Réédition du "Discours préliminaire" de De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (1800) selon la dernière version revue par l'auteure. Le texte, à l'orthographe modernisée, est conforme à l'édition Garnier-Flammarion (1999) établie par Gérard Gengembre et Jean Goldzink.

 

Je me suis proposé d’examiner quelle est l’influence de la religion, des mœurs et des lois sur la littérature, et quelle est l’influence de la littérature sur la religion, les mœurs et les lois. Il existe, dans la langue française, sur l’art d’écrire et sur les principes du goût, des traités qui ne laissent rien à désirer1 ; mais il me semble que l’on n’a pas suffisamment analysé les causes morales et politiques, qui modifient l’esprit de la littérature. Il me semble que l’on n’a pas encore considéré comment les facultés humaines se sont graduellement développées par les ouvrages illustres en tout genre, qui ont été composés depuis Homère jusqu’à nos jours.

J’ai essayé de rendre compte de la marche lente, mais continuelle, de l’esprit humain dans la philosophie, et de ses succès rapides, mais interrompus, dans les arts. Les ouvrages anciens et modernes qui traitent des sujets de morale, de politique ou de science, prouvent évidemment les progrès successifs de la pensée, depuis que son histoire nous est connue. Il n’en est pas de même des beautés poétiques qui appartiennent uniquement à l’imagination. En obser­vant les différences caractéristiques qui se trouvent entre les écrits des Italiens, des Anglais, des Allemands et des Français, j’ai cru pouvoir démontrer que les institutions politiques et religieuses avaient la plus grande part à ces diversités constantes. Enfin, en contemplant, et les ruines, et les espérances que la révolution française a, pour ainsi dire, confondues ensemble, j’ai pensé qu’il importait de connaître quelle était la puissance que cette révolution a exercée sur les lumières, et quels effets il pourrait en résulter un jour, si l’ordre et la liberté, la morale et l’indépendance républicaine étaient sagement et politiquement combi­nées.

Avant d’offrir un aperçu plus détaillé du plan de cet ouvrage, il est nécessaire de retracer l’importance de la littérature, considérée dans son acception la plus étendue ; c’est-à-dire, renfermant en elle les écrits philosophiques et les ouvrages d’imagination, tout ce qui concerne enfin l’exercice de la pensée dans les écrits, les sciences physiques exceptées.

Je vais examiner d’abord la littérature d’une manière générale dans ses rapports avec la vertu, la gloire, la liberté et le bonheur ; et s’il est impossible de ne pas reconnaître quel pouvoir elle exerce sur ces grands sentiments, premiers mobiles de l’homme, c’est avec un intérêt plus vif qu’on s’unira peut-être à moi pour suivre les progrès, et pour observer le caractère dominant des écrivains de chaque pays et de chaque siècle.

Que ne puis-je rappeler tous les esprits éclairés à la jouissance des méditations philosophiques ! Les contemporains d’une révolution perdent souvent tout intérêt à la recherche de la vérité. Tant d’événements décidés par la force, tant de crimes absous par le succès, tant de vertus flétries par le blâme, tant d’infortunes insultées par le pouvoir, tant de sentiments généreux devenus l’objet de la moquerie, tant de vils calculs hypocritement commentés ; tout lasse de l’espérance les hommes les plus fidèles au culte de la raison. Néanmoins ils doivent se ranimer en observant, dans l’histoire de l’esprit humain, qu’il n’a existé ni une pensée utile, ni une vérité profonde qui n’ait trouvé son siècle et ses admirateurs. C’est sans doute un triste effort que de transporter son intérêt, de reposer son attente, à travers l’avenir, sur nos successeurs, sur les étrangers bien loin de nous, sur les inconnus, sur tous les hommes enfin dont le souvenir et l’image ne peuvent se retracer à notre esprit. Mais, hélas ! si l’on en excepte quelques amis inaltérables, la plupart de ceux qu’on se rappelle après dix années de révolution, contristent votre cœur, étouffent vos mouvements, en imposent à votre talent même, non par leur supériorité, mais par cette malveillance qui ne cause de la douleur qu’aux âmes douces, et ne fait souffrir que ceux qui ne la méritent pas.

Enfin relevons-nous sous le poids de l’existence, ne donnons pas à nos injustes ennemis, à nos amis ingrats, le triomphe d’avoir abattu nos facultés intellectuelles. Ils réduisent à chercher la gloire, ceux qui se seraient contentés des affections : eh bien ! il faut l’atteindre. Ces essais ambitieux ne porteront point remède aux peines de l’âme ; mais ils honoreront la vie. La consacrer à l’espoir toujours trompé du bonheur, c’est la rendre encore plus infortunée. Il vaut mieux réunir tous ses efforts pour descendre avec quelque noblesse, avec quelque réputation, la route qui conduit de la jeunesse à la mort.

