Première publication dans L’Homme et la société, n° 26, 1972, pp. 45-68. L'article, portant sur le mouvement surréaliste, annonçait une suite qui n'a pas été publiée.

 

1 – Si l’étude des catégories sociales, des structures, organisations, institutions au sens objectiviste du terme, groupes restreints, est relativement avancée en sociologie et psycho-sociologie, un phénomène social demeure en partie rebelle à la plupart des objectivations tentées par la science sociale. Ce phénomène, c’est le mouvement.

Par mouvement social, on entendra une force collective, d’importance très variable, douée d’une organisation forte ou faible, traversant une ou plusieurs institutions en vue d’un changement, et provoquant du même coup un effet analyseur1, sur une partie ou sur l’ensemble du système social. La naissance, le développement, éventuellement l’aboutissement dans l’institutionnalisation de nouvelles formes stables, s’inscrivant dans une séquence ou période historique, suscitent l’idée d’une « sociologie dynamique ». Ces phénomènes ont en tous cas bien du mal à entrer dans les cadres conceptuels des sciences sociales.

Lorsque la sociologie ou la psycho-sociologie s’intéressent à un mouvement social, c’est le plus souvent après coup, soit après sa mort « naturelle », soit après sa disparition dans l’institutionnalisation (la « récupération » par les institutions existantes). Tel est le cas des mouvements qui, à l’intérieur ou sur les franges de ce qu’il est convenu de nommer le Mouvement ouvrier, ont au cours du dix-neuvième siècle transformé le jeu des forces politiques dans plusieurs pays, avant de bouleverser, au vingtième siècle, les rapports entre les principaux États du monde.

À l’époque de la Seconde et même de la Troisième Internationales, la sociologie officielle marquait un certain mépris pour ce phénomène social gigantesque. Les sociologues socialistes ou socialisants de l’école durkheimienne, dont plusieurs ont manifesté un intérêt pour le problème des classes sociales, n’ont pas saisi l’importance de ce qui se passait sous leurs yeux ou dans les pays voisins. La psychologie des foules, elle, ne s’intéressait aux mouvements sociaux que pour dénoncer tout ce qui sort de l’ordre établi, inaugurant la « science » fascisante qui, dans toute initiative des masses ou [non] conforme aux intérêts du pouvoir en place, voit des signes pathologiques. La sociologie du mouvement ouvrier, active, transformatrice, parce qu’impliquée dans le mouvement, on la trouve chez Marx, Bakounine, Engels, Lénine, Trotsky, etc., non chez les sociologues officiels. Ces derniers, tout en invoquant la sociologie dynamique, puis la psycho-sociologie dynamique, sans parler de l’analyse du changement, ont refoulé le mouvement ouvrier en tant que processus analyseur de l’Etat capitaliste. Ils l’ont objectivé en tant que phénomène aberrant, anomique – dans le meilleur des cas phénomène « non scientifique », dangereux pour la société autant que pour la sociologie. Quelque chose comme les rites de possession pour l’ethnologue.

Il advient cependant qu’un événement, mettant au premier plan soit la naissance, soit un moment capital du développement, soit la retombée d’un mouvement social, polarise l’attention des sciences sociales. Dans l’histoire française récente, cela n’a pas été le cas de la guerre d’Algérie, ni celui des mouvements nationalistes divergents qui se manifestent en Bretagne ou en Occitanie. Par contre, les événements de mai-juin 1968 ont été l’occasion d’un vaste et informel « colloque » de sociologues et psycho-sociologues, par livres ou articles interposés.

« Irruption », « brèche », « psychodrame », « utopie » : de Henri Lefebvre à Alain Touraine, de Raymond Aron à Edgard Morin, pour ne citer que ces noms-là, on sent dans les ouvrages sociologiques sur la crise de mai-juin 68 beaucoup plus la volonté de confirmer une vision préalable de la société qu’un désir de faire le mea culpa devant cette évidence : les sciences sociales ont été prises de vitesse par l’événement (on insistera plus loin sur l’importance, trop négligée, de la variable Vitesse dans l’analyse des mouvements sociaux). Certes, quelques-uns des spécialistes avaient senti et timidement prévu une partie des changements. Quelques-uns, comme Henri Lefebvre, avaient mieux compris que quelque chose se préparait silencieusement ; autrement dit, ils avaient perçu l’existence d’un mouvement avant que ce dernier n’apparaisse brusquement au grand jour. Mais la plupart des « modernistes », on a pu le constater sur les lieux mêmes de l’action, et plus spécialement à Nanterre, étaient encore à la veille de l’éclatement enfermés dans un cadre d’analyse qui les faisait réagir à peu près aussi lucidement que « ma concierge2 ». En tant que productrices d’un mouvement social, les contradictions de la société française (et de quelques autres pays) étaient mieux analysées par des analyseurs plus ou moins déviants (Socialisme ou Barbarie, Internationale Situationniste, groupes anarchistes, groupes oppositionnels actifs dans les usines ou dans le système scolaire) que par les analystes patentés. C’est donc le caractère spectaculaire des « événements » qui, seul, a fourni le critère sociologique d’existence d’un mouvement aux yeux de la plupart des spécialistes des sciences sociales.

Entre la sociologie historique qui, comme l’oiseau de Minerve, vient après l’événement et la mort du mouvement, et d’autre part la sociologie événementielle qui répond en gros aux mêmes sollicitations que le grand reportage journalistique à thèse, n’y a-t-il pas place pour une tentative à la fois simple et risquée de se donner les instruments d’évaluation (quantitative et qualitative) des mouvements sociaux ?

Il n’est certes pas question d’inventer de nouvelles variables susceptibles d’être testées par des expérimentations sociologiques. L’expérimentation au sens strict du terme, si elle était possible, serait de toute manière à écarter car elle isole le phénomène étudié par rapport au contexte réel ; elle ne tient pas suffisamment compte de la position de l’observateur ; enfin, l’importance réelle du phénomène étudié, au moment de l’étude, lui échappe par définition. Mais il est possible de constituer un corps de notions capables de produire une évaluation in vivo ou à propos d’un mouvement déjà ancien. Pour cela, le choix de notions « dynamiques », pour aussi discutable qu’il soit en sciences sociales, apparaît nécessaire, bien qu’insuffisant.

Des trois « variables » dont l’utilité me paraît au premier abord évidente, deux au moins méritent ce qualificatif de « dynamique » :

- Variable Orientation (O) : les finalités, les objectifs, les stratégies, le mythe qui font exister le mouvement au plan idéologique ;

- Variable Vitesse (V) : sa rapidité d’apparition, son rythme de développement et d’institutionnalisation ;

- Variable Amplitude (A) : sa puissance relative aux yeux de l’opinion – des opinions selon les niveaux socio-culturels ; son rapport aux valeurs dominantes, aux modèles culturels.

Une série de variables est venue s’ajouter aux trois premières : deux quantitatives, et une qualitative. Ma réflexion, je le précise, s’appuyait sur un exemple que je connais assez bien : le mouvement surréaliste.

- Variable Période (P) : durée historique, phases parcourues, souvent en fonction d’événements extérieurs au mouvement lui-même (guerres, révolutions, etc.) ;

- Variable Masse (M) : sa base sociale, la population impliquée directement ou indirectement, selon des critères variés d’appartenance et de référence ;

- Variable Mode d’action (M. A.) : moyens employés, modèles organisationnels, par rapport aux institutions ou aux autres mouvements.

Enfin trois autres variables, provisoirement les dernières, sont venues s’imposer avec moins de précision mais avec plus de poids encore que les précédentes :

- Variable Induction de fusion (I. F.) : capacité d’opérer soit une fusion positive (autour du noyau du mouvement), soit une fusion négative (contre le mouvement) ; tendance centralisatrice, bureaucratique ;

- Variable Induction de segmentarité (I. S.) : les entrées et les sorties, la dispersion des groupes, les scissions dans le mouvement et, à l’extérieur, les nouvelles distributions des forces dans les instituions ou les autres mouvements en fonction du mouvement étudié. Ces deux variables I. F. et I. S. sont dites d’induction car elles désignent la manière dont les phénomènes de fusion, scission, etc., sont liés aux autres caractéristiques du mouvement, induites par elles. Ajoutons qu’avec la variable qui va suivre, ces deux variables semblent a priori constituer le champ dans lequel peut surgir l’effet analyseur du mouvement sur les autres mouvements, sur telles institutions et le cas échéant sur l’ensemble d’une formation sociale ou d’un système d’Etats (dans le cas de mouvements pluri-nationaux comme l’Internationale ouvrière et bien d’autres types de mouvements modernes) ;

- Variable Implication de l’observateur (I. O.) : mis à jour dans les sciences physiques (effet Heisenberg) et dans la psychanalyse (effet contre-transférentiel), puis dans la psycho-sociologie clinique et beaucoup plus tardivement dans certains secteurs de la sociologie d’intervention sur le terrain, le rôle de l’implication est sans doute capital dans l’étude des mouvements sociaux, de par la difficulté d’évaluer les variables 3, 4 et 5, mais aussi à cause de l’effet analyseur produit sur le chercheur-observateur par les variables 7 et 8.

