V. Entre-deux-guerres et première école de Francfort

Un certain nombre de théoriciens, venus de cultures et de traditions diverses dans les années de l’entre-deux-guerres ont cherché à repenser le fait littéraire dans ses liaisons multiples avec les autres productions culturelles, avec les conditions sociales qui forment des « publics », des goûts, des attentes, sans pour autant se limiter à une sociologie empirique et systématique de la diffusion de littérature, visant le niveau d’une réflexion fondamentale sur la nature de l’esthétique, mais abordant les questions de façon moins spéculative et doctrinaire que leurs prédécesseurs. En Angleterre, Queenie D. Leavis, qui sera le « père » de la critique sociologisante britannique, publie Fiction and the Reading Public. En Allemagne à la même époque, Levin L. Schucking, contemporain des premières publications de Löwenthal et de Walter Benjamin, formule sa Soziologie der literarischen Geschmacksbildung (Sociologie de l’apprentissage du goût littéraire, 1923), type d’approche centrée sur la réception, qui se prolongera dans nombre de travaux ultérieurs, notamment ceux, plus récents, de Galvano della Volpe (Storia del gusto, 1971).

Le militant et philosophe marxiste italien Antonio Gramsci (1891-1937) élabore dans les prisons de Mussolini une théorie de la culture et de l’hégémonie culturelle. Cette théorie, fragmentaire, s’exprime dans ses cahiers de prisons, Quaderni dal carcere, qui seront publiés après sa mort (voir l’édition critique : 1975, et comme anthologie des parties littéraires, consulter Letteratura e vita nazionale).

C’est la défaite de la révolution et du socialisme en Italie et la prise de pouvoir fasciste qui fixent la destinée (et la mort prématurée) de Gramsci et forment le point de départ d’une réflexion sur l’hégémonie. Influencé au départ par les philosophes de l’« historicisme absolu » italien, en particulier par Benedetto Croce, Gramsci conduit sa réflexion en partant de la défaite des révolutionnaires italiens à la fin de la Première Guerre mondiale. Au-delà des problèmes posé par la prise du pouvoir possible par la classe ouvrière, Gramsci s’interroge sur la façon dont une classe dominante assure sa pérennité. Il développe une théorie qui complète la conception traditionnelle de la domination politique comme moyen de l’exploitation économique avec tout ce que l’État et les classes exploiteuses ont à leur disposition comme appareils répressifs (armée, police, système judiciaire), par une théorie de l’hégémonie dans la culture. L’hégémonie, dit-il, s’oppose à la domination « comme la guerre de tranchées s’oppose à la guerre de mouvement ». Elle engendre la constitution d’un consensus culturel autour des valeurs et des intérêts de la classe dominante, mais avec divers « compromis » et variantes nécessitées pour stabiliser ce consensus et y rallier les classes intermédiaires et populaires. Les « intellectuels » jouent un rôle fondamental dans ce processus car ce sont eux qui établissent une alliance soit avec les classes exploiteuses soit avec les couches populaires dans le cas des intellectuels révolutionnaires. Ces « intellectuels organiques » dans le second cas luttent contre les vieilles valeurs d’une part et diffusent dans l’ensemble du corps social et de sa culture le nouveau discours révolutionnaire.

Si on veut constituer un nouveau « bloc historique », ce « ciment » constitué par la production des intellectuels et des littérateurs est décisif. De là l’accent mis aussi bien sur les productions littéraires élitistes et sur la vulgarisation scientifique que sur la littérature non- canonique effectivement lue et appréciée par le peuple. Le « bloc historique » révolutionnaire doit faire émerger une littérature « nationale-populaire » qui lui donnera cohésion et qui lui permettra de s’installer en position hégémonique avant même la prise de pouvoir. Pour notre présent propos, ce n’est pas cette visée de réévaluation des stratégies révolutionnaires qui nous concerne, mais trois points qui modifient profondément la façon de poser les problèmes d’une sociologie de la littérature. Gramsci, comme on le voit, n’isole pas la littérature de l’ensemble des productions symboliques d’une société et des fonctions qu’elles remplissent. Elle en est un maillon qui s’articule à tous les autres. Il n’y a pas chez lui d’utilisation mécanique de la notion de vision du monde d’une classe donnée, mais un effort d’élaborer des médiations. « Bloc historique », « intellectuel organique », « hégémonie » : autant d’éléments dans l’élaboration d’une telle théorie des médiations, incomplète certes mais fondamentale. Gramsci pose enfin de façon neuve le problème des fonctions nationales de la littérature et sans doute hérite-t-il ici d’une méditation collective de tous les penseurs italiens affrontés au caractère tardif et incomplet de l’unification et de la modernisation de leur pays.

