Première publication dans Littérature, n° 70, 1988, pp. 64-71.
À tous égards, la littérature constitue un discours social. Discours à la société car elle n’existe, socialement parlant, qu’à partir du moment où elle est lue ; discours de la société, car elle en met en jeu, même quand elle n'en parle pas, des valeurs, des schèmes culturels, des modes de représentation ; discours dans la société car elle y fonctionne toujours, au moins, comme un discriminant. Mais un discours singulier, puisque à la fois il participe du fonds commun linguistique et se distingue, par la série des marques qui permettent qu’il soit (ou non) qualifié de « littéraire », des autres actualisations verbales. Doublement singulier, puisqu’il appartient entièrement, à la différence d’autres modes de la signifiance sociale (par exemple l’argent, le vêtement, l’habitat et son décor...), à l’ordre des biens symboliques. La sociologie de la littérature ne peut donc qu’inclure une analyse de l’interaction des œuvres et des publics, une pragmatique du littéraire1.
Ainsi, l’objet à étudier réside dans les médiations qui constituent les systèmes de relations entre la littérature et les autres praxis sociales ; autrement dit : les effets de prisme.
Le champ littéraire constitue la médiation fondamentale. À condition, comme l’a souligné P. Bourdieu d’entendre ce terme et de définir ce concept en toute leur rigueur, et de ne pas les réduire à un équivalent, des idées traditionnelles de « contexte social » ou de « milieu littéraire » ; à condition de l’entendre comme l’espace social relativement autonome formé par l’ensemble des agents, œuvres et phénomènes de la praxis littérature, et dont les structures se définissent par le système des forces qui y sont agissantes et par leurs conflits2. À condition aussi de ne recourir à ce modèle d’analyse que pour les périodes et les situations où il est pertinent : ainsi, en France, on ne peut parler de champ littéraire que depuis l’âge classique3. À condition, enfin, de tenir compte du fait que cette médiation ne joue pas à sens unique, que le champ n’est pas seulement la médiation par laquelle passent les déterminations sociales qui s’exercent sur la littérature, mais aussi que la littérature s’y élabore selon la logique des médiations propres à cet espace, et qu’elle agit éventuellement sur les autres sphères de pratiques sociales selon la même médiation4.
Qui analyse le champ littéraire se trouve confronté à deux séries de données, en relation dialectique étroite et permanente. D’une part, l’espace littéraire ne peut être compris que par l’analyse de la situation où il se trouve vis-à -vis des autres champs sociaux. En particulier, il est essentiel de le situer aux divers moments de son histoire au sein du champ intellectuel, et dans l’espace des pouvoirs, dont il participe en sa qualité de lieu d’une fraction du pouvoir symbolique. L’effet des transformations qu’il induit est corrélatif à son degré d’autonomisation et à sa position dans les hiérarchies des valeurs culturelles. D’autre part, les médiations tiennent aussi aux structures du champ, qui sont « le produit accumulé de son histoire propre » : ses hiérarchies et ses règles internes, sa division (aux xixe et xxe siècles) en deux sphères distinctes, l’hégémonie acceptée ou combattue de telle école ou de tel mouvement, la plus ou moins haute considération accordée à chaque genre, l’autorité de telle institution, et ses limites... L’analyse des œuvres comme prises de positions (à quoi certains voudraient réduire la sociologie des textes) doit donc se trouver associée à l’analyse des positions objectivement occupées par les agents du fait littéraire (auteurs, lecteurs, éditeurs, dont d’autres ont cru que la sociologie pouvait être faite pour elle-même) et de leurs luttes. Des phénomènes que l’histoire littéraire traditionnelle impute à des affaires de génie individuel (le plus bel exemple est le sempiternel parallèle entre Corneille et Racine) apparaissent alors pour ce qu’ils sont : des effets de champ.
À rester ainsi dans l’abstrait et le général, un tel propos théorique risque fort d’être un cadre élastique où entreront, selon les moments et le commode ou difficile d’une argumentation, bien des choses diverses. Jusque-là , au fond, il ne s’agissait encore dans ces lignes que de prendre en compte les acquis et les débits de l’étude sociologique du littéraire. Il est temps d’aborder une autre étape, recherche aussi modeste que nécessaire : celle qui consiste à voir comment une sociologie procédant en termes de champ et de médiations, de pragmatique et de prismes, modifie ou transforme les procédures et objets traditionnels des études littéraires.