L’inventaire de ces neuf variables ne peut manquer de produire une impression d’arbitraire, voire de trivialité. Apparues comme nécessaires à travers le regard hyper-empirique, profondément impliqué (variable I. O.) d’un chercheur qui s’est longtemps passionné pour le mouvement surréaliste, elles sont le résultat d’un bricolage qu’il s’agira éventuellement de dépasser. Avant d’envisager l’étude exhaustive d’un mouvement à partir de ces instruments, il est donc indispensable de tester le modèle provisoire ainsi obtenu en partant de la connaissance du mouvement surréaliste « mis à plat » (comme disent les tailleurs). Plus tard, on pourra entreprendre l’analyse « dynamique » du mouvement surréaliste, en tenant compte des compléments méthodologiques et des corrections suscitées par ce premier test.

 

2 – Dans l’étude du mouvement surréaliste, une difficulté surgit immédiatement : par où commencer ? La variable Orientation, indiquant qu’il s’agit d’un mouvement artistique et culturel à l’origine, puis artistico-politique un peu plus tard, puis de nouveau à dominante artistique et culturelle jusqu’à sa fin, peut-elle servir de variable indépendante, de caractérisation majeure, de spécificité autour de laquelle les autres variables vont venir jouer ? N’est-ce pas préjuger de la nature réelle du mouvement, en prenant au mot son idéologie officielle, son mythe, sa conscience « naïve » ?

Peut-on prendre au pied de la lettre le mot d’ordre « Changer la vie » emprunté à un poète à peu près inconnu (Rimbaud), qui écrivait un demi-siècle plus tôt ? Considéré en 1972, en France, ce mot d’ordre, réactualisé par le soulèvement de mai-juin 1968, repris par la plupart des organisations politiques, peut-il être entendu de la même manière que durant les premières phases du mouvement surréaliste ? La juxtaposition du mot d’ordre emprunté à une formule de Marx – « Transformer le monde » – au mot d’ordre rimbaldien, et l’effet « dialectique » produit par cette juxtaposition inhabituelle, ont-ils la même résonance qu’en 1930? Les références successives à Rimbaud, Lautréamont, Freud, Hegel, Marx, Trotsky, Fourier, composent certes une doctrine susceptible d’être comprise et étudiée par les philosophes et la critique littéraire : mais le caractère composite de cette doctrine, le refus de toute élaboration théorique pure, non contaminée par la parole poétique, n’indique-t-ils pas, dans le cas du Surréalisme comme dans le cas de la plupart des autres mouvements, que le moteur du mouvement est ailleurs ?

La tentation est également forte de commencer par les variables les plus objectives : statistique comme la variable Masse, relevant de l’enquête d’opinion ou sur documents comme la variable Amplitude, liée à la connaissance historique comme la variable Période.

Mais à la différence des groupes, organisations, catégories et même classes sociales, il est très difficile pour un mouvement peu ou pas centralisé, à vocation minoritaire, d’évaluer la masse. Les variables Induction de fusion et Induction de segmentarité rendent problématique l’estimation quantitative du ou des groupes en cours de fusion ou de dissociation, modifiant sans cesse les [mot manquant] du ou des groupes en cours de fusion ou de dissociation, modifiant sans cesse l’étude des formations relativement organisées ou stables ; le mouvement adjoint les critères de référence, lesquels peuvent être beaucoup plus subjectifs (idéologiques, empiriques) qu’objectifs (organisationnels), empiriques qu’objectifs (organisationnels).

L’amplitude, elle, est mesurable au moment de l’enquête, en tenant compte de la diffusion différentielle selon les divers niveaux de culture de la population. Par contre, sa mesure se réduit à des supputations dès qu’il s’agit de l’ensemble du mouvement, de sa courbe évolutive. La variable Implication de l’observateur intervient dans ce cas puissamment, surtout si l’observateur-chercheur a connu une période du mouvement (en général la dernière) fût-ce de manière très indirecte. Bien entendu, l’implication agit tout autant, bien que selon des modalités différentes, quand le chercheur a connu la première période par sa participation directe au mouvement, et que l’engagement dans un parti politique a, au moins provisoirement, orienté son jugement dans un sens totalement critique : c’est le cas de Pierre Naville, dès son entrée au P. C., avec son livre La révolution et les intellectuels qui date de 1927 ; celui de Roger Vailland et d’Henri Lefebvre après la seconde guerre mondiale, durant leur séjour dans le même parti communiste (le premier comme ancien du groupe « Le Grand Jeu », le second comme ancien du groupe « Philosophes »).

Quant à la variable Période, dont on vient de voir quelques interférences avec d’autres variables, elle est effectivement une donnée objective à condition de prendre comme un fait établi les déclarations de naissance du mouvement (Manifeste de Breton, en 1924) et de dissolution ou de disparition (soit venant des membres du groupe parisien en 1970, soit venant des anciens membres ou compagnons de route, devenus historiens du mouvement, et plus ou moins pressés d’enterrer le « cadavre » – voir variable I. S). Si l’on met de côté le problème du début et de la fin du mouvement, se pose néanmoins celui de ses phases successives : ici encore, les données apparemment les plus chronologiques se mêlent à ce qui est fourni par la conscience historique des acteurs. Que penser, par exemple, de la proclamation « d’occultation » du surréalisme faite par Breton dans le second Manifeste, cinq ans après le Manifeste de naissance ? Cette occultation, si elle a une signification de distanciation vis-à-vis du politique (de l’expérience malheureuse avec le groupe d’intellectuels communistes de Clarté et surtout avec le P. C. lui-même), ne doit absolument pas être interprétée comme un retrait pur et simple de la vie artistique et littéraire : c’est précisément à partir de cette période « d’occultation » que le surréalisme commence à diffuser hors des petits cercles parisiens, et qu’il s’intègre dans la mode culturelle (revue Minotaure, influence de Dalí, expositions, etc.).

La véritable occultation, préparée par les événements politiques mondiaux des années 33-36 (montée du fascisme et des fronts populaires, guerre d’Espagne) et scandée par les grandes défections d’Aragon et Eluard, se produit à la faveur de la seconde guerre mondiale : un instant regroupé – partiellement, en zone libre, le groupe parisien se disperse, perd le contact avec les groupes européens les plus marquants (Tchécoslovaquie) et par l’intermédiaire de Breton exilé aux U. S. A. voit s’accentuer son courant mystique. A quelques mois de distance, Breton et Artaud, partis séparément au Mexique, n’ont pu trouver ni dans Trotsky ni dans les Taharumaras la substantifique moelle capable de régénérer le mouvement. Dès la veille de la guerre, donc, il est déjà possible d’évoquer un dépérissement du mouvement, dépérissement confirmé par la modernité des recherches entreprises sur ses franges par Bataille, Caillois, Leiris, les psycho-sociologues et ethnologues du mouvement. C’est dire que la dernière période, qui va du retour de Breton à sa mort et aux cinq années de survie du groupe parisien privé de son leader historique, présente des traits peu intégrables dans la période d’ensemble du mouvement : ni Crevel, ni Rigaut, ni Artaud, n’ont été remplacés. Ni même Aragon et Eluard, ces « suicidés de la pensée » qui n’avaient jamais eu beaucoup de points communs avec Artaud-le-schizo, Artaud-le-Momo, Artaud-le-suicidé-de-la-société, ni avec Rigaut et Crevel, ces suicidés. Du groupe initial, seul demeure, aux côtés de Breton, Benjamin Péret. Il disparaît avant Breton. Dans les dernières années, la période de « La promenade de Vénus » (ce café situé au coin de la rue Coquillère et de la rue du Louvre, en plein quartier des Halles de Baltard encore vivantes), l’occultation objective du mouvement dans la vie artistique et politique se marie avec son intégration progressive dans la culture officielle : 1966, année de la mort de Breton, voit aussi une forte délégation du groupe concélébrer dans une Décade de Cerisy l’office d’exorcisme présidé par Ferdinand Alquié et d’autres professeurs de la Sorbonne.

Résumons brièvement les périodes du mouvement :

-1918-1923 : le mouvement dada qui se développe en France en même temps que dans plusieurs pays d’Europe et d’Amérique voit une partie de ses membres s’orienter vers Breton plutôt que vers Tzara ;

-1924-1929 : première période du mouvement surréaliste, marquée par les personnalités de Breton, Aragon, Péret, Artaud ; dans le mouvement, d’autres groupes sont en liaison avec le groupe surréaliste : groupe du Grand Jeu (Vailland, Daumal, etc.) ; groupe Philosophies (Politzer, Lefebvre, Friedmann, etc.) ; groupe Clarté, etc. ;

-1930-1939 : extension du mouvement en Europe, en Amérique, au Japon... ; éclatement du groupe initial, et refus définitif de l’engagement dans le parti communiste ;

-1940-1945 : « occultation » du fait de la guerre ;

-1945-1966 : résurrection du groupe parisien à partir d’éléments nouveaux réunis autour de Breton et de Péret ; apparition du mouvement lettriste, puis de l’Internationale Situationniste, sans parler d’autres groupes dissidents ou « révisionnistes », tels Front Noir ;

-1966-1970 : le groupe sans Breton, trouvant une diffusion inespérée (?) dans le climat de mai-juin 68 (malgré l’incompréhension des leaders du groupe à l’égard du mouvement étudiant) et s’éteignant peu après de sa belle mort.