 

De l’importance de la Littérature dans ses rapports avec la Vertu

La parfaite vertu est le beau idéal du monde intellectuel. Il y a quelques rapports entre l’impression qu’elle produit sur nous et le sentiment que fait éprouver tout ce qui est sublime, soit dans les beaux-arts, soit dans la nature physique. Les proportions régulières des statues antiques, l’expression calme et pure de certains tableaux, l’harmonie de la musique, l’aspect d’un beau site dans une campagne féconde, nous transportent d’un enthousiasme qui n’est pas sans analogie avec l’admiration qu’inspire le spectacle des actions honnêtes. Les bizarreries, inventées ou naturelles, étonnent un moment l’imagination ; mais la pensée ne se repose que dans l’ordre. Quand on a voulu donner une idée de la vie à venir, on a dit que l’esprit de l’homme retournerait dans le sein de son créateur : c’était peindre quelque chose de l’émotion qu’on éprouve, lorsque après les longs égarements des passions, on entend tout à coup cette magnifique langue de la vertu, de la fierté, de la pitié, et qu’on y retrouve encore son âme entière sensible.

La littérature ne puise ses beautés durables que dans la morale la plus délicate. Les hommes peuvent abandonner leurs actions au vice, mais jamais leur jugement. Il n’est donné à aucun poète, quel que soit son talent, de faire sortir un effet tragique d’une situation qui admettrait en principe une immoralité. L’opinion, si vacillante sur les événements réels de la vie, prend un caractère de fixité quand on lui présente à juger des tableaux d’imagination. La critique littéraire est bien souvent un traité de morale. Les écrivains distingués, en se livrant seulement à l’impulsion de leur talent, découvriraient ce qu’il y a de plus héroïque dans le dévouement, de plus touchant dans les sacrifices. Étudier l’art d’émouvoir les hommes, c’est approfondir les secrets de la vertu.

Les chefs-d’œuvre de la littérature, indépendamment des exemples qu’ils présentent, produisent une sorte d’ébranlement moral et physique, un tressaillement d’admiration qui nous dispose aux actions généreuses. Les législateurs grecs attachaient une haute importance à l’effet que pouvait produire une musique guerrière ou voluptueuse. L’éloquence, la poésie, les situations dramatiques, les pensées mélancoliques agissent aussi sur les organes, quoiqu’elles s’adressent à la réflexion. La vertu devient alors une impulsion involontaire, un mouvement qui passe dans le sang, et vous entraîne irrésistiblement comme les passions les plus impérieuses. Il est à regretter que les écrits qui paraissent de nos jours n’excitent pas plus souvent ce noble enthousiasme. Le goût se forme sans doute par la lecture de tous les chefs-d’œuvre, déjà connus, dans notre littérature ; mais nous nous y accoutumons dès l’enfance ; chacun de nous est frappé de leurs beautés à des époques différentes, et reçoit isolément l’impression qu’elles doivent produire. Si nous assistions en foule aux premières représentations d’une tragédie digne de Racine ; si nous lisions Rousseau, si nous écoutions Cicéron se faisant entendre pour la première fois au milieu de nous, l’intérêt de la surprise et de la curiosité fixerait l’attention sur des vérités délaissées ; et le talent commandant en maître à tous les esprits, rendrait à la morale un peu de ce qu’il a reçu d’elle ; il rétablirait le culte auquel il doit son inspiration.

Il existe une telle connexion entre toutes les facultés de l’homme, qu’en perfectionnant même son goût en littérature, on agit sur l’élévation de son caractère : on éprouve soi-même quelque impression du langage dont on se sert ; les images qu’il nous retrace modifient nos dispositions. Chaque fois qu’appelé à choisir entre différentes expressions, l’écrivain ou l’orateur se détermine pour celle qui rappelle l’idée la plus délicate, son esprit choisit entre ces expressions, comme son âme devrait se décider dans les actions de la vie ; et cette première habitude peut conduire à l’autre.

Le sentiment du beau intellectuel, alors même qu’il s’applique aux objets de littérature, doit inspirer de la répugnance pour tout ce qui est vil et féroce ; et cette aversion involontaire est une garantie presque aussi sûre que les principes réfléchis.

On est honteux de justifier l’esprit, tant il paraît évident, au premier aperçu, que ce doit être un grand avantage. Néanmoins on s’est plu quelquefois, par une sorte d’abus de l’esprit même, à nous tracer ses inconvénients. Une équivoque de mots a seule donné quelque apparence de raison à ce paradoxe. Le véritable esprit n’est autre chose que la faculté de bien voir ; le sens commun est beaucoup plutôt de l’esprit que les idées fausses. Plus de bon sens, c’est plus d’esprit ; le génie, c’est le bon sens appliqué aux idées nouvelles. Le génie grossit le trésor du bon sens ; il conquiert pour la raison. Ce qu’il découvre aujourd’hui sera dans peu généralement connu, parce que les vérités importantes une fois découvertes, frappent tout le monde presque également. Les sophismes, les aperçus appelés ingénieux, quoiqu’ils manquent de justesse, tout ce qui diverge enfin, doit être uniquement considéré comme un défaut. L’esprit donc ainsi assimilé, sous tous les rapports, à la raison supérieure, ne peut pas plus nuire qu’elle. Encourager l’esprit dans une nation, appeler aux emplois publics les hommes qui ont de l’esprit, c’est faire prospérer la morale.

