonction distinctive, en reproduisant la hiérarchie sociale, en légitimant, par des prétentions d’ordre culturel, la situation dominante de la bourgeoisie ou en colportant, pour les moins nantis, le mythe de la mobilité sociale. Ces deux tendances (promotion sociale et perpétuation du statut) s’affirment à l’évidence dans les ambitions particulières nourries par les parents. Les professions libérales sont le plus souvent envisagées : médecine (Duhamel, Aragon, Soupault), droit (Baron, Soupault) ; son officier de père destine Limbour à la carrière militaire ; quant à Polytechnique, cette orientation est vivement souhaitée par les Leiris et les Breton. On aura sans doute remarqué que la carrière des lettres ou de l’enseignement est frappée de discrédit au profit des carrières d’ordre scientifique (ou juridique), voie inéluctable « choisie » par les  « héritiers » : ce discrédit (ou cette préférence) n’est pas sans incidence sur la révolte et le projet surréalistes. Marguerite Bonnet, dans son excellent livre sur Breton13, suggère finement que l’orientation volontiers anti-traditionnelle de l’esthétique surréaliste trouverait son origine, pour une part, dans les études faites d’où est banni l’enseignement littéraire classique14. Selon nous, deux phénomènes entre autres ratifient cette assertion de M. Bonnet : d’une part, le registre métaphorique de Breton qui s’alimente abondamment au vocabulaire scientifique (certains titres : Les Champs magnétiques, Les Vases communicants ; son analyse de la métaphore, en termes physicochimiques ; certains arguments du Manifeste, etc.) et, d’autre part, « l’itinéraire d’Aragon » : qu’il soit le seul des surréalistes à disposer d’une vaste culture classique peut avoir contribué à sa célèbre volte-face de 1932, son retour à une écriture traditionnelle, sinon rétrograde (roman bourgeois, poésie rimée, à formes fixes, etc.). Cette singulière incidence de la formation scolaire de ses tenants sur le surréalisme exigerait une analyse détaillée, menée tant au point de vue des textes (et de leur réseau intertextuel) qu’à celui des références que le mouvement s’est ouvertement données, mais elle déborderait du cadre de ce travail.

 

 1.2.2. Le groupe dans sa seconde phase

À seule fin de produire un point de comparaison et d’examiner ensuite l’évolution du groupe de 1924 à 1930, nous nous proposons de donner ici un aperçu de la composition sociale du second groupe, à savoir celui que constituent les membres nouvellement recrutés et les rescapés des purges du Second manifeste. Le surréalisme vient en effet de traverser une crise grave qui a déterminé de sévères mesures d’exclusion : dans son nouveau manifeste, Breton a mis le groupe en coupe réglée, « excommuniant » les surréalistes dissidents ou jugés tels : Artaud, Baron, Leiris, Soupault, Vitrac, etc. En réponse au Manifeste, certains des exclus fulminent contre Breton un pamphlet d’une rare violence, Un cadavre (réminiscence du pamphlet contre France mais dirigé cette fois contre un homme bien vivant), premier texte où apparait clairement l’accusation, désormais banale, de charisme : « pape », « mage », « grand prêtre en Avignon », telles sont les dénominations récurrentes de Breton dans ce recueil d’articles (publié sous la houlette de Bataille) où rivalisent, plume trempée dans le vitriol, Baron, Ribemont-Dessaignes, Leiris, Limbour, Prévert, etc. Desnos qui y signe un des articles les plus injurieux, renchérit peu après en publiant un contre-manifeste, Troisième manifeste du surréalisme, où il accuse son ancien ami de proxénétisme intellectuel, d’hypocrisie, de manœuvres financières. En fait, la violence répond à la violence. Il y aurait lieu de s’interroger aujourd’hui sur les mobiles réels de ces exclusions que Breton a cru devoir regretter par la suite (notamment celles qui frappèrent Artaud et Desnos). Breton prétexte des velléités littéraires, des incompatibilités de principes, etc., mais il semble qu’il s’est agi souvent des manœuvres d’un leader visant à écarter ceux qui menacent sa position dominante que ce soit en contestant le principe de sa supériorité, en défendant des idées peu conformes aux siennes ou encore en prenant, au sein du groupe, une importance jugée dangereuse. En somme, toute la problématique de la déviance.

Quoi qu’il en soit, ce remaniement des effectifs du groupe imprime à celui-ci une physionomie bien différente, loin du melting-pot originel :

Tableau 2

Tableau 2

Classification des membres du second groupe surréaliste d'après la profession du père.

On le voit d’emblée : le groupe dans sa seconde phase trahit une très nette dominance de la grande bourgeoisie (65 %) et surtout de la grande bourgeoisie non libérale (36 %), d’autant qu’Éluard va bientôt disparaître de ses effectifs. À l’exception de Léo Malet (dont l’analyse pourrait faire l’économie en raison de l’importance réduite de son rôle dans le groupe), les surréalistes issus de la petite bourgeoisie sont tous des rescapés de la grande « purge de 1930 » : Breton, Crevel et Péret (soit, à l’exception de Crevel, le leader et son lieutenant) – et Aragon qui, à l’exemple d’Éluard, se trouve dans une situation de sursis : il sera exclu en 1932. C’est dire autrement que tous les nouveaux venus se recrutent essentiellement dans la grande bourgeoisie.

À classer ces nouveaux venus selon l’appartenance de leur père aux appareils15 :

Arts : Thirion, (Sadoul).

Finance : Caillois, Ferry, Ponge, Sadoul.

Industrie : Char.

Justice : Fourrier.

On peut remarquer que, si la bourgeoisie non libérale est dominante, nombreux sont ses tenants qui « penchent » vers la bourgeoisie libérale, eu égard au fait que Caillois, Ferry, Ponge et Sadoul, appartiennent peu ou prou aux milieux de la finance. Le domaine des Arts, en l’occurrence la musique, ne fournit que le seul Thirion.

En ce qui concerne leur capital économique et culturel, les milieux d’origine des nouveaux surréalistes semblent mieux dotés que ceux des premiers surréalistes. Cette dotation supérieure se traduit notamment par un niveau d’études plus élevé :

A. Études primaires seules : Malet.

B. Études secondaires seules : Ferry.

C. Études supérieures : Alexandre, Caillois, Char, Fourrier, Ponge, Sadoul, Thirion.

C’est évident, les nouvelles recrues abandonnent moins volontiers leurs études. Trois d’entre elles se consacrent au droit (Fourrier, Ponge, Sadoul) mais l’orientation scientifique semble moins affirmée qu’elle ne l’était dans les études des premiers surréalistes : seul Thirion entre en Faculté des Sciences.

Ces jeunes bourgeois, provinciaux pour la plupart, doivent monter à Paris, mais ce n’est en rien une aventure ; ils n’entendent pas se lancer seuls dans le champ littéraire  : ils adhèrent massivement au surréalisme (et montent dans ce but à Paris), signe éloquent à la fois de la renommée acquise par le groupe de Breton et du capital symbolique accumulé par lui ; non plus « mouvement flou », à la destinée incertaine, il domine à présent l’institution, tout au moins le secteur de l’avant-garde, concurrent de taille de la NRF.

Mais ils s’insèrent d’autant plus aisément dans le groupe que celui-ci se trouve très dégarni, à la suite des récentes exclusions : après avoir joué avec brio le rôle d’un pape fulminant ses bulles, Breton se découvre une vocation de prosélyte ; il cherche de tous côtés des émules, jeunes pour la plupart, même dans d’autres groupes comme celui du Grand jeu auquel il s’est pourtant opposé formellement en 1929. Aragon, subtil diplomate, recrute Maxime Alexandre, cherche à attirer dans les filets du surréalisme René Daumal, avec la caution de Breton qui n’a pas tari d’éloges à son égard dans le Second Manifeste. Mystique de la négation, Daumal persiste dans son hérésie. Faute de Daumal, Breton accueille à bras ouverts ces jeunes bourgeois en rupture, apprentis révolutionnaires qui reçoivent de leurs parents des mandats réguliers. Au regard des noms cités, le lecteur aura sans doute noté que ces nouveaux surréalistes ont peu laissé de traces : Thirion, connu pour d’intéressants mais laborieux souvenirs16, Alexandre converti par Claudel en 1945, Ferry échappant de justesse à l’oubli grâce à une notule de Breton dans l’Anthologie de l'humour noir ; quant à Sadoul, Caillois, Ponge, Malet, ils sont davantage connus pour leur production post-surréaliste.

Le paradoxe soulevé par le statut de Breton s’aggrave, en somme, puisque cette époque voit l’intensification de son pouvoir de leader dont il vient de faire la preuve éclatante dans le Manifeste et qu’il est désormais entouré de grands bourgeois. Il jouit cependant d’une supériorité symbolique à tous les égards : surréaliste le plus prestigieux, bientôt unique survivant, avec Péret, du groupe originel, jouissant d’une indéniable notoriété (autorité) dans les milieux artistiques parisiens, il est, en outre, de dix ans l’aîné des nouveaux venus – ce qui ajoute encore à son prestige et au respect quasi filial qu’on lui témoigne dans le groupe. Cette évidente supériorité symbolique neutralise à présent sa faible dotation sociale.

 

1.3. Approche diachronique

Cette approche nouvelle permet de ratifier l’hypothèse avancée au point 1.2.1. pour expliquer la disparité sociale du premier groupe et de rendre compte de l’évolution du groupe dans le sens d’une unification que détermine le retour aux effets habituels des frontières de classes. Les groupes d’amis qui adhèrent au surréalisme sont issus d’une même classe sociale (l’association retrouve sa loi, son code : voir Thirion, Sadoul, Ferry, bourgeois nancéiens). Il s’ensuit que le groupe acquiert une stabilité, une cohérence dont l’influence sera considérable sur le comportement de ses adeptes : uni socialement, le groupe ne connaîtra plus ces crises graves qui le distinguèrent avant 1930 (à l’exception de la proche Affaire Aragon), à telle enseigne que Paul Éluard pourra s’en désolidariser sans causer de remous majeurs : signe d’un apaisement, d’une certaine banalisation aussi. Le surréalisme est désormais établi sur des principes peu susceptibles de modifications importantes. Il découle également de cette unification (avec glissement vers la grande bourgeoisie) que le groupe, ayant opéré sa captation d’une légitimité, retrouve l’aspect coutumier des groupes littéraires les plus reconnus, à savoir une nette dominance de la bourgeoisie bien dotée.

Cette unification peut aussi rendre compte des remaniements d’effectifs. Disparaissent des effectifs du groupe d’une part ceux qui n’entendent pas souscrire à ses nouvelles tendances esthétiques et/ou idéologiques (Artaud, Baron, Leiris, Soupault) et d’autre part ceux dont l’appartenance de classe entre en contradiction avec l’évolution sociale du groupe : à mesure que celui-ci s’incorpore de nouveaux membres recrutés dans les fractions les plus hautes du corps social, certains de ses adeptes deviennent en somme des déviants sociaux, en ceci qu’ils contredisent la norme du groupe. Il est, à cet égard, très significatif que ce soit Delteil qui ait été le premier exclu : sa position isolée et excentrique (voir tableau 1) le désignait comme le plus déviant des surréalistes. Dès le terme de la communauté émotionnelle (voir infra), Delteil prend ses distances et est tenu à l’écart : sa déviance est à la fois d’ordre idéologique et d’ordre sociologique ; provincial peu doté, Delteil est impatient de percer, et opte donc pour le ralliement à l’esthétique dominante (Jeanne D’Arc, Les Poilus, Jésus, etc.).

