Première édition dans la collection "Discours social" en 1993-94.

 

I. Préliminaires

On ne peut aborder l’histoire de la sociologie de la littérature qu’en inscrivant d’emblée une série de réserves et de restrictions à l’égard de la catégorie même de « sociologie de la littérature ». Il est facile de constater que cette catégorie ou cet objet sont généralement absents des manuels et dictionnaires de sociologie. Les grands penseurs classiques de la sociologie, Weber, Simmel, Pareto, Durkheim, Tarde, etc. ont consacré de nombreux travaux à la sociologie des religions, de l’éducation, des partis politiques, de l’opinion publique, etc., mais peu ou pas à une sociologie de la littérature1. L’étiquette de « sociologue de la littérature » n’a pas été revendiquée par les fondateurs du domaine sociologique pas plus que par les critiques et penseurs, antérieurs du moins aux années 1950, dont nous allons parler. Il existe bien, depuis une quarantaine d’années au moins, une activité de sociologie empirique des institutions littéraires et éditoriales, du marché du livre, des publics, de la vie littéraire (voir les travaux de Fügen, d’Escarpit et l’École de Bordeaux, les analyses de Pierre Bourdieu et de certains de ses élèves), mais cette sociologie est loin d’épuiser et même d’aborder vraiment le domaine que se donnèrent, de Marx à Lukács et à Adorno, les penseurs qui sont communément appelés (par anachronisme) des « sociologues de la littérature ». Quel est donc ce domaine dans son extension la plus large, à quoi répondent les tentatives les plus ambitieuses de le construire ? Il s’agit de théoriser la relation entre le texte littéraire et le social, c’est-à-dire procéder à la recherche de l’ensemble des déterminations et médiations qui rendraient compte non seulement de la production littéraire, de la réception, des fonctions sociales qu’elle remplirait, mais qui rendraient raison encore et du même mouvement de la spécificité de ces textes.

Nous n’envisageons pas de dresser dans les pages qui suivent un inventaire exhaustif des grands travaux et des grands auteurs2, – nous allons chercher à élaborer un cadre problématique général où viennent s’inscrire les diverses pensées et doctrines qui ont voulu théoriser le rapport du texte littéraire et du social, en s’antagonisant, en se critiquant, en s’influençant réciproquement et aussi en important dans ce secteur de réflexion des idées et des méthodes venues d’autres horizons épistémologiques. Nous suivrons pour ce faire, grosso modo, un ordre chronologique qui a sans doute l’inconvénient de démembrer et d’éparpiller ce que nous percevons comme des logiques fondamentales ; il permet cependant de mieux saisir des moments conflictuels, des étapes et des conjonctures.

II. La littérature dans les historiosophies du XIXe siècle

Des romantiques allemands et de Madame de Staël aux fouriéristes et saint-simoniens du « socialisme » romantique, à Auguste Comte, à Hippolyte Taine et Jean-Marie Guyau, on rencontre au siècle passé une réflexion récurrente qui se développe en des conjectures sur l’avenir des arts, des doctrines prescriptives sur la Mission de l’Art et de la Littérature, des systématisations épiques et didactiques sur les rapports entre l’œuvre artistique et la société où elle voit le jour, la nation, l’esprit du peuple, la « race », le Zeitgeist, le « moment » dans une évolution culturelle. Cette réflexion prétend souvent maintenir ou exalter certaines valeurs nationales et civiques, mettre l’œuvre littéraire en consonance avec une « âme » nationale ou « populaire » dont elle exprimerait le mystère et l’essence profonde. Ces grandes historiosophies s’orientent peu à peu vers le positivisme scientiste, déterministe, vers le darwinisme social ou vers un militantisme civique conservateur (Émile Faguet, Ferdinand Brunetière) à quoi viendront s’opposer, comme une protestation de la sensibilité esthétique, des critiques voulues éclectiques, primesautières, dilettantes, hédonistes, de Sainte-Beuve à Jules Lemaître et à Anatole France.

III. Esthétiques socialistes : le paradigme de la certitude

Point nodal de notre réflexion : le déploiement du grand paradigme socialiste, qui – de Proudhon à Jdanov, en passant par Marx, Plekhanov, Mehring et Lénine – traverse toute la pensée du fait littéraire comme fait social de 1848 à 1930, voire à 1950. Ce grand paradigme paraît isomorphe des philosophies de l’histoire qui scandent le XIXe siècle « bourgeois » de Hegel à Comte, et proche à sa façon des pensées historicistes-nationales dont nous venons de faire mention. Le paradigme socialiste articule des certitudes sur les fins et le sens de l’histoire, les fonctions et le régime idéal des activités humaines en rapport à ces fins, à une visée « scientifique », à la certitude que tous les faits sociaux – et partant la littérature – ont une rationalité socio-historique qu’une conceptualisation adéquate peut saisir. Il articule enfin ces éléments à un militantisme de lutte et d’émancipation qui engendre des esthétiques prescriptives, un partage évaluatif des écoles, des genres, des formes, des écritures conformes aux lois de l’évolution historique et correspondant aux besoins et au devenir de classes progressistes.

Contre les fables du « génie », du « mystère » de la « création artistique », contre la fétichisation du « je ne sais quoi » qui est en fait exaltation mystifiée de l’élite et de ses goûts, ce paradigme avait pour mérite de vouloir rendre intelligibles les productions littéraires et d’en rendre raison grâce à des totalisations conceptuelles. Il y avait pourtant un danger inscrit au cœur de cette problématique, danger dont les crises, les impasses, les apories, les dogmatismes ultérieurs allaient rendre patent tout le potentiel. Un certain nombre d’axiomes plus ou moins explicites sous-tendent cette doctrine esthétique socialiste. Le réel est positivement connaissable non seulement dans son présent, mais dans les lois de son évolution à venir ; cette connaissance est une, exclusive, homogène, elle peut se totaliser sans antinomies insurmontables. Dès lors, la littérature peut et doit refléter ce réel en devenir ; dès lors encore, l’objet de l’esthétique est d’abord une affaire de contenu, de référence adéquate au monde dans son évolution intelligible. Ce contenu ne peut être irréductiblement ambigu, polysémique, ludique : sa fonction ultime est d’une manière ou d’une autre utilitaire, normative, instrumentale. La fonction sociale même de la littérature valable est de servir des fins de synthèse didactique et de mobilisation. Elle doit donc être directement décodable et lisible et ne peut en outre s’éloigner beaucoup de ce que l’on croit constater être le goût « spontané » des masses.

Nous ne cherchons pas ici à caricaturer en ramenant à une axiomatique élémentaire les pensées à la fois complexes et variées des Marx, Plekhanov, Belinskii, Bogdanov, Trotskii, Lénine, pensées qui en posant ces déterminations fortes, concèdent volontiers ne pas être à même de pénétrer toute la complexité du texte littéraire. Nous cherchons à extrapoler de cette longue tradition une sorte de noyau cognitif irréductible à partir duquel et souvent en s’en écartant, la plupart des théoriciens, marxistes et non-marxistes, vont se déterminer. Cette pensée socialisante n’est pas, à l’origine, spécifiquement marxiste, elle ne trouve certes pas chez Marx sa première expression ni sa forme la plus typique ou la plus plate. On peut en lire les linéaments chez les premiers idéologues démocrates-socialistes français et russes aux alentours de 1848, chez Louis Blanc, chez Désiré Laverdant, chez Pierre-Joseph Proudhon ; en Russie, chez Dobroliubov, Pisarev, Chernyshevskii…

Si Marx ne construit pas une esthétique à proprement parler, ses réflexions sur l’art, de La Sainte Famille (avec l’analyse subtile qu’il fait des Mystères de Paris d’Eugène Sue et de leur réception) aux commentaires littéraires fréquents dans la correspondance tardive, sa phrase si connue sur « le charme éternel de l’art grec », s’inscrivent dans le même paradigme et fournissent des autorités aux idéologues esthétiques de la Deuxième Internationale, au premier chef l’Allemand Franz Mehring et le Russe Georgi Plekhanov.

Selon Plekhanov qui offre ici une formulation typique (quoique susceptible d’interprétations diverses), « la littérature et l’art sont le miroir de la vie sociale. […] Avec la transformation des rapports sociaux se transforment les goûts esthétiques des hommes et par conséquent la production des artistes3.. » Sans doute, le langage littéraire a-t-il sa spécificité ; il ne se confond pas avec celui du publiciste « qui a recours aux arguments logiques », il s’exprime par « images » (cette opposition vient de Hegel et conduit à la notion de la Bildhaftigkeit de la littérature chez György Lukács). Plekhanov ne se montre pas explicitement prescriptif d’une esthétique socialiste et révolutionnaire. Ce qui domine chez lui est la thèse de l’art comme « miroir de la vie sociale », reflet d’une psychologie de l’homme social, elle-même conditionnée par une conjoncture sociale et politique engendrée par un état des rapports économiques qui, dans le marxisme, comme on le sait, sont déterminés par le développement des forces productives.

Ce qui n’était que dispersé, esquissé chez les théoriciens antérieurs, devient dans les années 1928-29 en U.R.S.S. infiniment plus despotique, intolérant et dogmatique 4.. En apparence, le « réalisme socialiste » formulé d’abord en 1932 et officialisé en 1934, ne ferme aucune porte à la liberté de création. En réalité, cette doctrine d’État assigne aux écrivains un rôle purement instrumental et leur impose des limites formelles extrêmement rigides. En dehors du réalisme, point de salut. En dehors de l’optimisme historique, du « romantisme révolutionnaire », pas de possibilité de création. Dès les années 1930, de grands noms de la littérature soviétique disparaissent dans les purges successives (Boris Pil’niak, Isaac Babel’), mais après la guerre, la situation des créateurs comme telle, avec ce qu’il est convenu d’appeler le « jdanovisme », empire : à cette vulgate d’esthétique instrumentale s’ajoute en effet un nationalisme exacerbé et la lutte « contre le cosmopolitisme ».