On attribue souvent à l’esprit toutes les fautes qui viennent de n’avoir pas assez d’esprit. Les demi-réflexions, les demi-aperçus troublent l’homme sans l’éclairer. La vertu est à la fois une affection de l’âme, et une vérité démontrée ; il faut la sentir ou la comprendre. Mais si vous prenez du raisonnement ce qui trouble l’instinct, sans atteindre à ce qui peut en tenir lieu, ce ne sont pas les qualités que vous possédez qui vous perdent, ce sont celles qui vous manquent. A tous les malheurs humains, cherchez le remède plus haut. Si vous tournez vos regards vers le ciel, vos pensées s’ennoblissent : c’est en s’élevant que l’on trouve l’air plus pur, la lumière plus éclatante. Excitez l’homme enfin à tous les genres de supériorité, ils serviront tous au perfectionnement de sa morale. Les grands talents obtiennent des applaudissements, et une bienveillance qui porte à la douceur l’âme de ceux qui les possèdent. Voyez les hommes cruels ; ils sont, pour la plupart, dépourvus de facultés distinguées. Le hasard même a frappé leur figure de quelques désavantages repoussants ; ils se vengent sur l’ordre social, de ce que la nature leur a refusé. Je me confie sans crainte à ceux qui doivent être contents du sort, à ceux qui peuvent, de quelque manière, mériter les suffrages des hommes. Mais celui qui ne saurait obtenir de ses semblables aucun témoignage d’approbation volontaire, quel intérêt a-t-il à la conservation de la race humaine ? Celui que l’univers admire a besoin de l’univers.

On a souvent répété que les historiens, les auteurs comiques, tous ceux enfin qui ont étudié les hommes pour les peindre, devenaient indifférents au bien et au mal. Une certaine connaissance des hommes peut produire un tel effet ; une connaissance plus approfondie conduit au résultat contraire. Celui qui peint les hommes comme Saint-Simon ou Duclos, ne fait qu’ajouter à la légèreté de leurs opinions et de leurs mœurs ; mais celui qui les jugerait comme Tacite, serait nécessairement utile à son siècle. L’art d’observer les caractères, d’en expliquer les motifs, d’en faire ressortir les couleurs, est d’une telle puissance sur l’opinion, que dans tout pays où la liberté de la presse est établie, aucun homme public, aucun homme connu ne résisterait au mépris, si le talent l’infligeait. Quelles belles formes d’indignation la haine du crime n’a-t-elle pas fait découvrir à l’éloquence ! quelle puissance vengeresse de tous les sentiments généreux ! Rien ne peut égaler l’impression que font éprouver certains mouvements de l’âme ou des portraits hardiment tracés. Les tableaux du vice laissent un souvenir ineffaçable, alors qu’ils sont l’ouvrage d’un écrivain profondément observateur. Il analyse des sentiments intimes, des détails inaperçus ; et souvent une expression énergique s’attache à la vie d’un homme coupable, et fait un avec lui dans le jugement du public. C’est encore une utilité morale du talent littéraire, que cet opprobre imprimé sur les actions par l’art de les peindre2.

Il me reste à parler de l’objection qu’on peut tirer des ouvrages où l’on a peint avec talent des mœurs condamnables. Sans doute de tels écrits pourraient nuire à la morale, s’ils produisaient une profonde impression ; mais ils ne laissent jamais qu’une trace légère, et les sentiments véritables l’effacent bien aisément. Les ouvrages gais sont, en général, un simple délassement de l’esprit, dont il conserve très peu de souvenir. La nature humaine est sérieuse, et dans le silence de la méditation, l’on ne recherche que les écrits raisonnables ou sensibles. C’est dans ce genre seul que la gloire littéraire a été acquise, et qu’on peut reconnaître sa véritable influence.

Dirait-on que la carrière des lettres détourne l’homme, et de ses devoirs domestiques, et des services politiques qu’il pourrait rendre à son pays ? Nous n’avons plus d’exemples de ces républiques qui donnaient à chaque citoyen sa part d’influence sur le sort de la patrie ; nous sommes encore plus loin de cette vie patriarcale qui concentrait tous les sentiments dans l’intérieur de sa famille. Dans l’état actuel de l’Europe, les progrès de la littérature doivent servir au développement de toutes les idées généreuses. Ce qu’on mettrait à la place de ces progrès, ce ne seraient ni des vertus publiques, ni des affections privées, mais les plus avides calculs de l’égoïsme ou de la vanité.