S’il est un cas particulier, Delteil n’en sera pas moins suivi dans son reniement du surréalisme par d’autres émules de Breton, divers dans leur personnalité comme dans leur dotation socioculturelle. Sorti du groupe, chacun va faire dépendre sa stratégie d’émergence de la relation s’établissant entre certaines positions du champ littéraire et sa dotation et va donc investir tel ou tel secteur. La dispersion est remarquable : le premier groupe, « éclaté », va couvrir l’ensemble de l’institution littéraire. Cet éclatement et cette dispersion sont, selon nous, déterminés par la disparité sociale du premier groupe, source inévitable de clivages et de tensions. On peut se les représenter comme suit :

Image 1

Les secteurs investis

a. : Attraction : pôle marginal, littératures parallèles ;

b. : Attraction : démarches contre ou anti-institutionnelles ;

c. : Attraction : pôle dominant, démarche institutionnelle.

1o Secteur de l'avant-garde : il comprendra, à cette époque, les surréalistes dont l’attachement à Breton est indéfectible, rescapés du premier groupe et issus uniquement de la petite bourgeoisie – ce qui peut passer pour un paradoxe dans la mesure où l’avant-garde est un secteur où se pratique le sous-investissement et recrutant, si l’on en croit C. Charle17, dans la bourgeoisie ses adeptes. Économiquement peu rentable, l’avant-garde n’apporte du profit à ses agents qu’à très long terme ; c’est pourquoi elle est généralement animée par des « dilettantes » plus ou moins fortunés qui n’escomptent pas un profit rapide et placent « la valeur symbolique de la littérature au-dessus de sa fonction sociale ». Cette conception du « sous-investissement » s’appliquant à une pratique adoptée par les producteurs symboliques d’origine sociale élevée peut cependant être relativisée à la lumière de ce que nous apprend le surréalisme : ceux qui, du groupe, persistent dans le sens de l’avant-garde ne sont aucunement des dilettantes qui « évitent […] le risque d’une déchéance sociale objective en gardant une certaine distance au rôle d’écrivain »18 ; à l’inverse ce sont ceux qui proviennent d’un milieu socialement défavorisé, pourvus d’une faible dotation culturelle (sauf Breton) et souvent très démunis financièrement (Péret)19. Intuitivement, et sous réserve (des recherches à cet égard sont en cours), nous dirions que le secteur de l’avant-garde, tout au moins à son époque fondatrice, est généralement investi par des agents moyennement dotés, recrutés parmi les fractions moyennes du corps social et donc appartenant à des milieux où la pression (la contrainte) de classe s’exerce avec moins d’intensité qu’au sein d’une bourgeoisie dont les tenants ont le reniement (la transgression) plus problématique. Les avant-gardistes et en particulier les surréalistes qui résistent à l’éclatement du groupe ne sont ni des outsiders ni des dilettantes. Nous aurons l’occasion de revenir en détail sur leur choix initial dans l’éventail des stratégies possibles.

2o Secteur de la littérature moyenne ou parallèle : Leur dotation socioculturelle médiocre conditionne l’itinéraire de Duhamel et Prévert. La poésie publiée par Prévert, si elle conserve certains aspects du merveilleux et de l’humour surréalistes, évolue cependant dans le sens d’une certaine marginalité, sorte de vulgarisation du surréalisme qui va conquérir un vaste public moyen, par le biais de la chanson, notamment. Cette « trivialité » n’est vraisemblablement pas indépendante de la formation culturelle restreinte de Prévert et de son origine sociale défavorisée. Au sujet de sa pratique, on pourrait parler d’une « stratégie de reconversion » dans la mesure où, choisissant une poésie populaire/populiste qui assure un succès et un profit rapides (stratégie sociale), Prévert confère au genre une qualité qu’il ne possédait guère, du moins aux yeux des tenants de la culture dominante.

Duhamel, pour sa part, investit un genre parallèle, celui du roman policier (comme animateur-traducteur de la Série Noire), tandis que Queneau, en plus de la poésie, se voue au genre romanesque auquel il va conférer une dignité autre : tout en affirmant un caractère populaire (utilisation, entre autres, du langage parlé), ses romans trahissent la haute formation universitaire de leur auteur par la complexité de leur écriture et de leur structure, quelque peu dissimulée derrière une lecture d’apparence aisée. Toutefois, la personnalité multiforme de Queneau nous interdit de le confiner dans le cadre étroit de la littérature moyenne et cet article ne nous permet pas d’étudier en détail sa production20.

3o Secteur de la littérature traditionnelle : Les itinéraires d’Éluard et d’Aragon seront quelque peu identiques quoique leurs situations de départ soient antinomiques : en effet, alors que la famille d’Aragon touche au terme d’une rapide déchéance sociale21, celle d’Éluard vit, au contraire, une très nette promotion : de comptable (peu fortuné puisque son épouse fait des travaux de couture pour aider aux besoins du ménage), M. Grindel est devenu marchand de biens ; l’ascension du mari aide à celle de l’épouse : Mme Grindel ouvre un atelier de couture, engage des ouvrières. Indice obligé de la bourgeoisie, le couple emploie des domestiques, un chauffeur. Bénéficiant de la fortune de son père, le jeune Grindel (Éluard est un pseudonyme) ne connaîtra jamais ces inquiétudes, ces difficultés qui harcèlent les poètes vivant une bohème souvent plus misérable que pittoresque, et ses parents ne mettront jamais d’obstacles majeurs entre lui et sa poésie. En convalescence à Clavadel (sanatorium), Éluard charge sa mère d’éditer à compte d'auteur sa première plaquette, Premiers poèmes. Cette absence d’obstacles, cette situation privilégiée ne seront sans doute pas sans influence sur la production d’Éluard, connue pour sa fluidité, son aisance, aux antipodes d’un Artaud, par exemple, ou d’un Crevel. Notable différence entre Éluard et Aragon, le premier ne composera jamais de romans ; c’est que leurs statuts sociaux ne sont pas entièrement comparables : disposant d’une fortune, Éluard peut persister dans le sens de la poésie, tandis qu’Aragon, pressé de réussir, s’investit dans le genre romanesque, économiquement rentable, tout en produisant une œuvre poétique qui le légitime davantage, lui assure un profit aussi bien symbolique qu’économique (en raison de l’opportunisme témoigné par Aragon dans le choix de ses thèmes). Mais il n'en reste pas moins que tous deux abandonnent le secteur de l’avant-garde dans le but (inconscient ou inavouable) d’obtenir succès et consécration (jusqu’à ce jour Éluard est le seul surréaliste à figurer au catalogue de la Pléiade et les monographies consacrées à ces deux artistes émancipés du surréalisme s’épuisent très vite malgré les tirages industriels de Seghers). Cet aboutissement commun plaide en faveur de la théorie de l’institution littéraire qui pose dans ses principes que les déterminismes sociaux n’agissent pas directement, sous le mode d’une simple reproduction, mais sont médiatisés par la structure du champ, retraduit selon sa logique propre.

Il nous appartient à présent d’observer ce mécanisme à l’œuvre dans la constitution et le déploiement du groupe surréaliste durant les années vingt.

 

2. Formation et émergence du groupe surréaliste

2.0. Vers une « rupture intégrante »

Au moment où les surréalistes décident de former groupe, la NRF occupe, dans l’institution littéraire, une position dominante, sans conteste, position pour ainsi dire imprenable : composé de bourgeois, jouissant de la plus forte légitimité, le milieu NRF est déjà nimbé d’un prestige qui agit à la fois comme repoussoir et comme appât sur les écrivains débutants. D’une part, ils ne peuvent que rêver d’être insérés dans les colonnes de la NRF, d'être publiés par Gallimard, éditeur dynamique alors en pleine expansion ; d’autre part, cette ambition peut être ressentie comme un leurre : les chances sont trop minces pour les jeunes écrivains d’accéder à la position détenue (et pour longtemps) par les Gide, les Valéry ; s’en approcher, même, ce serait en somme se résigner à une destinée de suiveurs, perpétuellement tenus dans l’ombre portée par les géants de la rue Madame. Certes, la NRF cherche à mobiliser de jeunes recrues, à rallier la jeunesse à sa doctrine un peu fade du néoclassicisme : Aragon, Breton, Soupault sont, au début de leur carrière, souvent pressentis par elle ; ses colonnes leur sont largement ouvertes ; Gallimard édite certains d’entre eux. Mais ces jeunes « bourgeois » en rupture ne veulent pas de ces miettes de prestige qu’on leur dispense et c’est, au fond, leur ambition qui les convainc à former un groupe, seul moyen de conquérir, en force, une position convenable au sein de l’institution.

Vis-à-vis des littérateurs consacrés, les surréalistes adoptent d’emblée une attitude fort ambiguë ; s’ils entendent s’opposer aux Gide, Valéry et autres Barrés, s’ils leur reprochent de jouer à l’homme de lettres et de se complaire dans ce jeu, ils ne leur empruntent pas moins certaines de leurs pratiques, certains de leurs traits distinctifs. Le plus souvent, il s’agit de parodier les écrivains bourgeois, jusqu’à la caricature22, mais quelquefois l’ambition nourrie par eux déborde la parodie : à l’exemple de Tzara, Breton portera longtemps un monocle, emblème de l’aristocratie qui tend à devenir celui du leadership, voire façon du petit bourgeois de se parer des marques d’une classe sociale supérieure ou de dissimuler, comme sous un masque, son appartenance de classe. À plusieurs reprises23, Breton annonce qu’il a décidé de cesser toute activité littéraire. Quand la critique traditionnelle ne veut voir dans cette décision que le geste symbolique du surréaliste abolissant la littérature, nous serions pour notre part enclins à y déceler une démarche distinctive, une fois de plus : car, ce faisant, Breton se conforme avant tout au prestigieux modèle des derniers symbolistes, de Valéry en particulier, dont il admirait le silence et la solitude hautaine. De même comment entendre telle déclaration fameuse du leader qui inclut dans le projet du surréalisme le maintien d'une « certaine aristocratie de l'esprit »24 ?

Tous ces comportements, mêlant jusqu’à les confondre intégration et rupture, nous semblent autrement significatifs. Au bout du compte, ils dévoilent l’une des motivations fondatrices du mouvement surréaliste : Breton et nombre de ses amis disposent de trop peu d’atouts pour prétendre entrer, de façon rentable, en concurrence avec les bourgeois de la NRF. Certes, on l’a vu, il est parmi les surréalistes des individus mieux dotés (tels Leiris, Soupault, Naville, etc.) mais ils sont des premiers à se désolidariser du groupe. Dans l’évolution sociale du mouvement, on assiste ainsi à un nivellement par les deux extrémités de l’échelle sociale : les grands bourgeois et les moins dotés de la petite bourgeoisie disparaissent très tôt des effectifs du groupe tandis que seuls subsistent les individus recrutés dans les fractions moyennes du corps social. En revanche, lorsque le surréalisme a atteint dans la hiérarchie des légitimités une situation prépondérante, ses adeptes proviennent en masse des plus hautes fractions.

Telle est, très schématisée, la trajectoire sociale du groupe de 1924 à 1940. Voyons à présent, avec plus d’attention, comment il se constitue et quels biais il emprunte pour s’imposer dans le champ littéraire.

 

2.1. Avant Dada (1917-1920)

Dès 1917, un embryon de groupe se forme dont l’esthétique et même l’existence doivent tout au rayonnement de ces deux pôles antagonistes de l’institution que sont Apollinaire et Valéry. C’est Apollinaire lui-même qui présente Soupault à Breton, dans ce lieu symbolique qu’est déjà le Café de Flore. À cette époque, Breton n’est pas un inconnu dans les lettres parisiennes : dès 1914, Jean Royère publie dans La Phalange trois de ses poèmes dont un sonnet dédié à Valéry et un hommage à Francis Viélé-Griffin. C’est dire de quel côté ses amours le portent d’emblée, les rescapés du symbolisme et Valéry en particulier qui sera en quelque sorte son parrain en littérature ; Valéry le reçoit, accepte d’être le guide spirituel de ce jeune poète indécis qui lorgne aussi du côté d’Apollinaire, cherchant à s’introduire à la fois dans le secteur des légitimés et dans celui de la modernité. Soupault, quant à lui, ne connaît pas ces incertitudes : dès son premier recueil, il se situe résolument du côté de la modernité et c’est encore Apollinaire, attentif et prophétique, qui fait publier Aquarium (1917). Troisième larron, Aragon fait ses débuts comme critique dans diverses revues, avec un louable souci d’éclectisme : Carnet critique (un article sur Rimbaud), Sic (un compte rendu des Ardoises du toit de Reverdy et de Calligrammes), Le Film (« Du décor »). Breton rencontre ce précieux dandy chez Adrienne Monnier, dans cette librairie hantée tour à tour par Gide et Valéry, Apollinaire et Blaise Cendrars.