Dans le groupe d’intellectuels allemands qui s’organise à partir de 1923 en un Institut für Sozialforschung à Francfort, nous ne retiendrons que les principaux chercheurs qui ont étudié la littérature et l’esthétique ; nous ne pouvons reconstituer ici le cadre problématique de la kritische Theorie dont les thèmes fondamentaux se retrouvent d’ailleurs appliqués à diverses réflexions sur l’art authentique et sur l’industrie culturelle.

Léo Löwenthal esquisse dès 1928-31 dans le cadre des Studien sur la famille et l’autorité, une sociologie de la littérature alimentée par sa vaste connaissance du XIXe siècle allemand et européen. (On en trouve l’expression dans Erzahlkunst und Gesellschaft, publié en 1971.) Löwenthal cherche à dépasser à la fois le mécanicisme d’un Franz Mehring et le formalisme du New Criticism : l’art ne peut se réduire à être un reflet d’une part ni être isolé du social de l’autre. Tirant à la fois son inspiration de Dilthey et de Freud, il cherche une compréhension de l’intention artistique, il cherche à mettre en lumière des formes littéraires et des motifs récurrents qui rendent compte, au-delà des contextes immédiats et des déterminations sociales, d’un but partiellement inconscient de l’artiste. En plus d’une recherche de médiations, Löwenthal est un pionnier dans son interrogation sur la réception des grands textes. Par exemple, il se demande pourquoi la petite bourgeoisie allemande des années trente aime tant Dostoïevski. C’est peut-être parce qu’elle trouve à y lire une sorte de pensée völkisch, une transcendance nationaliste, sans parler des consolations mythiques que cette lecture peut apporter. Löwenthal montre par cet exemple que la sociologie littéraire ne peut se borner à interroger un sens immanent et permanent des œuvres, même si elle reconnaît pleinement au texte des déterminations sociales de production. Il y a des usages sociaux, des conjonctures ultérieures qui orientent et organisent un type de lecture. Löwenthal développe aux États-Unis, après la guerre, sa sociologie dans deux ouvrages notamment, Literature and the Image of Man (1957) et Literature, Popular Culture, and Society (1961).

Theodor W. Adorno (1903-1969) apparaît d’abord comme un musicologue ou un sociologue de la musique. Ses articles d’avant 1933 portent surtout sur Schönberg, l’atonalité, Berg, Webern, Stravinski (dont il condamne une certaine inspiration qu’il relie à l’idéologie fasciste) et puis le jazz qu’il découvre dans les années trente en Angleterre et qu’il abhorre. Ses réflexions sur la musique sont sous-tendues par une vision des choses qu’il va maintenir tout au long de son œuvre. Il y a d’une part l’art authentique : contre Lukács, celui-ci ne représente ni ne doit refléter le réel social aliéné, il est un moyen de préserver la nostalgie humaine, de maintenir un espace pour une sensibilité émancipée, une transcendance créatrice et critique, comme négation de la norme, de la stéréotypie, de l’« aliénation ». Cet art est représenté à son époque par les œuvres modernistes, en musique, en peinture et dans les lettres. Sa réflexion va donc tout à fait à l’encontre de l’esthétique lukácsienne.

Refoulant cet art authentique et de plus en plus soumis à l’axiomatique du marché capitaliste, on trouve les productions de la Kulturindustrie – l’industrie culturelle – de la culture de masse dont le lieu d’élection est l’Amérique du Nord, totalement imprégnée de l’ethos mercantile : public conditionné par le produit même, esthétique du prévisible et de la réitération, logique du plaisir immédiat, superficiel et indéfiniment relançable, désémantisation de la production, absence voulue de problématicité. C’est dans ces termes qu’Adorno étudie le jazz, puis la musique du disque et de la radio dans le « Princeton Radio Project » avec Lazarsfeld (1938).