Ce dogmatisme entraîne la stérilisation de toute la théorie littéraire dite marxiste des pays du « socialisme réel » en même temps qu’elle réduit à peu près au silence tous les autres critiques et théoriciens soviétiques, des formalistes russes à Mikhaïl M. Bakhtine. Stérilisation aussi et auto-censure, quoique jamais parfaitement accomplie, des intellectuels communistes partout ailleurs dans le monde. Une critique littéraire communiste et communisante ou « anti-bourgeoise » s’était développée en France dans les années vingt et trente (Henri Barbusse et les critiques de Monde, Emmanuel Berl, Jean-Richard Bloch, Jean Guéhenno, Aragon, Paul Nizan), mais elle se trouva bientôt rejetée ou entièrement subordonnée au service du Parti et du système stalinien dont le principal thuriféraire littéraire pendant une trentaine d’années sera le poète et romancier Louis Aragon. Quant aux penseurs français dissidents réfléchissant par exemple sur la « culture prolétarienne » et sa littérature (Henri Poulaille, Martinet), ils se trouvèrent bientôt marginalisés et rejetés dans l’oubli avec les critiques trotskystes et autres oppositionnels.

Le débat sur la théorie littéraire comme théorie sociale et historique de la littérature s’est donc complètement déplacé à partir des années trente. Il est vain d’analyser les innombrables arguties dogmatiques des idéologues et des universitaires chinois, slaves, allemands de l’Est d’après-guerre, qui ne font que répéter indéfiniment les mêmes arguments obsolètes ou chercher à jouer au plus fin avec les dogmes et les interdits.

IV. György Lukács

L’œuvre de György Lukács s’étend de 1906 à 1971, date de sa mort. Il n’est donc pas question de rendre compte dans tous ses aspects d’une pensée aussi abondante qui, au demeurant, a passablement évolué et dont les écrits littéraires et esthétiques ne constituent qu’une partie. D’Histoire et conscience de classe (1923) à la grande Ontologie (posthume), son œuvre est largement celle d’un philosophe marxiste révolutionnaire qui attribue aux productions esthétiques un rôle social et historique de premier plan.

Il faut souligner d’emblée l’ambivalence de la place de Lukács dans l’histoire des théories littéraires de ce siècle. Dans le cadre du marxisme d’une part, Lukács apparaît infiniment plus informé, plus cultivé, profond, nuancé, plus « dialectique » en un sens que tout ce qui se fait à son époque et qui de près ou de loin s’apparente à l’« orthodoxie ». Mais d’autre part, par les thèses qu’il va être amené à développer après 1918, sur la « totalité », le « grand réalisme », le typique, l’anti-modernisme, Lukács vient alimenter les doctrines les plus rigides et les plus dogmatiques. Au prix d’un contresens, on a pu penser qu’il était indirectement à l’origine du réalisme socialiste en tant que ce dernier réinscrit ses propres concepts, fussent-ils dévoyés (totalité, type, réalisme et anti-modernisme). On ne peut toutefois trouver chez Lukács, l’approbation des pastorales du romantisme révolutionnaire, de la prescription optimiste, de la thèse appuyée et de l’esprit de parti, partiinost’, notion contre laquelle du reste il va batailler. (Il sera même amené à qualifier les productions littéraires soviétiques de « plat naturalisme ».)

Sur le plan esthétique, le « système » de Lukács, tel qu’il le construit dans les années trente et le maintient contre vents et marées jusque dans les années soixante, peut se ramener au noyau de notions-clés suivantes. Au cœur de cette pensée, on trouve la totalité (Das Ganz) comme unité dialectique du monde historique réel, dans ses contradictions essentielles et non superficielles ou aléatoires et dans sa rationalité ultime à travers une évolution déterminée (sens de l’histoire). Cette totalité doit se figuraliser dans l’œuvre « réaliste », seule esthétiquement valable, comme « totalité globalisante de la vie figurée5. », reflet de la totalité objective de la vie historique, dans ses rapports d’« essence » et non dans ses aléas et apparitions phénoménales. De là, cette dialectique subtile entre le général et le particulier qu’exige l’esthéticien Lukács, dialectique qui doit engendrer le personnage typique, celui qui porte en lui à la fois les contradictions de l’essence et le mouvement historique lui-même – tout en n’étant pas l’allégorie abstraite de ce mouvement, mais un individu singulier qui ne peut se confondre avec aucun autre ni se confondre avec le type moyen d’une catégorie sociale ou professionnelle (comme c’est le cas dans cet art inférieur que le philosophe qualifie de « naturalisme »). Le concept de « réalisme » qui se pose à partir de ces axiomes et de ces exigences, est dès lors, chez Lukács, totalement évalué et mesuré non d’après une stylistique, un art immanent au texte littéraire, mais dans le rapport que ce texte est censé entretenir avec la totalité orientée du réel dont nous venons de parler. Pour Lukács, le réalisme est la seule position esthétique qui soit adéquate au devenir historique dans son progrès vers le « socialisme ».

Le réalisme construit donc son esthétique avec des héros « typiques » qui sont en même temps – Lukács n’a jamais abandonné ce concept de l’un de ses premiers livres influents, la Théorie des Romans (1920) – des héros « problématiques », jamais assurés de la certitude de leur position ni de la légitimité de leurs actes. C’est bien ici un des points de clivage essentiels entre le point de vue de pleine certitude à l’œuvre dans le réalisme socialiste et le caractère ouvert des questions inscrites dans la fiction selon Lukács. Cette vision globale du social et de son expression esthétique entraîne pour Lukács une lutte sur deux fronts, contre ce qu’il juge deux doctrines erronées. Le naturalisme a bien l’ambition d’inscrire la totalité sociale dans l’œuvre, mais il s’agit d’une totalité de surface, chatoyante, accumulant « le détail en soi », non dynamisée par une juste hiérarchie de contradictions. Totalité anomique donc. Balzac est le modèle du grand « réalisme critique » tandis que les Goncourt, Zola et la littérature soviétique des années trente ne « dépassent pas » le niveau du naturalisme. Sur l’autre front, le modernisme, toutes écoles confondues, qui cherche le démembrement de la totalité, la fragmentation subjectiviste de la réalité, – fragmentation riche de renouvellements formels, – qui vient liquider le héros typique et parfois jusqu’à l’objectivité des personnages romanesques, est voué aux gémonies de la façon la plus rigide et irrévocable. Bertold Brecht, Ernst Bloch, Theodor W. Adorno, Anna Segers s’élèveront contre ces œillères esthétiques, – rien n’y fera. Lukács appartient à un « âge » philosophique et critique, – pré-einsteinien si l’on veut ou pré-heisenbergien, – qui ne peut concevoir une intelligibilité du monde sans totalité paradigmatique et cumulation du sens vers un but ultime. Ainsi, s’il reproche à Kafka une littérature d’« allégorie nihiliste6 »,s’il reproche même à Flaubert d’avoir été le premier à avoir abandonné la perspective « orientée » balzacienne, c’est toujours au nom de cette totalisation historique, condition même du sens « plein », censément « mal figuralisée » dans les œuvres qu’il censure. Il est évident que trente ans de critique kafkaïenne et de réflexion sur le modernisme ont eu raison de ces exigences sans pertinence et de ces simplifications outrancières.

En conclusion, trois points aveugles semblent caractériser la démarche lukácsienne : – l’absence d’intérêt pour la matérialité du texte, mis à part les grandes structures génériques (Théorie du roman, Le Roman historique), – l’isolement à priori de la production esthétique, séparée des autres productions culturelles et des réseaux d’une discursivité qui englobe en réalité le champ de production esthétique, – la quête éperdue de la monosémie (malgré le héros « problématique ») qui était au cœur des années trente et ne laissait pas d’être extrêmement dangereuse. Pensait-il, en ces temps de montée du fascisme que seul le réalisme n’était pas destructeur de la raison, que seule une esthétique qui, sur le plan mimétique, reconstitue un monde homéomorphe au monde réel, une esthétique du vraisemblable, du consistant et du cohérent, seule cette esthétique pouvait s’accorder à ce qui demeurait, en ces temps de montée de l’obscurantisme, de rationalisme au bon sens du terme ? Une esthétique donc, qui postulât le monde comme connaissable, structuré, hiérarchisé, vectorisé vers un avenir prévu plus juste et plus humain, en dépit de tout, où les individus fussent à la fois le produit de leurs multiples déterminations, mais où ils pussent agir sur ces déterminations ; une esthétique qui ne se cantonnât pas à faire chatoyer la surface des phénomènes, l’apparence, la perception, l’immédiateté des choses, mais qui rendît compte de l’essence des rapports sociaux, de leur profondeur complexe (d’où les exigences de totalité comme horizon et de personnages-types) ; une esthétique qui, loin de l’opacité, de l’indétermination des actants, de la perturbation des fonctions narratives, loin du flottement des connotateurs de mimesis, fût, au contraire, lisible, non pas en se nivelant par le bas, mais lisible parce que rendant compte du monde, de l’Histoire, du vécu personnel saturé d’histoire et non pas de fantasmes individuels hypostasiés. Ce pouvait être, en face du déferlement des mysticismes, de l’inexprimable, de la débandade de la raison, l’affirmation d’un monde plein, encore-à-connaître et encore-à-transformer. Et sans doute, cette préoccupation a dû jouer un rôle décisif dans la prédilection exclusive envers le réalisme, qui travaillait tous les acteurs de la scène littéraire depuis la fin des années vingt.

Dès les années 1920 et 1930, du sein même du marxisme, en opposition à la fois au stalinisme qui progressait et à Lukács, un certain nombre de philosophes ou praticiens de la chose esthétique, comme Bertold Brecht, s’en étaient pris cependant aux catégories rigides du système que Lukács développait.

S’il s’agit avant tout de dévoiler la causalité complexe des rapports sociaux, le fétichisme de l’héritage des classiques, la mimesis fondée sur la vérisimilitude, l’anti-modernisme ou la fixation sur la totalité ne sont pas des axiomes obligatoires, ils ne peuvent servir à définir le nouveau réalisme. Si l’essentiel est de dévoiler, de désaliéner, de rendre maîtrisable le réel, le réalisme n’est pas une affaire de forme, de modèle. Brecht plaidait pour une autre acception du terme « réalisme » qui soit en prise sur la modernité, tout en maintenant comme fonction essentielle (que tous dans ce débat lui assignaient) de dévoiler la causalité, de rendre le réel maîtrisable (ce qui ne signifie pas forcément l’imiter ou créer un monde fictionnel prétendument similaire), de désaliéner, de donner à penser, de faire prendre conscience en « distanciant » les données du problème (Verfremdungseffekt), etc.