Ceux que Valéry appellera, non sans ironie, les Trois Mousquetaires sont donc réunis. Qui sont-ils à cette époque ? De jeunes poètes « révoltés par la guerre », certes, mais bien sages encore : ils font leur visite aux aînés : Apollinaire, Reverdy, Valéry (Breton fréquentera également René Ghil et Aragon André Gide), ils paraissent dans les salons littéraires, aux soirées poétiques et publient ici et là, dans des revues timidement avant-gardistes comme Sic ou Nord-Sud. Rien de bien anti-littéraire. Aucune orientation précise sinon cette passion commune qu’ils vouent à la poésie et ce souci de s’insérer dans les milieux les plus divers, de côtoyer les maîtres à poétiser. En somme, tous trois suivent la voie traditionnelle des entrées en littérature : fréquentation des aînés à qui ils soumettent leur production et demandent à la fois conseils et parrainage ; en retour, ceux-ci les aident à publier leurs textes (voir Apollinaire et Soupault, Gide et Aragon, etc.) et/ou leur obtiennent un emploi au cœur de l’institution (Breton est engagé grâce à Valéry comme correcteur d’épreuves à la NRF) ; ces emplois qui leur fournissent une rémunération régulière sont souvent peu contraignants et leur permettent de poursuivre dans une relative quiétude leurs activités de plume, mais ils ont un autre avantage et non des moindres : dès lors qu'ils sont entrés dans le circuit de l’institution (même par la porte de service), ils rencontrent moins de difficultés pour placer leur production ou celle de leurs amis25 ; enfin, en guise de remerciement pour leur parrainage, ils font paraître des comptes rendus élogieux des publications de leurs aînés (voir par exemple, cet article célébratif sur le poète d’Alcools commandé à Breton par Apollinaire, repris dans Les Pas Perdus).

Au fond, s’ils fréquentent les milieux d’avant-garde, ces jeunes écrivains n’en restent pas moins étroitement fidèles à la logique de l’institution mais ils semblent hésiter encore entre les diverses voies que leur présente la littérature. Dada aura pour principal effet de précipiter leur choix ; en fait, de choisir pour eux.

Forment-ils déjà un groupe – littéraire s’entend ? À vrai dire, si plusieurs des futurs fondateurs du surréalisme sont déjà en présence, ils ne disposent pas encore d’un programme esthétique cohérent et se débattent toujours entre contradictions et malentendus. Tout au plus les Trois Mousquetaires forment-ils un vague groupuscule sans orientation précise et qui va être absorbé sans peine par le dadaïsme. La querelle de dates que soulève constamment la question des origines du surréalisme repose donc sur des données tronquées : même si les Champs magnétiques sont écrits dès cette époque, rien ne permet d’en inférer quelque preuve significative en ce qui concerne l’origine du surréalisme. Ce texte d’une importance certes cardinale participe d’un « esprit surréaliste » avant la lettre ; mais le surréalisme, conçu comme un groupe constitué et disposant d’un credo assurant sa cohérence, ne prend naissance qu’en 1922 – soit après Dada. Cette querelle a été suscitée par Breton, entre autres : en revendiquant l’antériorité du surréalisme par rapport à Dada, il ne visait à rien moins qu’à suggérer que son mouvement était né d’emblée, comme inscrit dans quelque nécessité historique, et à occulter les stratégies qu’il lui fallut déployer pour assurer sa propre émergence puis celle de son groupe. Car enfin, si le surréalisme avait existé dès 1920, se fût-il laissé noyauter de la sorte par Tzara ? Breton et ses amis se fussent-ils lancés avec autant d’enthousiasme dans l’aventure Dada ?

 

2.2. Dada (1920-1921)

Enfin Tzara vint. Précédé à Paris par une réputation scandaleuse, il s’installe le 5 janvier chez Picabia. Il est accueilli comme un messie par les rédacteurs de Littérature. Soupault se souvient de ce premier contact :

« [Tzara] éclatait de rire à tout propos. Son rire était comme un défi. J’eus l’impression qu’il fut déconcerté par notre attitude et notre aspect physique de jeunes intellectuels petits-bourgeois. Il comprit qu’il pourrait aisément nous dominer et Picabia, qui ricanait selon son habitude, lui donnait confiance. C’était assez facile »26.

Très tôt, en effet, Tzara va prendre en main et réunir sous la bannière dadaïste les divers milieux d’avant-garde parisiens. Dès le 23 janvier, il paraît au Premier (et dernier) Vendredi de Littérature qui fait un scandale, assez discret il est vrai. En revanche, l’année 1920 sera jalonnée de scandales plus retentissants : les spectacles-provocations du Salon des Indépendants (février), au Théâtre de l’Œuvre (mars), à la Salle Gaveau (mai) qui, loin de reléguer le mouvement dans une situation d’outsider de l’institution, vont au contraire précipiter sa légitimation dont le premier signe (équivoque) sera l’article fameux de Rivière dans la NRF : « Reconnaissance à Dada »27. Des revues naissent pour disparaître après quelques numéros : Proverbe de Paul Éluard, 391 puis Cannibale de Francis Picabia, etc. Littérature s’ouvre à Dada qui va déterminer son épuration ; un ton nouveau soulève les articles, la critique se fait plus cinglante et plus précise des littérateurs comme Gide, Proust ou Cocteau (entre autres têtes de turc). Il semble toutefois que la revue de Breton reste fort en retrait vis-à-vis de ses sœurs dadaïstes Dadaphone et autres Cœur à Barbe : les manifestes que Breton y insère, par exemple, témoignent d’une inspiration bien plus grave que les placards injurieux de Tzara ou les aphorismes percutants de Picabia. L’unité du dadaïsme n’est rien moins que douteuse. L’année 1920 voit cependant la formation d’un groupe dadaïste animé par trois leaders : Tzara, Breton et, oscillant de l’un à l’autre, Picabia, perpétuel indécis ou brillant opportuniste. Ce partage du pouvoir entre trois individus de complexions si différentes (seule les unit leur ambition, qui est grande) ne pouvait qu’engendrer un conflit latent, bientôt dégénéré en lutte ouverte pour le pouvoir symbolique.

À cet égard, la trajectoire de Breton au sein du dadaïsme ne laisse pas de fournir des preuves nouvelles à la théorie des luttes symboliques telle qu’elle est développée par Pierre Bourdieu28. Au départ, il semble que Breton se soit investi profondément dans le dadaïsme (encore que, sur ce point précis, les avis divergent : voir infra, Ribemont-Dessaignes) : Tzara a pu passer, dans son esprit, pour un avatar de J. Vaché, récemment disparu. Mais il y aurait lieu de s’interroger sur les motifs qui peuvent pousser un écrivain tel que Breton à s’insérer dans un groupe, à mépriser l’aventure solitaire. Au-delà de ce transfert d’affection sur Tzara, une autre raison doit être retenue, plus matérialiste mais plus proche, selon nous, de la réalité (et de ce qu’allait devenir la relation Breton/Tzara). Comme le souligne Georges Ribemont-Dessaignes, « la vérité est que Breton n’avait jamais rien eu de Dada, qu’il avait utilisé Dada pour tirer avec peine de sa gangue la vague idée qu’il avait du surréalisme et paraître ensuite en chef de groupe conscient et organisé »29. Tout porte à croire que Breton avait besoin de s’insérer dans un groupe constitué (ce qui lui épargne la création ex nihilo d’un groupe autour de lui) pour en prendre peu à peu la direction et assurer, grâce à lui, sa propre émergence – stratégie déterminée par trois facteurs, au moins : a) Tzara, plus que Breton à cette époque, a le génie de la publicité et de l’arrivisme (essentiel pour promouvoir un mouvement) ; b) Breton, en tant qu’écrivain, est un pur produit de l’institution française, pénétré d’un code symbolique et social, retenu par diverses inhibitions qui lui interdisent de mettre en cause de son propre chef les littérateurs consacrés contre lesquels le dadaïsme, venu de l’étranger, n’hésite pas à s’insurger ; de surcroît, Breton est lié personnellement avec Gide, Valéry, Paulhan, etc., et ne peut donc que répugner à les défier ouvertement : il laissera ce soin à Tzara, Picabia voire Péret qui ignorent ces réticences ; c) enfin, Breton dispose de trop peu d’atouts pour entrer, avec profit, en compétition avec les bourgeois de la NRF : peu doté en capital social, il trouve dans le dadaïsme l’occasion d’échapper à ce handicap qui rendrait problématique une rapide émergence en solitaire ; il choisit donc une voie détournée, use d’une stratégie qui lui permet de combler à peu de frais le hiatus entre son ambition et sa dotation sociale : plutôt le premier de l’avant-garde que le énième de la littérature légitimée.

Or, l’épisode dadaïste de la carrière de Breton, c’est l’histoire d’une constante infortune : adhérant à Dada pour assurer son émergence, Breton reste tenu dans l’ombre de Tzara, d’autant qu’il est le leader d’une fraction plus modérée du dadaïsme. Ce rôle subalterne ne va pas tarder à lui peser : dès le printemps 1921, des divergences vont apparaître entre Breton et Tzara, vont s’accuser, signes avant-coureurs d’une lutte qui va bientôt les opposer et dont l’enjeu n’est rien moins que le pouvoir symbolique au sein de l’avant-garde. Vues sous cet angle, les étapes canoniques de la dislocation de Dada (l’enquête de Littérature ; la visite à Saint-Julien-le-Pauvre, le Procès Barrès, le Congrès de Paris) prennent une tout autre signification : mises au compte des luttes symboliques et des stratégies d’émergence, elles deviennent enfin ce qu’elles furent, les tentatives (malheureuses) de captation par Breton et àson seul profit, du capital symbolique accumulé par le groupe dadaïste.

On comprendra que l’envergure de cet article ne nous permet pas d’aborder chacune de ces étapes, au reste bien connues ; nous nous bornerons ici à exposer, dans la perspective qui est nôtre, l’affaire du Congrès de Paris, de loin l’épisode le plus spectaculaire du conflit Breton/Tzara, et où le leader du surréalisme s’est illustré de façon si peu édifiante que ses historiens-hagiographes ont tenu soit à jeter un voile pudique sur cette affaire soit à la détourner de son sens véritable.