 

3 – Le rôle de la variable Vitesse (V) est malaisé à exposer. Il apparaît pourtant comme essentiel. La temporalité d’une pratique, que seule l’expérience permet d’estimer à sa juste valeur, est ce qui donne consistance à la genèse sociale et à la genèse théorique des concepts. Ni la chronologie de l’historiographie traditionnelle, ni la reconstruction des grands « sols » structuraux, ne parviennent à restituer ce qui, pour les acteurs de l’époque étudiée, a été non seulement leur « vécu » singulier, mais le critère ultime de leurs perceptions les plus objectives : la vitesse ou la lenteur du changement, le caractère réel ou imaginaire du dépassement.

La lecture des mémoires, des récits plus ou moins documentés faits par les témoins ou les acteurs d’un mouvement, est à ce sujet pleine d’enseignements. Presque toujours, la remémoration produit un effet de tassement, une contraction temporelle, une réduction du rythme réel des événements à la scansion de quelques grandes phases dramatiques. Le travail du souvenir, un peu à la manière du travail du rêve, brouille les distances, les écarts, les transitions, pour ne retenir que de vastes plages structurées en fonction de l’évolution affective et idéologique de celui qui essaie de se rappeler. Ce qui échappe en premier lieu à la reconstruction, sans doute parce c’est ce qui a été la première victime de la déconstruction, n’est-ce pas justement la succession de temps pleins et de temps morts, les différences d’intensité, les attentes et l’incertitude sur ce qui va advenir dans les jours, les semaines, les mois, les années futures ?

Dans cette logique de la remémoration, les événements les plus marquants apparaissent comme autant d’épiphanies, de manifestations quasi-miraculeuses de la nécessité historique. Conjointement, la reconstruction de la mémoire opère un alignement immédiat des effets sur les causes présumées, laissant joyeusement de côté et les causes sans effets, et les effets sans causes apparentes. L’échec de la révolution eu Europe après le triomphe de la révolution russe est un des exemples privilégiés de cette mécanique historiciste : on voit s’y étaler paresseusement l’apophétie (prophétie après coup), qui n’est qu’une forme morbide du déterminisme, du fatalisme et finalement du passéisme. Il en va de même avec les innombrables gloses sur la Commune de 1871 ou sur la révolution espagnole de 1936. Parfois, l’apophétie, va encore plus loin : au lieu de se contenter de prédire après coup la nécessité d’un événement, on prédit, sans crainte d’être démenti, l’absolue non-nécessité, l’impossibilité d’événements qui n’ont en effet pas eu lieu. Par exemple, on prétend que si la Commune s’était donné une organisation militaire traditionnelle, elle n’aurait pas duré deux semaines. Ou bien on avance qui si les anarchistes espagnols de la C. N. T. et de la F. A. I. n’avaient pas accepté de participer au gouvernement, la révolution espagnole aurait connu un échec immédiat, etc.

Il faut donc tenir compte du très fort élément de mauvaise conscience à l’échelle historique pour comprendre le travail inconscient de la variable V. On retrouve cette situation dans l’analyse de l’adaptation ou de la résistance au changement. Le poids plus ou moins assumé des changements antérieurs est sans doute l’un des obstacles à l’acceptation d’un nouveau changement. Brodant sans fin sur les conditionnements qui s’opposent à l’adoption des transformations sociales, politiques, technologiques, etc., la sociologie et la psychologie sociale utilisent sans le savoir des critères normatifs en ignorant ou voulant ignorer le rôle traumatisant des différences de vitesse. Le changement apparaît alors comme un phare resplendissant sur lequel viennent s’écraser plus ou moins rapidement et aveuglément les diverses couches ou catégories sociales. L’idéologie implicite de 1a sociologie du changement se manifeste clairement si l’on compare la différence de traitement subie respectivement par la résistance aux changements technologiques et la résistance aux changements politiques. Dans le premier cas, la résistance est toujours négative, rétrograde, irrationnelle. Dans le second, au contraire, c’est l’acceptation et, mieux, la volonté active de changement qui seront peintes de couleurs négatives. La « révolution industrielle », la « révolution technologique », la « révolution urbaine », sont affectées de coefficients positifs. La révolution tout court est un cas de pathologie sociale.

L’étude du phénomène « avant-garde » en art, en littérature, en politique, en religion, etc., est également chargée de postulats implicites ou explicites quant au caractère pathologique du changement trop rapide, ou simplement de la volonté de changement rapide. Alors que les institutions et, de manière presque identique, les organisations révolutionnaires elles-mêmes mettent au premier plan le caractère progressif, lent ou très lent, du programme de transformation de la société (le « calendrier », la distinction entre le court, le moyen et le long termes, ou bien les « étapes » ou la « transition » vers le socialisme, etc.), l’avant-gardisme « brûle » les étapes, nie la validité du calendrier (synonyme de perspective réformiste ou de manipulation électoraliste) et donné dans ce que ses adversaires de droite et de gauche nomment l’aventurisme, la provocation, l’agitation « stérile ».

Emprunté au vocabulaire militaire, le terme d’avant-garde est connoté par l’idée de lutte, de redistribution des rapports de force, de hiérarchie à l’intérieur d’un même mouvement, assimilé à une armée en campagne (avec cette différence essentielle que, dans l’armée, l’avant-garde entretient avec le gros de la troupe et l’arrière-garde des rapports de collaboration et que l’ennemi commun est toujours en face : ceci devrait du reste être nuancé en ce qui concerne les armées populaires, qui ajoutent souvent au conflit officiel, à la guerre civile, leurs propres conflits internes, comme on a pu le voir par exemple pendant la guerre d’Espagne).

La lutte de l’avant-garde se mène sur deux fronts : contre la tradition, cette dernière comprenant non seulement les normes passéistes mais aussi les trous de la mémoire sociale, le refoulement des mouvements précédents ; et contre les autres courants avant-gardistes, soit immédiatement antérieurs, soit contemporains, soit plus récents encore que celui auquel on appartient.

Dans le premier cas (lutte contre l’ennemi d’en face), on note une confusion très grande du concept d’avant-garde, car nombreuses sont les forces qui à des degrés divers récusent l’héritage : la gamme va du conservatisme éclairé à l’extrémisme, en passant par le réformisme, le modernisme, le gauchisme « légal », etc. La « récupération » est rendue possible sur ce plan par le fait qu’il s’agit surtout de déviance idéologique, ou parce que l’ennemi ne veut voir dans les courants oppositionnels qu’un cas habituel de déviance idéologique. C’est ainsi que les mots d’ordre les plus subversifs, les thèmes politiques les plus nouveaux, sont rapidement mass-médiatisés et passent en peu d’années ou de mois de l’extrême gauche aux partis gouvernementaux (thème de la « qualité de vie », de la priorité à l’urbanisme, slogan « changer la vie », etc.). D’autre part, pour ce qui touche à la mise en question du refoulement des mouvements sociaux par la tradition, on constate souvent un amalgame, fondé ou non, entre les revendications les plus extrémistes et des thèmes du passé. La volonté de remplir les trous de la mémoire sociale peut en effet prendre l’allure d’une reviviscence, d’un retour à quelque chose de perdu, d’oublié : retour à Marx, retour à Freud, retour à Bakounine, etc. L’idée d’une pureté originelle peut produire des rencontres et des alliances « objectives » entre gauchisme et réaction : par exemple sur la critique radicale du stalinisme, ou encore la critique radicale de l’idéologie psychanalytique. Tout se passe comme si, contre l’ennemi, on se trouvait en compagnie de trop d’alliés potentiels ou perfides au sein même de l’ennemi.

Dans le second cas (rivalités au sein du mouvement), l’existence d’un enjeu apparemment commun et d’un adversaire lui aussi bien caractérisé n’interdit pas une certaine confusion dans les alliances et les rejets. La lutte de vitesse s’instaure non contre la tradition, considérée comme déjà dépassée, mais contre les autres forces qui se réfèrent au mouvement plus ou moins prétendent combattre pour de nouvelle valeurs.

La naissance du surréalisme est marquée au moins par l’effort en vue de dépasser dada et de distancer d’autres groupes héritiers d’Apollinaire (créateur du concept de « surréalisme »), que par la volonté de nier absolument la tradition artistique symbolisée par la littérature de guerre. Plus subtile, une concurrence oppose le groupe de Breton à la Nouvelle Revue Française, non sans complaisances réciproques que les derniers dadaïstes reprocheront au surréalisme3.