Ernst Bloch (1885-1977), penseur hégelien-marxiste de l’utopie et de la conscience anticipatrice (dès son Geist der Utopie, 1918), lié dans sa jeunesse à Lukács, philosophe dont toute la pensée est orientée vers la saisie des instruments, – dont l’art, éminemment – par lesquels l’homme fait émerger du nouveau, n’accepte par exemple pas l’excommunication des expressionnistes fulminée par Lukács au nom du postulat réaliste. Dans Héritage de ce temps (Erbschaft dieser Zeit, 1935), Bloch reproche à Lukács de supposer une réalité historique « cohérente et close » dont il faudrait rendre compte esthétiquement dans les mêmes termes.

Theodor W. Adorno (dont nous reparlons plus loin), dans la perspective même où s’était placé Bloch, attaquera encore en 1956 Lukács sur les rapports que ce dernier prétend établir entre l’art et la science, tous deux voués à la connaissance de la « totalité » selon des modalités différentes (Begriff vs Vorstellung), accusant à son tour le philosophe hongrois de réduire l’esthétique à un mandat de représentation globale de la totalité historique, refusant ainsi le fragmentaire, l’ironie, la polysémie et toute dialectique négative7.


V. Entre-deux-guerres et première école de Francfort

Un certain nombre de théoriciens, venus de cultures et de traditions diverses dans les années de l’entre-deux-guerres ont cherché à repenser le fait littéraire dans ses liaisons multiples avec les autres productions culturelles, avec les conditions sociales qui forment des « publics », des goûts, des attentes, sans pour autant se limiter à une sociologie empirique et systématique de la diffusion de littérature, visant le niveau d’une réflexion fondamentale sur la nature de l’esthétique, mais abordant les questions de façon moins spéculative et doctrinaire que leurs prédécesseurs. En Angleterre, Queenie D. Leavis, qui sera le « père » de la critique sociologisante britannique, publie Fiction and the Reading Public. En Allemagne à la même époque, Levin L. Schucking, contemporain des premières publications de Löwenthal et de Walter Benjamin, formule sa Soziologie der literarischen Geschmacksbildung (Sociologie de l’apprentissage du goût littéraire, 1923), type d’approche centrée sur la réception, qui se prolongera dans nombre de travaux ultérieurs, notamment ceux, plus récents, de Galvano della Volpe (Storia del gusto, 1971).

Le militant et philosophe marxiste italien Antonio Gramsci (1891-1937) élabore dans les prisons de Mussolini une théorie de la culture et de l’hégémonie culturelle. Cette théorie, fragmentaire, s’exprime dans ses cahiers de prisons, Quaderni dal carcere, qui seront publiés après sa mort (voir l’édition critique : 1975, et comme anthologie des parties littéraires, consulter Letteratura e vita nazionale).

C’est la défaite de la révolution et du socialisme en Italie et la prise de pouvoir fasciste qui fixent la destinée (et la mort prématurée) de Gramsci et forment le point de départ d’une réflexion sur l’hégémonie. Influencé au départ par les philosophes de l’« historicisme absolu » italien, en particulier par Benedetto Croce, Gramsci conduit sa réflexion en partant de la défaite des révolutionnaires italiens à la fin de la Première Guerre mondiale. Au-delà des problèmes posé par la prise du pouvoir possible par la classe ouvrière, Gramsci s’interroge sur la façon dont une classe dominante assure sa pérennité. Il développe une théorie qui complète la conception traditionnelle de la domination politique comme moyen de l’exploitation économique avec tout ce que l’État et les classes exploiteuses ont à leur disposition comme appareils répressifs (armée, police, système judiciaire), par une théorie de l’hégémonie dans la culture. L’hégémonie, dit-il, s’oppose à la domination « comme la guerre de tranchées s’oppose à la guerre de mouvement ». Elle engendre la constitution d’un consensus culturel autour des valeurs et des intérêts de la classe dominante, mais avec divers « compromis » et variantes nécessitées pour stabiliser ce consensus et y rallier les classes intermédiaires et populaires. Les « intellectuels » jouent un rôle fondamental dans ce processus car ce sont eux qui établissent une alliance soit avec les classes exploiteuses soit avec les couches populaires dans le cas des intellectuels révolutionnaires. Ces « intellectuels organiques » dans le second cas luttent contre les vieilles valeurs d’une part et diffusent dans l’ensemble du corps social et de sa culture le nouveau discours révolutionnaire.

Si on veut constituer un nouveau « bloc historique », ce « ciment » constitué par la production des intellectuels et des littérateurs est décisif. De là l’accent mis aussi bien sur les productions littéraires élitistes et sur la vulgarisation scientifique que sur la littérature non- canonique effectivement lue et appréciée par le peuple. Le « bloc historique » révolutionnaire doit faire émerger une littérature « nationale-populaire » qui lui donnera cohésion et qui lui permettra de s’installer en position hégémonique avant même la prise de pouvoir. Pour notre présent propos, ce n’est pas cette visée de réévaluation des stratégies révolutionnaires qui nous concerne, mais trois points qui modifient profondément la façon de poser les problèmes d’une sociologie de la littérature. Gramsci, comme on le voit, n’isole pas la littérature de l’ensemble des productions symboliques d’une société et des fonctions qu’elles remplissent. Elle en est un maillon qui s’articule à tous les autres. Il n’y a pas chez lui d’utilisation mécanique de la notion de vision du monde d’une classe donnée, mais un effort d’élaborer des médiations. « Bloc historique », « intellectuel organique », « hégémonie » : autant d’éléments dans l’élaboration d’une telle théorie des médiations, incomplète certes mais fondamentale. Gramsci pose enfin de façon neuve le problème des fonctions nationales de la littérature et sans doute hérite-t-il ici d’une méditation collective de tous les penseurs italiens affrontés au caractère tardif et incomplet de l’unification et de la modernisation de leur pays.

Dans le groupe d’intellectuels allemands qui s’organise à partir de 1923 en un Institut für Sozialforschung à Francfort, nous ne retiendrons que les principaux chercheurs qui ont étudié la littérature et l’esthétique ; nous ne pouvons reconstituer ici le cadre problématique de la kritische Theorie dont les thèmes fondamentaux se retrouvent d’ailleurs appliqués à diverses réflexions sur l’art authentique et sur l’industrie culturelle.

Léo Löwenthal esquisse dès 1928-31 dans le cadre des Studien sur la famille et l’autorité, une sociologie de la littérature alimentée par sa vaste connaissance du XIXe siècle allemand et européen. (On en trouve l’expression dans Erzahlkunst und Gesellschaft, publié en 1971.) Löwenthal cherche à dépasser à la fois le mécanicisme d’un Franz Mehring et le formalisme du New Criticism : l’art ne peut se réduire à être un reflet d’une part ni être isolé du social de l’autre. Tirant à la fois son inspiration de Dilthey et de Freud, il cherche une compréhension de l’intention artistique, il cherche à mettre en lumière des formes littéraires et des motifs récurrents qui rendent compte, au-delà des contextes immédiats et des déterminations sociales, d’un but partiellement inconscient de l’artiste. En plus d’une recherche de médiations, Löwenthal est un pionnier dans son interrogation sur la réception des grands textes. Par exemple, il se demande pourquoi la petite bourgeoisie allemande des années trente aime tant Dostoïevski. C’est peut-être parce qu’elle trouve à y lire une sorte de pensée völkisch, une transcendance nationaliste, sans parler des consolations mythiques que cette lecture peut apporter. Löwenthal montre par cet exemple que la sociologie littéraire ne peut se borner à interroger un sens immanent et permanent des œuvres, même si elle reconnaît pleinement au texte des déterminations sociales de production. Il y a des usages sociaux, des conjonctures ultérieures qui orientent et organisent un type de lecture. Löwenthal développe aux États-Unis, après la guerre, sa sociologie dans deux ouvrages notamment, Literature and the Image of Man (1957) et Literature, Popular Culture, and Society (1961).

Theodor W. Adorno (1903-1969) apparaît d’abord comme un musicologue ou un sociologue de la musique. Ses articles d’avant 1933 portent surtout sur Schönberg, l’atonalité, Berg, Webern, Stravinski (dont il condamne une certaine inspiration qu’il relie à l’idéologie fasciste) et puis le jazz qu’il découvre dans les années trente en Angleterre et qu’il abhorre. Ses réflexions sur la musique sont sous-tendues par une vision des choses qu’il va maintenir tout au long de son œuvre. Il y a d’une part l’art authentique : contre Lukács, celui-ci ne représente ni ne doit refléter le réel social aliéné, il est un moyen de préserver la nostalgie humaine, de maintenir un espace pour une sensibilité émancipée, une transcendance créatrice et critique, comme négation de la norme, de la stéréotypie, de l’« aliénation ». Cet art est représenté à son époque par les œuvres modernistes, en musique, en peinture et dans les lettres. Sa réflexion va donc tout à fait à l’encontre de l’esthétique lukácsienne.

Refoulant cet art authentique et de plus en plus soumis à l’axiomatique du marché capitaliste, on trouve les productions de la Kulturindustrie – l’industrie culturelle – de la culture de masse dont le lieu d’élection est l’Amérique du Nord, totalement imprégnée de l’ethos mercantile : public conditionné par le produit même, esthétique du prévisible et de la réitération, logique du plaisir immédiat, superficiel et indéfiniment relançable, désémantisation de la production, absence voulue de problématicité. C’est dans ces termes qu’Adorno étudie le jazz, puis la musique du disque et de la radio dans le « Princeton Radio Project » avec Lazarsfeld (1938).

Walter Benjamin (1892-1940), un des penseurs les plus importants et les plus complexes de ce siècle, lié tout au long de sa vie de chercheur à l’École de Francfort mais non sans conflits et rapports difficiles avec ses collègues, a laissé une œuvre dont la plus grande partie n’a été publiée qu’après la guerre et dont l’ensemble des inédits n’a été disponible chez l’éditeur Rowohlt que récemment. Benjamin emprunte beaucoup à la pensée d’Adorno à qui il était lié, comme il l’était avec Bertold Brecht dans les années précédant son exil à Paris. Comme Adorno, il est terrifié par la « marchandisation » ou mercantilisation (en anglais on dit commodification) de la société en général et particulièrement de la production esthétique et fictionnelle de masse qui s’adresse à des individus instrumentalisés et vise à renforcer leur conformité au système. C’est essentiellement ce que dira également Herbert Marcuse, autre philosophe de Francfort devenu maître à penser des étudiants américains de 1968.

