Première publication dans Sociocriticism, vol. 1, no 2, 1985, pp. 25-29.

 

Le courant sociocritique a fait de l’idéologie sa catégorie centrale et la médiation majeure entre sphère littéraire et formation sociale. Il a de la sorte inscrit l’analyse dans une problématique féconde comme en témoignent les nombreux travaux qu’il a suscités. Certes, le concept d’idéologie ne semble plus avoir aujourd’hui la même séduction ni la même pertinence que naguère. Mais sa présence plus discrète dans les débats s’explique par une évolution assez classique. D’une part, l’analyse s’est diversifiée en des méthodologies qui font leur chemin séparément ; de l’autre, ce qu’avait de massif et de provocant le concept premier s’est retraduit dans des notions moins éclatantes mais mieux fondées telles que discours, sociolecte ou intertextualité, avec le secours des techniques sémiologiques. Il reste que l’analyse idéologique (et la sociocritique) a toujours été plus ou moins décentrée par un décalage ou un déséquilibre entre pratique des textes et connaissance du social. On décrivait finement la texture idéologique mais on se montrait beaucoup plus incertain lorsqu’il s’agissait de la rapporter à des conditions de production extralittéraires et, par exemple, à des rapports de classes. Il est vrai que les tenants de la méthode ont les études littéraires pour formation et lieu d’origine.

En réponse à ce décalage a pris naissance un autre courant qui a orienté ses investigations vers les structures de production plus que vers la production même et qui a retenu comme site de la médiation « l’institution littéraire » (terme que je ne retiens qu’à titre provisoire puisque l’objet de cette note est de le discuter). Une analyse de l’institution est donc apparue à côté de l’analyse des idéologies. Sont-elles concurrentes ? Encore que ce qui les articule l’une à l’autre demeure mal précisé, je les verrais plutôt comme complémentaires. Elles ont leur commune origine dans la notion d’appareil idéologique : passant de l’une à l’autre, on ne fait que changer de versant.

En fait, l’analyse d’institution vient combler un vide, en opérant sur un niveau de la structure qu’avait négligé la sociologie des pratiques littéraires. Partons d’une représentation assez classique de la totalité sociale qui distingue l’instance socio-économique (catégorie principale : les classes), l’instance juridico-politique (les appareils), l’instance idéologique (les discours). Elle permet de constater que l’analyse sociologique a rapporté les productions littéraires au premier et au troisième de ces niveaux mais a manqué largement le deuxième. Autrement dit, l’ensemble appelé littérature n’a pas été interrogé en tant que juridiction, organisation et lieu de pouvoir. Et c’est pourtant cette instance qui lui confère définition et légitimité.

Pour l’analyse d’institution, la littérature fonctionne comme système normalisé au sein de la formation sociale ; ses agents producteurs (les écrivains) et ses productions (les œuvres ou textes) sont désignés par l’arbitraire (relatif) qui fonde le système et déterminés par l’autonomie (relative) qui le délimite et le spécifie. Ainsi se dégage une médiation qui, ne serait-ce que par sa dominante matérielle, est bien distincte de l’idéologie mais sans pour autant s’en détacher puisque l’occultation du système et de son arbitraire est l’effet idéologique premier lié à la représentation de la littérature. La dénégation de cette dernière en tant qu’institution est si vive et si tenace qu’elle a été et est encore partagée par les sociologies. Mais il est vrai aussi que l’on a affaire à une institution « pas comme les autres », dont les traits définitoires sont largement paradoxaux. C’est ce que fera ressortir la comparaison qui suit.

Cette analyse se constitue au point de rencontre de plusieurs démarches. On ne peut donc en attendre qu’elle soit pleinement unifiée et l’on ne s’étonnera pas de voir que l’objet qu’elle tente de construire soit, en fonction de la cohérence de chaque théorie, désigné par des termes différents. La présente note entend simplement relever les trois termes qui ont ainsi prévalu jusqu’ici et comparer les concepts qu’ils recouvrent en les détachant partiellement des théories dont ils relèvent. Exercice sans prétention et qui vise plus à clarifier des usages qu’à souligner ou à accentuer des concurrences. Le propos n’est donc pas d’accorder privilège à un concept aux dépens des autres mais de faire ressortir, pour chacun et à la faveur du jeu comparatif, des implications et des options.