Walter Benjamin (1892-1940), un des penseurs les plus importants et les plus complexes de ce siècle, lié tout au long de sa vie de chercheur à l’École de Francfort mais non sans conflits et rapports difficiles avec ses collègues, a laissé une œuvre dont la plus grande partie n’a été publiée qu’après la guerre et dont l’ensemble des inédits n’a été disponible chez l’éditeur Rowohlt que récemment. Benjamin emprunte beaucoup à la pensée d’Adorno à qui il était lié, comme il l’était avec Bertold Brecht dans les années précédant son exil à Paris. Comme Adorno, il est terrifié par la « marchandisation » ou mercantilisation (en anglais on dit commodification) de la société en général et particulièrement de la production esthétique et fictionnelle de masse qui s’adresse à des individus instrumentalisés et vise à renforcer leur conformité au système. C’est essentiellement ce que dira également Herbert Marcuse, autre philosophe de Francfort devenu maître à penser des étudiants américains de 1968.

Réfléchissant sur les conditions de réception de l’œuvre d’art « à l’époque de sa reproduction mécanisée », Walter Benjamin oppose l’aura qui entoure l’œuvre unique perçue dans une expérience authentique au produit artistique démultiplié par les moyens modernes de reproduction, de la lithographie au disque. De la même façon, cette hostilité au « reproductible » l’amènera à aborder de façon radicalement critique la presse (par exemple le fait-divers de sang-à-la-une) comme « immer wieder gleich », l’éternel retour du même, c’est-à-dire comme du sensationnalisme pétrifié où la mort devient un objet de consommation. Il y a cependant chez Benjamin une véritable problématique socio-historique de l’invention littéraire. Dans son inachevé Passagenwerk et dans le fragment composé Baudelaire, ein Lyriker im Zeitalter des Hochkapitalismus (publié en 1969), il montre que le poète des Fleurs du Mal exprime (et non pas représente) la singularité même de l’effet du capitalisme moderne sur la sociabilité, les mœurs et les formes de la sensibilité (l’expérience de la ville moderne, la flânerie, les passages, l’amour vénal…) Ainsi pour la première fois, c’est une herméneutique du texte poétique qui semble convoquer une étude des conditions historiques de la modernité, sans que ces conditions ne « déterminent » un sens textuel qui soit déjà là et évidemment intelligible. C’est que Walter Benjamin relève d’une autre tradition encore que celle du marxisme, celle de la cabale, des bribes de judaïsme qu’il connaissait, jointes à une sorte de messianisme qu’il se constitue pour son propre compte. Ceci l’amène à mettre au premier plan une conception du texte comme énigme à déchiffrer selon une herméneutique sans mode d’emploi connu. C’est cette perspective qui, sans doute, explique le mieux le vif intérêt que sa pensée suscite de nos jours8.

VI. De la révolution bolchévique à Mikhaïl Bakhtine

Dans la Russie post-révolutionnaire, des polémiques acharnées et interminables opposent des militants bolcheviks, disciples de Plekhanov ou de Lénine, cherchant une esthétique révolutionnaire et « conforme aux besoins des masses », tout entière axée sur le contenu et l’idée (ou sur l’image comme concrétisation de l’idée) et les groupes modernistes : formalistes, futuristes, « Lef »istes. Le premier groupe n’est cependant en rien homogène : tout sépare un Voronskii d’un Fritche (qui dira sommairement que les masses n’ont pas besoin d’écrivains), un Polonskii d’un Lunarcharskii : ce dernier tout en s’efforçant de penser la complexité du phénomène littéraire ne sort jamais d’une problématique du contenu.

Tout sépare encore un Maxim Gorkii qui se fait le défenseur de la pureté de la langue et de la « lisibilité » des productions littéraires, d’un Perevertziev qui a su, étrangement, combiner un sociologisme vulgaire et une analyse très fine du texte littéraire dans ses travaux sur Gogol et Dostoïevski. Ce dernier met en avant chez un écrivain son propre système d’images qui est en réalité le « travail singulier de la voix de la classe ». Contre Freud dont il connaît les travaux, il considère l’inconscient comme un discours social, la rumeur intériorisée, qui a quelque rapport avec ce que Pierre Bourdieu de nos jours appellerait l’habitus. L’inconscient n’est pas cette instance « biologique », individuelle, qui vient des profondeurs, mais le collectif devenu individuel, le général devenu singulier. Bref, toute image est politique, puisque révélant un imaginaire social de classe.