La plupart des hommes, épouvantés des vicissitudes effroyables dont les événements politiques nous ont offert l’exemple, ont perdu maintenant tout intérêt au perfectionnement d’eux-mêmes, et sont trop frappés de la puissance du hasard pour croire à l’ascendant des facultés intellectuelles. Si les Français cherchaient à obtenir de nouveau des succès dans la carrière littéraire et philosophique, ce serait un premier pas vers la morale ; le plaisir même causé par les succès de l’amour-propre, formerait quelques liens entre les hommes. Nous sortirions par degré de la plus affreuse période de l’esprit public, l’égoïsme de l’état de nature combiné avec l’active multiplicité des intérêts de la société, la corruption sans politesse, la grossièreté sans franchise, la civilisation sans lumières, l’ignorance sans enthousiasme ; enfin cette sorte de désabusé, maladie de quelques hommes supérieurs, dont les esprits bornés se croient atteints, alors que, tout occupés d’eux-mêmes, ils se sentent indifférents aux malheurs des autres.

 

De la Littérature dans ses rapports avec la Gloire

Si la littérature peut servir utilement à la morale, elle influe par cela seul puissamment aussi sur la gloire ; car il n’y a point de gloire durable dans un pays où il n’existerait point de morale publique. Si la nation n’adoptait pas des principes invariables pour base de son opinion, si chaque individu n’était pas fortifié dans son jugement par la certitude que ce jugement est d’accord avec l’assentiment universel, les réputations brillantes ne seraient que des accidents se succédant par hasard les uns aux autres. L’éclat de quelques actions pourrait frapper ; mais il faut une progression dans les sentiments pour arriver au plus sublime de tous, à l’admiration. Vous ne pouvez juger qu’en comparant. L’estime, l’approbation, le respect, sont des degrés nécessaires à la puissance de l’enthousiasme. La morale pose les fondements sur lesquels la gloire peut s’élever, et la littérature, indépendamment de son alliance avec la morale, contribue encore, d’une manière plus directe, à l’existence de cette gloire, noble encouragement de toutes les vertus publiques.

L’amour de la patrie est une affection purement sociale. L’homme, créé par la nature pour les relations domestiques, ne porte son ambition au-delà, que par l’irrésistible attrait de l’estime générale ; et c’est sur cette estime, formée par l’opinion, que le talent d’écrire a la plus grande influence. À Athènes, à Rome, dans les villes dominatrices du monde civilisé, en parlant sur la place publique, on disposait des volontés d’un peuple et du sort de tous ; de nos jours, c’est par la lecture que les événements se préparent et que les jugements s’éclairent. Que serait une nation nombreuse, si les individus qui la composent ne communiquaient point entre eux par le secours de l’imprimerie ? L’association silencieuse d’une multitude d’hommes n’établirait aucun point de contact dont la lumière pût jaillir, et la foule ne s’enrichirait jamais des pensées des hommes supérieurs.

L’espèce humaine se renouvelant toujours, un individu ne peut faire de vide que dans l’opinion ; et pour que cette opinion existe, il faut avoir un moyen de s’entendre à distance, de se réunir par des idées et des sentiments généralement approuvés. Les poètes, les moralistes caractérisent d’avance la nature des belles actions ; l’étude des lettres met une nation en état de récompenser ses grands hommes, en l’instruisant à les juger selon leur valeur relative. La gloire militaire a existé chez les peuples barbares. Mais il ne faut jamais comparer l’ignorance à la dégradation ; un peuple qui a été civilisé par les lumières, s’il retombe dans 1’indifférence pour le talent et la philosophie, devient incapable de toute espèce de sentiment vif ; il lui reste une sorte d’esprit de dénigrement, qui le porte à tout hasard à se refuser à l’admiration ; il craint de se tromper dans les louanges, et croit, comme les jeunes gens qui prétendent au bon air, qu’on se fait plus d’honneur en critiquant même avec injustice, qu’en approuvant trop facilement. Un tel peuple est alors dans une disposition presque toujours insouciante ; le froid de l’âge semble atteindre la nation tout entière : on en sait assez pour n’être pas ; on n’a pas acquis assez de connaissances pour démêler avec certitude ce qui mérite l’estime ; beaucoup d’illusions sont détruites, sans qu’aucune vérité soit établie ; on est retombé dans l’enfance par la vieillesse, dans l’incertitude par le raisonnement ; l’intérêt mutuel n’existe plus : on est dans cet état que le Dante appelait l’enfer des tièdes. Celui qui cherche à se distinguer inspire d’abord une prévention défavorable ; le public malade est fatigué d’avance par qui veut obtenir encore un signe de lui.

