Première publication dans La Nouvelle Critique, n° 175, avril 1966 dans un ensemble intitulé « Deux lettres sur la connaissance de l’art ». André Daspre était alors professeur de français au lycée de Toulon. Le titre « Lettre sur la connaissance de l’art » est de la rédaction de La Nouvelle Critique.
La revue [La Nouvelle Critique] me communique ton texte. Veux-tu bien me permettre, sinon de répondre à toutes les questions qu’il pose, du moins d’ajouter quelques remarques aux tiennes, dans la ligne de ta propre réflexion ?
Sache d’abord que je suis parfaitement conscient du caractère très schématique de mon article sur l’Humanisme. Il présente, tu l’as bien vu, l’inconvénient de donner une idée « massive » de l’idéologie, sans entrer dans l’analyse des détails. Comme il ne parle pas de l’art, je conçois qu’on puisse se poser la question de savoir si l’art doit être, ou non, rangé comme tel dans les idéologies, très précisément si l’art et l’idéologie sont une seule et même chose. C’est ainsi, me semble-t-il, que tu as eu la tentation d’interpréter mon silence.
Le problème des rapports de l’art et de l’idéologie est un problème très complexe et très difficile. Je puis te dire cependant dans quelles voies sont engagées nos recherches. Je ne range pas l’art véritable parmi les idéologies, bien que l’art entretienne un rapport tout à fait particulier et spécifique avec l’idéologie. Si tu veux te faire une idée des premiers éléments de cette thèse, et des développements très complexes qu’elle annonce, je te conseille de lire attentivement l’article que Pierre Macherey a consacré à « Lénine critique de Tolstoï » dans un numéro de La Pensée de 19651. Bien entendu, cet article n’est qu’un début, mais il pose bien le problème des rapports de l’art et de l’idéologie et de la spécificité de l’art. C’est dans cette voie que nous travaillons, et nous espérons publier d’ici quelques mois des études importantes sur ce sujet.
Cet article te donnera également une première idée du rapport entre l’art et la connaissance. L’art (je parle de l’art authentique, et non des œuvres de niveau moyen ou médiocre) ne nous donne pas au sens strict une connaissance2, il ne remplace donc pas la connaissance (au sens moderne : la connaissance scientifique), mais ce qu’il nous donne entretient pourtant un certain rapport spécifique avec la connaissance. Ce rapport n’est pas un rapport d’identité mais un rapport de différence. Je m’explique. Je crois que le propre de l’art est de nous « donner à voir », « donner à percevoir », « donner à sentir », quelque chose qui fait allusion à la réalité. Si nous prenons le cas du roman, Balzac ou Soljenitsyne, puisque tu les cites, ils nous donnent quelque chose à voir, à percevoir (et non à connaître) qui fait allusion à la réalité.
Il faut prendre en leur sens strict les mots qui composent cette première définition provisoire pour éviter de tomber dans une identification de ce que nous donne l’art et ce que nous donne la science. Ce que l’art nous donne à voir, nous donne donc dans la forme du « voir », du « percevoir » et du « sentir » (qui n’est pas la forme du connaître), c’est l’idéologie dont il naît, dans laquelle il baigne, dont il se détache en tant qu’art, et à laquelle il fait allusion. Macherey l’a fort bien montré dans le cas de Tolstoï, en prolongeant les analyses de Lénine. Balzac et Soljenitsyne nous donnent une « vue » sur l’idéologie à laquelle leur œuvre ne cesse de faire allusion, et dont elle ne cesse de se nourrir, une vue qui suppose un recul, une prise de distance intérieure sur l’idéologie même dont leurs romans sont issus. Ils nous donnent à « percevoir » (et non à connaître), en quelque sorte du dedans, par une distance intérieure, l’idéologie même dans laquelle ils sont pris.
Ces distinctions, qui ne sont pas de simples nuances, mais des différences spécifiques, devraient permettre en principe de résoudre un certain nombre de problèmes.
D’abord le problème des « rapports » de l’art et de la science. Ni Balzac ni Soljenitsyne ne nous donnent de connaissance du monde qu’ils nous décrivent, ils nous donnent seulement à « voir », à « percevoir » ou « sentir » la réalité de l’idéologie de ce monde. Quand nous parlons d’idéologie, nous devons savoir que l’idéologie se glisse dans toutes les activités des hommes, qu’elle est identique au « vécu » même de l’existence humaine : c’est pourquoi la forme dans laquelle l’idéologie nous est « donnée à voir » dans le grand roman a pour contenu le « vécu » des individus. Ce « vécu » n’est pas un donné, le donné d’une « réalité » pure, mais le « vécu » spontané de l’idéologie dans son rapport propre au réel. Cette remarque est importante, car elle nous permet de comprendre que l’art n’a pas affaire à une réalité propre à lui, à un domaine propre de la réalité dont il aurait le monopole (ce que tu as tendance à dire lorsque tu dis qu’« avec l’art, la connaissance devient humaine », que l’objet de l’art c’est l’« individuel »), alors que la science aurait affaire à un autre domaine de la réalité (disons, en opposition au « vécu » et à l’« individuel » : l’abstraction des structures). L’idéologie est aussi l’objet de la science, le « vécu » est aussi l’objet de la science, l’« individuel » est aussi l’objet de la science. La vraie différence entre l’art et la science tient à la forme spécifique dans laquelle elles nous donnent, de manière tout à fait différente, le même objet : l’art dans la forme du « voir » et du « percevoir », ou du « sentir », la science dans la forme de la connaissance (au sens strict : par concepts).