L’enquête de Littérature, la visite, le Procès Barrès : trois échecs pour Breton qui voit décroître sa crédibilité et s’intensifier l’emprise de Tzara sur le groupe. Rien d’étonnant dès lors à ce qu’il entende frapper un grand coup, s’assurer dans une entreprise d’envergure la meilleure place, à savoir le leadership. Au printemps 1922, il cherche à organiser un Congrès pour la détermination des directives et la défense de l’esprit moderne dont il s’attribue la présidence, avec G. Auric (Le groupe des Six), J. Paulhan (NRF), A. Ozenfant (L’esprit nouveau) et R. Vitrac (Aventure), éclectisme louable dans la mesure où il s’agit de confronter les diverses tendances de la modernité mais curieux de la part d’un dadaïste. Invités à siéger au Congrès, les dadas, d’abord très réticents, acceptent dans la perspective de le tourner en une farce hénaurme30. Mais la direction (Breton) fait voter, à titre préventif, des mesures répressives (limitation du temps de parole, intervention de la police en cas de trouble, sténographie des communications, etc.). Tzara, qui sent le traquenard, revient sur sa décision et refuse de participer au Congrès, ce qui voue celui-ci à l’échec : si le dadaïsme, le mouvement moderne le plus dynamique, n’y est pas présent, en quoi le Congrès peut-il être tenu pour représentatif de l’esprit moderne ? Ce boycottage entraîne une réaction violente de Breton : une polémique s’engage au paroxysme de laquelle paraît un communiqué qui n’aura certes pas l’effet escompté mais qui dévoile quelle était l’intention inavouée de Breton en convoquant le Congrès :

« Dès maintenant les soussignés, membres du comité organisateur, tiennent à mettre l’opinion en garde contre les agissements d’un personnage connu pour le promoteur d’un “mouvement” venu de Zurich, qu’il n’est pas utile de nommer autrement ET QUI NE RÉPOND PLUS AUJOURD’HUI À AUCUNE RÉALITÉ. »

« Périphrase malheureuse », conviendra Breton dans ses Entretiens : « Il va sans dire que [Tzara] s’en empare aussitôt pour me convaincre [...] de “nationalisme” et de “xénophobie”. À lui cette manche »31. Expression sportive significative... « Périphrase malheureuse », en effet, puisque tous les dadaïstes, même les plus proches amis de Breton, vont se resserrer d’indignation autour de Tzara – l’auteur du communiqué reste seul, même le fidèle Péret l’abandonne, et le Congrès tourne court, faute de participants – la NRF, notamment, lui a retiré sa confiance. Les dadas constellent journaux et revues de tracts vengeurs où ils enjoignent Breton de s’excuser publiquement lors d’une réunion extraordinaire à la Closerie des Lilas (17 février). Accompagné d’Aragon, Breton s’exécute. Le lendemain, un compte rendu est diffusé par la presse :

« Comme suite au communiqué du Comité organisateur du Congrès de Paris, injurieux pour une personnalité du Mouvement Dada, une réunion de protestation s’est tenue à la Closerie des Lilas. M. A. Breton, membre du Comité organisateur, a été amené à reconnaître [...] qu’il était le seul instigateur dudit communiqué et qu’il n’avait employé les termes “venu de Zurich” et “d’imposteur avide de réclame” que pour nuire à l’action de la personnalité visée, hostile au Congrès, et sans pouvoir apporter aucune preuve des accusations injurieuses »32.

L’affaire du Congrès de Paris valait qu’on s’y attarde quelque peu : elle est d’une importance considérable pour qui veut cerner les motifs de la dislocation de Dada et du travail de sape effectué par Breton au cours de l’année 1922. Le Congrès projette en pleine lumière le conflit latent entre Breton et Tzara mais surtout révèle combien les démarches de Breton peuvent être commandées par un arrivisme étonnant chez un défenseur de la pureté et de la transparence.

 

2.3. La solitude prophétique de Breton (février-août 1922)

Breton a échoué dans sa tentative de réduire Tzara au silence. C’est non seulement un échec mais un mauvais calcul : Breton est délaissé par ses plus proches amis (Soupault, Éluard, Péret) en même temps que Tzara bénéficie d’un surcroît d’audience. Cet isolement sera toutefois de courte durée. Très vite, en l’espace de quelques mois, Breton va se reprendre. Trois textes importants, recueillis dans Les Pas perdus, forment les jalons de cette marche vers le pouvoir symbolique et signalent les phases de l’évolution de Breton, de la solitude prophétique à la confiance retrouvée dans l’aventure collective : « Après Dada », « Lâchez tout » et « Clairement ».

 

2.3.1. « Après Dada » (Comoedia, 2 mars 1922)

Le titre à lui seul est déjà tout un programme : « Après Dada ». C’est en effet autour de ce thème (contestable) que s’articule l’argumentation de Breton. Pour redorer son blason et reconquérir l’estime de ses amis, il reprend sur un mode nouveau et particulièrement agressif la lutte contre Tzara. Première démarche stratégique : ternir l’image de son rival en lui contestant la paternité de Dada : « [...] M. Tzara n’est pour rien dans l’invention du mot “Dada” [...] et il est sans doute pour très peu dans la rédaction du Manifeste Dada 1918 qui décida de l’accueil que nous lui fîmes »33. Même sans Tzara, Dada se serait développé en France, sous l’impulsion de Picabia, Jacques Vaché ou Duchamp. Après avoir stigmatisé « la mauvaise foi de M. Tzara » [sic], Breton assimile le sort du dadaïsme à celui du cubisme et du futurisme : « Dada fort heureusement n’est plus en cause et ses funérailles, vers mai 1921 [sic], n’amenèrent aucune bagarre »34. Enfin, Breton flatte l’orgueil notoire de Picabia pour se l’annexer et, par là, mettre en péril l’unité du groupe dadaïste : « Louis Aragon, Pierre de Massot, Jacques Rigaut et moi-même ne pûmes demeurer longtemps insensibles à ce merveilleux détachement de toutes choses dont Picabia nous donna l’exemple [...] »35. Outre une première manœuvre de ralliement36, cet article laisse entrevoir l’ambition qui anime son auteur – en guise d’appât ?

« Pour moi je tâcherai une autre fois de m’engager plus avant, si possible [...]. Quand bien même toutes les idées seraient de nature à me décevoir, je ne me proposerai pas moins, en commençant, de leur consacrer ma vie »37.

 

2.3.2. « Lâchez tout » (Littérature, 1er avril 1922)

D’un mois postérieur à « Après Dada », « Lâchez tout » inaugure une phase nouvelle pour Breton, ce qu’atteste déjà l’évolution caractéristique des pronoms personnels utilisés dans l’un et l’autre article : dans le premier, dominait un « je » d’amertume, « je » de l’homme isolé, en proie au doute, tandis que « Lâchez tout » impose, dès son titre, un « je » prophétique, s’adressant à un « vous » et s’assimile d’emblée à la parole hérétique appelant au renoncement, au nom d’un impératif retour aux sources : « Lâchez tout. Lâchez Dada. [...] Partez sur les routes. » L’article, au demeurant fort beau, débute par une sorte de confession ; Breton avoue sa solitude, son insatisfaction quant au rôle marginal qu’il lui faut pour lors assumer, son ambition :

« J’habite depuis deux mois Place Blanche. [...] Je ne me souviens pas d’avoir vécu ailleurs ; ceux qui disent m’avoir connu doivent se tromper. Mais non, ils ajoutent même qu’ils m’avaient cru mort. Vous avez raison de me rappeler à l’ordre. Après tout, qui parle ? André Breton, un homme sans grand courage qui jusqu’ici s’est satisfait tant bien que mal d’une action dérisoire et cela parce que peut-être un jour il s’est senti à jamais trop durement incapable de faire ce qu’il veut. Et il est vrai que j’ai conscience de m’être dévalisé moi-même en plusieurs circonstances [...]. N’empêche que je ne désespère pas de me reprendre et [...] je songe à ce que je puis encore devenir »38.

Ces lignes apaisées, tressées d’allusions qu’il est impossible de déceler sans replacer l’article dans son contexte et dans la perspective que nous tentons ici de tracer, à savoir celle d’une solitude prophétique cherchant à la fois à s’assumer et à se nier, ces lignes sont comme la transcription d’un itinéraire initiatique : renaissant d’une mort symbolique dont l’efficace fut d’anéantir certaines désillusions (certain échec), Breton se retrouve et se reconnaît, comme le prophète, issu du désert de sa prédiction, revient au monde (« j’habite depuis deux mois Place Blanche. L’hiver est des plus doux et, à la terrasse de ce café voué au commerce des stupéfiants, les femmes font des apparitions courtes et charmantes ».), cherche des adeptes, tente de les séduire en se présentant comme porteur d’une espérance (« Je ne désespère pas de me reprendre et [...] je songe à ce que je puis encore devenir ».).

Passée cette confession, Breton, en effet, se « reprend » : il se lance de plus belle dans sa polémique avec Tzara, avec Dada (« Il y a longtemps que le risque est ailleurs ») :

« On a dit que je changeais d’homme comme de bottines. Passez-moi le luxe, par charité, je ne puis porter éternellement la même paire : quand elle a cessé de m’aller, je la laisse à mes domestiques »39.

Au passage, il réitère son appel à Picabia (« J’aime et j’admire profondément Francis Picabia. ») mais surtout conclut sur un ton qui fait très Nourritures terrestres : « Lâchez tout. Lâchez Dada. [...] Lâchez la proie pour l’ombre. [...] Partez sur les routes. »

Cet article est souvent présenté tout à la fois comme l’acte de décès de Dada et l’acte de naissance du surréalisme. L’histoire n’est pas si hâtive : « Lâchez tout » ne peut passer pour rien d’autre qu’un texte polémique, manifeste d’un homme seul qui cherche à recruter des émules en leur faisant entrevoir un avenir brillant (« Donner sa vie pour une idée, Dada ou celle que je développe en ce moment [...]. »). L’effet de cet article sur les amis dispersés de Breton fut sans doute moins décisif qu’on ne le crut. Soupault, par exemple, fut très lent à répondre à l’appel de son ami, de même qu’Éluard ou Crevel qui persisteront longtemps encore à frayer avec Tzara.

 

2.4. « Le Mouvement flou » (Aragon)

Il n’en reste pas moins que l’équipe de Littérature se reconstitue peu à peu. 1922 voit la parution d’une nouvelle série de la revue (voir infra) sous la seule direction de Breton et de Soupault, cette direction à deux marquant une période transitoire, entre Dada et le surréalisme, durant laquelle Breton cherche à s’imposer comme en témoigne l’abondance singulière de sa participation à la revue. L’été 1922 marque un temps d’arrêt tant dans la publication de Littérature que dans les manifestations publiques de son équipe, si bien qu’en l’absence de documents précis, il nous est difficile de suivre l’itinéraire de Breton et de ses amis. Nul doute qu’ils mettent à profit ce répit pour se réunir, définir l’orientation du groupe qui se forme, les modalités de l’action future, à la faveur d’une pause parallèle de l’activité Dada. Toujours est-il que le groupe semble enfin formé en août 1922, date que nous proposons pour la formation du groupe surréaliste (et non du surréalisme). Nous n’en voulons pour preuve que ce communiqué diffusé le 24 par la presse :

« Contrairement au bruit qu’on en fait courir avec persistance, Littérature n’est pas [...] sur le point de disparaître. Après un silence de trois mois qu’elle mit à profit pour s’épurer de certains éléments stationnaires et se concilier d’autres éléments entièrement nouveaux, elle est prête à poursuivre son action avec le concours administratif d’un grand éditeur et sous la direction unique de M. André Breton »40.

Peu après, en septembre, un article de Breton s’efforce de faire le point : « Clairement », article fondateur qui paraît très significativement dans le premier numéro de la revue que Breton est seul à diriger (premier numéro, aussi, à être pris en charge par Gallimard, « le Grand Éditeur »). Il marque la fin de la période transitoire, belle occasion pour Breton d’affirmer sa position de leader. Au terme de sa lutte, Breton dresse un bilan assez optimiste et tourné résolument vers l’avenir : il fait état de la crise qui « a dressé dernièrement les uns contre les autres » les amis de naguère, règle son compte à Tzara, mais surtout désigne au lecteur ceux qui se rallient à lui :

« Je vous serre les mains, Louis Aragon, Paul Éluard, Philippe Soupault, mes chers amis de toujours. Vous souvenez-vous de Guillaume Apollinaire et de Pierre Reverdy ? [...] Mais déjà Jacques Baron, Robert Desnos, Max Morise, Roger Vitrac, Pierre de Massot nous attendent. Il ne sera pas dit que le Dadaïsme aura servi à autre chose qu’à nous maintenir dans cet état de disponibilité parfaite où nous sommes et dont nous allons nous éloigner avec lucidité vers ce qui nous réclame »41.

