C’est au prix d’un malentendu que le concept de capital symbolique se trouve parfois assimilé, dans les études littéraires, à celui de capital culturel. Tel que Bourdieu l’a forgé dans sa théorie générale des champs, le capital symbolique n’est pas une autre appellation du capital culturel, ni l’une de ses espèces, ni une forme générique qui engloberait celui-ci, ni même un type de ressource qui n’aurait d’existence et de validité qu’au sein des champs proprement culturels1. On peut le définir plus justement, quoique de façon encore bien vague, comme le volume de reconnaissance, de légitimité et de consécration accumulé par un agent social au sein de son champ d’appartenance. Cette première définition implique trois choses : d’abord, que ce capital est symbolique en ce qu’il dépend de l’appréciation des pairs, c’est-à-dire de ceux qui, engagés dans la poursuite des mêmes enjeux au sein d’un même univers social et plus ou moins pourvus, en fait d’autorité à en juger, par le crédit qu’ils ont eux-mêmes accumulé, sont aussi dotés de mêmes critères de perception et d’évaluation des qualités présentées et des succès obtenus ; ensuite, que ce capital symbolique est une ressource spécifique reliée au nomos de tout champ (et donc aussi à l'illusio suscitée par celui-ci), les formes de prestige propres au champ juridique ou au champ économique n’étant pas normalement convertibles au sein du champ littéraire ou artistique par exemple ; enfin, que ce capital symbolique, crédit obtenu auprès des pairs, se trouve associé — comme il en va de toute valeur essentiellement sociale — à un ensemble de signes plus ou moins matériels qui, tout en manifestant ce crédit, le réalisent, ces signes pouvant prendre la forme de distinctions conférées par différentes instances elles-mêmes inégalement cotées (prix, subventions, bourses, résidences, postes, etc.), d’avis formulés en différents genres et types de productions discursives (textes, déclarations, allocutions, propos, potins, etc.), de visibilité ou de degré de présence nominale dans les débats et même les polémiques dont le champ est le lieu (la renommée étant non seulement s’être fait un nom, c’est-à-dire une singularité reconnue, mais aussi voir ce nom essaimer dans le discours des autres), ou bien encore de divers témoignages de déférence dont l’agent social fortement doté sous ce rapport est susceptible de bénéficier (silence ou rumeur quand il paraît en public, placement de choix dans une assemblée, un dîner ou le sommaire d’une publication collective, mimiques et gestes, etc.).

Une définition à la fois plus fine et plus solide du capital symbolique peut être construite en portant successivement l’accent sur les termes de capital, puis de symbolique. Économique, culturel, scolaire ou social, le capital recouvre, suivant Bourdieu, un ensemble varié de ressources d’autant plus puissamment recherchées, et dont la conservation est d’autant plus âprement défendue — en régime de rareté générale et d’inégale répartition —, qu’elles prennent leur valeur dans et par la compétition dont elles font l’objet. Si tout agent social est détenteur d’un volume plus ou moins grand de ces différentes ressources et se trouve plus ou moins rendu apte, par le rapport s’établissant entre sa condition et ses dispositions à l’action, à en acquérir davantage mais aussi à savoir les mobiliser de manière efficiente, il entre dans les ressorts de chaque champ d’établir entre ces différentes ressources l’ordre par là pertinent ou « le poids relatif » qui répond à sa propre spécificité : « [ce] poids relatif, écrit l’auteur de La Distinction, varie d’un champ à l’autre, tel facteur venant selon le cas au premier plan, le capital scolaire ici, le capital économique là, le capital de relations sociales ailleurs […] » (Bourdieu, 1979, p. 127). Dans cette perspective, la forme de capital qui nous occupe peut être envisagée comme le produit de « l’alchimie » qui, en chaque champ, « transforme la distribution du capital, bilan d’un rapport de forces, en système de différences perçues, de propriétés distinctives, c’est-à-dire en distribution de capital symbolique, capital légitime, méconnu dans sa vérité objective » (Bourdieu, 1979, p. 192). Ce capital, en tant qu’il est symbolique, emprunte à la riche étymologie d’un mot recouvrant une catégorie centrale dans la sociologie de Bourdieu, où elle met très généralement en relief la double dimension immatérielle et relationnelle que présentent l’ensemble des objets mais aussi des forces tirant leur substance ou leur efficace des structures mêmes de l’univers social qui les produit, celui-ci étant considéré sous les deux espèces d’un système objectif de positions (un champ) et d’un système de dispositions incorporées par ajustement subjectif aux régularités du premier (un habitus)2. Il suit de là que le capital symbolique représente à la fois ce que chaque champ a de plus spécifique en fait de ressource à accumuler et à mobiliser et ce qui demande, en chaque champ, des agents porteurs non seulement de mêmes dispositions à l’action en ce sens, mais de mêmes catégories de perception et d’évaluation de la valeur et de la légitimité des ressources ainsi engrangées ou engagées. Ressource la plus étroitement attachée à chaque champ, produit des régularités de celui-ci telles qu’elles sont performées et perçues par ses propres agents, le capital symbolique apparaît de la sorte, à travers les luttes auxquelles incite son accumulation, comme l’enjeu le plus spécifique de ces luttes et, à travers la possession plus ou moins grande qui en résulte, comme le gradient de la légitimité conquise et acquise en fait de prestige aux yeux des pairs qui, étant aussi des concurrents impliqués dans la même lutte, sont seuls habilités idéalement à l’appréhender, à l’apprécier et à la signifier sous diverses formes déjà évoquées (admiration, estime, éloge, déférence, prix et récompenses, et jusqu’à certains titres plus ou moins officiels et surannés tels que « maître » ou « prince des poètes », etc.).