Il faut alors entreprendre l’inventaire des prismes ; sans cela, de telles analyses fondées sur un modèle né dans le champ sociologique pourraient bien se voir indéfiniment suspectées de n’être que produits d’importation, voire de contrebande, de n’être pas appropriées au littéraire et donc pas appropriées par les littéraires. Mais les points énoncés ci-après ne sont que les principales rubriques qu’en l’état présent de la recherche on peut voir entrer dans la logique de l’analyse prismatique, les principaux indicateurs proprement littéraires qu’une pragmatique sociale peut et doit prendre en considération.
1. Les institutions de la vie littéraire. Ces institutions constituent la meilleure charnière entre les structures propres du champ et les structures de la sphère sociale où il se situe5, et enfin parce que ce sont là des objets dont l’histoire littéraire ne s’était jamais beaucoup occupée, des objets relativement nouveaux pour une science de la littérature. Ces institutions sont des instances, groupes ou lois (écrites ou implicites) entièrement ou principalement vouées à la régulation sociale de la vie littéraire : académies et cercles, écoles, mécénat, censure, législation de l’édition et des droits des auteurs, prix et rituels. Leur rôle est crucial comme lieux de dialogues et de conflits entre l’espace littéraire et les pouvoirs politiques, financiers et religieux (à quelles conditions obtient-on les crédits d’un mécène ? vaut-il mieux être écrivain ou cardinal pour entrer à l’Académie ?, etc.). Leur existence, et leur existence en tant que réseau d’institutions, leur vitalité ou leur absence sont de bons indices de l’autonomie éventuelle, et du degré d’autonomie du champ littéraire.
Leur rôle est crucial aussi dans les processus de consécration (être élu à l’Académie, être admis ou non au sein d’un groupe influent, comme Maupassant aux soirées de Médan ou Calvino à l’Oulipo...) que des institutions plus générales comme l’école relaient et confirment. Et leurs influences respectives, ainsi que les tendances que chacune promeut ou défend, dessinent les lignes de force de la structure du champ au fil de son histoire.
Enfin, les œuvres sont perçues, par les institutions et par les lecteurs, en fonction de leur proximité ou de leur éloignement des positions politiques, théoriques, esthétiques que représentent les diverses institutions selon leur état et leur fonctionnement propres aux divers moments de l’histoire. Ainsi par exemple de la censure : ou bien l’auteur s’en tient aux normes et aux lois censoriales, s’inscrit dans le conformisme et, le cas échéant s’autocensure, ou bien il défie l’autorité censoriale et se « marque » ainsi d’un non-conformisme, qui peut attirer l’attention sur son œuvre, qui peut aussi se payer cher.
Les institutions de la vie littéraire jouent ainsi comme des médiations aussi bien entre la littérature et les autres activités sociales, qu’au sein du champ littéraire et pour le discours des œuvres : elles forment un premier ensemble de prismes. Leur caractère social évident (structures de groupes, pratiques collectives, lois) en a fait une proie favorite de l’approche sociologique des textes ces dernières années, et certains chercheurs ont pensé trouver le fin mot dans l’« analyse institutionnelle » du littéraire6 : c’est aller un peu vite, et un peu court. Elles sont bien un ensemble prismatique ; elles ne sont pas le seul.
2. La sociopoétique. Il n’y a de littéraire que la littérarité, affirmait à l’envi, il y a peu, la critique formaliste. Et une sociologie qui ne rendrait pas compte des questions de forme (les genres, les styles, le style, l’écriture) serait à juste titre récusée comme passant à côté d’un élément essentiel du littéraire. J’ai proposé7 de nommer les genres, registres et formes des « institutions littéraires » tout court. Pour souligner, tout en les distinguant des institutions de la vie littéraire évoquées plus haut, que les genres et les codes esthétiques appartiennent à l’histoire et au fait social. La poétique, discipline indispensable pour étudier leurs définitions et classements, sait et montre, quand elle est bien faite, que les mêmes propriétés formelles peuvent produire des effets divergents « selon les situations et les contextes pragmatiques » comme le note G. Genette8.