Ce qui les réclame, c’est précisément de se substituer à Dada. Un Dada qui perd peu à peu son impact sur le public et ne laisse donc plus guère de chances à ses adeptes de s’imposer dans l’institution. Breton leur propose en somme de repartir sur des bases nouvelles en évinçant le dadaïsme, (la référence à Apollinaire et Reverdy est déjà une tentative de nier Dada, mais aussi une façon de faire observer au lecteur que ce clivage fut presque négligeable). Certes, il importe de ne pas minimiser la part de l’amitié dans ce déplacement des anciens dadaïstes vers Breton, mais celui-ci vient de faire la preuve de ses talents de polémiste, sinon de théoricien, de son arrivisme aussi, autant de garanties d’une rapide émergence pour le groupe qui s’en remet à lui : c’est en Breton que reposent le plus d’espoirs de succès dans la conquête du pouvoir symbolique, ce qu’exprime au fond cette question de J. Baron : « Y avait-il d’autre voie que celle de Breton ? »42

On aura remarqué que dans ces trois articles le mot surréalisme n’apparaît pas sous la plume de Breton. Il semble qu’à cette époque il ignore encore quelle direction précise assigner au groupe qui se constitue autour de lui. Dans une conférence à Barcelone, il déclare : « Considérer successivement le cubisme, le futurisme et Dada, c’est suivre l’essor d’une idée qui est actuellement à une certaine hauteur et qui n’attend qu’une impulsion nouvelle pour continuer à décrire la courbe qui lui est assignée »43. Pré-manifeste paradoxal, « Clairement » est surtout le porte-parole d’un « mouvement flou » : le groupe va traverser une période incertaine durant laquelle Crevel ou Pierre de Massot, par exemple, fréquenteront encore le groupe de Tzara : c’est que Breton n’a pas encore pu définir un programme qui emporte l’adhésion de chacun. Il reste au groupe à se reconnaître, à affirmer son irréductible singularité. C’est ce qu’il entreprend dès l’automne 1922 et durant l’année 1923.

 

2.5. La communauté émotionnelle

Par là, nous entendons cette phase idéale, peut-être illusoire, de la vie d’un groupe, se caractérisant par une fermeture symbolique sinon réelle, par une certaine circularité dans les rapports entre les adeptes et surtout par une dominance des facteurs affectifs, émotionnels, sur les facteurs rationnels régissant la modalité des échanges et le fonctionnement du groupe. Cette phase essentielle apparaît toujours au moment où un groupe vient de se former : fermé sur lui-même, lové autour de son leader (objet à la fois d’affection et de respect), le groupe prend conscience de lui-même, éprouve sa cohérence, l’instaure au besoin, pratique l’échange en vase clos.

Il est aisé de délimiter chronologiquement cette phase en ce qui concerne le groupe de Breton : elle se déroule, semble-t-il, entre 1922 et 1924, atteignant son moment le plus intense à l’automne 1922. Paradoxalement, nous en voyons une preuve dans la relative absence de documents et le nombre très réduit d’interventions publiques au cours de cette période. Cet apaisement forme un contraste saisissant aussi bien avec la période dadaïste qui s’est achevée dans une débauche de polémiques qu’avec l’année 1924 qui marque la reprise des actions publiques et des discours manifestaires (voir infra). Cet apaisement est aussi fermeture. Celle-ci est nécessitée par les circonstances particulières de la formation du groupe. On le sait, le groupe se constitue à l’issue d’une crise grave et ceux qui le composent viennent de différentes fractions du dadaïsme : il importe donc de marquer un temps d’arrêt pour faire le point, s’assurer de la bonne foi des adeptes, briser peu à peu les liens qui unissent encore certains d’entre eux au rival de Breton. Il fallait donc au surréalisme une activité propre à mobiliser toutes les énergies, assez attrayante pour retenir au sein du groupe les éléments instables, apte surtout à assurer la cohésion de l’ensemble. Cette activité, ce seront les expériences des Sommeils qui coïncident exactement avec la phase intense de la communauté émotionnelle. L’histoire en est trop connue pour y revenir encore. Considérons cependant l’efficace de ces expériences sur le surréalisme naissant : a) les Sommeils permettent à Breton d’esquisser un programme esthétique et surtout d’insister sur la prétendue continuité du projet surréaliste : dans « Entrée des médiums », article qui fait le point sur ces expériences, Breton met en relation les discours oniriques des dormeurs avec Les Champs magnétiques qui est dès ce jour (dès ce jour seulement) revendiqué comme le texte fondateur du surréalisme ; fait notable, le mot « surréalisme » fait son apparition, nanti de prudents guillemets et tempéré par des italiques, en même temps qu’une timide esquisse de la célèbre définition se fait jour44 ; b) de plus, les Sommeils procurent au leadership bretonien à la fois son symbole et sa portée symbolique : lorsque ces expériences réunissent les surréalistes, Breton vient d’emménager au 42 rue Fontaine ; c’est chez lui, dans ce lieu qui va devenir le quartier général du surréalisme, qu’elles se déroulent généralement : le fait que s’y livrent ces expériences fébriles et fondatrices ne peut qu’investir l’appartement de Breton d’un prestige qui ne se dissipera jamais. En outre, fort de son expérience acquise auprès des disciples de Charcot, Breton s’affirme « comme un magnétiseur de premier ordre » (Alexandrian) : c’est lui qui extirpe les dormeurs de leur hypnose par des passes magnétiques qui le nimbent inévitablement d’une aura, d’une puissance de mage ; de la sorte, les Sommeils confirment son leadership, le légitimant par la révélation de ses « dons » magnétiques ; c) par ailleurs, outre leur profit expérimental, les Sommeils recouvrent une signification plus profonde : ils ajoutent à la fermeture réelle du groupe une fermeture d’ordre symbolique. Réunis autour d’une table, formant la chaîne, dans l’obscurité, les surréalistes suscitent les transes de Crevel ou de Desnos, mais ce fluide qui les traverse (et les unit) est aussi celui de la conscience groupale. Les discours mediumniques des dormeurs peuvent ainsi s’assimiler à des confessions, des autocritiques dont l’efficacité ultime est de libérer la parole inconsciente du groupe, de fondre l’ensemble en une seule personne. Cette fusion des personnes, n’est-ce pas en somme ce qui se produit avec l’écriture automatique ou les jeux surréalistes ? Ce qui séduit Breton dans ces pratiques, c’est que la production automatique de chacun présente de troublantes analogies avec celle de l’ensemble, comme si une seule main avait couru sur le papier. Ainsi, les Sommeils, l’écriture automatique et l’activité ludique (en particulier le Cadavre exquis45), assument une double fonction : d’une part, ils instaurent et renforcent la cohésion du groupe, d’autre part, ils sont prétextes à son exaltation par Breton et ses émules. Cette cohésion émotionnelle est une des conditions essentielles de la stabilité du groupe. Plus qu’aucun autre, le groupe surréaliste a secrété un mythe purement groupal dont la genèse est à rechercher dans la structure affective du groupe.

À l’observateur, le premier groupe surréaliste apparaît comme un ensemble de sous-groupes plus ou moins reliés entre eux et qui, avant de causer sa dislocation, sont une des conditions de sa cohésion. Au fil des ans, le groupe s’est constitué à la manière d’une chaîne dont les maillons seraient des amis de longue date, et qui se serait lovée sur elle-même pour circonscrire un espace social d’échanges et de communications à teneur essentiellement émotive. Autour de l’embryon de groupe formé par Aragon, Breton, Éluard, Péret et Soupault (lui-même résultant d’une fusion entre la triade originelle et deux individus isolés), se sont peu à peu agglutinés des groupes d’amis comme, en 1922, l’équipe des rédacteurs d’Aventure (Baron, Crevel, Limbour, Morise, Vitrac), en 1924, celle des rédacteurs de L’Œuf dur (Gérard, Lübeck, Naville), fin 1924, les habitués de l’atelier d’André Masson (Artaud, Leiris, Tual), comme enfin, en 1925, les locataires de la rue du Château (Duhamel, Prévert, Queneau). Au moment où le groupe accède à la pleine conscience de lui-même, un très curieux mais prévisible phénomène de transfert se produit : l’amitié unissant ses adeptes se généralise pour se reporter sur le groupe tout entier ; la phase réflexive du surréalisme devient miroir où les disciples de Breton, narcisses fascinés, se découvrent et se contemplent, dans la révélation béate de l’unité, de la valeur de leur groupe. C’est alors que prend naissance une mystique ou plutôt un ensemble de mythes afférents au groupe et dont l’efficace est de sacraliser celui-ci, de « l’ériger en objet libidinal »46, d’en faire le lieu idéal où tous les désirs trouvent d’emblée leur libre assouvissement, la solution ultime aux multiples problèmes rencontrés par l’homme seul, livré à lui-même et en proie au monde. Ce mythe s’exprime sur le mode métaphorique essentiellement dans l’œuvre du leader ; qu’on relise, sous cet angle l’évocation célèbre du château surréaliste où Breton accueille ses amis47, topos romantique mais surtout image du groupe et des illusions qu’il secrète. Ce mythe n’est pas une pure dépense symbolique, il remplit un rôle structural, il agit sur l’économie du groupe lui-même. Rassemblant des individus divers tant dans leur dotation socioculturelle que dans leurs personnalités d’écrivains, le groupe a dû établir, notamment par la voix de son chef, un système de défenses symboliques dont le mythe groupal forme un des aspects, et dont le rôle est de neutraliser les puissantes forces de dispersion qui le menaçaient : insister sur l’unité du groupe, la célébrer outre mesure (la place nous manque pour étayer nos affirmations par des textes), c’est, en somme, masquer son absence ou tout au moins sa précarité. Le mythe est le fondement de la communauté émotionnelle. Nous en voyons une preuve dans les clivages qui se produisent dès que le groupe sort de sa phase réflexive : le mythe se trouve alors remplacé par des procédures d’exclusion. L’illusion qui la sous-tend ne survit pas à la communauté émotionnelle.

 

2.6. Émergence du groupe surréaliste

2.6.1. Les luttes symboliques

2.6.1.0 Généralités

On l’a vu, la communauté émotionnelle est fermeture, repli sur soi, silence. Elle assure la structuration du groupe et lui permet de s’orienter quelque peu, d’esquisser un programme. Passé ce stade réflexif, le groupe s’ouvre vers ce qui n’est pas lui et, imbu de certains principes encore mal définis, va tenter de conquérir le pouvoir symbolique. Cependant, sur le chemin de cette conquête, il va rencontrer d’autres groupes qui nourrissent la même ambition et vont donc, inéluctablement, devenir ses rivaux. À cet égard, le surréalisme s’affirme d’emblée comme le groupe le plus exclusif, le plus arriviste : non content d’évincer ses rivaux, il lui faut les anéantir ou, mieux, se les incorporer. Sa victoire une fois assurée, le groupe peut se positionner librement dans le champ littéraire. L’histoire littéraire au terme de tris offre en somme de la vie littéraire une image très réductrice, euphémisée dans la mesure où seuls demeurent dans ses manuels les groupes qui ont réussi si bien que, non seulement les groupes moins chanceux n’apparaissent pas (il y a donc perte), mais le groupe élu par la postérité semble dès lors surgi de nulle part, aussitôt apparu aussitôt légitimé. Car, en fait, tout groupe se définit par rapport à/et contre un autre groupe48. Le mot « définir » doit s’entendre dans son acceptation la plus rigoureuse : la concurrence entre les mouvements les contraint à se distinguer ; ainsi, deux mouvements au départ très proche et qui, selon une logique primaire, devraient se rejoindre et se compléter harmonieusement tenteront, au contraire, d’affirmer agressivement leur irréductible singularité : leurs programmes respectifs se formulent dans l’opposition voulue ou inconsciente de leurs principes. Ce processus dialectique, qui n’est que l’effet de la logique de la distinction inhérente à l’institution, est particulièrement évident dans le cas du premier surréalisme. Au départ très vague, le credo d’« Entrée des médiums » va s’affirmer, dégager du flou de son argumentation quelques idées-forces, au contact du surréalisme d’Ivan Goll (voir infra). Dès lors qu’une confusion était possible entre les deux mouvements, il importait à chacun d’eux de se distinguer ; seul moyen de se distinguer, fonder un corpus de principes, clair, précis, qui n’est autre qu’un manifeste. Voyons dans le concret comment ce processus de distinction/affirmation s’est accompli.