En face, retournant les postulats de l’art comme pensée-par-images ou comme expression d’un contenu, les formalistes et spécialement Viktor Šklovskii, Vinogradov, Roman Jakobson, Iu. Tynianov et Eikhenbaum font de l’art un travail du procédé, une stylistique compositionnelle ; ils changent d’objet, leur objet de recherche n’étant plus la littérature mais la littérarité, literaturnost’. Ils vont développer un ensemble de concepts, pour élaborer une « science » du fait littéraire, une poétique qu’ils veulent scientifique : procédé (priëm), défamiliarisation, automatisation, désautomatisation, fonction, motifs et motivation, fable/sujet, singularisation, séries… Dès 1927, avec l’article de Tynianov, « O literaturnoi evoliutsii », certains formalistes tentent cependant d’élaborer une articulation entre l’intratexte et l’extratexte, entre le système littéraire et les autres « séries » culturelles en travaillant le rapport entre la fonction remplie et l’élément formel, travail qui rétablit un certain point de vue d’historicité dans l’approche formaliste : « L’existence d’un fait comme fait littéraire dépend de sa qualité différentielle » (c’est-à-dire de sa corrélation soit avec la série littéraire, soit avec une série extra-littéraire ; en d’autres termes, de sa fonction).

Entre les formalistes bientôt réduits au silence et les écoles sociologiques diverses qui contournent perpétuellement la matérialité du texte et sa particularité, le « cercle » de Bakhtine (Vitebsk, 1920 ; Leningrad, 1924-29 ; cercle qui se reconstituera vaille que vaille après l’exil de Bakhtine) va tenter une nouvelle synthèse ou redéplacer globalement les questions relatives au fait littéraire, à sa genèse et à ses rapports et médiations.

Du point de vue où nous étudions la critique moderne, l’œuvre de Bakhtine et de son cercle, son Dostoevskii, son Rabelais, ses études dispersées et les écrits signés par Valentin Vološinov et par Pavel Medvedev, mais largement ou presque entièrement rédigés par Bakhtine, apportent une problématique originale de l’intertextualité et un ensemble de notions qui permettent de penser à la fois les déterminations sociales du texte et son fonctionnement textuel particulier. Il en est ainsi du « dialogisme », de la « polyphonie » ou du « carnavalesque ». Bakhtine est aussi soucieux de mettre en place une problématique de l’« hétéroglossie » du texte littéraire en examinant soigneusement – au-delà même de la polyphonie comme principe esthétique – l’ensemble des écarts qui structurent le texte romanesque : l’hétéroglossie comme pluralité des langues, l’hétérophonie comme pluralité des voix et l’hétérologie comme diversité des registres sociaux. Du discours oral rapporté au texte romanesque, des cultures populaires aux cultures savantes, Bakhtine cherche à réconcilier les approches formelle et sociologique, sans pour autant en systématiser une synthèse. Si la critique bakhtinienne du formalisme consiste à rejeter la vaine opposition forme/contenu en rappelant que la forme elle-même, sémantisée, est sociale et que le texte littéraire s’inscrit dans la sphère des langages sociaux, qu’il est inséparable de l’interdiscours dans lequel il opère, Bakhtine perçoit aussi fortement que le littéraire n’est pas réductible à l’ensemble de ses déterminations sociales, encore moins économiques.

Si la sorte de question traditionnelle des critiques marxistes avant lui (et souvent plus tard) était de proposer des réponses à des « pourquoi », – pourquoi tel auteur a-t-il écrit telle œuvre, à tel moment, pourquoi tel genre est-il devenu prédominant et selon quelle axiomatique liée à quelles déterminations extérieures? – Bakhtine, tout en conservant cette sorte d’interrogation, s’interroge surtout sur les « comment », – comment procède la composition, l’orchestration des langages, quelle est « l’architectonique » de l’œuvre, – mais il rejette l’idée que la spécificité du fait esthétique soit immanente au texte même.

Après que le stalinisme eut empêché que se poursuive le débat entre les formalistes, les plus éclairés des tenants de l’école sociologique et les bakhtiniens, on put voir Ian Mukařovský développer, à Prague, une théorie socio-sémiotique de la culture et de « l’objet esthétique » qui, sans continuer les théories de Bakhtine (qu’il a probablement ignorées), relève d’un même horizon épistémologique. Ian Mukařovský (1891-1975) tire du structuralisme linguistique saussurien, de la tradition sociologique non-marxiste (durkheimienne) et du bergsonisme une théorie de la norme et de la valeur esthétiques, engendrées par un réaménagement historique continu dans une dialectique de l’innovation, de canonisation, et de l’« objet esthétique », produit par une perception spécifique mais irréductiblement sociale qui confère au perçu son caractère esthétique.