Immatériel, ce capital l’est sous un aspect différent du capital culturel (définissable celui-ci comme ensemble de ressources incorporées en matière de savoir, de connaissances et de maîtrise du langage par transmission familiale, inculcation scolaire et exposition aux milieux où ces mêmes ressources jouent un rôle plus déterminant que par ailleurs). L’immatérialité du capital symbolique, tout matérialisé qu’il puisse être quelquefois par les signes et avantages qui le manifestent, tient à sa dimension fiduciaire — il repose sur une confiance ou une foi ajoutée en leur valeur réciproque entre gens du même monde — et, plus fondamentalement encore, au fait que, dépendant des relations au sein du champ entre les personnalités, entre les positions et entre les institutions qui s’y trouvent distribuées, il est moins une chose, une substance, qu’un rapport en effet établi à deux niveaux : d’une part, entre un émetteur (le plus souvent collectif) et un bénéficiaire (le plus souvent individuel) ; d’autre part, entre ces instances et l’espace au sein duquel toutes deux se trouvent inscrites. Si cette propriété est, pour Bourdieu, le fait de tous les capitaux quels qu’ils soient — « le capital étant un rapport social, c’est-à-dire une énergie sociale qui n’existe et ne produit ses effets que dans le champ où elle se produit et se reproduit » (Bourdieu, 1979, p. 127) —, elle n’en fait pas moins presque à elle seule la spécificité d’un capital presque tout entier tributaire d’une hiérarchie des rangs au sein d’un système où ces rangs eux-mêmes et leur hiérarchisation sont d’autant plus attachés à ceux qui les occupent et qui s’y distribuent qu’ils sont seuls à même d’en juger (et qu’ils sont portés à en méconnaître la logique sociale au moment même qu’ils la performent en mettant en œuvre le processus de reconnaissance qu’elle appelle)3. Pour le dire plus simplement, il y a en somme capital symbolique dès que la perception et l’évaluation d’une ressource se trouvent subordonnées à l’appartenance de ceux qui la perçoivent et l’évaluent à l’univers et au système de distinctions pertinentes à l’intérieur desquels cette ressource émerge et s’offre à l’appréhension.