Quand une nation acquiert chaque jour de nouvelles lumières, elle aime les grands hommes, comme ses précurseurs dans la route qu’elle doit parcourir ; mais lorsqu’elle se sent rétrograder, le petit nombre d’esprits supérieurs qui échappent à sa décadence, lui semble, pour ainsi dire, enrichi de ses dépouilles. Elle n’a plus d’intérêt commun avec leurs succès ; ils ne lui font éprouver que le sentiment de l’envie.

La dissémination d’idées et de connaissances qu’ont produite chez les Européens la destruction de l’esclavage et la découverte de l’imprimerie, cette dissémination doit amener ou des progrès sans terme, ou l’avilissement complet des sociétés. Si l’analyse remonte jusqu’au vrai principe des institutions, elle donnera un nouveau degré de force aux vérités qu’elle aura conservées ; mais cette analyse superficielle, qui décompose les premières idées qui se présentent, sans examiner l’objet tout entier, cette analyse affaiblit nécessairement le mobile des opinions fortes. Au milieu d’une nation indécise et blasée, l’admiration profonde serait impossible ; et les succès militaires même ne pourraient obtenir une réputation immortelle, si les idées littéraires et philosophiques ne rendaient pas les hommes capables de sentir et de consacrer la gloire des héros.

Il n’est pas vrai qu’un grand homme ait plus d’éclat, en étant seul célèbre, qu’environné de noms fameux qui le cèdent au premier de tous, au sien. On a dit en politique qu’un roi ne pouvait pas subsister sans noblesse ou sans pairie ; à la cour de l’opinion, il faut aussi que des gradations de rangs garantissent la suprématie. Qu’est-ce qu’un conquérant opposant des barbares à des barbares dans la nuit de l’ignorance ? César n’est si fameux dans l’histoire, que parce qu’il a décidé du destin de Rome, et que dans Rome étaient Cicéron, Salluste, Caton, tant de talents et tant de vertus que subjuguait l’épée d’un seul homme. Derrière Alexandre s’élevait encore l’ombre de la Grèce. Il faut, pour l’éclat même des guerriers illustres, que le pays qu’ils asservissent soit enrichi de tous les dons de l’esprit humain. Je ne sais si la puissance de la pensée doit détruire un jour le fléau de la guerre ; mais avant ce jour, c’est encore elle, c’est l’éloquence et l’imagination, c’est la philosophie même qui relèvent l’importance des actions guerrières. Si vous laissez tout s’effacer, tout s’avilir, la force pourra dominer ; mais aucun éclat véritable ne l’environnera ; les hommes seront mille fois plus dégradés par la perte de l’émulation, que par les fureurs jalouses dont la gloire du moins était encore l’objet.

 

De la Littérature dans ses rapports avec la Liberté

La liberté, la vertu, la gloire, les lumières, ce cortège imposant de l’homme dans sa dignité naturelle, ces idées alliées entre elles, et dont l’origine est la même, ne sauraient exister isolément. Le complément de chacune est dans la réunion de toutes. Les âmes qui se complaisent à rattacher la destinée de l’homme à une pensée divine, voient dans cet ensemble, dans cette relation intime entre tout ce qui est bien, une preuve de plus de l’unité morale, de l’unité de conception qui dirige cet univers.

Les progrès de la littérature, c’est-à-dire, le perfectionnement de l’art de penser et de s’exprimer, sont nécessaires à l’établissement et à la conservation de la liberté. Il est évident que les lumières sont d’autant plus indispensables dans un pays, que tous les citoyens qui l’habitent ont une part plus immédiate à l’action du gouvernement. Mais ce qui est également vrai, c’est que l’égalité politique, principe inhérent à toute constitution philosophique, ne peut subsister, que si vous classez les différences d’éducation, avec encore plus de soin que la féodalité n’en mettait dans ses distinctions arbitraires. La pureté du langage, la noblesse des expressions, images de la fierté de l’âme, sont nécessaires surtout dans un état fondé sur les bases démocratiques. Ailleurs, de certaines barrières factices empêchent la confusion totale des diverses éducations ; mais lorsque le pouvoir ne repose que sur la supposition du mérite personnel, quel intérêt ne doit-on pas mettre à conserver à ce mérite tous ses caractères extérieurs !

Dans un état démocratique, il faut craindre sans cesse que le désir de la popularité n’entraîne à l’imitation des mœurs vulgaires ; bientôt on se persuaderait qu’il est inutile, et presque nuisible, d’avoir une supériorité trop marquée sur la multitude qu’on veut captiver. Le peuple s’accoutumerait à choisir des magistrats ignorants et grossiers ; ces magistrats étoufferaient les lumières ; et, par un cercle inévitable, la perte des lumières ramènerait l’asservissement du peuple.

