Première publication dans le Bulletin d’informations proustiennes, no 42, 2012, pp. 109-112.

 

Dans la Recherche du temps perdu, la relation entre discours narratif et discours essayiste se développe selon un principe de complémentarité assez logique, voulant par exemple que le second propose le commentaire des actes posés par le premier. Mais, par-delà le jeu de soutien réciproque, la même relation joue également comme tension ou concurrence à l’intérieur du texte. Dès lors, entre les deux discours, c’est à qui prendra le pas sur l’autre, exercera sur lui sa domination tout au moins temporaire. Sans doute sommes-nous dans un roman et la narration demeure-t-elle la force structurante : tout ce qu’accomplit le héros pour aboutir à son but ultime (aimer et être aimé, atteindre à la vérité, devenir écrivain...) procède d’un enchaînement logique alors que le commentaire peut sembler moins orienté. Pourtant, il arrive que les propos réflexifs connaissent une expansion victorieuse et compromettent cette direction narrative. Tel est le fait, par exemple, de certaines digressions caractéristiques.

Un beau cas d’expansion essayiste est représenté par Sodome et Gomorrhe I, cette section d’une trentaine de pages qui se partage en deux séquences de longueurs presque égales : quinze pages environ pour la scène d’approche amoureuse fortement narrativisée qui réunit Charlus et Jupien, et quinze autres pour des réflexions soutenues sur « la race des tantes ». Concurrence en acte et qui laisse ce choix au lecteur : soit le dernier percevra la partie théorisante comme simple habillage du morceau de bravoure initial, soit il la tiendra pour un exposé méthodique que la même scène n’a fait qu’introduire. Mais les choses s’équilibrent si bien qu’il n’y a pas lieu de trancher.

 

La fiction (hypothétique) dans l’essai

Un élément fait cependant pencher la balance du côté de la prépondérance du commentaire. Et, de façon paradoxale, il survient au moment où, dans le développement essayiste, une forme narrative fait retour. On pourrait dire qu’à cet endroit le narrateur proustien reconnaît que le scénario qu’il développe se trouve être, tout comme la scène Charlus-Jupien, un surgeon de l’exposé réflexif qu’il a entrepris de faire. Ce que manifeste encore la tonalité réservée à cette parenthèse narrative faisant deux pages environ. Car la théorie, à ce moment, plus que de s’illustrer d’exemples, donne l’impression de se fictionnaliser comme telle et sans solution de continuité. Ce qui, on va le voir, produit une forme hybride ou mixte. En texte, cette forme apparaît là où le commentateur essayiste éprouve le besoin d’imager la solitude des « homosexuels » en épinglant le cas de ceux qui sont contraints de se retirer à la campagne. Soit, des deux pages, ce court extrait :

« Alors le solitaire languit seul. Il n’a d’autre plaisir que d’aller à la station de bains de mer voisine demander un renseignement à un certain employé de chemin de fer. Mais celui-ci a reçu de l’avancement, est nommé à l’autre bout de la France ; le solitaire ne pourra plus aller lui demander l’heure des trains, le prix des premières, et avant de rentrer rêver dans sa tour, comme Grisélidis, il s’attarde sur la plage »1.

Fait remarquable, la personne évoquée dans ces lignes n’a ni nom ni statut social ; elle apparaît en personnage hypothétique, en épure narrative, dont la seule fonction est de faire comprendre une conception plus générale. L’emploi de verbes mis à un présent indéfini va particulièrement en ce sens. C’est bien le théoricien qui nous dit : supposons un inverti vivant seul à la campagne et imaginons qu’il fasse ceci, cela et encore cela. Ce théoricien-narrateur va cependant amender l’effet de distance ainsi établi en spécifiant fortement les actes du personnage et en les dotant d’un caractère saugrenu. Mais cette note d’humour ne fait que déréaliser davantage encore l’intrusion narrative : nous sommes dans un récit qui, en renfort de la théorie, affiche malicieusement son côté inventé ou fabriqué. Tout cela converge vers l’hybridité du passage. De l’essai à la fiction, qui tendent à ne plus faire qu’un, nous glissons sans heurt. Et l’humour intervient comme garantie de cet effet fusionnel, où la fiction se fait théorique.