Mukařovský, essentiellement intéressé à la médiation des structures du langage et des sémiotiques culturelles entre l’œuvre littéraire et la société, prolonge par là l’entreprise de Bakhtine et annonce les recherches qui, dans les années 1960-70, vont concevoir une « sociocritique » comme dépassant à son tour le structuralisme et le sociologisme. Mukařovský évolue vers une poétique inscrite dans une sémiotique culturelle générale qui se formule dans son Kapitel aus der Poetik (1967).

La problématique d’une sémiotique culturelle englobante et générale (ou « culturologie » selon le terme du grand sémioticien ci-devant soviétique Iurii Lotman) dans laquelle la production littéraire se trouve englobée en interaction avec le reste, va se trouver développée par d’autres chercheurs soviétiques, parmi lesquels Iurii Lotman a produit une œuvre considérable en grande partie mal connue hors de l’ex-Union soviétique, œuvre dont les perspectives de sémiotique culturelle échappent cependant à l’objet de cet exposé.

VII. La recherche d'une théorie des médiations

La plupart des critiques de l’avant-guerre dont nous venons de parler – Gramsci, Bloch, Adorno, Benjamin, Bakhtine etc. – en raison de la violence fasciste, de la répression stalinienne et du désastre de la guerre (pour ne pas évoquer les obstacles intellectuels qui s’opposaient à leur réception) ne seront véritablement connus (et notamment pris en considération par l’enseignement universitaire) en Europe et en Amérique, voire même dans leur pays d’origine, que beaucoup plus tard (dans les années soixante et soixante-dix). Il y a donc une sorte de coupure au lendemain de la guerre. Tous les grands théoriciens dont nous allons parler n’entament leur œuvre critique qu’après 1945 (certains ont été actifs cependant comme philosophes et littérateurs juste avant 1940, comme c’est le cas d’Henri Lefebvre et de Jean-Paul Sartre). Aucun de ces penseurs ne sont des « intellectuels organiques » des partis communistes (même quand ils se réclament du marxisme). Aucun non plus, – si grand que puisse être leur prestige intellectuel, dans le cas de Sartre – ne sont d’abord légitimés par le milieu universitaire « officiel ». Les critiques dont nous allons parler, allemands, français et britanniques, ont en commun non pas une méthode ou une théorie, mais une certaine visée, une certaine problématique qui est de mettre en rapport la société et la littérature par la quête systématique de médiations autant que possible pleinement explicatives. Tous mettent en rapport des modes d’expression littéraire, des genres et des classes sociales, des mentalités et des visions du monde, des contextes politiques et économiques. Mais ils le font très différemment en fonction de leurs formations, de leurs filiations culturelles et du milieu intellectuel immédiat dans lequel ils se trouvent.

Erich Auerbach, grand philologue de tradition allemande, avec Mimesis (1946) trace un historique de la forme réaliste d’Homère à Zola, combinant l’analyse stylistique et philologique à la mise en place d’un large cadre philosophico-historique permettant de montrer une évolution, des continuités et des ruptures expliquées par l’évolution sociale.

Paul Bénichou, dans Morales du Grand siècle (Paris, 1948), aborde les classiques du XVIIe siècle français, Corneille, Racine et Molière, comme les expressions littéraires contrastées de certaines valeurs éthico-civiques, reflétant elles-mêmes l’identité, les intérêts et les appétitions de classes ou groupes sociaux en conflit.

Ian Watt est l’un des premiers en Grande-Bretagne à chercher à expliquer socio- historiquement la genèse du genre dominant de l’ère bourgeoise, le roman. Avec The Rise of the Novel (1957), il explique lui aussi Daniel Defoe, Richardson et Fielding à travers une émergence de valeurs propres aux sociétés « bourgeoises » – individualisme, rationalisme, réalisme, valorisation de la vie privée – et une étude historique de la psychologie du public et de la demande culturelle, inscrivant les thèmes et formes du genre « roman » en coïntelligibilité avec l’évolution philosophique et intellectuelle de l’époque. Il inscrit par là même le texte littéraire dans l’interdiscursivité, Robinson Crusoe étant défini, en forme romanesque, comme l’expression de l’idée physiocratique.