On peut dire la même chose en d’autres termes. Si Soljenitsyne nous « donne à voir » le « vécu » (au sens défini précédemment), il ne nous donne en aucune manière la connaissance du « culte » et de ses effets : cette connaissance est la connaissance conceptuelle des mécanismes complexes qui finissent par produire le « vécu » dont parle le roman de Soljenitsyne. Si je voulais parler ici encore le langage de Spinoza, je dirais que l’art nous donne « à voir » des « conclusions sans prémisses », alors que la connaissance nous fait pénétrer dans le mécanisme qui produit les « conclusions » à partir des « prémisses ». Cette distinction est importante, car elle permet de comprendre qu’un roman sur le « culte », aussi profond soit-il, s’il peut bien attirer l’attention sur les effets « vécus » du culte, ne peut en donner l’intelligence ; s’il peut mettre la question du « culte » à l’ordre du jour, ne peut définir les moyens permettant de porter remède à ces mêmes effets.
De la même manière, ces quelques principes élémentaires permettent peut-être d’indiquer la voie dans laquelle on peut espérer trouver réponse à une autre question que tu poses : comment se fait-il que Balzac, en dépit de ses options politiques personnelles, nous « donne à voir », sous une forme critique, le « vécu » de la société capitaliste ? Je ne pense pas qu’on puisse dire, comme tu le fais, qu’il ait « été poussé par la logique de son art, à abandonner, dans son travail de romancier, certaines de ses conceptions politiques ». Nous savons au contraire que Balzac n’a jamais abandonné ses positions politiques. Nous savons même plus : ses propres positions politiques, réactionnaires, ont joué un rôle décisif dans la production du contenu de son œuvre. C’est sans doute un paradoxe, mais c’est ainsi, et l’histoire nous en offre de nombreux exemples, sur lesquels Marx a attiré notre attention (sur Balzac, je te renvoie à l’article de Roger Fayolle dans le numéro spécial d'Europe de 19653). Ce sont là des cas de distorsion de sens très fréquents dans la dialectique des idéologies. Vois ce que dit Lénine de Tolstoï (cf. l’article de Macherey) : la position idéologique personnelle de Tolstoï fait partie des causes profondes du contenude son œuvre. Que le contenu de l’œuvre de Balzac et Tolstoï se « détache » de leur propre idéologie politique, et la fasse « voir » en quelque sorte du dehors, la fasse « percevoir » par une prise de distance intérieure à cette idéologie, suppose cette idéologie même. On peut certes dire que c’est un « effet » de leur art de romanciers, que de produire cette distance, intérieure à leur idéologie, qui nous la fait « percevoir », mais on ne peut pas dire, comme tu le fais, que l’art « possède une logique propre » qui « fait abandonner à Balzac ses conceptions politiques ». Au contraire : c’est parce qu’il les conserve qu'il peut produire son œuvre, c’est parce qu’il adhère à son idéologie politique qu’il peut produire en elle cette « distance » intérieure qui nous donnera sur elle une « vue » critique.
Comme tu le vois, pour pouvoir répondre à la plupart des questions que nous posent l’existence et la nature spécifique de l’art, nous sommes contraints de produire une connaissance adéquate (scientifique) des processus qui produisent l’« effet esthétique » d’une œuvre d’art. Autrement dit, pour répondre à la question du rapport entre l’art et la connaissance, nous devons produire une connaissance de l’art.
Tu as bien conscience de cette nécessité. Mais tu dois savoir aussi que, sur ce chapitre, nous sommes encore très loin du compte. La reconnaissance (même politique) de l’existence et de l’importance de l’art ne constitue pas une connaissance de l’art. Je ne pense même pas qu’on puisse prendre comme des débuts de connaissance les textes que tu cites et même Joliot-Curie, cité par Marcenac4. Pour dire un mot de la phrase attribuée à Joliot, elle contient une terminologie : « création esthétique, création scientifique », certes fort répandue, mais qui doit être, à mon sens, abandonnée et remplacée par une autre pour pouvoir poser convenablement le problème de la connaissance de l’art. Je sais bien que l’artiste, comme l’amateur d’art, s’exprime spontanément en termes de « création », etc. C’est un langage « spontané », mais nous savons, après Marx et Lénine, que tout langage « spontané » est un langage idéologique, et qu’il véhicule une idéologie, ici de l’art et de l’activité productrice des effets esthétiques. Comme toute connaissance, la connaissance de l’art suppose une rupture préalable avec le langage de la spontanéité idéologique, et la constitution d’un corps de concepts scientifiques pour le remplacer. Il faut avoir conscience de la nécessité de cette rupture avec l’idéologie pour pouvoir entreprendre de constituer l’édifice d’une connaissance de l’art.