Dans les années de plein épanouissement (1924-1929), c’est la concurrence entre groupes, les tentatives de fusion et la résistance à des tentatives de fusion extérieures qui scandent la vie du mouvement : échec de la fusion avec le groupe Philosophie (Politzer, Friedmann, Morhange, Henri Lefebvre...) et le groupe du Grand Jeu (R. Vailland, R. Daumal...). Résistances aux sirènes marxistes du groupe Clarté, avant-garde éclairée du P. C. F. en direction des intellectuels récupérables par la stratégie du moment. Plus tard, entre 1929 et 1939, période qui voit la dispersion du groupe, d’autres groupes proches mais plus théoriseurs apparaissent. Par exemple, sur un projet à la fois scientifique (anthropologique) et mystique, avec des hommes comme Bataille, Caillois, Leiris, sous la bannière de Contre-Attaque (dont fait partie Breton), puis sous celle du Collège de Sociologie. Il faut aussi mentionner des groupements plus flous, comme celui qui assemble les intellectuels antifascistes, et où l’intelligentsia de gauche se retrouve aux côtés des surréalistes, tous différends oubliés ou mis sous le boisseau. Enfin, après la reconstitution du groupe français, c’est-à-dire après le retour de Breton en France libérée, la lutte contre les héritiers suivistes va se conjuguer avec la lutte contre les véritables héritiers, ceux qui ne craignent pas de bousculer l’ancêtre : Internationale Lettriste, puis Internationale Situationniste, pour ne mentionner que les principaux rivaux. Au milieu de tous ces groupes éphémères qui lui empruntent de son énergie et auxquels il ne manque pas d’en emprunter à son tour, le groupe surréaliste, en voulant préserver son intégrité, ne s’efforce-t-il pas surtout d’éviter l’obsolescence des autres groupes ? Gagner du temps, lutter de vitesse avec la mort naturelle des groupes d’action, tel semble être le souci du surréalisme à mesure qu’il vieillit.

Parler du surréalisme en 1972, c’est entrer dans une discussion triviale du genre : comment les groupes ou les mouvements qui ont raison trop tôt finissent par être dépassés sans avoir la conscience historique de leur dépassement et de la logique de ce dépassement ? C’est par conséquent invoquer implicitement un critère de vitesse relative et changeante des divers mouvements sociaux. Le vieillissement des individus, l’usure des groupes comme fatalité inscrite dans ce type de forme sociale, l’intégration invisible puis parfaitement visible dans les institutions, fournissent des thèmes explicatifs, mais les réponses données sont précisément ce qui pose question. La loi selon laquelle un mouvement social imprègne d’autant plus la société (variables Amplitude et Masse) qu’il est en perte de vitesse sur les plans de la créativité et de la combativité, qu’il s’est « renié », suggère toute une dialectique de la négativité ascendante et descendante qu’il est plus facile d’énoncer que d’appliquer4. Comme tente de nous en convaincre toute une littérature qui va d’Aurélia à L’Anti-Œdipe, en passant par Nadja et les écrits d’Artaud, le fou, lui aussi, est doué d’attributs anticipateurs : il a raison contre nous, avant nous. C’est « l’esprit contre la raison », pour reprendre le titre d’un texte de René Crevel, surréaliste suicidé. Ici encore, les méthodes d’analyse, qu’elles soient traditionnelles ou anti-psychanalytiques, ont du mal à rendre compte de l’élément le plus matériel du dépassement : la temporalité, l’insertion dans les « flux» de la vie quotidienne et les ruptures de ces « flux5 ». Même dans les rapports entre adulte et enfant, homme et femme, qui se dissimulent et se subliment dans les rapports avec le fou, le sauvage ou l’extra-terrestre, le problème de la vitesse relative se pose, et pas seulement aux plans moteur et réflexe.

Il est vrai que la temporalité d’un mouvement, si elle est l’élément le plus matériel du processus de dépassement en est d’une certaine manière le plus abstrait. Prenons un exemple simple, celui de la diffusion du surréalisme aux différents niveaux de culture6. Au premier niveau, correspondant à la culture d’élite, la diffusion semble n’offrir aucun retard dès que l’on accepte l’idée de passer par les réseaux habituels de diffusion (édition, librairie journalisme, expositions, conférences, etc.), ce qui n’interdit pas d’utiliser d’autres réseaux moins intégrés (tracts, manifestations non-conformistes, scandales, etc.). L’attente de l’improbable éditeur, qui fonde objectivement le fameux spleen de milliers d’écrivains obscurs, provinciaux issus de milieux non cultivés, ne fait guère problème pour de jeunes bourgeois « dans le vent », à Paris, en 1925 (et à plus forte raison en 1972). Même les portes de la N.R.F. leur sont ouvertes. Des mécènes sont encore disposés à financer des revues dont les risques de non amortissement des frais engagés feraient reculer les éditeurs les plus favorables. Des directeurs de galeries d’exposition sont eux aussi prêts à tenter leur chance avec la nouvelle marchandise culturelle. Plus tard, viendra le temps des éditions de luxe entrant directement dans le marché des objets rares, le temps des collections précieuses soigneusement dissimulées dans quelque appartement bourgeois ou au fond d’une bibliothèque (Fonds Doucet à la bibliothèque Sainte-Geneviève). Sans parler des familles ou des proches de tel ou tel artiste, qui distillent leur « héritage » et contrôlent pendant longtemps son utilisation, qu’il s’agisse de l’image de l’artiste ou de ses œuvres (voir les polémiques autour de la sœur et d’une ancienne amie d’Artaud, ou autour de son psychiatre de Rodez, Gaston Ferdière).

Le niveau 2 de culture (études secondaires ou équivalent) n’est touché qu’avec des dizaines d’années de retard, à tracer des thèmes poétiques, des trucs, des noms d’auteurs, ou grâce aux productions les plus vulgarisables : Dalí, Eluard, Aragon, Prévert seront « populaires » bien avant Breton, Péret ou Artaud. Très achetée dans les milieux d’enseignants et d’étudiants, la collection « Poètes d’aujourd’hui », de Seghers, vend massivement le numéro de la collection consacré à Eluard depuis vingt ans. Prévert, depuis déjà longtemps dans une collection de poche, mis en chansons, autour de scénarios à succès, est un écrivain (non une « personnalité ») plus populaire qu’Hugo ou Vallès. Dalí symbolise les « vitrines surréalistes », la « publicité surréaliste », aspects du mouvement plus rapidement intégrés que son itinéraire politique ou ses rapports à la psychanalyse. Pendant la période qui va de la fin de la deuxième guerre mondiale aux années 60, la rareté des œuvres rééditées, le caractère presque introuvable des éditions originales (bienheureuse librairie du Minotaure, rue des Beaux-Arts, José Corti amical et intransigeant au fond de sa boutique rue Médicis, plus deux ou trois autres magasins, comme Le Pont traversé tenu par le poète Béalu – les librairies « underground » n’existaient pas encore !) entretient au niveau 2 une curiosité plus grande qu’au niveau 1 – trop favorisé. Puis vient la phase de diffusion relativement massive, les rééditions d’Artaud, de Breton, de Crevel, les études critiques, l’entrée dans les manuels scolaires. Œuvres complètes d’Artaud et de Bataille, éditions en album des revues de Picabia et de revues surréalistes... Les grands ancêtres comme Lautréamont, Rimbaud, Jarry, Apollinaire, les « Supérieurs invisibles » comme Cravan et Vaché, les compagnons de route comme Tzara (fondateur de dada), Jacob, Cocteau, Reverdy, Birot, Rousset, Michaux, Queneau, etc., sont assimilés au mouvement qu’ils alimentent involontairement, le plus souvent post mortem. Les survivants de la grande époque, tels Soupault ou Thirion, racontent leurs souvenirs. Buñuel remplit toujours les salles de cinéma, et la critique cherche dans chacun de ses nouveaux films l’écho de L’Âge d’or. Les festivals internationaux, les Biennales couronnent films et œuvres plastiques dont les auteurs sont ou ont été surréalistes...

La confusion liée au processus de vulgarisation (de détournement-intégration) permet l’entrée du surréalisme dans la culture de masse, au niveau de culture. Entrée encore modeste, mais qui suffit à provoquer le durcissement des membres du groupe parisien en voie de dissolution. Absorbé par des courants postérieurs, aussi bien en peinture qu’en littérature ou dans la critique idéologique, le surréalisme, tel qu’il existe objectivement dans le développement des idées et des formes, après cinquante ans de diffusion, est une image qui cache en grande partie la réalité dramatique de ce développement, de son histoire propre. Voilà pourquoi je disais un peu plus haut que le critère de la temporalité était à la fois le plus matériel et le plus abstrait : l’objectivation du mouvement dans une classification des « écoles » et des courants d’avant-garde nous fournit « la beauté du mort », faite d’harmonie, de repos, débarrassé du « mouvement qui déplace les lignes »...