 

2.6.1.1. Anéantissement du dadaïsme

Le dadaïsme n’est pas mort du jour où Breton l’a considéré comme révolu. De 1922 à 1923, les deux mouvements eurent une existence parallèle. Dada, il est vrai, ne vivait qu’une agonie mais gardait cependant quelque attrait aux yeux de certains surréalistes : Crevel, Baron ou Pierre de Massot crurent quelque temps pouvoir se partager entre l’un et l’autre groupes. Curieusement, cette situation ambiguë fut un moment tolérée par Breton : peut-être tenait-il ces infidèles pour des têtes de pont du surréalisme dans le groupe dada et escomptait-il opérer une dernière manœuvre de ralliement dont le résultat eût été d’incorporer à son groupe certains dadaïstes importants comme Ribemont-Dessaignes, Tzara ou Jacques Rigaut. Mais il apparaît bientôt à Breton que Dada a la vie trop dure. L’assaut final est lancé le 6 juillet 1923, à l’occasion de la fameuse Soirée du Cœur à Barbe : Tzara a organisé un spectacle d’envergure (musique, cinéma, lecture de poèmes, théâtre) prévoyant une représentation de sa pièce, Le Cœur à gaz. La manœuvre de Tzara est évidente : d’un côté, il réunit autour de lui ses derniers fidèles ; de l’autre, il tente ambitieusement de noyauter le surréalisme balbutiant dans la mesure où le programme inclut des poèmes de Baron, Soupault, Éluard (sans autorisation) et où, parmi les acteurs de sa pièce, figurent Jacques Baron, René Crevel et Pierre de Massot. Réaction prévisible de Breton (et première d’une longue série) : au milieu de la représentation, il fait irruption dans la salle, accompagné d’Aragon, Éluard, Péret, et... la violence cesse de n’être que symbolique : des horions sont échangés, des insultes fusent de part et d’autre, Breton, armé de sa canne, bondit sur le plateau et assène coup sur coup aux acteurs engoncés dans leurs costumes de carton ; un violent coup de canne brise net le bras de Pierre de Massot. Entretemps, Tzara a fait appel à la police et désigné aux matraques ses anciens amis. Lamentable fin du dadaïsme.

Cette soirée, outre la destruction d’un précurseur encombrant assure au groupe surréaliste une clôture symbolique plus étanche dès lors qu’il ne sera plus loisible à certains adeptes de se soustraire à l’autorité du leader, dont celui-ci vient de faire la preuve matérielle, cette autorité étant, au fond, « le droit à la violence, c’est-à-dire le droit dans certaines circonstances d’imposer sa volonté sans recourir au dialogue en cas d'opposition »49. Il faut signaler, enfin, que cette soirée est l’unique manifestation publique du groupe en 1923 : celui-ci est sorti un temps de son silence pour y replonger aussitôt, en toute quiétude (momentanée), dans la conscience rassurante d’une unité mieux assurée.

 

2.6.1.2. Neutralisation du surréalisme de Goll

Plus graves, plus riches de conséquences sur le surréalisme, sont les polémiques engagées et poursuivies pendant l’année 1924 entre Breton et Goll, qui, avec le pamphlet Un cadavre, marquent le terme de la phase émotionnelle. Breton, on l’a vu, n’utilise au départ le mot surréalisme qu’avec précaution, craignant qu’il n’entretienne certaine confusion inacceptable. Forgé par Apollinaire, il avait en effet, depuis 1917, une existence indépendante du groupe de Breton, étant revendiqué pour désigner leur mouvementpar Goll et Dermée. Dans la lignée d’Apollinaire, ceux-ci défendaient, sous le label surréalisme, un certain lyrisme dont les ressorts étaient la surprise et la surréalité – mouvement fort vague et rétrograde même s’il affectait quelque prétention à la modernité.

La polémique, inévitable, ne s’engagea pas d’emblée. Quelques articles acerbes la précéderont, quelques notules perfides dans les revues, sans aucune commune mesure avec la véritable bataille qui va s’engager autour du label surréaliste après la parution d’un article de Goll intitulé « Une réhabilitation du surréalisme ». Goll avait appris que Breton comptait lancer une « révolution surréaliste », fonder une revue qui reprenne le flambeau de Littérature. Il s’empressa dès lors de déclarer qu’il ne saurait être question de « révolution surréaliste » puisque, aussi bien, le surréalisme a toujours existé :

« [Les surréalistes] retrouveront leurs aînés, Cendrars, Chagall, Delaunay, Lipchitz, et découvriront les héritiers épars d’Apollinaire [...] : Philippe Soupault et André Breton, puis les superrévolutionnaires Louis Aragon, Jean Bernier et Drieu La Rochelle, enfin les plus fidèles au surréalisme et qu’on assassina par la violence : Pierre Albert-Birot et Paul Dermée »50.

Il s’agissait bel et bien d’une manœuvre d’annexion. La réponse ne se fit pas attendre : « M. Goll tente de s’asseoir lui-même sur les boggies du dernier “express” [...] Le surréalisme est autre chose que la vague littérature imaginée par M. Goll ». Réponse venimeuse assortie d’une liste d’ouvrages surréalistes à paraître, dont le Manifeste. Annoncer déjà le Manifeste relève directement de la stratégie d’émergence : face à Goll qui en appelle à une tradition surréaliste, Breton décrète la radicale nouveauté de son esthétique. Il semble toutefois que le programme surréaliste soit moins clairement défini que ne le laisserait supposer la parution prochaine du Manifeste, à preuve la très vague définition qu’en donne l’article en question :

« Le surréalisme, c’est le retour à l’inspiration pure, c’est la poésie enfin dégagée du contrôle arbitraire du sens critique et, loin d’avoir abandonnée depuis Apollinaire, c’est depuis ce temps qu’il a pris toute sa valeur [...] »51.

Cette controverse (qui se poursuivit tout au long de l’année 1924) a non seulement entouré d’un climat passionnel l’apparition du Manifeste52, mais l’a déterminé dans une large mesure, en pressant Breton de se définir, de donner pour assuré ce qui n’était encore qu’indécis. Goll et Dermée progressivement abandonnent la lutte (« M. A. B. a pissé sur la mariée, nous n’en voulons plus »53.

Pourquoi le surréalisme de Breton a-t-il remporté la partie ? Cela est dû, il est vrai, aux dons brillants de polémiste que Breton a rodé pendant sa querelle avec Tzara, mais également (et surtout) aux diverses interventions retentissantes auxquelles son groupe se livre au cours de l'année 1924. Citons, sans plus de détails, la publication d’Un cœur sous une soutane de Rimbaud, assortie d’une préface qui égratigne Claudel et Henry Bordeaux au passage, et le violent pamphlet contre Anatole France54 qui remplit, en fait, trois fonctions : d’une part, il impose le groupe à l’attention du public et relègue donc au magasin des accessoires, au service de la « vieillerie poétique », Goll et Dermée, littérateurs timorés qui n’oseraient s’associer à l’agressivité un peu folle des surréalistes ; de l’autre, il assure le positionnement du groupe dans l’institution littéraire et dissipe le silence de la communauté émotionnelle ; enfin, il assure au Manifeste une audience scandalisée, certes, mais attentive.

 

2.6.2. Le manifeste (octobre 1924)

L’année 1924 est encadrée par deux publications redevables au leader : il s’agit, en février, des Pas perdus et, en octobre, du Manifeste, deux ouvrages suggérant l’un la fin d’une époque, l’autre une ouverture sur des perspectives nouvelles. Les Pas perdus rassemblent la presque intégralité des articles publiés par Breton, de l’hommage à Apollinaire jusqu’à « Entrée des médiums ». Titre polysémique : il signifie l’aspect révolu de la période pré-surréaliste mais aussi une certaine attente. La salle des pas perdus n’est-elle pas celle où l’on attend un train, une rencontre ? « Entrée des médiums », on l’a dit, n’est qu’une timide esquisse du Manifeste. C’est que Breton, à cette date, ne semble guère disposé à définir un programme (tient-il à prolonger la communauté émotionnelle ?), à telle enseigne qu’Aragon, dans Littérature (no10), s’exclame : « Le Manifeste est-il mort ? ». Brusquement, au cours de l’affaire Goll, la préface à Poisson Soluble se transforme en manifeste ; si bien que le titre de cette défense et illustration du surréalisme ne recouvre pas exactement son contenu ; c’est une pensée fuyante, encore indécise, que dissimule la nécessaire assurance du titre. Paraissant au cours d’une polémique, le Manifeste remplit néanmoins exactement le rôle que ce type d’écrit a pour charge d’assumer : arme ou outil, instrument d’ordre stratégique qui tend, tout à la fois, à définir la position du groupe dans le champ littéraire, à le légitimer et à réduire au silence ses concurrents55. Nous n’évoquerons ici que très brièvement l’aspect simplement polémique du texte : relevons uniquement le fait que la célèbre définition du surréalisme, parodiant un article encyclopédique, est un trait décoché à Goll et à ses émules56. L’aspect positionnant et légitimant du Manifeste va retenir davantage notre attention. Le manque de place nous oblige à n’énumérer que quelques-unes des stratégies déployées par cette charte du surréalisme :

a) Condamnation du genre romanesque : le Manifeste s’ouvre sur un réquisitoire dirigé contre le roman (genre facile, genre vénal, épargnant toute peine à l’imaginaire, etc.). Une condamnation aussi frénétique ne saurait être innocente : à l’époque où le surréalisme amorce son émergence, le roman a atteint le sommet de la hiérarchie des genres légitimés. Pratiqué par les naturalistes, il était trivial mais, devenu genre de prédilection des tenants de la NRF, il jouit désormais d’un inaltérable prestige. S’insurger contre le roman, c’est en somme s’insurger contre les dominants des années vingt. Le surréalisme entend donc rendre à la poésie la précellence symbolique qu’elle a quelque peu perdue. Une question dès lors se pose : pourquoi des individus peu nantis s’engagent-ils sur une voie peu rentable ? Il n’est pas douteux qu’agisse sur Breton, en particulier, l’influence de modèles prestigieux (Mallarmé, Valéry, Apollinaire, etc.) ; par ailleurs, il est indiscutablement très ambitieux. Or, le roman ne saurait vraiment satisfaire cette ambition : pratiquer le roman serait rentable économiquement mais non symboliquement : dès lors qu’il vise à quelque suprématie, il lui faut choisir le seul secteur du champ où elle pourrait être conquise, celui de la poésie, puisque le secteur romanesque est détenu, et pour longtemps, par des écrivains qu’il ne saurait évincer. Tel est pour nous le sens (symbolique et social) de ce choix poétique.