Réfléchissant sur les conditions de réception de l’œuvre d’art « à l’époque de sa reproduction mécanisée », Walter Benjamin oppose l’aura qui entoure l’œuvre unique perçue dans une expérience authentique au produit artistique démultiplié par les moyens modernes de reproduction, de la lithographie au disque. De la même façon, cette hostilité au « reproductible » l’amènera à aborder de façon radicalement critique la presse (par exemple le fait-divers de sang-à-la-une) comme « immer wieder gleich », l’éternel retour du même, c’est-à-dire comme du sensationnalisme pétrifié où la mort devient un objet de consommation. Il y a cependant chez Benjamin une véritable problématique socio-historique de l’invention littéraire. Dans son inachevé Passagenwerk et dans le fragment composé Baudelaire, ein Lyriker im Zeitalter des Hochkapitalismus (publié en 1969), il montre que le poète des Fleurs du Mal exprime (et non pas représente) la singularité même de l’effet du capitalisme moderne sur la sociabilité, les mœurs et les formes de la sensibilité (l’expérience de la ville moderne, la flânerie, les passages, l’amour vénal…) Ainsi pour la première fois, c’est une herméneutique du texte poétique qui semble convoquer une étude des conditions historiques de la modernité, sans que ces conditions ne « déterminent » un sens textuel qui soit déjà là et évidemment intelligible. C’est que Walter Benjamin relève d’une autre tradition encore que celle du marxisme, celle de la cabale, des bribes de judaïsme qu’il connaissait, jointes à une sorte de messianisme qu’il se constitue pour son propre compte. Ceci l’amène à mettre au premier plan une conception du texte comme énigme à déchiffrer selon une herméneutique sans mode d’emploi connu. C’est cette perspective qui, sans doute, explique le mieux le vif intérêt que sa pensée suscite de nos jours8.

VI. De la révolution bolchévique à Mikhaïl Bakhtine

Dans la Russie post-révolutionnaire, des polémiques acharnées et interminables opposent des militants bolcheviks, disciples de Plekhanov ou de Lénine, cherchant une esthétique révolutionnaire et « conforme aux besoins des masses », tout entière axée sur le contenu et l’idée (ou sur l’image comme concrétisation de l’idée) et les groupes modernistes : formalistes, futuristes, « Lef »istes. Le premier groupe n’est cependant en rien homogène : tout sépare un Voronskii d’un Fritche (qui dira sommairement que les masses n’ont pas besoin d’écrivains), un Polonskii d’un Lunarcharskii : ce dernier tout en s’efforçant de penser la complexité du phénomène littéraire ne sort jamais d’une problématique du contenu.

Tout sépare encore un Maxim Gorkii qui se fait le défenseur de la pureté de la langue et de la « lisibilité » des productions littéraires, d’un Perevertziev qui a su, étrangement, combiner un sociologisme vulgaire et une analyse très fine du texte littéraire dans ses travaux sur Gogol et Dostoïevski. Ce dernier met en avant chez un écrivain son propre système d’images qui est en réalité le « travail singulier de la voix de la classe ». Contre Freud dont il connaît les travaux, il considère l’inconscient comme un discours social, la rumeur intériorisée, qui a quelque rapport avec ce que Pierre Bourdieu de nos jours appellerait l’habitus. L’inconscient n’est pas cette instance « biologique », individuelle, qui vient des profondeurs, mais le collectif devenu individuel, le général devenu singulier. Bref, toute image est politique, puisque révélant un imaginaire social de classe.

En face, retournant les postulats de l’art comme pensée-par-images ou comme expression d’un contenu, les formalistes et spécialement Viktor Šklovskii, Vinogradov, Roman Jakobson, Iu. Tynianov et Eikhenbaum font de l’art un travail du procédé, une stylistique compositionnelle ; ils changent d’objet, leur objet de recherche n’étant plus la littérature mais la littérarité, literaturnost’. Ils vont développer un ensemble de concepts, pour élaborer une « science » du fait littéraire, une poétique qu’ils veulent scientifique : procédé (priëm), défamiliarisation, automatisation, désautomatisation, fonction, motifs et motivation, fable/sujet, singularisation, séries… Dès 1927, avec l’article de Tynianov, « O literaturnoi evoliutsii », certains formalistes tentent cependant d’élaborer une articulation entre l’intratexte et l’extratexte, entre le système littéraire et les autres « séries » culturelles en travaillant le rapport entre la fonction remplie et l’élément formel, travail qui rétablit un certain point de vue d’historicité dans l’approche formaliste : « L’existence d’un fait comme fait littéraire dépend de sa qualité différentielle » (c’est-à-dire de sa corrélation soit avec la série littéraire, soit avec une série extra-littéraire ; en d’autres termes, de sa fonction).

Entre les formalistes bientôt réduits au silence et les écoles sociologiques diverses qui contournent perpétuellement la matérialité du texte et sa particularité, le « cercle » de Bakhtine (Vitebsk, 1920 ; Leningrad, 1924-29 ; cercle qui se reconstituera vaille que vaille après l’exil de Bakhtine) va tenter une nouvelle synthèse ou redéplacer globalement les questions relatives au fait littéraire, à sa genèse et à ses rapports et médiations.

Du point de vue où nous étudions la critique moderne, l’œuvre de Bakhtine et de son cercle, son Dostoevskii, son Rabelais, ses études dispersées et les écrits signés par Valentin Vološinov et par Pavel Medvedev, mais largement ou presque entièrement rédigés par Bakhtine, apportent une problématique originale de l’intertextualité et un ensemble de notions qui permettent de penser à la fois les déterminations sociales du texte et son fonctionnement textuel particulier. Il en est ainsi du « dialogisme », de la « polyphonie » ou du « carnavalesque ». Bakhtine est aussi soucieux de mettre en place une problématique de l’« hétéroglossie » du texte littéraire en examinant soigneusement – au-delà même de la polyphonie comme principe esthétique – l’ensemble des écarts qui structurent le texte romanesque : l’hétéroglossie comme pluralité des langues, l’hétérophonie comme pluralité des voix et l’hétérologie comme diversité des registres sociaux. Du discours oral rapporté au texte romanesque, des cultures populaires aux cultures savantes, Bakhtine cherche à réconcilier les approches formelle et sociologique, sans pour autant en systématiser une synthèse. Si la critique bakhtinienne du formalisme consiste à rejeter la vaine opposition forme/contenu en rappelant que la forme elle-même, sémantisée, est sociale et que le texte littéraire s’inscrit dans la sphère des langages sociaux, qu’il est inséparable de l’interdiscours dans lequel il opère, Bakhtine perçoit aussi fortement que le littéraire n’est pas réductible à l’ensemble de ses déterminations sociales, encore moins économiques.

Si la sorte de question traditionnelle des critiques marxistes avant lui (et souvent plus tard) était de proposer des réponses à des « pourquoi », – pourquoi tel auteur a-t-il écrit telle œuvre, à tel moment, pourquoi tel genre est-il devenu prédominant et selon quelle axiomatique liée à quelles déterminations extérieures? – Bakhtine, tout en conservant cette sorte d’interrogation, s’interroge surtout sur les « comment », – comment procède la composition, l’orchestration des langages, quelle est « l’architectonique » de l’œuvre, – mais il rejette l’idée que la spécificité du fait esthétique soit immanente au texte même.

Après que le stalinisme eut empêché que se poursuive le débat entre les formalistes, les plus éclairés des tenants de l’école sociologique et les bakhtiniens, on put voir Ian Mukařovský développer, à Prague, une théorie socio-sémiotique de la culture et de « l’objet esthétique » qui, sans continuer les théories de Bakhtine (qu’il a probablement ignorées), relève d’un même horizon épistémologique. Ian Mukařovský (1891-1975) tire du structuralisme linguistique saussurien, de la tradition sociologique non-marxiste (durkheimienne) et du bergsonisme une théorie de la norme et de la valeur esthétiques, engendrées par un réaménagement historique continu dans une dialectique de l’innovation, de canonisation, et de l’« objet esthétique », produit par une perception spécifique mais irréductiblement sociale qui confère au perçu son caractère esthétique.

Mukařovský, essentiellement intéressé à la médiation des structures du langage et des sémiotiques culturelles entre l’œuvre littéraire et la société, prolonge par là l’entreprise de Bakhtine et annonce les recherches qui, dans les années 1960-70, vont concevoir une « sociocritique » comme dépassant à son tour le structuralisme et le sociologisme. Mukařovský évolue vers une poétique inscrite dans une sémiotique culturelle générale qui se formule dans son Kapitel aus der Poetik (1967).

La problématique d’une sémiotique culturelle englobante et générale (ou « culturologie » selon le terme du grand sémioticien ci-devant soviétique Iurii Lotman) dans laquelle la production littéraire se trouve englobée en interaction avec le reste, va se trouver développée par d’autres chercheurs soviétiques, parmi lesquels Iurii Lotman a produit une œuvre considérable en grande partie mal connue hors de l’ex-Union soviétique, œuvre dont les perspectives de sémiotique culturelle échappent cependant à l’objet de cet exposé.

VII. La recherche d'une théorie des médiations

La plupart des critiques de l’avant-guerre dont nous venons de parler – Gramsci, Bloch, Adorno, Benjamin, Bakhtine etc. – en raison de la violence fasciste, de la répression stalinienne et du désastre de la guerre (pour ne pas évoquer les obstacles intellectuels qui s’opposaient à leur réception) ne seront véritablement connus (et notamment pris en considération par l’enseignement universitaire) en Europe et en Amérique, voire même dans leur pays d’origine, que beaucoup plus tard (dans les années soixante et soixante-dix). Il y a donc une sorte de coupure au lendemain de la guerre. Tous les grands théoriciens dont nous allons parler n’entament leur œuvre critique qu’après 1945 (certains ont été actifs cependant comme philosophes et littérateurs juste avant 1940, comme c’est le cas d’Henri Lefebvre et de Jean-Paul Sartre). Aucun de ces penseurs ne sont des « intellectuels organiques » des partis communistes (même quand ils se réclament du marxisme). Aucun non plus, – si grand que puisse être leur prestige intellectuel, dans le cas de Sartre – ne sont d’abord légitimés par le milieu universitaire « officiel ». Les critiques dont nous allons parler, allemands, français et britanniques, ont en commun non pas une méthode ou une théorie, mais une certaine visée, une certaine problématique qui est de mettre en rapport la société et la littérature par la quête systématique de médiations autant que possible pleinement explicatives. Tous mettent en rapport des modes d’expression littéraire, des genres et des classes sociales, des mentalités et des visions du monde, des contextes politiques et économiques. Mais ils le font très différemment en fonction de leurs formations, de leurs filiations culturelles et du milieu intellectuel immédiat dans lequel ils se trouvent.