Le surréalisme a « gagné » – et tout en figurant à titre de glorieux fantôme sur les murs et dans le climat de mai-juin 68, il a été le grand absent de cette irruption de révolte, de ce « lâchez tout » tellement inattendu pour la quasi-totalité des contemporains. Tel le héros du Désert des tartares, de Buzzati, Breton et peu après le groupe lui-même (en état d’hibernation depuis 1966) meurent au moment où la fête éclate. Pris de vitesse par l’événement, ou par l’histoire de ces cinquante dernières années, le mouvement d’avant-garde le plus durable du vingtième siècle est congédié et remercié par le mouvement étudiant, le mouvement lycéen, le mouvement ouvrier, le mouvement de libération des femmes et bien d’autres « mouvements » qui cherchent leur identité dans un Mouvement révolutionnaire nouveau quêtant son propre concept.

Sans doute plus conscient – grâce à l’expérience des mouvements antérieurs (dont le surréalisme) – ce mouvement à naître ou déjà né sous nos yeux aveugles reprend aussi de l’héritage des mouvements d’avant-garde le sentiment que les difficultés objectives, pour aussi insurmontables qu’elles apparaissent dans la pratique quotidienne, sont faites pour être un jour dissoutes « avec la facilité que l’on éprouve dans les rêves », à une vitesse inouïe.

 

4 – La variable Mode d’action (M. A.) est, comme on l’a déjà indiqué, peu ou mal prise en considération dans l’analyse des mouvements sociaux. Les disputes théologiques autour des stratégies, des lignes idéologiques, masquent le niveau le plus concret de l’analyse : le niveau des rapports réels, et non proclamés ou perçus imaginairement, entre le mouvement et les « styles d’action » ou « tactiques » successifs.

L’idée de tactique est du reste peu satisfaisante pour parler de la succession ou de l’usage simultané de plusieurs modes d’action. Ces derniers ne sont pas aussi conscients que les tactiques, tout en constituant des phénomènes objectifs, donc contradictoires avec l’image que la subjectivité s’en donne à travers le projet volontariste nommé « tactique ». S’ils sont rationalisables après coup ou même sur le moment, les M. A ne sont pas pour autant assimilables à des projets ou des programmes, mais désignent plutôt la zone où agissent les contradictions entre projet et réalisation, ainsi qu’entre projets divergents. Lieu des compromis et des compromissions, des concessions et des négociations, des implications (non analysées « politiquement ») vis-à-vis de ce que l’on prétend combattre : les institutions en place.

J’ai eu l’occasion7 de présenter un modèle encore très provisoire, permettant d’évaluer les modes d’action des groupes et mouvements en référence aux institutions. Par institution, entendons non le droit (le plan juridique est à la fois plus étroit et plus évolutif que le plan institutionnel), mais la forme que prennent la reproduction et la production des rapports sociaux (c’est-à-dire les normes et le travail permanent, transgressif ou régressif, de ces normes). Je me contente donc ici d’un bref rappel, illustré d’exemples pris dans le mouvement surréaliste :

- mode d’action institutionnelle (M. A. I) ; exemple : l’entrée des surréalistes dans le circuit de l’édition ; les « manifestes » posant les rapports vrais ou projetés que le surréalisme entretient avec l’État, la famille, les églises, etc.8 ; les variations sur des thèmes comme l’amour, la révolution, le fantastique quotidien, etc. ;

- mode d’action anti-institutionnelle (M. A. A. I) : exemple : le « groupisme » et l’écriture automatique (régis tous deux par le principe d’équivalence : des individus et des mots) ; l’exploration et les récits de rêves, les sommeils hypnotiques, la drogue, les jeux, les parodies et pastiches de la folie ;

- mode d’action non-institutionnelle (M. A. N. I) ; exemple : les scandales, l’affaire Aragon (Front rouge) et ses aspects extra-légaux, les refus d’obéissance (Jehan Mayoux), l’engagement dans la guerre d’Espagne (B. Péret), la folie d’Artaud, le suicide de René Crevel et de Rigaut ;

- mode d’action contre-institutionnelle (M. A. C. I) ; exemple : le « style de vie », le projet de Collège de Sociologie, les « Bureaux » et « Centrale » surréalistes, la communauté de la rue du Chateau, dans les années 26, grâce à une maison achetée par Marcel Duhamel, avec Prévert, Tanguy, Thirion, Sadoul, un peu Bataille, et les femmes des artistes ; en fait, la « rue du Château » apparaît, surtout dans les souvenirs de Thirion, non seulement comme une tentative contre-institutionnelle visant le style de vie bourgeois, mais aussi comme contre-institution vis-à-vis de la « rue Fontaine », c’est-à-dire du domicile de Breton et des cafés proches comme lieux de rencontre quotidienne ou bi-quotidienne des surréalistes autour de leur leader; la scission de 1929, avec pour la première fois le retournement du genre littéraire « Un cadavre » contre André Breton, naît en partie de cette bi-polarité, et de l’influence de Bataille sur les dissidents de la rue du Château. Cela dit, le projet contre-institutionnel n’a pas été poussé plus loin par le surréalisme, malgré le souci qu’avait Breton de promouvoir une nouvelle morale et la recherche de cette morale dans Fourier.

En fait, l’A. I. a marqué l’installation du groupe parisien dans la littérature, cependant qu’elle marquait l’entrée des surréalistes tchécoslovaques puis yougoslaves dans les institutions politiques (les surréalistes devenant ministres cessant en général d’exister en tant que surréalistes). Les rapports conflictuels ou imaginairement conflictuels (A. N. I., A. C. I., A. A. I.) avec les institutions ont été surtout le fait d’individus, non de groupes ou du mouvement en tant que tel. Le dépassement de dada a pu être perçu comme une régression par rapport au nihilisme initial, qui en Allemagne s’est parfois réalisé dans la participation à la révolution manquée de 1918 (alors que Breton s’excuse, dans L’amour fou, de ne pas partir en Espagne pour combattre aux côtés des républicains). Finalement, la comba­tivité du groupe français s’est trouvée maintenue dans l’univers habituel des « batailles » esthétiques, la déviance libidinale accompagnant parfois – mais rarement – la déviance idéologique. Entre l’intégration des tchécoslovaques et l’engagement révolutionnaire des dadaïstes allemands, le surréalisme français n’a pas choisi.

 

5 – Les trois variables indiquées en dernier lieu – induction de fusion, induction de segmentarité et implication de l’observateur – sont peu ou pas quantifiables. L’utilisation du terme « induction » suggère pourtant l’idée d’une action à puissance variable, donc de degré comparable en fonction de la période ou en fonction d’autres mouvements choisis comme témoins. Par exemple, a) l’induction de fusion (I. F.) du mouvement surréaliste par rapport

à l’I.F. de l’Internationale Lettriste, ou, b) l’I. F. du mouvement surréaliste dans sa phase B (1924-1929) par rapport à son I. F. dans la phase ultime (1966-1970). Quant à la variable I. Q. on va voir qu’elle est au centre de la démarche d’une sociologie analytique illustrée récemment en ethnologie9, en psycho-sociologie10, en psycho-thérapie institutionnelle et en pédagogie institutionnelle11. L’analyse institutionnelle, qui cherche à recueillir les acquis de cette sociologie analytique, se situe au carrefour des interrogations que la psychanalyse, la théorie politique, la phénoménologie aussi, font subir aux sciences sociales depuis que le paisible positivisme des origines apparaît comme insoutenable. L’étude des mouvements sociaux, comme l’intervention socianalytique in vivo sur des terrains concrets, met au premier plan l’effet Heisenberg dans sa transposition hors des sciences physiques. Cet effet, rappelons-le, désigne le rôle objectif de l’observateur dans l’action d’observation – rôle d’autant plus déterminant qu’il est ou caché ou inconscient.

Il a été indiqué plus haut que les variables 7, 8 et 9 constituaient le champ dans lequel peut surgir l’effet analyseur. On caractérisera théoriquement l’analyseur comme tout fait social (structure, événement, groupe, etc.) susceptible d’énoncer par des moyens qui sont rarement les moyens rationnels de la science et de la logique les déterminations d’une situation. Dans le vocabulaire méta-psychanalytique actuel, on dira que l’analyse « décode les flux », qu’il s’agisse des flux d’argent, de population, etc.12

Un mouvement social comme le surréalisme est par l’intermédiaire de ses propres analyseurs, analyseur d’autres mouvements, des institutions ou de certaines institutions, dans la mesure où son existence, son projet, ses modes d’action, ses productions, forcent d’autres mouvements ou des institutions à « se démasquer », à se définir par rapport à l’intrus. Le surréalisme « décode » dada en produisant une scission, en redistribuant les forces jusque-là plus ou moins harmonieusement réunies sous l’égide de Tzara. En 1924, les dadaïstes doivent choisir entre disparaître dans la dynamique ultra-négativiste de Tzara et reconstruire quelque chose avec Breton. Voilà un exemple de l’induction de segmentarité. Par contre, à partir des années 30, I. S. est beaucoup moins favorable : les critères d’appartenance et de référence sont moins nets depuis que le problème de l’engagement politique dans le P. C. F. est venu diviser le groupe, a produit des exclusives, des ruptures et un renouvellement du recrutement. Exclusives contre Artaud et les autres « apolitiques » : Breton et ses disciples condamnent l’apolitisme dans Au grand jour (dont le titre est connoté par l’idée que le lavage de linge sale ne se fait plus en famille), tandis qu’Artaud réplique symétriquement dans A la grande nuit, ou le bluff surréaliste, manifeste de la révolution non seulement totale (par rapport à la révolution politique) mais tragiquement impossible. C’est Artaud-le-schizo, Artaud l’analyseur déviant du groupe surréaliste, qui énonce les contradictions de la « révolution surréaliste » en criant : « Mais que me fait à moi toute la Révolution du monde si je sais demeurer éternellement douloureux et misérable au sein de mon propre charnier... Il n’y a de bonne révolution que celle qui me profite à moi, et à des gens comme moi. Les forces révolutionnaires d’un mouvement quelconque sont celles capables de désaxer le fondement actuel des choses, de changer l’angle de la réalité13». Analyseur de la société globale, le surréalisme est aux prises avec ses propres analyseurs...

