L’invention ne constitue pas vraiment une catégorie esthétique : bien présente dans le lexique de la philosophie des sciences et dans l’histoire des techniques, elle demeure un principe peu actif dans la philosophie de l’art et dans la critique littéraire.

Pourtant, le concept d’invention, qui apparaît dans les arts et les lettres dès la Renaissance, puis se différencie du concept de découverte au xviiie prend son sens en regard des grandes catégories esthétiques que sont l’imagination et l’imitation. En effet, le sens antique de la notion, chez Aristote, tend à infiltrer peu à peu les arts et les lettres en élargissant sa signification rhétorique (inventio, dispositio, elocutio) pour désigner un mode spécifique de production du neuf. L’invention sous l’Ancien régime est ballottée entre l’imitation (de la nature, des anciens) et l’imagination dont on se méfie jusqu’au xviie siècle, chez Descartes, Pascal, Malebranche. Elle trouvera chez Diderot et plus encore chez Marmontel à se doter d’un sens esthétique qui tient de l’art combinatoire et de la fiction : inventer, pour les Encyclopédistes, c’est produire du neuf et/ou combiner de l’existant dans des dispositifs inédits.

Il faut attendre le xixe siècle pour que l’invention soit pleinement reconnue comme facteur de production artistique ou littéraire. Timidement, il est vrai, comme l’indique un texte-témoin, « L’invention » d’André Chénier, long poème où s’esquisse une esthétique qui relève encore du dogme de l’imitation — « Sur des pensers nouveaux, faisons des vers antiques », mais qui déjà indique la possibilité de créer quelque chose d’inexistant, c’est-à-dire inventer du langage. Si le concept existe bel et bien et est appelé à se développer au xixe siècle, il reste néanmoins peu nommé, parce que lui est préférée une approche sacralisante de la production littéraire ou artistique sous l’appellation de « création » (et ses dérivés).

L’émergence du concept d’invention en littérature est en fait contemporaine de l’affirmation du concept de littérature, avec cette œuvre emblématique qu’est De la littérature de Germaine de Staël (1800). Ce texte institue, et du coup invente véritablement, un paradigme nouveau pour la littérature, coupé tout net de l’ancienne notion de « Belles-Lettres » et appelé à définir ses propres projets, ce dont se saisiront les mouvements littéraires du siècle, du romantisme jusqu’au surréalisme dans une logique d’autonomisation décrite notamment par Sartre, Barthes et Bourdieu.

Ce paradigme nouveau dont se dote la littérature permet ainsi que s’élaborent des techniques nouvelles reconnues sous l’appellation d’inventions. Elles restent toutefois  peu nombreuses, mais emblématiques des esthétiques qu’elles escortent : poème en prose, vers libre, monologue intérieur, calligramme, poème conversation, écriture automatique. Cinq inventions revendiquées comme telles, pour lesquelles des luttes s’engagent et qui, à une exception près (le monologue intérieur) se produisent et se succèdent à l’intérieur d’un seul genre, le poème — champ d’expérimentation plus puissant que les autres genres sans doute. Ces inventions sont porteuses de deux valeurs concomitantes : liberté accrue (de l’expression) et originalité, rapportables en fait aux valeurs de progrès et d’évolution que le xixe siècle n’a cessé d’entretenir.

Prendre en compte le concept d’invention dans la modernité littéraire, c’est se poser la question de savoir ce qu’invente la littérature et de quels processus celle-ci relève dans la production du neuf. La question prend tout son sens en regard de ce qui s'est produit après la Révolution dans les sciences ou les techniques. L’invention participe d'une esthétique nouvelle qui se met en place au xixe siècle, faisant du « hasard » son principe explicatif ; au xxe siècle, elle fera de la « nécessité » son moteur (voir Valéry). Comme dans les sciences naturelles et les arts et métiers (une Société des inventions et découvertes est fondée en 1790), on se met à inventer en littérature et à penser l'invention dans un continuum de la rupture (par exemple, l’écriture automatique démarque le vers libre mais procède des mêmes valeurs). Aussi convient-il de penser historiquement les inventions littéraires en relation avec les concepts de crise, de progrès, d’originalité, de technique, de forme et surtout de discours, sur le modèle de ce qui s’est proposé en sociologie et en philosophie des sciences, chez des auteurs tels que Kuhn, Simondon, Schlanger, Stengers et Latour.

Bibliographie

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Pour citer cet article :

Jean-Pierre Bertrand, « Invention », dans Anthony Glinoer et Denis Saint-Amand (dir.), Le lexique socius, URL : http://ressources-socius.info/index.php/lexique/21-lexique/35-invention, page consultée le 25 avril 2024.

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