Erich Auerbach, grand philologue de tradition allemande, avec Mimesis (1946) trace un historique de la forme réaliste d’Homère à Zola, combinant l’analyse stylistique et philologique à la mise en place d’un large cadre philosophico-historique permettant de montrer une évolution, des continuités et des ruptures expliquées par l’évolution sociale.

Paul Bénichou, dans Morales du Grand siècle (Paris, 1948), aborde les classiques du XVIIe siècle français, Corneille, Racine et Molière, comme les expressions littéraires contrastées de certaines valeurs éthico-civiques, reflétant elles-mêmes l’identité, les intérêts et les appétitions de classes ou groupes sociaux en conflit.

Ian Watt est l’un des premiers en Grande-Bretagne à chercher à expliquer socio- historiquement la genèse du genre dominant de l’ère bourgeoise, le roman. Avec The Rise of the Novel (1957), il explique lui aussi Daniel Defoe, Richardson et Fielding à travers une émergence de valeurs propres aux sociétés « bourgeoises » – individualisme, rationalisme, réalisme, valorisation de la vie privée – et une étude historique de la psychologie du public et de la demande culturelle, inscrivant les thèmes et formes du genre « roman » en coïntelligibilité avec l’évolution philosophique et intellectuelle de l’époque. Il inscrit par là même le texte littéraire dans l’interdiscursivité, Robinson Crusoe étant défini, en forme romanesque, comme l’expression de l’idée physiocratique.

Le premier ouvrage d’Erich Köhler sur le roman courtois (L’Aventure chevaleresque : idéal et réalité dans le roman courtois, 1956) met en place une image de la société courtoise du XIVe siècle à travers la perspective de la petite noblesse chevaleresque au moment où, dans le réel, celle-ci perd une partie de sa légitimation sociale au profit du pouvoir royal central. Le roman courtois développerait par compensation une mythologie glorificatrice de cette classe, en s’attribuant une origine antique (Enée comme chevalier, etc.), un mandat socio-spirituel – l’aventure, la quête du Graal, – et des ennemis omniprésents, mais fantastiques, dans l’incapacité où cette classe se trouve d’évaluer le mouvement historique et de s’y adapter de façon réaliste.

En 1951, Arnold Hauser commence à publier une monumentale Sozialgeschichte der Kunst und Literatur, grande entreprise d’histoire marxiste globalisante dans la perspective totalisante de Lukács, inscrivant la périodisation des histoires littéraires et esthétiques dans les grands développements économiques et sociaux des cultures occidentales.

Lucien Goldmann, philosophe marxiste d’origine hongroise établi en France, publie en 1955 Le Dieu caché, sous-titré « Étude sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine ». C’est le premier d’une série d’ouvrages et d’articles placés sous la dénomination de « structuralisme génétique » qui, en dépit d’une évolution qui va le forcer à prendre en considération le texte littéraire en tant que tel (évolution interrompue par sa mort prématurée), s’attache à la recherche d’homologies de structure entre le social et le littéraire.

C’est ainsi que l’œuvre tragique de Racine est présentée comme l’expression littéraire d’une vision du monde « janséniste », idéologie religieuse austère laquelle structure les valeurs et le désarroi d’une classe sociale en porte-à-faux, la noblesse de robe sous Louis XIV, – conscience de classe qui reflète à son tour la position objective de cette classe dans les relations de classe de la société monarchique. Les « grandes œuvres » comme celle de Racine ou de Pascal sont caractérisées esthétiquement par leur cohérence fonctionnelle et par une richesse imaginale qui n’en font pas le reflet mécanique du discours conceptuel qu’une classe ou ses idéologues peuvent exprimer. D’autant que la grande œuvre reflète le « maximum de conscience possible » de cette classe (concept emprunté à Lukács), qu’il y a lieu de distinguer du fait empirique de la « conscience réelle ». Dans un recueil d’essais intitulé Pour une sociologie du roman (1964), Goldmann, s’inspirant expressément de la Théorie des Romans du jeune Lukács, met en rapport la structure narrative du roman comme récit ironique d’une quête démonique de valeurs authentiques dans une société dégradée, avec le divorce opéré dans le marché capitaliste entre valeur d’usage et valeur d’échange. L’évolution que l’on observe sur plus d’un siècle, du roman balzacien au « nouveau roman » de Robbe-Grillet et autres, s’expliquerait par l’accélération de la réification des individus due aux nouvelles structures de marché qui instrumentalisent encore plus les humains subordonnés à la circulation des marchandises. L’influence de Goldmann a été immense et internationale, mais c’est contre les insuffisances du système goldmannien, contre son aveuglement à l’égard de l’interdiscours et des structures textuelles, qu’une nouvelle sociologie de la littérature cherchera à s’édifier. Les Anglais et notamment les disciples de Raymond Williams, les jeunes chercheurs américains apparus dans les années soixante comme Fredric Jameson, les futurs « sociocritiques » francophones, divers autres chercheurs européens comme le Tchèque Pierre V. Zima ont subi d’abord l’influence de Lucien Goldmann. En France, on peut mentionner dans sa mouvance les travaux stimulants et érudits de Michel Zeraffa sur le roman moderne, et les premiers écrits de Jacques Leenhardt.

Un autre philosophe marxiste, Henry Lefebvre, publiera au cours de la même période trois études, sur Rabelais, Diderot et Spinoza, qui cherchent avec finesse à mettre en relation les structures économico-sociales, cadre idéologique et horizon culturel avec le texte littéraire ou philosophique.

Inclassable dans notre nomenclature, mais dominant l’après-guerre, Jean-Paul Sartre, de Qu’est-ce que la littérature? (1947) à L’Idiot de la famille (1971), biographie littéraire et existentielle de Flaubert, n’a cessé de chercher à reconstruire dans leur extrême complexité les médiations qui mènent à la singularité d’un destin individuel et d’une œuvre (Baudelaire, Genet, Flaubert) comme « projet » existentiel et dépassement des contraintes et de la « facticité » de l’être-là. De sorte que l’œuvre se constitue et s’explique à la fois par les déterminations sociales, personnelles ou familiales et contre ces déterminations, comme dépassement, excès, compensation. Par là même, Sartre est au plus près de la psychanalyse – sans jamais la rencontrer. Jean-Paul Sartre, doctrinaire de l’engagement, intime à l’intellectuel d’avoir prise sur l’histoire. Sans réduire la littérature à une instrumentalisation de l’idéologie comme dans le réalisme socialiste, Sartre exige cependant que l’artiste fasse servir son œuvre à éveiller la conscience du lecteur.


VIII. L’étude des littératures non-canoniques

Tandis que dans les années 1950 et au début des années 1960, la recherche de médiations entre le littéraire et le social tend soit à réduire à des paradigmes mécanistes –, base et superstructure, homologies structurelles, etc. – en dépit d’avancées prometteuses ici et là, soit à surdéterminer l’approche littéraire par un volontarisme humaniste ou marxisant, de nouveaux domaines s’ouvrent et de nouveaux problèmes apparaissent à mesure que les insatisfactions du global se font jour et que la nécessité de penser des univers partiels va se concrétiser. Les orientations dont il va être fait mention ont en commun de rejeter des conceptions à la fois élitistes, « légitimistes » de la littérature, et privées de contexte : la « grande œuvre » semblait échapper à l’institution, à des publics, des lecteurs. Alors même que les chercheurs précédemment mentionnés avaient pour ambition de penser les conditions de production des œuvres, le contexte empirique immédiat était négligé au profit de constructions historiosophiques passablement spéculatives.

C’est dans l’après-guerre que les yeux s’ouvrent à l’existence massive d’une production imprimée exclue du champ canonique de la littérature et donc de la réflexion théorique et critique : littératures « ouvrières », « populaire », « culture de masse », Kulturindustrie, « contre-culture », « paralittérature »… Il s’agit de choses très diverses en dépit de leur commune exclusion de la littérature légitimée. Ces catégories sont aussi à géométrie variable. Reprenant les efforts des années trente pour promouvoir et penser une littérature dite « populaire » et dans une autre direction que celle de Bakhtine (mais qui un jour venu sera influencée par lui), nombre de recherches prennent pour objet le non-canonique dans sa variété de genres, de statuts et de fonctions, et dans son acception la plus large. (On doit noter cependant que les travaux érudits sur la Trivialliteratur remontent en domaine allemand au début de ce siècle. En français, le plus ancien travail qui conserve de l’intérêt sur un genre non-canonique est la thèse de Régis Messac sur le roman policier, élaborée dans les années 1920.)

Trois tendances partagent les recherches qui vont se faire dans cette voie. Umberto Eco en identifie deux dans son petit écrit, Apocalittici e integrati (1964) : il y a ceux qui voient dans la culture de masse une menace pour la « vraie » culture et l’annonce de la fin de toute culture créatrice, les autres qui semblent approuver aveuglément tout ce qui s’oppose aux formes légitimes et, par mauvaise conscience à l’égard des goûts du « peuple » ou par relativisme sceptique posent que tout vaut n’importe quoi, chacun dans son genre, mettant sur le même plan James Bond et Emma Bovary.

Les grands penseurs de l’École de Francfort, au-delà des nuances qui les séparent, – Adorno, Benjamin et Löwenthal – représentent le modèle de la position « apocalyptique ». L’« industrie culturelle » selon Adorno a pour effet et fonction d’empêcher le développement d’un individu autonome. Pour Léo Löwenthal (Literature, Popular Culture and Society, 1961), la littérature populaire répond notamment à une commande psycho-sociale qui cherche à maintenir les individus dans les « limbes » d’un univers infantile et victimisé. La catégorie de « repressive desublimation » chez Herbert Marcuse sert à montrer l’aliénation des pulsions authentiques en dispositifs de répétition de satisfactions partielles qui pérennisent le manque (de la pulsion sensuelle à la pornographie par exemple). Quant à Walter Benjamin, en opposant l’« aura » des œuvres uniques à la « reproduction mécanique » des produits esthétiques modernes, il montre à quel point les nouvelles formes de culture massive lui sont suspectes.