Le premier ouvrage d’Erich Köhler sur le roman courtois (L’Aventure chevaleresque : idéal et réalité dans le roman courtois, 1956) met en place une image de la société courtoise du XIVe siècle à travers la perspective de la petite noblesse chevaleresque au moment où, dans le réel, celle-ci perd une partie de sa légitimation sociale au profit du pouvoir royal central. Le roman courtois développerait par compensation une mythologie glorificatrice de cette classe, en s’attribuant une origine antique (Enée comme chevalier, etc.), un mandat socio-spirituel – l’aventure, la quête du Graal, – et des ennemis omniprésents, mais fantastiques, dans l’incapacité où cette classe se trouve d’évaluer le mouvement historique et de s’y adapter de façon réaliste.

En 1951, Arnold Hauser commence à publier une monumentale Sozialgeschichte der Kunst und Literatur, grande entreprise d’histoire marxiste globalisante dans la perspective totalisante de Lukács, inscrivant la périodisation des histoires littéraires et esthétiques dans les grands développements économiques et sociaux des cultures occidentales.

Lucien Goldmann, philosophe marxiste d’origine hongroise établi en France, publie en 1955 Le Dieu caché, sous-titré « Étude sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine ». C’est le premier d’une série d’ouvrages et d’articles placés sous la dénomination de « structuralisme génétique » qui, en dépit d’une évolution qui va le forcer à prendre en considération le texte littéraire en tant que tel (évolution interrompue par sa mort prématurée), s’attache à la recherche d’homologies de structure entre le social et le littéraire.

C’est ainsi que l’œuvre tragique de Racine est présentée comme l’expression littéraire d’une vision du monde « janséniste », idéologie religieuse austère laquelle structure les valeurs et le désarroi d’une classe sociale en porte-à-faux, la noblesse de robe sous Louis XIV, – conscience de classe qui reflète à son tour la position objective de cette classe dans les relations de classe de la société monarchique. Les « grandes œuvres » comme celle de Racine ou de Pascal sont caractérisées esthétiquement par leur cohérence fonctionnelle et par une richesse imaginale qui n’en font pas le reflet mécanique du discours conceptuel qu’une classe ou ses idéologues peuvent exprimer. D’autant que la grande œuvre reflète le « maximum de conscience possible » de cette classe (concept emprunté à Lukács), qu’il y a lieu de distinguer du fait empirique de la « conscience réelle ». Dans un recueil d’essais intitulé Pour une sociologie du roman (1964), Goldmann, s’inspirant expressément de la Théorie des Romans du jeune Lukács, met en rapport la structure narrative du roman comme récit ironique d’une quête démonique de valeurs authentiques dans une société dégradée, avec le divorce opéré dans le marché capitaliste entre valeur d’usage et valeur d’échange. L’évolution que l’on observe sur plus d’un siècle, du roman balzacien au « nouveau roman » de Robbe-Grillet et autres, s’expliquerait par l’accélération de la réification des individus due aux nouvelles structures de marché qui instrumentalisent encore plus les humains subordonnés à la circulation des marchandises. L’influence de Goldmann a été immense et internationale, mais c’est contre les insuffisances du système goldmannien, contre son aveuglement à l’égard de l’interdiscours et des structures textuelles, qu’une nouvelle sociologie de la littérature cherchera à s’édifier. Les Anglais et notamment les disciples de Raymond Williams, les jeunes chercheurs américains apparus dans les années soixante comme Fredric Jameson, les futurs « sociocritiques » francophones, divers autres chercheurs européens comme le Tchèque Pierre V. Zima ont subi d’abord l’influence de Lucien Goldmann. En France, on peut mentionner dans sa mouvance les travaux stimulants et érudits de Michel Zeraffa sur le roman moderne, et les premiers écrits de Jacques Leenhardt.

Un autre philosophe marxiste, Henry Lefebvre, publiera au cours de la même période trois études, sur Rabelais, Diderot et Spinoza, qui cherchent avec finesse à mettre en relation les structures économico-sociales, cadre idéologique et horizon culturel avec le texte littéraire ou philosophique.