Il est impossible que, dans un état libre, l’autorité publique se passe du consentement véritable des citoyens qu’elle gouverne. Le raisonnement et l’éloquence sont les liens naturels d’une association républicaine. Que pouvez-vous sur la volonté libre des hommes, si vous n’avez pas cette force, cette vérité de langage qui pénètre les âmes, et leur inspire ce qu’elle exprime ? Si les hommes appelés à diriger l’état n’ont point le secret de persuader les esprits, la nation ne s’éclaire point, et les individus conservent, sur toutes les affaires publiques, l’opinion que le hasard a fait naître dans leur tête. Un des principaux motifs pour regretter l’éloquence, c’est qu’une telle perte isolerait les hommes entre eux, en les livrant uniquement à leurs impressions personnelles. Il faut opprimer lorsqu’on ne sait pas convaincre ; dans toutes les relations politiques des gouvernants et des gouvernés, une qualité de moins exige une usurpation de plus.

Des institutions nouvelles doivent former un esprit nouveau dans les pays qu’on veut rendre libres. Mais comment pouvez-vous rien fonder dans l’opinion, sans le secours des écrivains distingués ? Il faut faire naître le désir au lieu de commander l’obéissance ; et lors même qu’avec raison le gouvernement souhaite que telles institutions soient établies, il doit ménager assez l’opinion publique, pour avoir l’air d’accorder ce qu’il désire. Il n’y a que des écrits bien faits qui puissent à la longue diriger et modifier de certaines habitudes nationales. L’homme a, dans le secret de sa pensée, un asile de liberté impénétrable à l’action de la force ; les conquérants ont souvent pris les mœurs des vaincus : la conviction a seule changé les anciennes coutumes. C’est par les progrès de la littérature qu’on peut combattre efficacement les vieux préjugés. Les gouvernements, dans les pays devenus libres, ont besoin, pour détruire les antiques erreurs, du ridicule qui en éloigne les jeunes gens, de la conviction qui en détache l’âge mûr ; ils ont besoin, pour fonder de nouveaux établissements, d’exciter la curiosité, l’espérance, l’enthousiasme, les sentiments créateurs enfin, qui ont donné naissance à tout ce qui existe, à tout ce qui dure ; et c’est dans l’art de parler et d’écrire que se trouvent les seuls moyens d’inspirer ces sentiments.

L’activité nécessaire à toutes les nations libres, s’exerce par l’esprit de faction, si l’accroissement des lumières n’est pas l’objet de l’intérêt universel, si cette occupation ne présente pas une carrière ouverte à tous, qui puisse exciter l’ambition générale. Il faut d’ailleurs une étude constante de l’histoire et de la philosophie, pour approfondir et pour répandre la connaissance des droits et des devoirs des peuples, et de leurs magistrats. La raison ne sert, dans les empires despotiques, qu’à la résignation individuelle ; mais, dans les états libres, elle protège le repos et la liberté de tous.

Parmi les divers développements de l’esprit humain, c’est la littérature philosophique, c’est l’éloquence et le raisonnement que je considère comme la véritable garantie de la liberté. Les sciences et les arts sont une partie très importante des travaux intellectuels ; mais leurs découvertes, mais leur succès n’exercent point une influence immédiate sur cette opinion publique qui décide de la destinée des nations. Les géomètres, les physiciens, les peintres et les poètes recevraient des encouragements sous le règne de rois tout-puissants, tandis que la philosophie politique et religieuse paraîtrait à de tels maîtres la plus redoutable des insurrections.

Ceux qui se livrent à l’étude des sciences positives, ne rencontrant point dans leur route les passions des hommes, s’accoutument à ne compter que ce qui est susceptible d’une démonstration mathématique. Les savants classent presque toujours parmi les illusions, ce qui ne peut être soumis à la logique du calcul. Ils évaluent d’abord la force du gouvernement, quel qu’il soit ; et comme ils ne forment d’autre désir que de se livrer en paix à l’activité de leurs travaux, ils sont portés à l’obéissance envers l’autorité qui domine. La méditation profonde qu’exigent les combinaisons des sciences exactes, détourne les savants de s’intéresser aux événements de la vie ; et rien ne convient mieux aux monarques absolus, que des hommes si profondément occupés des lois physiques du monde, qu’ils en abandonnent l’ordre moral à qui voudra s’en saisir. Sans doute les découvertes des sciences doivent à la longue donner une nouvelle force à cette haute philosophie3 qui juge les peuples et les rois ; mais cet avenir éloigné n’effraie point les tyrans : l’on en a vu plusieurs protéger les sciences et les arts ; tous ont redouté les ennemis naturels de la protection même, les penseurs et les philosophes.