À l’opposé, on voit se développer au cours des quarante dernières années un courant de l’« inversion des valeurs » qui valorise résolument le « populaire », souvent confondu cependant avec la production massive commerciale, qui admire le Kitsch contre le fétichisme distingué de l’œuvre consacrée, contre le « bon goût » et les littératures enseignées et avant-gardistes. Ce courant est bien représenté par Theodore Roszak (avec le paradigme culture jeune vs culture technocratique), par tout le courant de la contre-culture, des « situationnistes » comme Guy Debord à Andy Warhol, par l’école américaine de Bowling Green (où se publie le Journal of Popular Culture) jusqu’à, dans ses livres les plus récents, Terry Eagleton, d’abord disciple de Raymond Williams et très représentatif de la tradition marxiste anglaise, qui ne sauve, dans Literary Theory (1983) que les littératures tiers-mondistes de lutte anti-impérialiste, les écrits féministes émancipés du discours patriarcal, les analyses montrant l’imposition idéologique opérée par les médias et ce qu’il désigne comme la « nouvelle écriture de la classe ouvrière ».

Entre les contempteurs et les adulateurs des cultures non-canoniques, il faut placer cependant la longue et érudite tradition « ethnographique » qui tente de faire de ces cultures illégitimes un objet analysé dans sa logique et ses dimensions propres sans pour autant le vouer par principe aux gémonies ou le monter au pinacle. Les Anglais ont une tradition riche d’étude de la culture ouvrière (Louis James, Richard Hoggart, Richard D. Altick). L’« École de Birmingham », avec Michael Green, prolonge aujourd’hui cette sociologie de la culture populaire. L’étude de la littérature en feuilleton et de la lecture populaire a dépassé le stade des écrits anecdotiques pour devenir un secteur rigoureux et informé de l’histoire sociale (voir par exemple Le roman du quotidien d’Anne-Marie Thiesse, sur le roman-feuilleton français du début du siècle).

Certaines recherches sur l’histoire sociale peuvent se rapprocher de ces études. En France, d’Edgar Morin (dès 1962, L’Esprit du temps) jusqu’à Claude Grignon et Jean-Claude Passeron (Le savant et le populaire, 1989), toute une réflexion est menée pour analyser d’une part la logique interne des productions discursives et esthétiques « populaires » et d’autre part leur rapport ambivalent et multiforme à la légitimation culturelle. Des chercheurs de tradition marxiste, brechtienne et francfortoise ont fait dans un esprit sociologique et historique la théorie des genres littéraires non-légitimes, particulièrement du roman policier (on verra le dernier ouvrage de Jacques Dubois, Le roman policier et la modernité) et de la science-fiction (on verra par exemple les nombreux livres en anglais de Darko Suvin sur la science-fiction contemporaine et ses origines dans l’utopie). C’est probablement dans le domaine de la science-fiction et de l’utopie, parmi les genres non-canoniques, que les travaux de critique sociologisante les plus intéressants ont été produits.

IX. Sociologie du champ littéraire

Dès les années cinquante, avec de solides racines dans la tradition académique, il se développe une sociologie empirique de l’institution littéraire, des producteurs de l’édition, des publics et de la lecture. Hans Fügen en Allemagne, Bernard Berelson aux États-Unis, Robert Escarpit et son école en France développent cette sociologie empirique, descriptive et appuyée de données statistiques.

Il faut faire une place à part à Pierre Bourdieu et aux études du « marché des biens symboliques » (titre d’un article de 1971) et du « champ littéraire » dans l’autonomie qu’il a conquise depuis le siècle passé. Elles développent une systématique fondée en théorie du « champ » littéraire comme système total de relations entre des objets, des enjeux, des agents pourvus de capitaux symboliques et adoptant des stratégies déterminées par leur être de classe, leur « habitus » et leur situation objective dans la topologie du « champ ». L’un des derniers livres de Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art est une synthèse de sa réflexion sur la littérature et l’art, réflexion qui cherche à rendre raison comme pleinement « explicables » des faits et valeurs esthétiques par les intérêts et les luttes entre les agents du champ artistique, par leur partage de l’illusio propre aux règles du jeu immanentes. Cette perspective réductionniste où la sociologie se donne pour mandat d’exposer les connivences fétichistes d’un champ où ces connivences demeurent fort vigoureusement défendues contre les iconoclastes, conduit à un immense travail d’objectivation démystifiante et à une critique ironique des pathos de l’ineffable. La critique qui s’est faite de l’approche de Bourdieu porte d’abord sur le concept même de champ tel qu’il fonctionne, rabattant le sens des productions vers des enjeux immédiats mis sur table et des stratégies d’agents coïntelligibles à ces enjeux et à leurs intérêts – y compris certes les intérêts dits « désintéressés ». Une herméneutique immanente à la logique du champ et des « intérêts » propres qui s’y font valoir récuse toute perspective d’interdiscursivité, de totalité et de change. Un autre angle critique relève de la mise en cause même de la notion d’illusion (Boltanski). Par ailleurs, la sociologie de Bourdieu demeure une sociologie du dehors des textes où Bourdieu rejette par amalgame commode tant le formalisme structural et poéticien, les naïvetés de la « génétique textuelle », le positivisme de l’histoire littéraire lansonienne, que l’analyse des textes en dehors de la causalité unidimensionnelle du champ. Le désaccord reste total entre cette sociologie et une sociocritique qui prenne « en charge l’immense rumeur dans laquelle nous sommes immergés et cherche à comprendre comment les écrivains, à partir de cette rumeur, produisent cette sorte de textes que nous continuons à appeler des textes littéraires9. »

Dans la filiation de la sociologie de l’institution de Bourdieu, on situera l’ouvrage de Jacques Dubois, L’Institution de la littérature (1979) et ceux de Christophe Charle, Claude Lafarge et Rémy Ponton. Gianfranco Corsini avait, un des premiers, abordé globalement en 1974 la question de l’institution littéraire (L’Istituzione letteraria). Ces travaux sont essentiellement sociologiques, au point que parfois l’articulation avec le texte semble perdue. On peut rattacher à cette sociologie, les travaux d’histoire sociale de la « vie » et des « milieux » littéraires et intellectuels, travaux de Stanko Lasič, Carl E. Schoerske, Pierre Barrière, Paul Bénichou (L’Écrivain et ses travaux, 1967), le grand travail d’Alain Viala sur la sociologie du classicisme français et les livres de Robert Darnton sur le « petit personnel » des Lumières et son rôle dans la préparation de la Révolution française (Bohème littéraire et révolution, 1983).

Dans la théorie de la réception, vaste secteur de la critique contemporaine où les approches sont très diverses, il se rencontre des sociologues proprement dits de la lecture ou de l’accueil journalistique (ainsi l’étude de Joseph Jurt sur Bernanos, 1980). Le livre de Jacques Leenhardt et Pierre Józsa, Lire la lecture, sociologie comparée de la lecture en France et en Hongrie, en est un bon exemple. Au niveau de la réception, d’autres critiques tels Wolfgang Iser, Hans Robert Jauss, forment une sorte de pont entre la sociologie, l’histoire des publics et l’analyse des structures de l’œuvre et par là ils réinscrivent dans l’œuvre même les conditions de lisibilité et d’interprétation. Auparavant, Michel Zeraffa, avec la notion de « cadre culturel », abordait ces recettes établies de consommation culturelle qui, à une époque donnée, contiennent l’œuvre (comme on dit que la police a « contenu » la foule)10.

X. Littérature, culture et société

Le critique marxiste britannique Raymond Williams a laissé une œuvre considérable dont l’influence sur le monde anglo-saxon est prépondérante. Williams, dont Culture and Society date de 1958, hérite d’une tradition anglaise d’universitaires engagés, à la fois philologues, amoureux des textes et désireux de fournir de « matérialistes » et anti-bourgeoises explications aux genres et aux formes esthétiques (Queenie D. Leavis, William Empson, le théoricien marxisant du genre pastoral, avant la guerre). À la fois intéressé par l’analyse des faits rhétoriques ou prosodiques, l’histoire des genres, la lexicologie historique, Williams a l’originalité de poser que la « série littéraire » (pour reprendre un terme des formalistes russes) n’a de sens et d’histoire possibles que réintégrée dans la totalité de la culture en évolution d’une société donnée. Williams a eu une nombreuse postérité en Angleterre. Les premiers ouvrages de Terry Eagleton, les travaux de Michael Green développent certaines de ses orientations.

Aux États-Unis, dans les années 1970 et 1980 se développe une critique littéraire « radicale » (au sens U.S. de ce mot) intégrée à des études de politique culturelle critique, Cultural Studies, qui s’exprime dans des revues comme The Minnesota Review, The Social Text. Dans cette critique sociologique américaine, Fredric Jameson occupe une position importante avec une œuvre abondante, polémique, novatrice qui, partie de Lukács et de l’École de Francfort, bataillant contre le structuralisme des années soixante et le déconstructionnisme des années quatre-vingt, veut s’instituer comme un « métacommentaire » permanent des traditions universitaires non-marxistes et antihistoricistes.

Pour Edward Said, auteur de Orientalism, la littérature est abordée surtout, à côté des autres discours sociaux, comme un des éléments de la production de l’idéologie dominante et de thématisations mystifiées des peuples et groupes dominés, dont il dénonce le caractère oppresseur.

Dans le sillage d’une relecture américaine de Michel Foucault et de ses théories sur le pouvoir, il existe toute une tradition académique américaine de dénonciation radicale de la littérature « canonisée » ou légitime comme instrument de domination des peuples par l’impérialisme, des classes dominées par l’élitisme bourgeois, des cultures noire et « ethnique » par l’establishment littéraire blanc, des femmes par le phallocentrisme censé triomphant dans toute littérature écrite par des hommes, et des minorités sexuelles par l’imposition de la culture hégémonique hétérosexuelle et des représentations et valeurs dont elle est porteuse.

Divers chercheurs contemporains situent leurs recherches dans la filiation et l’approfondissement des deux grandes traditions critiques dont nous avons montré le potentiel toujours riche, celle de l’École de Francfort et celle du « cercle » de Bakhtine. Ce sont celles qui demeurent les sources d’interrogation les plus vivantes et les plus riches, quand bien même l’une et l’autre se trouvent sollicitées par des universitaires dont les problématiques et les intérêts sont parfois diamétralement opposés. Dans le secteur de la sociologie littéraire, Alfredo Luzi en Italie peut se placer dans la postérité du marxisme de Francfort et la recherche d’une critique qui médie entre la sémiotique textuelle et l’analyse de l’évolution sociale et historique. Augusto Ponzio approfondit, en Italie également, une réflexion sémiologique bakhtinienne. L’un des spécialistes américains de Bakhtine, Michael Holquist, développe aussi une critique littéraire et culturelle « dialogique ».