La rupture avec Aragon offre l’exemple de l’induction de fusion opérée par le parti communiste, après la période durant laquelle le groupe Clarté (intellectuels communistes) avait manifesté l’I. S. produite par le surréalisme du côté du P. C. F. Dans la période qui commence en 1930 (« occultation » du mouvement, proclamée par Breton dans le second Manifeste), les sirènes de Moscou se font plus persuasives, peut-être parce qu’elles empruntent la voix d’une femme, Eisa Triolet. Dans la confusion amenée par la victoire définitive de Staline et la stabilisation finale de la révolution soviétique, les nouvelles venues de Russie sont peu claires.

L’enthousiasme d’Aragon au retour d’un congrès des écrivains ne suffit pas encore à provoquer la rupture. L’affaire de Front rouge va la consommer. Le poème que sous ce titre publie Aragon, et dans lequel il manifeste non seulement son éloignement de l’esthétique surréaliste mais son ultra-gauchisme politique, lui vaut la menace d’un procès. Breton le défend, mais désormais ce sont les intellectuels de gauche, non les surréalistes en tant que tels, qui constituent le groupe d’appartenance d’Aragon. L’acte d’obédience au P. C., refusé par le groupe (sauf Naville) à ses origines, effectué du bout des lèvres un peu plus tard, partiellement renié au moment du second manifeste, et de toute façon critiqué radicalement par Artaud, est avec Aragon (puis, quelques années plus tard, avec Eluard), un signe de rupture, d’auto-exclusion hors du groupe surréaliste (la non-appartenance laissant néanmoins subsister quelques traces de référence à la période héroïque du mouvement : en 1959, comme j’interrogeais Aragon sur la signification de sa période surréaliste, je l’entendais répondre : « je n’ai rien renié de ma jeunesse »).

Le renouvellement relatif du recrutement au cours de la période 1930-1939 témoigne d’une action encore partiellement favorable d’I. F. La recrue la plus spectaculaire à cette époque, c’est Dalí. La méthode paranoïaque-critique qu’il ajoute à l’héritage surréaliste doit être replacée dans le succès grandissant de la psychanalyse et des sciences humaines : l’époque où le jeune Lacan offre aux surréalistes l’image d’une psychiatrie plus ouverte qu’à l’époque de Nadja. C’est aussi le moment où Bataille, Caillois, Leiris, sans parler d’autres anthropologues ou psychiatres, recueillent dans l’orientation du surréalisme la démarche qui sera celle d’une partie du courant de psychothérapie institutionnelle et de pédagogie institutionnelle, puis celle du courant français « d’anti-psychiatrie » (Tosquelles a hébergé Eluard à Saint-Alban pendant la guerre ; il a vu plusieurs fois Artaud à Rodez, dans la clinique de son collègue Ferdières ; les livres de Gentis, de Deleuze et Guattari, se réfèrent beaucoup à Artaud). Né en partie d’une utilisation esthétique (détournement au sens situationniste du terme) de la psychanalyse, le surréalisme dans sa courbe descendante, produit son propre dépassement en direction d’une lignée des sciences humaines. Ce dépassement n’est pas seulement idéologique : il concerne aussi des reconversions individuelles, comme dans le cas de Michel Leiris, futur ethnologue chargé de responsabilités officielles, poursuivant parallèlement à son travail scientifique une œuvre d’écrivain. Inversement, des ethnologues comme Métraux ou Lévi-Strauss n’ont pas caché leur dette à l’égard du surréalisme.

Un dernier exemple d’induction – en l’occurrence I. F. et I. S. intimement mêlées, réside dans la problématique : production individuelle ou production collective. Par rapport aux « écoles » ou « chapelles » littéraires et artistiques qui naissent de 1815 à 1914 (à l’exclusion de l’unanimisme, fondé sur l’idée d’une vie communautaire et d’une production collective des livres au niveau de l’imprimerie, sinon au niveau de l’écriture), le surréalisme veut se distinguer par l’existence d’un projet vraiment collectif. Sur le plan de la production écrite, ce projet ne dépassera jamais l’édition de livres en collaboration (Soupault-Breton, Breton-Eluard...) et le travail classiquement coopératif qu’exigent les revues de groupe. C’est avec les jeux, dits « surréalistes », que le collectif se retrouve à l’état pur. Mais des techniques d’appoint, comme le sommeil hypnotique introduit par Robert Desnos, ou l’usage de la drogue, ne parviendront pas à remplacer les « talents » particuliers par un sujet collectif de créativité. L’écriture automatique, dont Breton a déploré plus tard les limites, se présentait comme l’outil d’une anti-littérature, d’une écriture et d’une poésie « faite pour tous, non pour un », selon le vœu de Lautréamont. En fait, elle a surtout servi à l’expression de la subjectivité radicale, à la mise en place du dispositif « vases communicants » entre le rêve et la vie des individus pris séparément. Finalement, c’est en tant que groupuscule d’intellectuels de gauche, sur le modèle extra-groupal de la vie intellectuelle depuis l’affaire Dreyfus, que les surréalistes ont fait « œuvre » collective : par la signature de textes théoriques ou polémiques engageant le groupe.

Les tentatives et les limites de la production collective sont peut-être un des indicateurs les plus pertinents de la réalisation du projet surréaliste. L’induction de fusion et l’induction de segmentarité agissent simultanément sur ce terrain. Le projet collectiviste agit comme inducteur de fusion, cependant que la pratique individualiste actualise sans cesse l’induction de segmentarité ; les rapports entre tel membre du groupe et les autres membres du groupe sont, à la limite, moins importants que les rapports de ce membre avec tel éditeur, tel responsable de revue ou tel directeur de salle d’exposition, etc. La peinture surréaliste est du reste un exemple encore plus frappant de la difficulté éprouvée par le groupe dans la réalisation de son projet collectif. Plus immédiatement prise dans le circuit de la marchandise, l’œuvre plastique induit dans le groupe des déterminations commerciales et publicitaires dont on voudrait se débarrasser.

Ces déterminations, bien que plus cachées, sont présentes dans la production écrite. Qu’elles aient été reconnues comme telles et momentanément dépassées par le groupe unanimiste, quinze ans avant la naissance du surréalisme, n’entraîne pas forcément l’idée qu’elles ont encore mieux été analysées par les surréalistes. Les amis de Jules Romains avaient eu le projet d’imprimer eux-mêmes leurs œuvres sur une machine à eux. Cette éventualité, autant que l’on sache, n’a pas effleuré les amis de Breton. Les tentatives de posséder une maison d’édition propre au mouvement, l’emploi de termes comme « bureau » ou « centrale » surréaliste, témoignent du moins d’un effort en vue d’assurer une relative autonomie matérielle ou organisationnelle à la production du groupe. Rien de tout cela n’a suffi à donner un contenu réel au projet implicite de vie et de travail collectifs.

Enoncer l’écart entre le projet et la réalisation, la théorie et la pratique, l’illusion et la réalité, constitue un moment particulièrement difficile pour qui refuse de passer son temps à la dénoncer chez les autres uniquement. La signification du mot « intellectuel », telle qu’elle est apparue lors de l’affaire Dreyfus, comporte en effet l’idée que l’on se spécialise dans la critique, dans la démystification ou démythification. L’entrée en scène de l’implication de l’observateur est pourtant antérieure à l’apparition du « métier » d’intellectuel. Le marxisme, dans ce qu’il a conservé de la dialectique en insistant sur le moment de la pratique (donc de la pratique sociale de l’observateur ou du « penseur »), invitait déjà à centrer le projet d’analyse de la réalité non seulement sur les éléments extérieurs, directement objectivables, mais aussi sur la position de l’analyste par rapport à cette réalité. Dès qu’il s’agit de transformer cette réalité, sa connaissance passe par l’exposé de la stratégie du chercheur. Ce dernier fait partie de la réalité à connaître et à transformer. C’est ce que l’on perçoit assez bien dans certains écrits de Marx, d’Engels, de Bakounine, quand ces auteurs traitent d’événements chauds comme la révolution de 1848 ou la Commune de 1871. La théorie psychanalytique du transfert et du contre-transfert, élargie plus tard dans l’ébauche théorique du transfert et du contre-transfert institutionnels14 ou sociologique15, révèle sans doute le noyau dialectique du freudisme. Mais dans le cas du marxisme comme dans celui de la psychanalyse, il semble que l’entrée de l’implication de l’observateur dans l’objet de connaissance vaille surtout ou uniquement pour la mise en rapport de l’observateur et de l’événement (guerre civile pour les révolutionnaires, cure pour les psychanalystes). Dans la production théorique détachée d’un événement ou d’une pratique, le positivisme reprend le dessus, l’auteur oublie qu’il est impliqué et se met à parler de nulle part – ou plutôt du locus solus du discours scientifique. C’est vrai par exemple du Marx du Capital comme du Freud des écrits philosophiques.