Le mode d’analyse qui nous occupe s’ébauche sans doute avec la théorie des appareils idéologiques élaborée par Louis Althusser1. Cette théorie conduit Renée Balibar à montrer que la domination de l’appareil scolaire sur les superstructures (dans le mode de production capitaliste et en régime démocratique) s’exerce notamment sur les pratiques littéraires jusqu’à faire de la littérature une dépendance, une « succursale » de l’École. Par ailleurs, Pierre Bourdieu et son école développent un modèle d’interprétation s’appliquant au domaine culturel dans son ensemble et en particulier au « marché des biens symboliques », donc à la littérature.

La notion de champ apparaît ici au premier plan pour désigner les configurations plus ou moins autonomes qui se recoupent à l’intérieur du grand ensemble. Enfin, dans le prolongement de ce modèle et en essayant de l’adapter à certains acquis des études littéraires – comme la théorie des écritures –, j’ai proposé le terme d’institution pour rendre compte des normes, instances et formes organisationnelles qui structurent et « régulent » l’activité littéraire, et la notion comme le mot ont trouvé écho dans d’autres analyses.

Reprenons chacun des termes ainsi en présence avant de nous livrer aux réflexions rapides que leur comparaison appelle.

La notion d’appareil a son site dans la théorie marxiste. Elle renvoie au découpage de la société moderne en organismes spécialisés qui, de façon immédiate ou médiate, permettent à l’État (et à la classe dominante) d’exercer son pouvoir soit sous forme répressive soit par inculcation idéologique. Dans cet usage, « appareil » met à la fois en évidence les idées de contrôle fonctionnel et de reproduction d’une part, d’organisme administratif (avec corps d’agents, base matérielle, etc.) de l’autre. Dans une telle conception, la pratique littéraire est assez naturellement rapportée à l’enseignement, aux instances académiques, etc.

Champ a de bien autres connotations qu’appareil. Extérieurement, c’est un terme moins « engagé », une notion en creux. Il désigne avant tout un système de positions rendu autonome par la cohérence d’une logique. Il privilégie donc la structure aux dépens de l’histoire. Cependant sa conception de la structure est largement dynamique puisque le champ est champ de luttes et d’antagonismes. De surcroît, la théorie prévoit de réintroduire la détermination historique en faisant place à l’interaction entre les champs et en tenant la structure autonome pour une médiation des rapports socio-économiques.

Dernier venu, le terme d’institution correspond à la reprise d’une des plus anciennes notions de la sociologie générale. Au point qu’on peut lui reprocher d’emblée son usure et son caractère laxiste. Toutefois, à dénommer un ensemble de pratiques sociales dont le caractère institué a toujours été refusé, il retrouve une vigueur et une vertu critique. Par évocation, la notion met en évidence le caractère normatif et légitimant du système. Même si c’est de façon problématique, elle aligne la littérature sur la série des institutions modernes que l’on connaît en soulignant leur dimension juridique commune.

Ces indications rapides font apparaître, en première approximation, que l’institution fonctionne à plusieurs égards comme terme de compromis entre les deux autres. Ce qu’il offre de lâche dans sa représentation semble compensé par l’articulation qu’il permet de ménager entre autonomie et contrôle ou pouvoir et, par-delà, entre structure et histoire.