Il faudrait encore signaler dans les perspectives ouvertes d’abord par un Raymond Williams et ses « Cultural Studies », les recherches diverses qui depuis vingt-cinq ans englobent le domaine littéraire dans une théorie d’ensemble des discours, de la culture discursive ou « discours social » (Marc Angenot). De telles perspectives globalisantes, dont les méthodes et l’inspiration trouvent parfois leurs sources dans les études littéraires, caractérisent les œuvres et les problématiques de Michel de Certeau, Jean-Pierre Faye, Hayden White, Marc Angenot, Richard Terdiman entre autres – et ce, du reste, très diversement. Ces analyses du discours social ne sont pas sans intérêt pour la sociocritique littéraire proprement dite, puisque celle-ci cherche à aborder le texte comme un travail spécifique sur l’interdiscursivité.

Dans ce domaine des recherches littéraires et interdiscursives à la fois, on signalera encore les travaux sur le cliché (Ruth Amossy et Elisheva Rosen à Tel Aviv), le stéréotype (Ruth Amossy) – qui repensent en effet cette problématique du stéréotype dans une perspective sociologique – ou de grandes synthèses interdiscursives sur, par exemple, les thématisations du « criminel » au tournant du siècle (Marie-Christine Leps)11.

XI. La socialité des textes littéraires

Lorsque les grandes synthèses totalisantes du type de celles de Lukács ou de Goldmann se sont écroulées et que se sont mises à proliférer des écoles non-spéculatives prenant pour objets des domaines partiels, strictement « sociologiques », c’est la critique formaliste (poétique, narratologie, sémiotique littéraire) qui, dans les années 1960, voire encore 1970, a pris le devant de la scène en théorie littéraire en particulier. L’Europe occidentale et l’Amérique « découvrent » alors les formalistes russes. L’engouement pour le structuralisme linguistique, « l’inconscient structuré comme un langage » de la psychanalyse lacanienne poussent à la fois à un immanentisme dans l’analyse des œuvres et, à la limite, retournent l’adage : c’est le social qui devient un texte, un discours ; c’est non pas la socialité des textes, mais le social comme texte. On citera pêle-mêle, ayant été dans cette voie, une revue aussi influente que Tel Quel, les travaux de Gérard Genette, le Roland Barthes du Système de la mode, Julia Kristeva dans son moment « sémanalyste » et les analyses de Jean Ricardou sur le nouveau roman. Sans nier la fécondité de certaines constructions sémiotiques ou « struc­turales », le bond en avant qu’elles ont fait faire à la théorie littéraire, c’est aussi de l’insuffisance de l’immanentisme, en réaction à la cécité des études formelles, que va naître une « sociocritique » des textes. Autrement dit, les insuffisances et les apories pouvaient se lire au cours des années 1970 sous trois angles : insuffisance des anciens paradigmes globaux (absence d’une réelle postérité de Lukács-Goldmann), insuffisance des analyses sociologiques « externes » qui toujours contournent le texte même, insuffisance des courants formalistes qui ne sortaient du texte que pour trouver d’autres textes ou des formes transhistoriques.

Pierre Macherey et Pierre Barbéris, venant de la tradition hégelienne-lukácsienne à la fin des années 1960 et se mouvant dans des conceptualisations éprouvées à l’époque, n’en ont pas moins réussi des percées innovatrices. C’est ainsi que Macherey dans Pour une théorie de la production littéraire montreles points aveugles de la lecture que Lénine avait faite de Tolstoï et les limites d’une lecture strictement politique d’une œuvre littéraire, voire les limites d’une mise en rapport « orthodoxe » entre le texte et ses déterminations sociales. À propos de Balzac aussi, il montre les décalages, les écarts entre l’idéologie de l’auteur et l’« idéologie du texte », mais de façon plus fine encore les écarts entre le projet de l’auteur et les contradictions idéologiques du texte. S’il y a une mise en rapport à faire, elle ne peut être simplement une « homologie » (comme le voulait Lucien Goldmann) : aux multiples contradictions du social font écho, mais de façon non directe, non homologique, certaines facettes du texte, lequel ne doit pas être pensé dans une consistance et une cohérence fondamentales. Macherey fait voir par exemple dans Robinson Crusoe le jeu des lisibilités successives, des érosions et déplacements de sens subis par ce qui fut d’abord lu comme un pamphlet politique.

Pierre Barbéris pour sa part met en rapport les textes romanesques et les textes d’historiens (Le Prince et le Marchand [1980]), comparant en particulier Balzac à Quinet et Michelet à propos des guerres de Vendée et du phénomène vendéen en général dans la Révolution française. Ses conclusions sont en substance que l’histoire inscrite dans le texte littéraire dit mieux l’Histoire que l’histoire pratiquée par l’historiographie ! Il montre que la discipline historienne, y compris et peut-être surtout ceux qui sont dans le « bon » camp (comme Michelet), est prisonnière d’un discours déjà-là et d’une morale civique contraignante, alors que le romancier, plus « irresponsable » (quoique englué lui-même dans de l’idéologique omniprésent) a par moment des intuitions sur le passé et sur la société de son temps qui anticipent de beaucoup ce que des historiens ultérieurs trouveront. Si loin qu’ils demeurent de la « sociocritique », Macherey et Barbéris ont mis l’accent sur la polysémie et la complexité inouïes du texte littéraire. Ils préparent la voie à une sociocritique qui tout en prenant pour objet la socialité des textes – le texte comme objet social et historique, mais aussi le social inscrit dans le texte – ne passe pas outre la matérialité du langage littéraire, son excès et son « ambivalence ». De nombreuses recherches ultérieures ont abordé de façon neuve le genre du roman comme mise en récit de l’histoire : on verrait par exemple l’analyse de Paola Galli sur le roman de la Révolution française, La Rivolta della ragione.

Un retour à une interrogation sur le texte réintégré dans les réseaux intertextuels du discours social, engendré par des « codes » sociaux dont il n’est pas cependant la « performance » mécanique, mais dont il excède la lisibilité immédiate, ce retour après la phase structuraliste, est sensible dès la fin des années 1960. Dans S/Z (1970), Roland Barthes poursuivant son travail de rupture avec le structuralisme, s’attaque à une nouvelle fameuse de Balzac, « Sarrasine » – nouvelle censément sans ombre – et montre très bien la multiplicité des strates de sens dans cet écrit, ce qui le conduit à une théorie du « scriptible » et du « lisible », laquelle rompt avec les périodisations traditionnelles du réalisme et du modernisme. Le texte scriptible est un « présent perpétuel », « une galaxie de signifiants », « plus le texte est pluriel et moins il est écrit avant que je le lise12 ».

Pierre V. Zima, dont les premières références furent Mukařovský, Goldmann et Adorno, auteur en 1980 d’une Textsoziologie qui entendait fusionner tout l’apport formaliste et sémiotique avec l’esthétique historiciste et la « Théorie critique », est l’auteur d’abord de deux ouvrages qui retracent l’évolution du roman moderniste de Proust et Kafka à Musil, Moravia et Camus, – de « l’ambivalence » à l’« indifférence » romanesques. Son Manuel de sociocritique (1985), se présente comme une érudite synthèse du siècle écoulé, bien au courant des traditions allemandes, soviétiques et françaises. À partir souvent de l’analyse minutieuse de micro-structures syntaxiques ou thématiques, Zima cherche à connaître la spécificité fonctionnelle du texte « moderne », le modernisme littéraire non comme « reflet » ou « homologie » mais comme dispositif à créer du soupçon, de l’ambiguïté, à subvertir ou à ironiser les grands discours idéologiques, les certitudes monologiques, les slogans et les orthodoxies des sociétés modernes. Le texte littéraire est ce qui permet d’échapper à l’« instrumentalisation » des sociétés technocratiques modernes. À cet égard, Zima construit une problématique développée par l’École de Francfort, mais avec les instruments d’une analyse linguistique et sémiotique préoccupée par la mise en texte.

Charles Grivel, esprit original et audacieux, a exploré nombre de voies qui relient le texte au hors-texte et au discours social dans son ensemble. Sa Production de l’intérêt romanesque (1973), prenant à bras le corps et sans discrimination dix ans de romans publiés en France (de 1870 à 1880), oriente son œuvre vers une exploration des rapports entre le genre romanesque, la doxa culturelle générale et les manières de connaître le monde qui prévalent dans un état de société. On signalera, dans une perspective analogue, les travaux de Philippe Hamon sur la production de valeurs et d’évaluations dans le texte romanesque (Texte et idéologie, 1984).

Les chercheurs qui se sont emparés du mot de « sociocritique », créé et défini par Claude Duchet en 1971, ont en commun de reprendre l’ancienne recherche d’une théorie des médiations du social. Loin des théories du « reflet », elle tient pour axiomatiques une série de propositions heuristiques:

la relative autonomie du textuel, la complexité des instances médiatrices entre la littérature et son co-texte socio-historique, la problématisation du littéraire même, la perception de l’idéologique comme textualité active et non plus comme fausse conscience, la prise en compte enfin de tout ce qui n’advient que par le langage, sur l’une et l’autre scène13.

Un double mouvement caractérise la sociocritique créant une tension féconde, mais problématique : d’une part, le texte littéraire est immergé dans le discours social, les conditions mêmes de lisibilité du texte ne lui sont jamais immanentes – ceci en apparence le prive de toute autonomie. Cependant, l’attention du sociocritique sera vouée à mettre en valeur ce qui fait la particularité du texte comme tel, les procédures de transformation du discours en texte. Prélevé sur le discours social, produit selon les « codes » sociaux, le texte peut certes reconduire du doxique, de l’acceptable, des préconstruits, mais il peut aussi transgresser, déplacer, déconstruire, excéder l’acceptabilité établie. Dans le premier cas, le texte s’assure d’une lisibilité immédiate, il est un secteur de la production doxique. Mais par là même (comme l’atteste le cas du réalisme socialiste), il est voué à devenir « illisible », incrédible à mesure que la connivence avec la doxa qu’il portait s’estompe. En revanche, les textes qui déplacent le doxique sont souvent de ceux qui inscrivent de l’indétermination, ce qui les rend difficilement lisibles dans l’immédiat, mais leur assure un potentiel de lisibilité « autre ».