Comme l’ensemble des autres capitaux, le capital symbolique se prête à différents faits de conversion, à commencer par celui voulant qu’il soit lui-même, comme l’a plus d’une fois souligné Bourdieu, ce que devient toute espèce de capital — économique, culturel, scolaire, social — lorsque celui-ci se met à fonctionner comme exposant de prestige. C’est ainsi que dans le champ économique ou politique, par exemple, l’accumulation du profit ou des responsabilités, la capacité d’anticiper, pour en tirer parti, sur les fluctuations du marché ou les variations de l’opinion peuvent engendrer auprès des pairs et des rivaux une image flatteuse, une réputation d’efficacité, de professionnalisme ou encore de sens des opportunités susceptible de valoir au sein de ces champs en tant que capital symbolique à part entière4. Ces phénomènes de conversion s’observent aussi en sens inverse, le capital symbolique étant en bien des cas susceptible — jusque dans les univers apparemment les moins disposés à faire intervenir de tels intérêts, comme il en va dans les univers artistiques et intellectuels —, de procurer à plus ou moins long terme des profits économiques ou sociaux (voir Bourdieu, 1992, p. 202), par augmentation des tarifs de prestation ou cumul des postes, ou bien par extension du carnet d’adresses et du réseau des relations mobilisables. D’autre part, s’il est vrai que le prestige, réputation acquise ou autorité reconnue en un champ donné, peut dans certains cas s’exercer au-delà des limites de ce dernier — prestige d’un artiste prolongé au sein de la sphère mondaine ou journalistique, prestige d’un grand capitaine d’industrie au sein de la sphère littéraire, etc. —, c’est au prix très souvent d’une soumission de ce prestige aux formes les plus mondaines de la renommée qui peuvent apparaître, aux yeux des pairs les plus attachés à la spécificité de leur propre univers, comme des formes non seulement dégradées, mais de nature à entacher de soupçon ou à fragiliser à sa base le prestige ainsi élargi. Et l’on pourrait faire ici l’hypothèse qu’étant lié originairement au nomos et à la doxa des univers où il émerge, le capital symbolique se prête d’autant moins à être transporté sans perte vers d’autres univers qu’il procède de champs (ou de régions de ces champs) dotés d’une plus forte autonomie ; ou encore que la tendance qui s’observerait en certains champs d’accueillir à l’intérieur de leurs limites ou d’y relayer sans grande réfraction des valeurs de prestige émanant d’autres champs témoignerait de leur faible autonomie ou d’un affaiblissement de celle-ci, par intrusion, entre autres exemples, de logiques journalistiques au sein du champ intellectuel ou de logiques proprement économiques au sein du champ de production de la littérature la plus lettrée.

Qu’il faille au total une doxa commune aux émetteurs et aux bénéficiaires des titres de prestige symbolique pour que ceux-ci soient non seulement gratifiants mais effectivement produits et reçus se voit très bien lorsque, dans les champs littéraires ou artistiques par exemple, les récompenses officielles obtenues par les uns, telles que prix, fauteuils d’académie, décorations, etc. — et plus encore si ces récompenses émanent d’institutions extérieures au champ, telles que l’État, les médias ou de grandes entreprises privées —, peuvent apparaître à d’autres, plus marginaux ou plus radicaux, comme autant de concessions faites à la dimension la plus temporelle de l’Art ou, pour le dire autrement, comme autant de signes d’une démission à l’endroit d’une activité à vivre sous l’espèce d’une vocation désintéressée5. C’est par là d’ailleurs que l’insuccès et le ratage se sont mis à fonctionner au cours du xixe siècle, dans certaines zones du champ littéraire, comme l’un des signes d’une autonomie graduellement conquise et de plus en plus ouvertement revendiquée contre les valeurs d’utilité morale, politique ou religieuse et les exigences à dimension commerciale. Et c’est ainsi qu’aujourd’hui encore — bien qu’avec de moins en moins de fréquence par suite d’une hétéronomie croissante —, l’insuccès auprès du grand public ou auprès des instances les plus officielles peut continuer d’être affiché, dans certaines régions du champ, en tant que preuves d’une réussite conforme aux plus hautes valeurs de l’Art parce que recherchée auprès des plus « purs » d’entre les pairs. Double attitude de refus et d’adhésion dont un Thomas Bernhard, opposant le « peuple des ardents » au « peuple des agents6 », afin de sauvegarder une vérité de la littérature ressaisie au plus près de son mythe, a fourni sans doute, pour l’époque contemporaine, l’exemple le plus typique, le plus radical et aussi le plus comique — non seulement par ses refus à répétition des distinctions dont on le gratifiait ou les discours provocateurs avec lesquels il y répondait lors des cérémonies de remise (Voir Bernhard, 2010), mais aussi par tant de déclarations comme celle-ci, qu'il adressait en 1957 aux « jeunes écrivains » :