La poésie est de tous les arts celui qui appartient de plus près à la raison. Cependant la poésie n’admet ni l’analyse, ni l’examen qui sert à découvrir et à propager les idées philosophiques. Celui qui voudrait énoncer une vérité nouvelle et hardie, écrirait de préférence dans la langue qui rend exactement et précisément la pensée, il chercherait plutôt à convaincre par le raisonnement qu’à entraîner par l’imagination. La poésie a été plus souvent consacrée à louer qu’à censurer le pouvoir despotique. Les beaux-arts, en général, peuvent quelquefois contribuer, par leurs jouissances mêmes, à former des sujets tels que les tyrans les désirent. Les arts peuvent distraire l’esprit par les plaisirs de chaque jour, de toute pensée dominante ; ils ramènent les hommes vers les sensations, et ils inspirent à l’âme une philosophie voluptueuse, une insouciance raisonnée, un amour du présent, un oubli de l’avenir très favorable à la tyrannie. Par un singulier contraste, les arts, qui font goûter la vie, rendent assez indifférents à la mort. Les passions seules attachent fortement à l’existence, par l’ardente volonté d’atteindre leur but ; mais cette vie consacrée aux plaisirs, amuse sans captiver ; elle prépare à l’ivresse, au sommeil, à la mort. Dans les temps devenus fameux par des proscriptions sanguinaires, les Romains et les Français se livraient aux amusements publics avec le plus vif empressement ; tandis que dans les républiques heureuses, les affections domestiques, les occupations sérieuses, l’amour de la gloire, détournent souvent l’esprit des jouissances mêmes des beaux-arts. La seule puissance littéraire qui fasse trembler toutes les autorités injustes, c’est l’éloquence généreuse, c’est la philosophie indépendante, qui juge au tribunal de la pensée toutes les institutions et toutes les opinions humaines.

L’influence trop grande de l’esprit militaire, est aussi un imminent danger pour les états libres ; et l’on ne peut prévenir un tel péril, que par les progrès des lumières et de l’esprit philosophique. Ce qui permet aux guerriers de jeter quelque dédain sur les hommes de lettres, c’est parce que leurs talents ne sont pas toujours réunis à la force et à la vérité du caractère. Mais l’art d’écrire serait aussi une arme, la parole serait aussi une action, si l’énergie de l’âme s’y peignait tout entière, si les sentiments s’élevaient à la hauteur des idées, et si la tyrannie se voyait ainsi attaquée par tout ce qui la condamne, l’indignation généreuse et la raison inflexible. La considération alors ne serait pas exclusivement attachée aux exploits militaires ; ce qui nécessairement expose la liberté.

La discipline bannit toute espèce d’opinion parmi les troupes. À cet égard, leur esprit de corps a quelques rapports avec celui des prêtres ; il exclut de même le raisonnement, en admettant pour unique règle la volonté des supérieurs. L’exercice continuel de la toute-puissance des armes finit par inspirer du mépris pour les progrès lents de la persuasion. L’enthousiasme qu’inspirent des généraux vainqueurs, est tout à lait indépendant de la justice de la cause qu’ils soutiennent. Ce qui frappe l’imagination, c’est la décision de la fortune, c’est le succès de la valeur. En gagnant des batailles, on peut soumettre les ennemis de la liberté ; mais pour faire adopter dans l’intérieur les principes de cette liberté même, il faut que l’esprit militaire s’efface ; il faut que la pensée, réunie à des qualités guerrières, au courage, à l’ardeur, à la décision, fasse naître dans l’âme des hommes quelque chose de spontané, de volontaire, qui s’éteint en eux lorsqu’ils ont vu pendant longtemps le triomphe de la force. L’esprit militaire est le même dans tous les siècles et dans tous les pays ; il ne caractérise point la nation, il ne lie point le peuple à telle ou telle institution. Il est également propre à les défendre toutes. L’éloquence, l’amour des lettres et des beaux-arts, la philosophie, peuvent seuls faire d’un territoire une patrie, en donnant à la nation qui l’habite les mêmes goûts, les mêmes habitudes et les mêmes sentiments. La force se passe du temps, et brise la volonté ; mais par cela même elle ne peut rien fonder parmi les hommes. L’on a souvent répété dans la révolution de France, qu’il fallait du despotisme pour établir la liberté. On a lié par des mots un contresens dont on a fait une phrase ; mais cette phrase ne change rien à la vérité des choses. Les institutions établies par la force, imiteraient tout de la liberté, excepté son mouvement naturel ; les formes y seraient comme dans ces modèles qui vous effraient par leur ressemblance : vous y retrouvez tout, hors la vie.