Dans une perspective de cette sorte, la réflexion sur l’intertextualité, développée dans les années 1970 à partir d’axiomes fondamentaux de la pensée bakhtinienne, a été décisive. Le développement de « lectures intertextuelles » est venu troubler toutes sortes de schémas vectoriels qui allaient de la classe ou de l’époque à l’auteur, de l’auteur à l’œuvre, de la référence empirique à son « expression », de la source à l’influence, et elle a radicalement mis en question, pour les textes eux-mêmes, leur clôture et leur linéarité, d’une majuscule à un point final. Les analyses intertextuelles ont développé, à l’écoute de Bakhtine, des problématiques perspicaces de la multiplicité des voix et de l’hétérogène14.

Claude Duchet a dirigé le collectif Sociocritique (Nathan, 1979) et Edmond Cros, hispaniste de l’Université Paul-Valéry à Montpellier, a publié diverses monographies et une synthèse, Théorie et pratiques sociocritiques (Éditions sociales, 1983), deux ouvrages dont les instruments notionnels et les perspectives sont du reste passablement différents. Diverses revues, Littérature (Paris), Imprévue (dirigée par Edmond Cros à Montpellier), Sociocriticism (créée par le même Edmond Cros à Pittsburgh), et l’Immagine riflessa (Italie) ont contribué au débat sociocritique.

Antonio Gómez-Moriana pratique sur la littérature espagnole une sociocritique attentive à l’aspect pragmatique des énoncés. Henri Mitterand a montré dans son vaste travail sur Zola la tension qui habite cette œuvre : reproduction en fiction des idéologèmes qui dominent le discours social de son temps et déplacements opérés par la poétique zolienne dans ses multiples formes de passage au mythe. Jean Borie avait jeté les premiers jalons de cette entreprise. Jacques Dubois a également produit une étude de l’Assommoir de Zola et de nombreuses autres analyses sociocritiques.

Dans la conjoncture de cette fin du XXe siècle, ce qu’on nomme aujourd’hui « sociocritique », mais aussi la sociologie du champ littéraire et le retour à l’histoire sociale des milieux littéraires, sont pris dans la remise en question générale des études littéraires, de leurs limites, de leurs visées et de leurs méthodes. Les différentes traditions de critique socio-historique ont surtout en commun certaines interrogations et insatisfactions ; la sociocritique, particulièrement, est plutôt un lieu de questionnements qu’elle n’est un corps de principes acquis et de méthodes sûres et éprouvées15. Le récent volume de mélanges en hommage à Claude Duchet, La politique du texte, témoigne de ces questionnements en dialogue. Les principes qui guident les chercheurs qui s’en réclament sont plus la certitude de ce qu’elle ne veut pas faire, de ce que les sociocritiques croient vain, réducteur ou inadéquat qu’un système d’esthétique socio-historique tout constitué. Travaillant sur les textes dans leurs déterminations sociales et historiques, elle ne veut ni subsumer l’esthétique et la littérarité sous des fonctions sociales positives ni fétichiser le littéraire comme étant d’une essence à part. En maintenant en tension ou en problématique l’esthétique et le social, elle se démarque à la fois des approches purement formelles du texte littéraire (ou purement herméneutiques, déconstructionnistes etc.) et des approches purement contextuelles, institutionnelles, sociologistes, déterministes. Sans ignorer l’apport à la théorie littéraire des approches de type déconstructionniste, si dynamique en ce moment aux États-Unis en tout cas16, la sociocritique veut faire percevoir et comprendre ce qu’elle désigne comme la socialité des textes.

Lisant des textes sans considération a priori de leur statut établi par l’institution ou par la postérité, elle veut se donner les moyens d’analyser le « fictionnel », le « scriptible », la « littérarité », la « polysémie », la « polyphonie », le « novum » sans omettre de reconnaître que la plupart des textes fonctionnent dans et pour le ressassement, la doxa, l’identitaire, le conforme, le sociétal, le civique hégémonique. Ces fonctions doxiques, « idéologiques », adaptatives, répressives, adhésives, cohésives, il lui faut donc aussi les analyser, les comprendre, les interpréter.

Il lui faut pousser la réflexion théorique du côté de l’ensemble des médiations qui permettent de penser tout texte, tout système discursif, comme objet social sans cependant le réduire au « reflet » d’une société, à la représentation « adéquate » de ce qu’il prétend exprimer, même quand on a affaire aux textes les moins soucieux de travail sur le langage. C’est parce que les textes « littéraires » – au sens courant de ce terme – ont cette potentialité d’être « autres », « ailleurs », en excès par rapport à leurs dires qu’ils touchent à la dimension esthétique et c’est parce qu’ils ont, plus encore, la fonction de redire, d’illustrer, de relayer le déjà-là qu’ils relèvent de la reproduction sociale. Mais en développant une réflexion théorique, la sociocritique rejette une sorte de paradigme binaire simpliste selon lequel il y aurait, dans le social, de la reproduction, de l’imposition symbolique, du lisible, de l’institution entropique et hors du social (et donc hors de toute prise analytique objective) du novum, de l’imaginaire, de l’utopisme, de la littérature… Car le social (et donc l’objet de la réflexion socio-logique et historio-graphique), c’est aussi l’« instituant », le « novum », l’« imageant » (par opposition à l’imagé), le rêvé, l’imaginaire, l’innovateur, le sacré ; c’est ce qui émerge autant que ce qui résiste ; c’est ce qui s’arrache autant que ce qui adhère et persiste en s’imposant ; ce qui advient autant que ce qui perdure ; l’interprétance autant que le dogme ; la parole libérée opposée à la parole autoritaire.

Il fut un temps où le sociologue ou le critique littéraires savaient ce qui était « esthétique » et porteur de valeurs culturelles, ou bien « progressiste » ou « révolutionnaire », ou avant-gardiste ou « critique » (au sens de l’École de Francfort). À l’heure actuelle, par une sorte de retour du balancier à un scepticisme, un « pyrrhonisme » désabusé, on ne sait plus rien : la tentation est grande de feindre de théoriser cette déception, voire son ressentiment, dans le repli sur le corps privatisé, la déconstruction comme criticisme « pur » ou encore la réduction des formes symboliques à de la domination indéfiniment reconduite…

Le problème essentiel qui se pose à une critique littéraire soucieuse d’intégrer la littérature dans la société et dans l’histoire globale semble être le suivant : y a-t-il encore aujourd’hui – où et dans quelles conditions, – un discours théorique possible sur la littérature et plus largement sur la culture, qui cherche à la fois la compréhension de l’entropie et celle de l’échappée, c’est-à-dire qui ne prétende ni se soustraire d’emblée à l’entropie ni cependant s’y enfermer et y limiter la sociologie littéraire.


Notes

  1. À cet égard, Les Règles de l’art de Pierre Bourdieu (Paris, Seuil, 1992) ont un caractère innovateur.

  2. Tous les auteurs et les ouvrages allégués ou cités dans cette étude sont repris dans la bibliographie sans que ces références soient signalées dans le corps du texte par de continuels appels de note.

  3. Georgii Plekhanov. Questions fondamentales du marxisme,Paris, Éditions sociales, 1927, p. 265 (XVIII).

  4. Ibid., p. 199.

  5. Karl Radek, dans Pervyi vsesoiuznyi s"ezd sovetskikh pisatelei, Moskva, [s.e.], 1934, p. 317 : Loin du fragmentaire, la nouvelle esthétique, réaliste bien entendu, doit faire appel à la totalité des contradictions sociales. « Par conséquent les grandes oeuvres du réalisme socialiste ne peuvent pas surgir à la suite d’observations faites au hasard, sur des fragments donnés de la réalité ; elles obligent l’artiste à embrasser l’énorme tout. Quand bien même l’écrivain traduirait la totalité dans un détail, et voudrait montrer le monde dans une goutte d’eau, dans la destinée d’un petit homme, il ne saurait remplir sa tâche sans avoir présente à l’esprit la marche du monde entier ».

  6. Georg Lukács. Soljenitsyne, Paris, Gallimard, 1970, p. 11.

  7. Dans La Signification présente du réalisme critique (Paris, Gallimard, 1960).

  8. La notion d’« Énigmaticité du texte » est notamment développée par le comparatiste Jean Bessière dans Dire le littéraire (Liège, Mardaga, 1990) et ses ouvrages ultérieurs.

  9. Régine Robin. « Le sociogramme en question », Discours social/Social Discourse, vol. 5, nos 1-2, 1993, p. ???

  10. Roland Barthes avait noté qu’il « existe un vieux fonds folklorique racinien comme il existe un comique troupier » (Sur Racine, Paris, Seuil, coll. « Points », 1979 (1960), p. 143).

  11. Nous pensons que le courant de recherche qui aborde de façon socio-historique les genres littéraires comme instruments cognitifs (Timothy J. Reiss. The Meaning of Literature (Ithaca (NY), Cornell University Press, 1992) ; P. Livingston) et dans leur différentiel et leur interaction avec le texte savant (Michel Pierssens) sont à la marge de l’enquête actuelle. Il n’empêche qu’ils posent des questions à la sociocritique.

  12. Roland Barthes. S/Z, Paris, Seuil, coll. « Points », 1970, pp. 11, 12, 16. C’est nous qui soulignons.

  13. Claude Duchet. « Médiations du social », Littérature, no 70, 1988, p. 3.

  14. Voir une étude sur le développement de cette notion d’intertextualité : Marc Angenot. « L’Intertextualité », Revue des sciences humaines, no 189, 1983, pp. 121-135.

  15. Il existe un réseau international de chercheurs en sociocritique que de grands colloques réunissent régulièrement. Deux se sont tenus en 1993, l’un à Montréal (« Écrire la pauvreté / Writing Poverty »), l’autre à San-José-de-Costa-Rica.

  16. Mais en refusant la tendance de fausse philosophie anti-métaphysique et le scepticisme cognitif lui aussi faussement radical.


Pour citer cet article :

Marc Angenot et Régine Robin, « La sociologie de la littérature : un historique », réédition sur le site des ressources Socius, URL : http://ressources-socius.info/index.php/reeditions/18-reeditions-d-articles/26-la-sociologie-de-la-litterature-un-historique, page consultée le 20 avril 2024.

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