b) Selon Breton, le goût pour le roman participe d’un état d’esprit plus général, d’une singulière propension à n’admettre que ce qui entre dans les cadres de la raison, en somme d’un mépris de l’imaginaire. Inversement, les surréalistes entendront pousser leurs recherches poétiques jusqu’aux frontières de la folie et le texte même du Manifeste contient nombre d’éloges décernés aux fous et à la psychanalyse. Éloges dont on imagine mal aujourd’hui l’impact scandaleux sur le public de 1924. Par ailleurs, le recours au freudisme est une pratique légitimante : il vise à fonder le surréalisme sur des disciplines d’ordre scientifique, donc à occulter l’arbitraire de son émergence et les motifs stratégiques de ses positions.

c) L’écriture automatique, à bien des égards, reste un des aspects les plus scandaleux du surréalisme. En prônant cette libération, ce refus de l’activité critique, Breton touche au plus sensible de l’habitus littéraire. La littérature, telle que la présentent ses agents, est tenue pour une discipline épuisante, fruit d’un labeur acharné et les biffures d’un manuscrit authentique sont autant de signes de l’excellence du produit proposé. Or, la NRF, en particulier, exalte à la fois le mythe du génie créateur et l’artisanat des lettres. Refuser la littérature comme travail (c’est le propos ultime de l’écriture automatique), c’est refuser la littérature telle qu’elle est pratiquée par Gide et ses pairs.

d) Valorisation de l’être-en-groupe. Le scandale ici agit sur deux plans, celui de la société et celui de l’institution. Tout groupe clos sur lui-même est suspect. On veut y voir le lieu d’exercice d’une perversion, l’espace où se transgressent librement les tabous moraux et sociaux. Cet aspect clos et libérateur du groupe, le Manifeste ne manque pas de l’affirmer, jusqu’à faire du surréalisme une sorte de religion nouvelle et hermétique, une société secrète : « Le surréalisme vous introduira dans la mort qui est une société secrète »57 (voir, surtout, l’évocation du château surréaliste). Par ailleurs, exalter l’être-en-groupe, c’est prendre le contre-pied du mythe secrété par les littérateurs consacrés : la solitude littéraire est seule qui permette à l’inspiration la plus haute de s’affirmer : l’artiste, loin de la foule, puise aux ressources de son génie, etc. L’activité collective se combinant avec la pratique automatique produit un autre ferment de scandale : Breton va répétant que la production automatique de chacun se confond avec celle de l’ensemble, si bien que tel texte ne saurait être attribué avec certitude à tel surréaliste (l’inconscient parle en chacun le même langage). Par cette « uniformisation » se trouve compromis un des attributs majeurs revendiqués par l’écrivain traditionnel : le style, cette marque indissociable de sa production et qui, dans l’ensemble de ses confrères, le désigne comme individu singulier, créateur et irremplaçable58.

Il va de soi que d’autres aspects subversifs du Manifeste devraient être relevés mais il nous semble que l’argumentation de Breton fonde son pouvoir de scandale (donc son impact) sur ces quatre revendications. Celles-ci, parmi les plus cruciales, sont retenues à titre d’exemple d’une démarche d’ordre dialectique : le credo esthétique d’une école ne naît pas d’une quelconque nécessité éprouvée par les plus sensibles des écrivains. Il se forme, essentiellement, en opposition avec le credo esthétique dominant. Comprendre et accepter ce mécanisme (qui menace, il est vrai, nos convictions les plus chères), c’est apprendre à relativiser ce qui est donné, en général, outrancièrement, pour un absolu.

Suivre la phase d’émergence du surréalisme (ou du Parnasse, ou du symbolisme), permet de s’aviser de ce que la littérature n’est pas cet espace idéal et sacré dont la critique traditionnelle colporte inlassablement l’image, mais le lieu de luttes fécondes où s’entrecroisent les influences les plus diverses, les déterminismes les plus puissants.

 

3. Conclusion

3.1. Évaluer le surréalisme

Nous interrompons l’analyse alors que l’aventure du surréalisme ne fait que commencer. Mais notre propos se limitait à étudier la naissance et la formation du groupe, ses premières orientations en regard d’un certain état de l’institution littéraire. Peut-on proposer à ce stade des éléments d’interprétation touchant la fonction remplie par le mouvement dans les transformations du champ littéraire ? Deux hypothèses seront ici avancées qui, malgré leur différence, rencontrent toutes deux l’analyse des faits telle que nous l’avons menée.

Hypothèse A : le surréalisme engendre une mutation dans le champ des lettres observable partout où apparaît, au xxe siècle, l’avant-garde. Cette mutation conduit à un clivage institutionnel tel que, à côté d’une production modérée dans ses novations, prend place un noyau radical et minoritaire qui suscite, assume et exprime la crise du système. Au nom de la modernité qu’il proclame, ce noyau a pour rôle d’accélérer les processus transformateurs. C’est en cela qu’il est révolutionnaire mais c’est en cela aussi qu’il entre dans la logique du système voulant que l’anti-institutionnel s’inverse en institutionnel. C’est que la violence symbolique déclenchée par l’avant-garde, du fait qu’elle se produit en milieu restreint et en vase clos, ne compromet pas l’autonomie et la clôture du champ. Aussi ne s’étonnera-t-on pas de voir l’appareil de pouvoir reconnaître comme légitimes, à moyen terme, des styles et des productions tenus initialement pour scandaleux et tout à fait hétérodoxes. C’est le phénomène aujourd’hui connu de la récupération.

Hypothèse B : Si le surréalisme conduit à un véritable déplacement – qui serait aussi dépassement – dans le système des pratiques littéraires, c’est moins à travers le geste polémique de son opposition bruyante à l’institution que par l’instauration d’un autre lieu du littéraire. Ici prédomine l’effet contre-institutionnel. Qu’il se soit réalisé ou non, le modèle que posent les surréalistes est celui d’une littérature qui cesse d’être elle-même en tant que « nature » et discipline fermée, c’est-à-dire qui récuse l’arbitraire de sa fondation. Par lui, diverses barrières sont levées ou tendent à l’être : limites entre les arts, les genres, les classes de textes, les formes d’écriture, les littératures nationales. Le surréalisme a pensé et parfois mis en pratique une littérature décentrée et ouverte qui soit à la fois style de vie, morale, politique. À cette « sortie de jeu », l’institution traditionnelle résiste moins bien, non qu’elle disparaisse mais elle y perd de son crédit et de sa vraisemblance auprès de tout un public. En cela le surréalisme se survit, ne serait-ce qu’à titre de référence, d’exemple.

 

3.2. Enseigner le surréalisme

La présente analyse visait aussi à mettre à l’épreuve une méthodologie qui puisse renouveler l’histoire littéraire. L’enseignement en fera-t-il son profit ? Certains aspects de la démarche sont susceptibles d’inquiéter ou de dérouter le professeur de littérature. Tout ce qui relève d’un déterminisme des appartenances sociales ou de l’opportunisme des stratégies personnelles lui semblera présenter une vision négative, voire désabusée, des faits de littérature. Contentons-nous de deux remarques à ce propos. La première est que tout travail de démystification comporte des risques. À considérer le champ littéraire comme un microcosme des rapports sociaux dans la société bourgeoise, on en vient inévitablement à mettre l’accent sur des faits de domination et de ségrégation, sur des luttes concurrentielles parfois violentes, sur des ambitions de réussite et des appétits de pouvoir. Faut-il dissimuler l’importance de tels facteurs alors qu’ils jouent un rôle décisif dans la formation des écoles littéraires ? En les soulignant, on voudrait contribuer à sortir de certaine hypocrisie propre au discours sur la littérature et caractérisée par l’idéalisation de ses acteurs et de leurs actions.

Toutefois, est-ce là tout le surréalisme ? Ici prend place notre deuxième remarque. Nous avons dégagé un modèle explicatif mais ce modèle ne saurait être toute l’explication. Si nous avons montré comment le surréalisme avait eu lieu, s’était produit, jusqu’à faire voir en quoi cette production-là avait infléchi la production scripturale, il reste qu’un certain contenu de vérité des textes surréalistes échappe peu ou prou à notre explication. Non que celle-ci soit déficiente : elle permet de construire un objet et donne ses résultats propres. Mais la connaissance des textes en relation avec leurs sujets-auteurs suppose le passage à une démarche explicative d’un autre ordre, même si celle-ci demande à être reliée à la nôtre.

Par ailleurs, on risque de reprocher à la méthode d’être coûteuse, d’égarer l’analyse dans quantité de détails qui semblent souvent oiseux. Dans une classe, certes, il serait fastidieux de reproduire la démarche dans tous ses détours. On peut néanmoins procéder par coupes et par échantillons. Mais rappelons-nous surtout qu’il s’agit d’une construction de l’histoire et que là réside l’intérêt méthodologique au double sens scientifique et pédagogique. Dans cette perspective, la collecte de « petits faits » prend une autre signification : ils ne sont pas mis bout à bout de façon gratuite mais sont sélectionnés en fonction d’une interprétation structurante. Ils prennent sens à l’intérieur d’une stratégie de rupture ou de la recherche d’un statut. Le repérage et la mise en ordre des éléments explicatifs peuvent ainsi devenir un type d’exercice tout à fait fécond.

Une comparaison éclairera ce caractère construit du modèle historique proposé. On aura noté que, curieusement, ce sont les deux parties les plus dévaluées de la vieille histoire positiviste – la biographie, le cycle des écoles – qui se trouvent ici remises en honneur. Mais la distance, croyons-nous, est grande entre ce qu’étaient ces deux formes et ce qu’elles deviennent ici. Jadis (parfois encore aujourd’hui), en pratiquant la biographie d’auteur, on assemblait vaille que vaille les morceaux connus d’une existence au sein d’un récit censé mettre en évidence un destin. Dans le cas présent, la biographie est au contraire démontée (on en scrute les articulations) pour être ensuite reconstruite, non plus en suivant les caprices des enchaînements naturels mais en rapport avec une structure explicative préalablement conçue et posée. Sous l’angle du désir de découvrir, de comprendre et de transformer, la seconde des solutions nous paraît plus satisfaisante et plus actuelle. Mais aussi l’efficace pédagogique d’une telle démarche consiste à prendre résolument ses distances vis-à-vis du discours historique traditionnel (intangible, intouché). Dénoncer comme mythe et mystification ce qui s’affirme parole augurale (auguste, sacrée, naturelle), c’est, à notre sens, ouvrir l’esprit à sa fonction critique. Donc travailler l’idéologie, travailler contre l’idéologique.


Notes

  1. Voir, à ce propos, Dubois (Jacques), L’institution de la littérature, Paris-Bruxelles, Nathan-Labor, « Dossiers Media », 1978.

  2. Nous renverrons à certains d’entre eux en cours d’analyse.

  3. Sur cette complémentarité du social et de l’institutionnel dans l’analyse, voir notamment Dubois (Jacques), « Analyse de l’institution littéraire. Quelques points de repère », Pratiques, n° 32, 1981, pp. 122-130 et l’évocation dans cet article des travaux menés par Bourdieu, Ponton, Charlie, etc.

  4. La question des rapports du surréalisme avec les avant-gardes européennes qui l’ont précédé (futurismes russe et italien, expressionnisme allemand) demande de plus en plus à être rencontrée. Il semble désormais acquis que le premier surréalisme fut attentif aux manifestes futuristes et à Marinetti. Bien plus qu’ils ne l’ont dit ou admis, Breton et ses amis relancent certaines des propositions ou certains mots d’ordre du chef de file italien. Une excellente étude de G. Lista (Lista (Giovanni), « Marinetti et le surréalisme », Surréalisme, Rome-Paris, Buzoni & Nizet, 1974, pp. 121-149) montre que le groupe français n’a pu ignorer des thèmes marinettiens comme celui des « artistes au pouvoir » ou des « mots en liberté ». De part et d’autre, on défend une conception similaire de l’image poétique ; tandis que Breton insiste sur l’abandon du comme et sur la nécessité de rapprocher analogiquement des réalités éloignées, Marinetti soutient qu’il faut « fondre directement l’objet avec l’image ». À plusieurs égards, le futurisme est une première formulation du surréalisme. Son évolution vers le fascisme et vers une écriture grandiloquente ne peut empêcher de le tenir pour tel. Quant à la relation à l’expressionnisme allemand, elle est d’un autre ordre. Il s’agit cette fois d’un phénomène de transmission où l’instance de relais fut à la fois fragile et puissante. Les surréalistes héritent de l’expressionnisme par Dada interposé puisque des exilés allemands venus de la mouvance expressionniste, tels Ball et Huelsenbeck, furent à Zurich aux côtés de Tzara pour lancer Dada.