Il a donc fallu une troisième étape dans l’élaboration de la théorie de l’implication – en l’occurrence l’étape marquée par l’effet Heisenberg (mais dont l’essentiel réside déjà dans les découvertes d’Einstein, contemporaines de celles de Freud), pour que parvienne à s’imposer le concept généralisé de l’implication. Encore n’est-ce pas sans de fortes résistances positivistes, venues en grande partie du marxisme stalinien, et dans une certaine mesure justifiée par le détournement et les abus idéalistes opérés par certains courants philosophiques. En ce qui concerne les sciences sociales, la sociologie et l’économie ont sur ce point pris un grand retard sur la psycho-sociologie clinique et même sur l’ethnologie. C’est ce qui explique que le langage fait quelque peu défaut quand il s’agit d’analyser les implications de l’observateur dans l’étude du mouvement social surréaliste.

L’écart, mentionné plus haut, entre le projet et la réalisation, la théorie et la pratique, l’illusion et la réalité, est peut-être l’un des aspects de l’objet de connaissance qui permet le mieux d’entrer dans la problématique de la variable I. O. En effet, cet écart suppose de la part de l’observateur-chercheur un instrument de mesure, des moyens d’évaluation permettant de comparer deux données objectives : d’une part le projet, d’autre part le réel. Or aucune de ces données que l’on voudrait objectives ne saurait être construite sans qu’interviennent les « évaluations pratiques » de l’observateur-chercheur. Le projet (la théorie, l’illusion, etc.) est, nous l’avons vu, le domaine du fantasme, des rationalisations après coup, des proclamations idéologiques « irresponsables », c’est-à-dire produites sans considération de la base sociale, des moyens, des tactiques et du « calendrier » de leur réalisation ou non-réalisation (voir variable Orientation). Quant à la « réalité », à la « réalisation », elles ne sont évaluables habituellement qu’à la condition d’objectiver une phase B de l’histoire pour juger de l’effet produit par un projet émis dans une phase A. L’évaluation portée par le chercheur-observateur sur la phase A comme sur la phase B est laissée de côté, alors que la constatation d’un écart entre ces deux phases est dans une large mesure la projection de l’observateur sur l’amplitude, la vitesse et même l’existence d’un changement entre les deux phases.

Au nom de quoi dénoncer l’énorme écart entre projet et réalisation, illusion et réalité, alors que cet écart est non seulement la loi de tout mouvement social, mais la loi de ma propre évolution, de mon propre mouvement ? Qui me dit que ce que n’a pas produit le surréalisme était ce qu’il voulait ou devait produire ? Qui me dit que les changements opérés ici ou là n’ont rien à voir avec l’existence et l’action du surréalisme, même si ces changements comportent entre autres aspects le dépérissement et la disparition (la « récupération ») du mouvement surréaliste ? Comment suis-je situé, en tant qu’acteur du changement (dans la théorie et/ou dans la pratique), vis-à-vis de ce qui a changé et de ce qui n’a pas changé, de ce qui est en train de changer au moment où je porte mon évaluation sur « l’illusion » – tout en créant une nouvelle illusion – celle du regard dépourvu de toute illusion ? La temporalité de la « science », tellement dépendante de la temporalité historique dans laquelle je baigne jusqu’au cou, n’est-elle pas suffisamment remplie de surprises, de détours, de palinodies ou « d’autocritiques » pour que l’importance de la variable I. O. me soit à ce point cachée ? Les rapports entre la genèse sociale et la genèse théorique des concepts sont-ils tellement refoulés par le scientisme (y compris chez les anti-scientistes) que la condition située-datée de mon discours ne m’apparaisse pas comme le medium même de mon passage ?

C’est dans une occasion très particulière que j’ai eu la chance de percevoir ma propre implication vis-à-vis du surréalisme. C’était à la Décade de Cerisy organisée en 1966 sur le surréalisme par des professeurs, des chercheurs et des représentants du groupe surréaliste parisien. Invité à cette décade à la suite de circonstances que j’ai, comme par hasard, partiellement oubliées (je travaillais à l’époque à un projet de thèse sur « l’idée de révolution dans le surréalisme », j’avais publié deux ou trois articles sur le sujet, et j’avais parlé du sujet à la faune qui fréquente tour à tour Royaumont et Cerisy), je me suis trouvé, en compagnie de quelques autres participants (dont deux faisaient des communications au colloque), dans une opposition immédiate et permanente vis-à-vis du président du colloque (F. Alquié) comme vis-à-vis de la plupart des surréalistes ayant accepté de faire des communications. Plus généralement, c’est l’organisation du colloque lui-même, et le climat des échanges, lié à cette organisation, qui nourrissait notre opposition.

Très vite, nos têtes-de-turcs nous ont reproché de vouloir passer pour plus surréalistes que les surréalistes, de faire de la surenchère, de la démagogie, d’être injustes envers Breton, etc. Six ans après, le « manifeste » que nous avions écrit et publié contre la décade me semble bien modéré. Les contradictions qu’il dissimule sont très révélatrices de ma position vis-à-vis du surréalisme16. Dans la période qui va entre le colloque de Cerisy (juillet) et la mort de Breton (septembre ?), j’échange une correspondance avec Jehan Mayoux, qui réside à Sint-Cirq-la-Popie en compagnie de Breton. Se basant sur mon comportement lors du colloque, sur le texte du « manifeste » et sur un article de moi, intitulé « Comment parler du surréalisme », et paru entre-temps dans Recherches, Mayoux répond avec assurance à nos attaques. Plus tard, les actes du colloque paraîtront, avec en annexe les lettres de Mayoux, mais non les miennes17.

« Plus surréaliste que les surréalistes » : le reproche ironique est pour moi, maintenant (en 1972) plein de sens. Non que j’ai modifié mon jugement sur le groupe surréaliste de la dernière et même de l’avant-dernière période du mouvement : mais ce que j’ai appris, c’est que je projetais en fait sur le surréalisme en tant que mouvement et en tant que groupe parisien mes propres fantasmes de « révolte adolescente » et de « poète provincial », que je ne distinguais pas suffisamment mon implication de chercheur (projet de thèse) de mon implication idéologique et sentimentale, que je ne percevais pas davantage la similitude de position existant objectivement entre les professeurs de Sorbonne et moi. Finalement, ce que j’ai découvert, c’est l’écart existant dans ma propre pensée et dans ma propre vie entre le projet révolutionnaire (référé au surréalisme d’il y a quarante ans !) et ma pratique.

D’autres éléments d’implication existent entre le surréalisme et moi. Une rencontre qui a joué un rôle très important dans ma vie, celle d’Henri Lefebvre, n’a pu avoir lieu qu’à la suite d’un « hasard objectif » placé sous le signe du surréalisme : parce que je venais d’avoir l’idée d’une thèse sur ce sujet, j’ai écrit à Lefebvre dont je venais de lire La somme et le reste, livre plein de résonances du surréalisme. Lefebvre est passé me voir et une amitié est née, vieille maintenant de dix ans (j’ai abandonné mon projet de thèse sur le surréalisme, mais Henri Lefebvre s’est finalement retrouvé directeur de la thèse que j’ai soutenue sur l’analyse institutionnelle, en 1969).

Nommé assistant de sociologie à Nanterre grâce à Henri Lefebvre (à la rentrée de 1966, au moment où Breton vient de mourir – ce qui m’a permis de me réconcilier avec Alquié), je garde des contacts avec le groupe surréaliste par personnes interposées (le groupe lui-même me percevant comme psycho-sociologue qui prétend venir analyser ce qui se passe dans le groupe) : d’une part deux étudiants qui, de leur modeste place, contribuent au mouvement qui s’esquisse à Nanterre, d’autre part, une assistante allemande qui se fera exclure du groupe pour « déviation nanterroise » ! Il m’arrive aussi de rencontrer des membres du groupe que j’ai connus à Cerisy et avec lesquels j’ai de bonnes relations.