« Ce qu’il vous faut, ce n’est pas des prix d’encouragement, des bourses ou des assurances sociales ; c’est le déracinement de votre âme et de votre chair, la désolation, la déréliction quotidiennes, le gel quotidien, l’impasse quotidienne, le pain pas plus que quotidien, qui ont engendré autrefois des créatures aussi magnifiques que Wolfe, Dylan Thomas et Whitman, qui ont fait surgir des villes et des paysages de la poussière, les témoignages d’une existence tourmentée, inamendable, qui se consume d’heure en heure dans le seul but de créer de nouveaux et puissants poèmes » (Bernhard, 2013, p. 33).

Bibliographie

Bernhard (Thomas), Mes prix littéraires, trad. de Daniel Mirsky, Paris, Gallimard, « Du monde entier », 2010.

Bernhard (Thomas), Sur les traces de la vérité. Discours, lettres, entretiens, articles, trad. de Daniel Mirsky, Paris, Gallimard, « Arcades », 2013.

Bourdieu (Pierre), La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, « Le Sens commun », 1979.

Bourdieu (Pierre), Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, « Libre Examen », 1992.

Bourdieu (Pierre), Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, « Liber », 1997.

Dubois (Jacques), Durand (Pascal) & Winkin (Yves), « Aspects du symbolique dans la sociologie de Pierre Bourdieu. Formation et transformations d’un concept générateur », COnTEXTES, Varia, 2013, URL : < http://contextes.revues.org/5661 >.

Ducas (Sylvie), La Littérature à quel(s) prix. Histoire des prix littéraires, Paris, La Découverte, « Cahiers libres », 2013.

 


Notes

  1. Quand bien même ceux-ci seraient, sous différents rapports, davantage gouvernés que d’autres par des logiques proprement symboliques.

  2. Sur la catégorie du symbolique chez Bourdieu et les infléchissements qu’elle apporte aux différents concepts auxquels elle se trouve associée (« marché des biens symboliques », « champ symbolique », « violence symbolique », etc.), voir Dubois, Durand & Winkin.

  3. Bourdieu a fait porter une insistance de plus en plus grande sur le mixte de reconnaissance et de méconnaissance à l’œuvre en général dans les champs sociaux et, en particulier, dans la production et la reproduction du capital symbolique, « produit de la transfiguration d’un rapport de force en rapport de sens ». Voir Bourdieu 1997, pp. 283-288.

  4. L’escalade des logiques de profit, la conquête permanente de nouveaux marchés peuvent ainsi être considérées, au sein du champ économique, à la fois sans doute comme inscrite dans la logique propre au capitalisme, mais aussi comme le produit d’une libido symbolique propre aux acteurs de ce champ. Expression d’un sens du jeu et d’un goût pris au jeu, cette libido contribuerait, en toute hypothèse, à rendre raison de faits et de stratégies d’accumulation de richesses allant au-delà, pour ceux qui s’y livrent, de la possibilité rationnelle d’en jouir.

  5. C’est ici le lieu de noter qu’il faudrait faire la part au fait qu’en France en particulier, le système des prix et des récompenses littéraires est lui-même très stratifié sous ce même rapport et peut être envisagé comme une sorte de sous-système hiérarchisé, inégalement inducteur de prestige et polarisé par différentes oppositions : grand public/public restreint ; décernés par des pairs/décernés par d’autres instances (telles que l’État, les médias ou des entreprises privées) ; académiques/non académiques ; émanant de la capitale/émanant de la province, etc. À ce sujet, voir Ducas.

  6. Dans une conférence prononcée en 1954 à Salzbourg « À l’occasion du centième anniversaire de la naissance de Jean Arthur Rimbaud », dans Bernhard, 2013, p. 9.


Pour citer cet article :

Pascal Durand, « Capital symbolique », dans Anthony Glinoer et Denis Saint-Amand (dir.), Le lexique socius, URL : http://ressources-socius.info/index.php/lexique/21-lexique/39-capital-symbolique, page consultée le 18 mars 2024.

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