Inclassable dans notre nomenclature, mais dominant l’après-guerre, Jean-Paul Sartre, de Qu’est-ce que la littérature? (1947) à L’Idiot de la famille (1971), biographie littéraire et existentielle de Flaubert, n’a cessé de chercher à reconstruire dans leur extrême complexité les médiations qui mènent à la singularité d’un destin individuel et d’une œuvre (Baudelaire, Genet, Flaubert) comme « projet » existentiel et dépassement des contraintes et de la « facticité » de l’être-là. De sorte que l’œuvre se constitue et s’explique à la fois par les déterminations sociales, personnelles ou familiales et contre ces déterminations, comme dépassement, excès, compensation. Par là même, Sartre est au plus près de la psychanalyse – sans jamais la rencontrer. Jean-Paul Sartre, doctrinaire de l’engagement, intime à l’intellectuel d’avoir prise sur l’histoire. Sans réduire la littérature à une instrumentalisation de l’idéologie comme dans le réalisme socialiste, Sartre exige cependant que l’artiste fasse servir son œuvre à éveiller la conscience du lecteur.


Notes

  1. À cet égard, Les Règles de l’art de Pierre Bourdieu (Paris, Seuil, 1992) ont un caractère innovateur.

  2. Tous les auteurs et les ouvrages allégués ou cités dans cette étude sont repris dans la bibliographie sans que ces références soient signalées dans le corps du texte par de continuels appels de note.

  3. Georgii Plekhanov. Questions fondamentales du marxisme,Paris, Éditions sociales, 1927, p. 265 (XVIII).

  4. Ibid., p. 199.

  5. Karl Radek, dans Pervyi vsesoiuznyi s"ezd sovetskikh pisatelei, Moskva, [s.e.], 1934, p. 317 : Loin du fragmentaire, la nouvelle esthétique, réaliste bien entendu, doit faire appel à la totalité des contradictions sociales. « Par conséquent les grandes oeuvres du réalisme socialiste ne peuvent pas surgir à la suite d’observations faites au hasard, sur des fragments donnés de la réalité ; elles obligent l’artiste à embrasser l’énorme tout. Quand bien même l’écrivain traduirait la totalité dans un détail, et voudrait montrer le monde dans une goutte d’eau, dans la destinée d’un petit homme, il ne saurait remplir sa tâche sans avoir présente à l’esprit la marche du monde entier ».

  6. Georg Lukács. Soljenitsyne, Paris, Gallimard, 1970, p. 11.

  7. Dans La Signification présente du réalisme critique (Paris, Gallimard, 1960).

  8. La notion d’« Énigmaticité du texte » est notamment développée par le comparatiste Jean Bessière dans Dire le littéraire (Liège, Mardaga, 1990) et ses ouvrages ultérieurs.

  9. Régine Robin. « Le sociogramme en question », Discours social/Social Discourse, vol. 5, nos 1-2, 1993, p. ???

  10. Roland Barthes avait noté qu’il « existe un vieux fonds folklorique racinien comme il existe un comique troupier » (Sur Racine, Paris, Seuil, coll. « Points », 1979 (1960), p. 143).

  11. Nous pensons que le courant de recherche qui aborde de façon socio-historique les genres littéraires comme instruments cognitifs (Timothy J. Reiss. The Meaning of Literature (Ithaca (NY), Cornell University Press, 1992) ; P. Livingston) et dans leur différentiel et leur interaction avec le texte savant (Michel Pierssens) sont à la marge de l’enquête actuelle. Il n’empêche qu’ils posent des questions à la sociocritique.

  12. Roland Barthes. S/Z, Paris, Seuil, coll. « Points », 1970, pp. 11, 12, 16. C’est nous qui soulignons.

  13. Claude Duchet. « Médiations du social », Littérature, no 70, 1988, p. 3.

  14. Voir une étude sur le développement de cette notion d’intertextualité : Marc Angenot. « L’Intertextualité », Revue des sciences humaines, no 189, 1983, pp. 121-135.

  15. Il existe un réseau international de chercheurs en sociocritique que de grands colloques réunissent régulièrement. Deux se sont tenus en 1993, l’un à Montréal (« Écrire la pauvreté / Writing Poverty »), l’autre à San-José-de-Costa-Rica.

  16. Mais en refusant la tendance de fausse philosophie anti-métaphysique et le scepticisme cognitif lui aussi faussement radical.


Pour citer cet article :

Marc Angenot et Régine Robin, « La sociologie de la littérature : un historique », réédition sur le site des ressources Socius, URL : http://ressources-socius.info/index.php/reeditions/18-reeditions-d-articles/26-la-sociologie-de-la-litterature-un-historique, page consultée le 28 mars 2024.

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