C’est ici, peut-être, que je me permettrais d’exprimer une nette réserve au regard de ce que tu dis. Je ne parle peut-être pas exactement de ce que tu veux ou voudrais dire, je parle de ce que tu dis effectivement. Lorsque tu opposes « la réflexion rigoureuse sur les concepts du marxisme » à « autre chose », et en particulier à ce que l’art nous donne, je crois que tu établis une comparaison ou boiteuse, ou illégitime. L’art nous apportant effectivement autre chose que la science, il n’y a pas d’opposition entre eux, mais une différence. En revanche, s’il s’agit de connaître l’art, il faut commencer nécessairement par « la réflexion rigoureuse sur les concepts fondamentaux du marxisme » : il n’y a pas d’autre voie. Et lorsque je dis : « il faut commencer... », il ne suffit pas de le dire, il faut le faire. Sinon on peut aisément se tirer d’affaire avec un coup de chapeau en passant, du genre : « Althusser propose de revenir à une étude rigoureuse de la théorie marxiste. Cela me paraît indispensable. Qu’on me permette de penser que cela ne suffira pas... » C’est la seule vraie critique que je t’adresserai : il y a une façon de déclarer telle exigence « indispensable », qui consiste justement à s’en dispenser, à se dispenser d’en méditer soigneusement toutes les implications et les conséquences – par le coup de chapeau qu’on lui donne, pour pouvoir passer rapidement à « autre chose »... Or je crois que la seule façon d’espérer pouvoir parvenir à une connaissance réelle de l’art, approfondir la spécificité de l’œuvre d’art, connaître les mécanismes qui produisent l’« effet esthétique », c’est justement de s’attarder longuement avec la plus grande attention sur les « principes fondamentaux du marxisme » et de ne pas se hâter de « passer à autre chose », car, si on passe trop vite à « autre chose », on tombe non pas dans une connaissance de l’art, mais dans une idéologie de l’art : par exemple dans l’idéologie humaniste latente qui peut être induite par ce que tu dis des rapports de l’art et de l’« humain », de la « création » artistique, etc.
S’il faut recourir (et ce travail est long et ardu) aux « principes fondamentaux du marxisme » pour pouvoir [penser]5 correctement, en des concepts qui ne soient pas les concepts idéologiques de la spontanéité esthétique, mais des concepts scientifiques adéquats à leur objet, donc des concepts nécessairement nouveaux, ce n’est pas pour passer l’art sous silence, ou le sacrifier à la science : c’est tout simplement pour le connaître, et lui rendre ce qui lui est dû.
Notes
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Article repris dans Macherey (Pierre), Pour une théorie de la production littéraire, Paris, Maspero, « Théorie », 1966, pp. 125-157. On en trouvera une réédition dans la Bibliothèque idéale des sciences sociales à cette adresse : http://books.openedition.org/enseditions/1962. [nde]
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André Daspre écrit dans sa « lettre » : « Ce qui rend irremplaçable la connaissance artistique, c’est précisément qu’elle n’entre pas en concurrence avec la connaissance scientifique, mais se situe à un autre niveau. C’est au niveau de l’homme que se place l’artiste, des rapports vécus entre les hommes. » [nde]
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Fayolle (Roger), « Notes sur la pensée politique de Balzac dans Le Médecin de campagne et Le Curé de village, Europe, janvier-février 1965, pp. 303-324. [nde]
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Voir la lettre d’André Daspre qui cite Jean Marcenac : « “J’ai toujours regretté que Frédéric Joliot-Curie n’ait jamais donné suite à ce projet dont il m’avait une fois entretenu à la mort d’Éluard, d’une étude comparée de la création poétique et de la création scientifique, dont il a pensé qu’elle aurait peut-être débouché sur une identité de démarche.” » [nde]
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Le texte est ici très incertain. Il n’existe aucune version dactylographiée ou manuscrite de ce texte, et la version imprimée par La Nouvelle Critique donne ici « poser », ce qui n’a guère de sens, sauf à supposer qu’un membre de phrase ait disparu à l’impression [note de François Mathéron dans la première réédition de ce texte dans les Ecrits philosophiques et politiques d’Althusser, Paris, Stock, 1994, t. I, p. 588].