 

La fiction à l’essai

Proches du personnage hypothétique dont il vient d’être question apparaissent dans le récit proustien des figures de transit – des figurants ? –, dont le narrateur dessine un portrait impromptu et tel que tout un destin s’y résume. Si l’on veut, elles font encore office d’exemples, mais exemples de quoi ? En fait, sans appui théorique manifeste, les portraits qui leur correspondent engendrent comme de l’intérieur le propos réflexif qu’ils illustrent. Ce qui donne, à chaque fois et dans le continu de la narration, une petite capsule textuelle de ton souvent malicieux et de nécessité relative. Soit ce portrait d’un ami de Mme de Cambremer qui, chirurgien ou avocat à la retraite (on ne sait trop), collectionne les tableaux du peintre Le Sidaner :

« C’était un de ces hommes à qui leur expérience professionnelle consommée fait un peu mépriser leur profession et qui disent par exemple : “Je sais que je plaide bien, aussi cela ne m’amuse plus de plaider”, ou : “Cela ne m’intéresse plus d’opérer ; je sais que j’opère bien”. Intelligents, artistes, ils voient autour de leur maturité, fortement rentée par le succès, briller cette “intelligence”, cette nature d’“artiste” que leurs confrères leur reconnaissent et qui leur confère un à-peu-près de goût et de discernement. Ils se prennent de passion pour la peinture non d’un grand artiste, mais d’un artiste cependant très distingué, et à l’achat des œuvres duquel ils emploient les gros revenus que leur procure leur carrière. Le Sidaner était l’artiste élu par l’ami des Cambremer, lequel était du reste très agréable. Il parlait bien des livres, mais non de ceux des vrais maîtres, de ceux qui se sont maîtrisés. Le seul défaut gênant qu’offrît cet amateur était qu’il employait certaines expressions toutes faites d’une façon constante, par exemple : “en majeure partie”, ce qui donnait à ce dont il voulait parler quelque chose d’important et d’incomplet »2.

Certes, le personnage en cause est présent à la scène telle qu’elle se déroule sur la digue de Balbec. Il n’en garde pas moins quelque chose d’hypothétique, à n’avoir pas de nom, à hésiter entre deux statuts et à se voir conférer la valeur de type : « C’était un de ces hommes [...] qui disent par exemple, etc. », – où le « par exemple » a toute sa portée. De plus, les activités qui lui sont attribuées en un saisissant raccourci (collectionner, lire, converser) dénotent toutes une gaucherie d’ensemble, qui rend sensible le caractère démonstratif du portrait – on penserait facilement à La Bruyère. S’y dessine une sociologie à l’emporte-pièce, qui analyse les conditions d’un semi-ratage général : exceller dans un domaine, dit le texte, ne garantit pas que l’on réussira aussi bien dans d’autres et que se produira, au-delà des prétentions, le transfert de compétence espéré.

De nouveau, nous voilà en présence d’une petite fiction théorique. Son caractère hybride est sensible à simple lecture. Le collectionneur est certes « dans l’action » en tant que présenté à Marcel par la vieille Cambremer. Mais on sent qu’il n’a pas d’autre hâte que de s’isoler textuellement pour apparaître en manifestation d’un modèle ou d’un cas. En fait, bien que présent en un lieu, il joue ses rôles sur une autre scène, celle de sa vie. La multiplication de ses actes ratés dénote un caractère hypothétique que l’on rapprochera facilement de ceux de l’homosexuel et de leur présent intemporel.

 

La fiction (comparée) comme essai

On peut encore étendre la notion de fiction théorique à une forme commune et dont le narrateur proustien use abondamment. Il s’agit de tous ces cas où le narrateur rapporte le comportement d’un personnage ou la situation dans laquelle ce personnage se trouve à des équivalents extérieurs à la fiction. Rien d’autre là que la banale comparaison, où le comparant est censé faire comprendre le comparé et lui donner toute sa portée. Mais le narrateur proustien aime à conférer à cette forme rhétorique l’allure d’une saynète amusante, voire caustique. Dès lors s’y retrouvent des éléments du cas précédent, même si le scénario se réduit à une esquisse ou à un instantané. Certes, l’esprit essayiste n’y est qu’à peine indiqué mais il est bien là, se logeant à l’intersection entre comparé et comparant, et si bien que l’on peut tenir leur relation pour réversible : les deux termes se donnent à lire dans la réciprocité. Le tout débouche sur une manière de leçon.

Soit ces deux exemples empruntés à la grande scène de la soirée chez le prince de Guermantes, toujours dans Sodome et Gomorrhe :

« Je sentais qu’elle [Mme de Vaugoubert] me considérait avec intérêt et curiosité comme un de ces jeunes hommes qui plaisaient à M. de Vaugoubert et qu’elle aurait tant voulu être, maintenant que son mari vieillissant préférait la jeunesse. Elle me regardait avec l’attention de ces personnes de province qui dans un catalogue de magasin de nouveautés copient la robe tailleur si seyante à la jolie personne dessinée (en réalité, la même à toutes les pages, mais multipliée illusoirement en créatures différentes grâce à la différence des poses et à la variété des toilettes) »3.