Il est vrai que la terminologie et l’outillage conceptuel propres aux questions de poétique sont extrêmement complexes et mal stabilisés. Mais il est vrai aussi que les genres constituent des codes sociaux, que les styles au sens classique du terme (niveaux d’expression mesurés selon la norme culturelle du temps) sont corrélatifs aux normes linguistiques, donc à un fait social. Il est vrai encore que les registres9 ne sont pas également distribués selon les époques, ni selon les couches sociales. Chacune de ces rubriques doit être envisagée, non du seul point de vue formel (absurdité que de scinder fond et formes), mais bien dans la perspective des interactions entre le cadre établi par les conventions formelles et les contenus et thématiques qu’il accepte ou rebute selon les époques et courants. Idem (mais avec plus de latitudes possibles) pour les variations de ce que l’on peut nommer, à la suite de R. Barthes et en attendant que la notion se précise, les écritures. Et il est patent que les choix stylistiques ne sont pas seulement réactions personnelles et comme les « griffes » dont les auteurs marquent l’individualité de leurs œuvres, mais aussi des prises de position sociales : le burlesque, par exemple, montre assez comment une pratique stylistique désigne un réfèrent culturel et, ce faisant, un code commun à celui qui écrit et ceux qui peuvent le lire parce qu’ils savent bien ce que ce parler-là veut dire10.
Le pacte de lecture, clef de la lisibilité formelle de l’œuvre littéraire, est aussi un pacte de sociabilité. Et l’on saura mieux, quelque jour sans doute, analyser comment dans cette relation médiate (puisqu’elle passe par la convention d’une forme) l’écriture signifie une anticipation, un escompte des effets de lecture. L’étude des publics littéraires, encore seulement ébauchée, offre là un objet particulièrement riche à la sociologie de la littérature. Les perspectives ouvertes par les réflexions de H. R. Jauss sur la notion « d’horizon d’attente », pour n’en être qu’une esquisse limitée11, en montrent déjà bien l’intérêt.
La valeur sociale des formes et esthétiques, dans leur qualité et de codes et de discriminants, justifie que soit entreprise ce que l’on peut nommer une sociopoétique, consacrée à l’analyse des prismes formels12.
3. Thèmes, modes et traditions. S’il est bien une chose dont on attend impérieusement d’une sociologie de la littérature qu’elle rende compte, ce sont les « contenus » d’une œuvre, le « sujet », les « idées » et « l’auteur face à son temps »... Disons, pour être simple et précis : ce dont parle un texte, ses référents, et ce qu’il en dit, son discours. C’est là que les débats interprétatifs inhérents à la démarche d’explication causale ont le plus et mieux fait rage.
Il appartient à la philologie d’établir des textes une version correcte et sûre. Il appartient à la sémantique d’en dénoter le sens littéral, à la poétique et à la sémiologie d’en construire les isotopies signifiantes. Mais l’analyse proprement sociologique ne vient pas après, mais en même temps, aussitôt qu’intervient la question des significations, des sens connotés actualisés par les lectures effectuées et potentielles de l’œuvre. La connotation n’existe pas en dehors d’une intertextualité au moins implicite. Mais il ne s'agit pas ici d’une intertextualité examinée en soi : ce serait alors s’enfermer dans le seul exercice de recherche des sources. Il s’agit de détecter, par une telle approche, quelles parts du potentiel de signification de l’œuvre sont mises en jeu, aux divers moments de son histoire, par sa lisibilité et ses lectures. L’intertextualité fonctionne alors comme un indicateur des prises de position.
L’analyse des réseaux thématiques dans un texte appelle l’analyse des réseaux thématiques des autres textes et des autres discours sociaux en relation avec celui-ci. Une double évaluation devient ainsi possible : celle de la position sociale objective des thèmes intertextuels dont « parle » l’œuvre (et qui peut se définir par la position des référents dans les hiérarchies sociales quand il s'agit de référents relevant directement de la description du social : personnes, types, groupes, classe...), et celle de la position relative qu'occupe le texte considérée au sein de ces thèmes intertextuels.