Surtout, sa position est médiane en regard du degré d’organisation que chacune des notions implique. L’idée de champ préserve clairement ce qui, dans la sphère littéraire, demeure à l’état inorganisé, non unifié, non contrôlé – et qui n’est pas peu. Il existe un ordre des médecins et non des écrivains comme il existe des ministères de la justice et non de la littérature. En revanche, à dire qu’un système des lettres s’est institué en France au xixe siècle, on se donne la possibilité de pointer un réseau organisationnel qui, pour fragmentaire et symbolique qu’il soit, possède une réelle efficience. En somme, l’institution fait découvrir l’appareil sous le champ.

Essentielle est également la part que réserve chacune des notions à l’idée de tension ou de conflit social. Le caractère réducteur de l’image d’appareil ressort ici. La conception voulant que la littérature soit au service d’une domination centrale et extérieure à elle escamote, par une sorte de neutralisation, tout le problème des rivalités d’écrivains, des luttes de pouvoir entre écoles. De son côté, l’optique institutionnelle risque de gommer cet aspect et de neutraliser par avance tout antagonisme à travers l’aura consensuel qu’elle dégage2. On notera pourtant que la pensée de l’institution sait se faire dialectique là où elle met en avant les rapports polémiques de l’institué et de l’instituant, ce qui, pour la littérature, est une façon de souligner le conflit central entre orthodoxie et hétérodoxie. Mais, cela dit, il faut admettre que cette même pensée est plus sensible à la connivence qui régit la république des lettres et qui n’est peut-être pas moins « redoutable » que les conflits qui l’agitent. Il reste que, par son insistance sur les luttes symboliques, la théorie des champs a mis au jour l’un des mécanismes décisifs de la reproduction du système littéraire dans l’histoire.

Enfin, on peut interroger les trois concepts sur la façon dont ils prévoient d’articuler l’ensemble appelé littérature à d’autres systèmes, contigus notamment. Ce qui nous ramène en partie à la question du lieu de pouvoir. Dans sa pureté, l’analyse des appareils retient une construction très emboîtée, toute axée sur l’imposition idéologique et le pouvoir d’État et placée dans leur dépendance. À quoi la théorie des champs répond par un modèle beaucoup plus flexible qui joue sur des intersections floues : le champ littéraire empiète sur le champ intellectuel qui lui-même relève du champ politique, etc. L’écueil de cette solution élégante est qu’au plan méthodologique aucun critère net ne permet d’arrêter la prolifération des champs que l’on distingue. C’est ici surtout que la position intermédiaire du concept d’institution peut s’avérer opératoire. Il est vrai que le corps des pratiques littéraires n’accède qu’à un degré d’organisation et de codification relativement bas. On peut même prétendre qu’il est plutôt constitué d’un agrégat de « segments » institutionnels (l’édition, l’enseignement littéraire, les académies, la critique médiatique, etc.). Mais il demeure qu’au plan pratique comme au plan théorique il n’est ni une nébuleuse mal délimitée (ce que serait davantage le champ intellectuel) ni un ensemble régional ou subalterne (comme la bande dessinée). En somme, on ne peut guère récuser son accès à un seuil suffisant d’autonomie et de spécificité. Il reviendra cependant à l’analyse, qu’elle se réfère aux champs, aux appareils ou aux institutions, d’interroger de plus près ces notions de seuil et de limites.


Notes

  1. Bien entendu, des éléments d’analyse institutionnelle sont repérables dans des travaux antérieurs tels que ceux de l’École de Francfort, de Sartre, de la sociologie empiriste des enquêtes sur la lecture et l’édition, etc.

  2. Voir à ce sujet la remarque que fait Pierre Bourdieu dans la note 2 de « Le champ littéraire. Préalables critiques et principes de méthode », Lendemain, no 36, 1984, pp. 3-20.


Pour citer cet article :

Jacques Dubois, « Champ, appareil ou institution ? », Sociologie, institution, fiction. Textes rassemblés par Jean-Pierre Bertrand et Anthony Glinoer, site des ressources Socius, URL : http://ressources-socius.info/index.php/lexique/28-reeditions-de-livres/sociologie-institution-fiction-textes/209-champ-appareil-ou-institution, page consultée le 20 avril 2024.

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