« Mais, pour les grandes soirées, comme elle [Oriane de Guermantes] avait trop de bonjours à dire, elle trouvait qu’il eût été fatigant, après chacun d’eux, d’éteindre à chaque fois la lumière [de ses yeux]. Tel un gourmet de littérature, allant au théâtre voir une nouveauté d’un des maîtres de la scène, témoigne sa certitude de ne pas passer une mauvaise soirée, en ayant déjà, tandis qu’il remet ses affaires à l’ouvreuse, sa lèvre ajustée pour un sourire sagace, son regard avivé pour une approbation malicieuse ; ainsi c’était dès son arrivée que la duchesse allumait pour toute la soirée »4.

Dans les deux cas, le récit joue sur l’incongruité du rapprochement. Sont convoquées des postures fugaces et singulières, auxquelles on ne s’attendrait pas qu’un narrateur sérieux s’arrête. Mais c’est précisément dans son caractère discrètement « décalé » que la comparaison puise son efficace. Dès ce moment, le narrateur se mue en théoricien qui puise en expert dans un vaste répertoire d’attitudes sociales. L’homologie qu’il souligne a d’autant plus de sens qu’elle est sélective jusqu’à l’absurde. On peut, en effet, se demander ce qu’ont de commun Mme de Vaugoubert et une bourgeoise de province rêvant sur des gravures de mode ou la duchesse de Guermantes et l’amateur de spectacles dramatiques entrant dans un théâtre. Mais justement c’est dans la ténuité du lien et de ce qui y fait rupture en matière sociale et culturelle que la comparaison accède au plan théorique : toute singulière qu’elle soit, elle donne à penser.

À chaque reprise, le narrateur se livre en somme à une petite expérience de sociologie en vase clos. Et c’est peut-être l’endroit d’évoquer une pratique attribuée à Swann dans un autre volume de la Recherche. On voit le personnage s’y livrer à des essais de « sociologie amusante » (l’expression est de Proust) : « il goûtait un divertissement assez vulgaire à faire comme des bouquets sociaux, en groupant des éléments hétérogènes, en réunissant des personnes prises ici et là »5. Et cela reviendra par exemple à mettre ensemble les Cottard et la duchesse de Vendôme. Dans les exemples ici commentés, c’est l’écriture même qui « met ensemble » des personnalités disparates. Proust nous dit par là que l’on ne saisit bien une posture sociale ou culturelle qu’en la confrontant à une autre toute différente en apparence.

Cette revue rapide de trois formes apparentées n’exclut pas que la combinaison chez Proust de l’essai et du récit connaisse d’autres avatars. Reste que les formes retenues ici tendent toutes trois vers une disposition narrative que la notion de fiction théorique cerne de façon assez évocatrice, même si elle peut sembler ambiguë. Il y va, comme l’ont montré quelques exemples, d’une collaboration générique fructueuse sur fond de tension entre le fictionnel et l’essayiste. Cette collaboration ouvre à une hybridité très moderne dans son principe et qui annonce d’autres expérimentations. Elle reconduit l’idée selon laquelle Marcel Proust aime à brouiller à même son écriture frontières et limites. Par ailleurs, soulignant ce qu’a de paradoxal l’expression de « fiction théorique », elle suggère que l’essayisme proustien ne va jamais sans une part d’humour relativiste. C’est dans la mesure où l’amateur de Le Sidaner prête à sourire que la fiction qu’il est contient toute une « morale ».


Notes

  1. Proust (Marcel), Sodome et Gomorrhe, éd. Antoine Compagnon, Paris, Gallimard, « Folio », 1991, p. 27.

  2. Ibid., pp. 201-202.

  3. Ibid., p. 47.

  4. Ibid., p. 61.

  5. Proust (Marcel), À l’ombre des jeunes filles en fleurs, éd. Pierre-Louis Rey, Paris, Gallimard, « Folio », 2011, p. 92.


Pour citer cet article :

Jacques Dubois, « Petits éléments de fiction théorique », Sociologie, institution, fiction. Textes rassemblés par Jean-Pierre Bertrand et Anthony Glinoer, site des ressources Socius, URL : http://ressources-socius.info/index.php/lexique/28-reeditions-de-livres/sociologie-institution-fiction-textes/216-petits-elements-de-fiction-theorique, page consultée le 20 avril 2024.

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