Les catégories de modes et de traditions valent alors comme concepts effectivement opératoires. Se situer dans, ou en dehors de, la mode ou des traditions vaut comme prise de position de facto. Et les prises de position énoncées dans le texte qu’elles soient explicites (déclarations politiques, philosophiques, théoriques de l’auteur intervenant dans l'œuvre) ou implicites (sélection de certains motifs, manière de les qualifier – ou disqualifier) signifient à proportion de leur conformité ou non avec les effets de mode et de tradition et les conflits qu'ils représentent. On ne peut, notamment, parler de « vision du monde » sans avoir analysé avec précision ces problèmes triviaux en apparence, mais décisifs : part des effets de mode, d'héritages, d’habitudes propres au littéraire, expression signifiante d’un corpus de traditions. À condition bien entendu, de faire de la question des publics (supposés par l’œuvre et effectivement atteints ou non par elle) un indicateur clef : ce qui est à la mode pour certains est déjà passé de mode, voire entré en tradition, ou à l'inverse encore ignoré pour d'autres. À condition aussi que l'analyse porte sur les codes esthétiques (formes et thématiques) et ne se réduise pas à la seule dimension des « sujets ». De plus, quand il s'agit d'une mode ou d'une tradition, savoir où et comment elle s’est instaurée, quelles institutions l'ont entretenue, et comment, est décisif. En particulier, le rôle de l’École, et les inégalités de capital culturel, qui font des disponibilités inégales devant l’innovation, sont en ce domaine des déterminants puissants. De même que les modes de connaissance des référents pour l’auteur (par des lectures, par le bagage scolaire, par expérience personnelle, par enquêtes méthodiques) distinguent les types de rapport qu'il peut entretenir avec les effets de modes et de traditions.
Le choix des sujets et des façons de les traiter apparaît ainsi comme, non pas un hasard ou une liberté pure de l'écrivain, mais bien comme une liberté relative, dont la marge de manœuvre équivaut à ce que le prisme du champ des prises de position possibles permet.
4. Trajectoires. Les études littéraires ont l'habitude d'alterner les travaux sur des œuvres isolées, voire des fragments, et des études d'œuvres globales. Elles ont aussi l'habitude d'accorder aux biographies d'écrivains une place essentielle. Il le faut bien : ils sont les agents principaux du champ littéraire. Mais le risque y est grand de tomber dans l'interprétation par projection (du type : tracassé par son mariage avec Armande, Molière écrivit L’École des femmes). Il disparaît, dès lors qu'abandonnant le récit anecdotique, la biographie est envisagée en termes de trajectoire. C'est-à -dire qu’elle prend en compte la série des positions objectives que l'auteur a occupées dans le champ littéraire, et leurs relations avec ses positions sociales et, le cas échéant, leurs modifications13.
Dès qu'un écrivain est socialement qualifié comme tel par ses publications, le capital ainsi constitué pèse sur chacune de ses créations suivantes : refaire ou continuer ce qu’on a déjà fait, ou bien rompre ce fil, c'est de toute façon être jugé à partir de, et à travers, l'image d’auteur dont on est loti et en fonction des autres images qui en existent. Ainsi, même inconsciemment, les choix de formes, de référents, de manière, de déclarations explicites éventuelles, n’ont de sens que par rapport à la gamme des images que l’on peut parcourir, et chaque texte, par rapport à cette série de représentations, ou à son absence.
5. La psyché de l'auteur et la langue. Manifestement deux autres médiations, et d’importance. Si l'une semble appartenir au seul territoire de la psychologie (ou le cas échéant de la psychanalyse), l'autre, à la linguistique, l’être et le langage, et leur éventuelle unité, restent matières de l'analyse sociale.