A mesure que mon projet de thèse m’échappe, que mes préoccupations vont de plus en plus vers la pédagogie et la psycho-thérapie institutionnelles, vers l’élaboration d’une nouvelle théorie des institutions (de 1966 à 1968), une forme d’implication plus personnelle tend, elle aussi, à se modifier : j’écris de moins en moins non seulement des textes sur le surréalisme (après plusieurs années de fréquentation assidue de la Bibliothèque Nationale), mais des textes « surréalistes » proprement dits. L’implication la plus forte, au niveau de l’écriture, a été pour moi des essais d’écriture automatique, poursuivis depuis mon adolescence, en même temps que d’autres ébauches littéraires18. Ce mélange de parole poétique et de parole théorique, plus fréquent qu’on pourrait le supposer chez bien des intellectuels, s’est donc résolu dans la victoire apparemment définitive de la parole critique. Mais en moi comme en de nombreux autres individus cherchant à se faire une place dans les sciences humaines, cette résolution de la tension entre les deux pôles de l’écriture est toujours ressentie comme une reconversion inachevée, une trahison, un défroquage.

Au moment où j’écris, alors que j’ai renoncé à publier la quasi-totalité de mes recherches sur le surréalisme, sans parler du refus de publier ma « production surréaliste », et tandis que des questions théoriques et pratiques sollicitent toute mon attention et accaparent la plus grande partie de mon temps, j’ai bien du mal à analyser pourquoi je reparle du surréalisme. Installé, même inconfortablement, dans la carrière universitaire, dans le mariage et dans la famille, sans appartenances politiques, ne suis-je pas dans la position la plus abstraite, la plus « commode » pour utiliser mes fonds de tiroir et participer à l’entreprise d’objectivation du cadavre ? Ma position par rapport aux institutions et par rapport au mouvement social qui souterrainement ou non prolonge l’événement de mai 1968 est sans doute largement responsable de mon regain d’intérêt pour un mouvement qui a anticipé sur bien des aspects de la crise actuelle. J’ai l’impression de plus en plus vive que les formes de dépassement et la vitesse de dépassement d’un mouvement par d’autres mouvements sont plus importantes, pour la théorie révolutionnaire, que l’inventaire des victoires et des échecs.

 

6 – Quelques remarques méthodologiques en guise de conclusion provisoire.

Les coups de sonde dans le mouvement surréaliste à partir du modèle à neuf variables indiquent déjà que la combinaison des variables est possible. Le point de départ de l’analyse, reste, lui, problématique. On peut supposer qu’il est déterminé au moins en partie par le type de mouvement auquel on s’intéresse, ce qui implique une typologie, même sommaire, des mouvements sociaux.

Prenons un exemple. Soit, d’une part, l’étude des mouvements messianiques dans le Tiers monde, et d’autre part l’étude du Mouvement de Libération des Femmes dans les sociétés industrielles avancées. A première vue, ces mouvements ont en commun l’orientation, qui est celle de la « libération » de certaines couches, catégories, minorités sociales, ou nationalités. Mais immédiatement une différence fondamentale surgit, en ce qui concerne la place occupée respectivement par le mythe, l’idéologie, dans chacun de ces mouvements. Dans le mouvement messianique, le mythe qui peut pré-exister au mouvement a besoin d’un groupement centré sur un leader charismatique – le messie. Dans le M. L. F., si le mouvement dépend de la formation et du renouvellement permanent d’une série de petits groupes, ces derniers n’ont pas pour fonction d’alimenter l’obédience à un leader unique, mais plutôt la construction d’une base idéologique et d’une base sociale (le « travail dans les masses »), ainsi que la mise au point d’une ou de plusieurs « lignes » d’action. L’élément rationnel occupe une plus grande place que dans le mouvement à messie, ce qui ne signifie pas que des éléments irrationnels et non analysés comme tels n’existent pas au niveau des petits groupes. Comme Freud le suggérait nettement dans Psychologie des masses et analyse du Moi, une masse ne fonctionne pas seulement en substituant au moi idéal de chacun de ses membres un objet extérieur sous la forme d’une personne réelle (dans l’armée) ou imaginaire (dans l’église). Elle peut aussi fonctionner en remplaçant le chef par l’idéologie, et par l’organisation.

Une autre particularité dans l’étude de ces deux types de mouvements tient à l’implication de l’observateur. Dans le cas d’un mouvement exotique, la distanciation n’exclut pas une certaine implication idéologique, religieuse, politique, mais de toute façon la distanciation est la norme qui gère le travail d’enquête. Des exceptions comme celle de l’initiation de sociologues à des cultes exotiques19 ne font que confirmer la règle. Par contre, un sociologue qui analyse le M. L. F. peut-il faire abstraction de son statut d’homme – ou de femme – dans une société ou les rapports entre homme et femme sont précisément en train de bouger ? On peut imaginer aussi le cas où le mouvement exotique est analysé par un sociologue de même culture (par exemple les sociologues brésiliens à propos de la macumba ou du candomblé), celui où un mouvement « blanc » est analysé par un sociologue du tiers monde, etc.

Le projet de tester une variable plutôt que les autres peut également commander le point de départ dans l’analyse d’un mouvement social. En ce qui concerne le surréalisme, je fais l’hypothèse que mon implication et le début de réalisation d’un travail portant sur cet objet sont grandement liés à mes préoccupations concernant la variable « vitesse », au problème du dépassement et de l’auto-dépassement, à la question des rapports dialectiques entre genèse sociale et genèse théorique des concepts. Les mouvements à Période courte (par exemple l’émergence du mouvement révolutionnaire en 1968), souvent d’Amplitude forte, peuvent tester les variables I. S. et I. F. A l’opposé, les mouvements à longue Période, forcément anciens ou relativement anciens, offrant des vitesses en général lentes et régulières, seront choisis pour tester les variables Masse et Mode d’action. Plus généralement, les mouvements de libération nationale, par leur complexité et leur influence sur de longues périodes, offriront une riche combinaison de variables. Ceux d’entre eux qui sont en train de naître, par exemple les mouvements régionalistes (occitan, breton, etc.) fourniront de précieuses indications sur des phénomènes à peine effleurés par la psychologie sociale expérimentale et la sociologie.

 


Notes

  1. Voir Lourau (René), L’analyse institutionnelle, Paris, Édition de Minuit, 1971, chap. « Les analyseurs de l’église » ; Lapassade (Georges), L’analyseur et l’analyste, Paris, Gauthier-Vilars, 1971.

  2. Laquelle a plus que son mot à dire en tant qu’équivalent général de la vox populi...

  3. Voir Lourau (René), « André Breton et la N.R.F. », dans L’instituant contre l’institué, Paris, Anthropos, 1969. Reprise d’un article paru dans le numéro spécial de la Nouvelle Revue Française consacré à Breton, n° 172, 1967.

  4. Voir Lourau (René), « Pour une sociologie des contre-institutions », L’Homme et la Société, n° 17, 1970, pp. 281-295 (à propos des livres d’Althabe et de Basaglia).

  5. Deleuze (Gilles) et Guattari (Félix), L’anti-Œdipe, Paris, Éditions de Minuit, 1972.

  6. Voir Lourau (René), « Comment parler du surréalisme », Recherches, n° 2, 1966.

  7. En particulier dans ma contribution à Groupes informels dans l’Église, Strasbourg, Cerdic-publications, 1971.

  8. On pourrait développer toute une méthode d’analyse des textes, de sociologie de l’écriture, par l’application de l’analyse institutionnelle, dans la lignée de l’ouvrage de Mme de Staël en 1800 (De la littérature dans ses rapports avec les institutions...). Par exemple le genre romanesque et le genre théâtral sont-ils autre chose que des arrangements imaginaires des rapports qu’une couche ou plusieurs couches sociales entretiennent avec les institutions de la famille, de l’Etat, de l’Église, etc. ?

  9. Voir par exemple Althabe (Gérard), Oppression et libération dans l’imaginaire, Paris, Maspéro, 1969.

  10. Voir les travaux de l’équipe de Van Bockstaele.

  11. Voir les travaux de Tosquelles, Guattari, Gantheret, Lapassade, Lourau, etc.

  12. Deleuze (Gilles) et Guattari (Félix), op. cit.

  13. Artaud (Antonin), Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1956, t. I, pp. 284-285.

  14. Chanoit (Pierre-François), Gantheret (François), Réfabert (Philippe), Sanquer (E.), Sivadon (Paul), « Le contre-transfert institutionnel », Psychothérapie institutionnelle, n° 1, 1965, pp. 23-34.

  15. Voir les travaux de l’équipe de Van Bockstaele.

  16. Et vis-à-vis du mouvement révolutionnaire actuel...

  17. [Ces actes ont été publiés sous la direction de Ferdinand Alquié chez Mouton & Cie en 1968 et ont été réédités chez Hermann en 2012 (nde)].

  18. Ebauches dont je me demande (en 1972) si elles ne doivent pas figurer à côté ou au milieu des textes que je suis en train d’écrire.

  19. Voir le cas de Mme Binon-Cossard, élève de Bastide, cité dans « La mort à Gomeia », de Jean Ziegler, L’Homme et la Société, n° 23, 1972, pp. 153-165.


Pour citer cet article :

René Lourau, « Sociologie de l’avant-gardisme  », réédition sur le site des ressources Socius, URL : http://ressources-socius.info/index.php/reeditions/18-reeditions-d-articles/144-sociologie-de-l-avant-gardisme, page consultée le 19 avril 2024.

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