  5. Même si A. Breton, significativement, s’exclame : « En matière de révolte, aucun de nous ne doit avoir besoin d’ancêtres. » (Breton (André), Manifestes du surréalisme, Paris, Gallimard, « Idées », 1979.)

  6. Delteil : agriculteur, bûcheron ; Aragon : sa mère tient une pension de famille ; Crevel : imprimeur de chansonnettes (suicide en 1914) ; Queneau : mercier ; Breton : employé de gendarmerie ; Péret : employé d’administration ; Desnos : mandataire aux Halles ; Duhamel : gérant d’hôtellerie ; Prévert : employé d’assurances, chômage puis petits métiers ; Artaud : capitaine au long cours, grand négociant maritime ; Baron : boursier ; Éluard : comptable puis marchand de biens ; Leiris : boursier ; Naville : banquier ; Picon : industriel ; Limbour : officier ; Soupault : médecin des hôpitaux.

  7. Charle (Christophe), « Situation du champ littéraire », Littérature, vol. xliv, n° 4, pp. 8-20.

  8. Les futurs animateurs de la revue Aventure (qui sera noyautée par Littérature) : Crevel, Limbour, Vitrac, font partie, à l’armée, de la même chambrée. Duhamel et Prévert se rencontrent pendant leur service militaire, etc.

  9. Ce que Pierre Daix exprime très bien : « Être mobilisé, faire la guerre, cela met pour un temps entre parenthèses la situation, la position sociale. La paix les rétablit dans toute leur importance. » (Daix (Pierre), Aragon, une vie à changer, Paris, Seuil, 1975, p. 102.)

  10. Aragon est le fils naturel de Louis Andrieu, préfet de police ; quant à Breton, non seulement son père était employé de gendarmerie mais des ragots (fondés, semble-t-il) circulaient à Paris qui faisaient du futur leader le fils naturel du capitaine de gendarmerie de Tinchebray. Le père de Prévert, outre son métier, s’essaye à la critique dramatique dans les journaux ; il a même laissé un roman feuilleton.

  11. Breton (André), op. cit., p. 12.

  12. Sartre (Jean-Paul), Situations II (Qu’est-ce que la littérature ?), Paris, Gallimard, 1975, p. 221.

  13. Bonnet (Marguerite), André Breton, naissance de l’aventure surréaliste, Paris, Corti, 1975.

  14. Les surréalistes sont de la première génération tombée sous le coup de la réforme de l’enseignement de 1902 qui fonde le secondaire moderne en instituant, notamment, une section latin-sciences, au détriment, par exemple, du grec et de la culture classique.

  15. Malet : employé de commerce ; Alexandre : bonne bourgeoisie (statut exact inconnu) ; Char : industriel ; Ferry : banquier ; Fourrier : avoué ; Caillois : agent général de la Caisse d’Épargne de Paris ; Ponge : directeur de banque ; Sadoul : directeur de revue, conservateur, Conseiller général des Vosges ; Thirion : compositeur, professeur de conservatoire.

  16. Thirion (André), Révolutionnaires sans révolution, Paris, Laffont, 1972.

  17. Charle (Christophe), op. cit., pp. 16-17.

  18. Ibid., p. 16.

  19. En revanche, les tenants de la NRF, bien dotés sur tous les plans, pratiquent le surinvestissement en jouant à plein le rôle d’écrivain ou, pour reprendre l’expression par quoi ils se désignent, d’hommes de lettres.

  20. Toujours est-il que Queneau ne commence à publier des romans qu’après son expulsion du surréalisme où, semble-t-il, il a conservé une attitude sérieuse qui contraste avec l’humour qu’il déploiera dans son œuvre post-surréaliste.

  21. Cette déchéance s’amorce au moment où Fernand Toucas, grand-père d’Aragon, abandonne sa famille pour devenir sous-préfet à Guelma (Algérie) puis magnat des jeux de Constantinople. Issu d’une famille de nobliaux lombards, Fernand Toucas disposait de revenus suffisants pour subventionner un opéra, collectionner les œuvres de ses amis impressionnistes. La chute n’en fut que plus dure, d’autant que pour Aragon ce traumatisme social se double d'un traumatisme psychologique (enfant naturel, sa mère passe pour sa sœur, etc.). Ses soucis de carrière, son arrivisme quelquefois, ses engagements retentissants, apparaissent dès lors comme les manifestations d’une stratégie de revanche (sociale, psychologique).

  22. Voir « André Gide nous parle de ses morceaux choisis », fausse interview de Gide publiée dans Littérature et recueillie dans les Pas perdus.

  23. Notamment dans une interview accordée à Vitrac pour le Journal du peuple (avril 1923). Déclaration aussitôt démentie par la publication de Clair de Terre.

  24. Breton (André), op. cit., p. 149.

  25. Grâce à sa « complicité personnelle avec Gaston Gallimard », Aragon fait publier « et Breton, et Éluard, et de plus jeunes, comme Jacques Baron, comme Limbour [...] et ainsi de suite... ». Échange de cooptations, Aragon fait en sorte qu’Apollinaire « que la NRF (revue) contrait » entre chez Gallimard. (Aragon parle avec Dominique Arban, Paris, Seghers, 1968, p. 40.)

  26. Soupault (Philippe), Mémoires de l’oubli, Paris, Gallimard, « Lachenal et Ritter », 1981, p. 120.

  27. Article précédé quelques mois auparavant par un texte où Gide écrit notamment : « Le jour où le mot : Dada fut trouvé, il ne resta plus rien à faire. Tout ce qu’on écrivit ensuite me parut un peu délayé [...] » (NRF, 1er avril 1920, cité par Sanouillet (Michel), Dada à Paris, Nice, Centre du XXe siècle, 1980, p. 200.).

  28. En particulier dans Bourdieu (Pierre), « Le marché des biens symboliques », L'année sociologique, no 22, pp. 49-126.

  29. Ribemont-Dessaignes (Georges), Déjà jadis, Paris, U.G.E., « 10/18 », 1973, pp. 131-132.

  30. « Entreprise grandiose. Car en somme on va déterminer ce qu’est l’Esprit moderne. Comme si on ne le savait pas ! Et qu’elles [sic] sont ses possibilités, quelles perspectives il ouvre. On va voir se dresser l’appareil de l’activité littéraire. Et le monument dressé, peut-être bien que Dada va... » (Ribemont-Dessaignes (Georges), op. cit., p. 147.)

  31. Breton (André), Entretiens, Paris, Gallimard, « Idées », 1973, pp. 75-76.

  32. Tzara (Tristan), Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 1975, vol. 1, p. 591.

  33. Breton (André), « Après Dada », dans Les Pas perdus, Paris, Gallimard, « Idées », 1979, p. 104.

  34. Ibid., p. 105.

  35. Ibid., p. 106.

  36. Voir la phrase qui ouvre le texte : « Mes amis Philippe Soupault et Paul Éluard ne me contrediront pas si j’affirme que “Dada” n’a jamais été considéré par nous que comme l’image grossière d’un état d’esprit qu’il n’a nullement contribué à créer » (Ibid., p. 104).

  37. Ibid., p. 107.

  38. Breton (André), « Lâchez tout », dans Les Pas perdusop. cit., p. 108.

  39. Ibid., p. 109.

  40. Pierre (José), Tracts surréalistes et déclarations collectives, Paris, Losfeld, 1980, pp. 9-10.

  41. Breton (André), « Clairement », dans Les Pas perdusop. cit., pp. 114-115.

  42. Baron (Jacques), L’An 1 du surréalisme, Paris, Denoël, 1969, p. 163.

  43. Breton (André), Les Pas perdusop. cit., pp. 157-158.

  44. Breton parle « [d]es phrases plus ou moins partielles qui, en pleine solitude, à l’approche du sommeil, deviennent perceptibles pour l’esprit sans qu’il soit possible de leur découvrir une détermination préalable [...] » (Breton (André), « Entrée des médiums », dans Les Pas perdusop. cit., pp. 122-131.).

  45. « […] d’emblée [l’activité ludique] se montra propre à resserrer les liens qui nous unissaient, favorisant la prise de conscience de nos désirs en ce qu’ils pouvaient avoir de commun. » (Breton (André), Perspective cavalière, Paris, Gallimard, 1970, p. 50.)

  46. Voir le passionnant travail d’Anzieu (Didier), Le groupe et l’inconscient, Paris, Dunod, 1975.

  47. Breton (André), Manifestesop. cit., pp. 26-28.

  48. Voir Charle (Christophe), La crise littéraire à l’époque du naturalisme, Paris, Presses de l’École Normale Supérieure, 1979, notamment p. 18.

  49. Pagès (Max), La vie affective des groupes, Paris, Dunod, 1968, p. 410.

  50. Bonnet (Marguerite), op. cit., p. 330.

  51. Pierre (José), op. cit., p. 17.

  52. Décaudin (Michel), « Autour du premier manifeste », dans Surréalisme/Surréalisme,  Quaderni del novecento francese 2, Roma, Buizoni - Paris, Nizet, 1974, pp. 29-74. On se reportera à cet excellent article pour un exposé détaillé de la controverse Breton Goll.

  53. Cité par Décaudin (Michel), op. cit., p. 39.

  54. Rappelons brièvement les faits : au lendemain de la mort de France, tandis que l’on sanctionne par des funérailles nationales son prestige littéraire, les surréalistes publient un pamphlet d’une rare violence, Un cadavre, dont l’impact scandaleux doit son efficacité à la transgression de plusieurs tabous : tabou de la mort (elle doit inspirer le respect et calmer les polémiques), attaque virulente d’un écrivain fêté, contestation de l’institution dans son mécanisme de consécration (conservation), insulte à la nation entière (le nom même de France a déterminé à la fois la grandiloquence des honneurs à lui rendus par la nation et le mépris forcé des surréalistes).

  55. « Selon le schéma de base, les écrivains d’une génération nouvelle émergeant dans le champ littéraire se groupent autour d’un leader qui, doté d’une autorité particulière, assure dans un manifeste, le lancement de l’école. » (Dubois (Jacques), op. cit., p. 89.)

  56. « C’est de très mauvaise foi qu’on nous contesterait le droit d’employer le mot SURRÉALISME dans le sens très particulier où nous l’entendons, car il est clair qu’avant nous ce mot n’avait pas fait fortune. Je le définis une fois pour toutes [...] » (Breton (André), Manifestesop. cit., p. 37.)

  57. Breton (André), Manifestesop. cit., p. 46.

  58. Gide avait refusé de s’associer à l’entreprise du Congrès de Paris, où, disait-il, on voulait apprendre à faire des œuvres d’art en série.


Pour citer cet article :

Jean-Pierre Bertrand, Jacques Dubois et Pascal Durand, « Approche institutionnelle du premier surréalisme (1919-1924) (avec Jean-Pierre Bertrand et Pascal Durand) », Sociologie, institution, fiction. Textes rassemblés par Jean-Pierre Bertrand et Anthony Glinoer, site des ressources Socius, URL : http://ressources-socius.info/index.php/lexique/28-reeditions-de-livres/sociologie-institution-fiction-textes/208-approche-institutionnelle-du-premier-surrealisme-1919-1924-avec-jean-pierre-bertrand-et-pascal-durand, page consultée le 20 avril 2024.

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