La langue est le fait le plus social qui soit. On le sait, la littérature légitime a fourni, via les dictionnaires et l’École, les normes et modèles de la langue légitime14, influant, par ce biais, sur l’ensemble des pratiques sociales. Et, en sens inverse, le code ainsi constitué a eu aussi un rôle de norme évaluative des productions littéraires (cas typique où le champ est à lui-même sa propre médiation). Et l’imaginaire d’un écrivain, pétri par le travail de la langue, délimité par les seuils de sa compétence linguistique et actualisé en textes (c’est le seul aspect dont on a à se soucier ici) par les performances langagières, « c’est aussi l’image qu’il construit de lui-même au sein du champ littéraire et de la société15 » et qui se manifeste dans son œuvre et sa trajectoire. Les données psychiques mobilisées dans la création littéraire sont, pour une grande part, du social incorporé, la modulation des dispositions en habitus spécifiques de représentation, de travail, de lecture, où l’école, de longue date et longtemps dominée par les humanités, en France en tout cas, joue un rôle capital. L’analyse des dispositions, en termes d’habitus, et l’analyse des discriminants linguistiques (y compris le « style » individuel) en termes de performances par rapport à une norme doivent rendre perceptibles les enjeux sociaux des effets de ces deux prismes.
Au terme de cet inventaire (et dans les limites où il a été entrepris) trois mots de conclusion s’imposent.
Le premier est un complément théorique logique, mais qu’il est prudent de redire : les effets de prisme ne peuvent s’envisager qu’en termes de dispositifs prismatiques. Aucun n’est suffisant par lui-même pour fonder une proposition correcte touchant aux significations sociales des œuvres : c’est le jeu de leurs interactions qui fonde les jeux de significations. L’analyse des dispositifs permet de discerner les médiations de médiations qui sont propres au littéraire. Mais on ne peut pour autant agencer en dispositif n’importe quoi et n’importe comment. L’analyse en termes de champ relativement autonome et de stratégies observables dans l’espace des possibles ainsi défini constitue le point de passage, obligé et opératoire, pour construire les dispositifs pertinents, donc pour construire les objets à étudier.
Un second mot pourrait être de justification stylistique. Était-il besoin du tour métaphorique d’«effets de prisme » ? L’image du prisme (dont je ne prétends pas être l’inventeur) suggère un objet à plusieurs faces, qui sélectionne et modifie les rayons qui le traversent mais dont l’aspect, la luminosité, est lui-même modifié par l’impact de ces rayons. Or, de même que le réseau des médiations n’est pas stable, et n’implique pas pour toute époque et pour tout texte le même dispositif, de même chaque médiation, chaque prisme, n’est pas indéfiniment identique à lui-même. Il est salutaire, y compris dans l’ordre des préoccupations scientifiques, de solliciter l’imaginaire : l’imaginaire des études littéraires en France est habitué aux métaphores optiques ; autant valait donc recourir à ce réseau métaphorique-là , plutôt qu’à celui de l’acoustique ou du magnétisme (comme dans la représentation, métaphorique elle aussi, du « champ »), pour le modifier de l’intérieur.
Ce qui m’amène au troisième et ultime propos. La sociologie du littéraire n’engendre pas des objets différents de ceux qu’ont étudiés jusque-là la critique ou la philologie : elle modifie le regard sur ces objets, l’angle d’attaque, les moyens utilisés, les enjeux. L’inventaire proposé ici n’avait pas d’autre objectif que d’être à la fois une récapitulation pratique, et une vérification de validité. Mais la sociologie ainsi orientée, prenant pleinement en compte la pragmatique littéraire, bouscule aussi certaines habitudes. Ce qui est, dans l’usage de la critique de jugement, postulé comme valeur absolue (l’originalité ou le style ou le rang d’auteur consacré, notamment), se présente ici comme valeur relative. Ce qui est ailleurs quête désespérée, ou illusion positiviste, d’un « sens » défini, définitif, éternel et définissable des œuvres, donc un sens explicable (ce qui justifie l’existence de la critique d’interprétation), revient ici à sa relativité de significations, ouvertes, mais contingentes. Cela dans les limites inhérentes à la démarche scientifique : il ne s’agit pas de se substituer au dialogue des lecteurs (y compris via la critique) et des œuvres, mais d’en rendre compte. Le prix (à payer, mais à gagner aussi) est qu’au lieu d’assigner et asséner à chaque œuvre une explication-réponse, elle apparaisse comme une question à poser à l’histoire et aux sciences sociales. Une question ouverte, d’autant plus ouverte qu’en ce domaine singulier la façon de dire importe autant que ce qu’on dit. Sociologiquement, la littérature n’est pas alors le dernier mot de la société, mais une praxis dont la propriété distinctive est bien qu’il n’y a pas de dernier mot.
Notes
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La version initiale de cet article, volontairement didactique, paraît en anglais dans le numéro Critical Inquiry consacré à la sociologie littéraire (avril 1988).
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Bourdieu (Pierre), « Le champ littéraire. Préalables critiques et principes de méthode », Lendemain, no 36, 1984, p. 5.
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Viala (Alain), Naissance de l'écrivain, Paris, Éditions de Minuit, 1985.
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À cet égard, la formule employée par P. Bourdieu de « médiation spécifique à travers laquelle s'exercent sur la production culturelle les déterminations externes » (loc. cit.) risque de laisser croire que le déterminisme et l’explication causale ressurgissent là . P. Bourdieu a d’ailleurs soin d'en moduler l'énoncé dans son analyse des relations entre le champ des positions et le champ des prises de positions (ibid., p.6). Mais à cet instant, et encore dans son importante critique du structuralisme symbolique de M. Foucault (p. 7), toute ambiguïté de la formulation n’est pas levée : il semble que reste encore trop implicite, à ce stade de son analyse, la prise en compte du fait que le champ est à lui-même sa propre médiation, que le champ littéraire est un de ceux où il n’est de relations internes que médiatisées, que l’analyse se trouve donc toujours confrontée à des médiations de médiations.
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Viala (Alain), Les institutions de la vie littéraire en France au xviie siècle, Lille, A.R.T., 1985. On y verra que les indicateurs sociologiques fondamentaux (âge, sexe, niveau scolaire, profession, lieu de résidence, religion, origine sociale…) sont, cela va de soi, des outils usuels ; l’inventaire n’en est pas requis ici, le propos étant centré autrement : ils ne pas sous-estimés pour autant.
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Au sens trop exclusif où l’entend l'étude d’Y. Reuter « Pour une approche institutionnelle de la littérature » (Thèse, Paris VIII, voir son abrégé dans Le Français d’aujourd’hui, septembre-octobre 1986).
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Viala (Alain), Les institutions de la vie littéraire en France au xviie siècle, op. cit., p. 34-35.
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Genette (Gérard), Palimpsestes, Paris, Le Seuil, 1982, p. 95. (A noter qu’il fait intervenir – p. 4 de couv. – la catégorie du « champ littéraire ».)
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Sur la distinction de ces notions, voir Viala (Alain) et Schmitt (Michel-P.), Savoir-Lire, Paris, Didier, 1982, pp. 210-212.
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Voir Genette (Gérard), op. cit., pp. 64-79.
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La traduction française des principaux textes de Jauss a paru dans Pour une esthétique de la réception, trad. C. Maillard, Paris, Gallimard, 1978, et dans Pour une herméneutique littéraire, trad. M. Jacob, Paris, Gallimard, 1988 [nde].
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C’est le terme qui m’a paru le plus adéquat pour cette discipline et que j’ai pu proposer comme tel : Les institutions de la vie littéraire en France au xviie siècle, op. cit., p. 67.
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C’est un des cas où le littéraire agit sur le système des positions sociales (de même que les prises de position littéraire peuvent agit sur le système des prises de position dans l’ensemble de la société). Ainsi, à l’âge classique, le succès rapide de certaines trajectoires d’écrivains fait que littérature est un catalyseur d’une modification des filières de la promotion sociale (voir Viala (Alain), Naissance de l'écrivain, op. cit.).
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Voir Viala (Alain), « Une nouvelle institution littéraire: les dictionnaires, du français vivant », dans De la mort de Colbert à la Révocation de l’Édit de Nantes : un monde nouveau, sous la direction de Louise Godard de Donville et Roger Duchêne, Marseille, C.M.R. 17, 1985.
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Voir Viala (Alain), Naissance de l’écrivain, op. cit., p. 10.