 

De la Littérature dans ses rapports avec le Bonheur

On a presque perdu de vue l’idée du bonheur au milieu des efforts qui semblaient d’abord l’avoir pour objet ; et l’égoïsme, en ôtant à chacun le secours des autres, a de beaucoup diminué la part de félicité que l’ordre social promettait à tous. Vainement les âmes sensibles voudraient-elles exercer autour d’elles leur expansive bienveillance ; d’insurmontables difficultés mettraient obstacle à ce généreux dessein : l’opinion même le condamnerait ; elle blâme ceux qui cherchent à sortir de cette sphère de personnalité que chacun veut conserver comme son asile inviolable. Il faut donc exister seul, puisqu’il est interdit de secourir le malheur, et qu’on ne peut plus rencontrer l’affection. Il faut exister seul, pour conserver dans sa pensée le modèle de tout ce qui est grand et beau, pour garder dans son sein le feu sacré d’un enthousiasme véritable, et l’image de la vertu, telle que la méditation libre nous le représentera toujours, et telle que nous l’ont peinte les hommes distingués de tous les temps. Que deviendrait-on dans un monde où l’on n’entendrait jamais parler la langue des sentiments bons et généreux ? L’on porterait l’émotion au milieu d’êtres égoïstes, la raison impartiale lutterait en vain contre les sophismes du vice, et la piété sérieuse livrée sans cesse à tous les dédains de la frivolité cruelle. Peut-être finirait-on par perdre jusqu’à l’estime de soi. L’homme a besoin de s’appuyer sur l’opinion de l’homme ; il n’ose se fier entièrement au sentiment de sa conscience ; il s’accuse de folie, s’il ne voit rien de semblable à lui ; et telle est la faiblesse de la nature humaine, telle est sa dépendance de la société, que l’homme pourrait presque se repentir de ses qualités comme de défauts involontaires, si l’opinion générale s’accordait à l’en blâmer : mais il a recours, dans son inquiétude, à ces livres, monuments des meilleurs et des plus nobles sentiments de tous les âges. S’il aime la liberté, si ce nom de république, si puissant sur les âmes fières, se réunit dans sa pensée à l’image de toutes les vertus, quelques vies de Plutarque, une lettre de Brutus à Cicéron, des paroles de Caton d’Utique dans la langue d’Addison, des réflexions que la haine de la tyrannie inspirait à Tacite, les sentiments recueillis ou supposés par les historiens et par les poètes, relèvent l’âme, que flétrissaient les événements contemporains. Un caractère élevé redevient content de lui-même, s’il se trouve d’accord avec ces nobles sentiments, avec les vertus que l’imagination même a choisies, lorsqu’elle a voulu tracer un modèle à tous les siècles. Que de consolations nous sont données par les écrivains d’un talent supérieur et d’une âme élevée ! Les grands hommes de la première antiquité, s’ils étaient calomniés pendant leur vie, n’avaient de ressource qu’en eux-mêmes ; mais, pour nous, c’est le Phédon de Socrate, ce sont les plus beaux chefs-d’œuvre de l’éloquence qui soutiennent notre âme dans les revers. Les philosophes de tous les pays nous exhortent et nous encouragent ; et le langage pénétrant de la morale et de la connaissance intime du cœur humain, semble s’adresser personnellement à tous ceux qu’il console.

Qu’il est humain, qu’il est utile d’attacher à la littérature, à l’art de penser, une haute importance ! Le type de ce qui est bon et juste ne s’anéantira plus ; l’homme que la nature destine à la vertu ne manquera plus de guide ; enfin (et ce bien est infini) la douleur pourra toujours éprouver un attendrissement salutaire. Cette tristesse aride qui naît de l’isolement, cette main de glace qu’appesantit sur nous le malheur, lorsque nous croyons n’exciter aucune pitié, nous en sommes du moins préservés par les écrits conservateurs des idées, des affections vertueuses. Ces écrits font couler des larmes dans toutes les situations de la vie ; ils élèvent l’âme à des méditations générales qui détournent la pensée des peines individuelles ; ils créent pour nous une société, une communication avec les écrivains qui ne sont plus, avec ceux qui existent encore, avec les hommes qui admirent, comme nous, ce que nous lisons. Dans les déserts de l’exil, au fond des prisons, à la veille de périr, telle page d’un auteur sensible a relevé peut-être une âme abattue : moi qui la lis, moi qu’elle touche, je crois y retrouver encore la trace de quelques larmes ; et par des émotions semblables, j’ai quelques rapports avec ceux dont je plains si profondément la destinée. Dans le calme, dans le bonheur, la vie est un travail facile ; mais on ne sait pas combien, dans l’infortune, de certaines pensées, de certains sentiments qui ont ébranlé votre cœur, font époque dans l’histoire de vos impressions solitaires. Ce qui peut seul soulager la douleur, c’est la possibilité de pleurer sur sa destinée, de prendre à soi cette sorte d’intérêt qui fait de nous deux êtres pour ainsi dire séparés, dont l’un a pitié de l’autre. Cette ressource du malheur n’appartient qu’à l’homme vertueux. Alors que le criminel éprouve l’adversité, il ne peut se faire aucun bien à lui-même par ses propres réflexions ; tant qu’un vrai repentir ne le remet pas dans une disposition morale, tant qu’il conserve l’âpreté du crime, il souffre cruellement : mais aucune parole douce ne peut se faire entendre dans les abîmes de son cœur. L’infortuné qui, par le concours de quelques calomnies propagées, est tout à coup généralement accusé, serait presque aussi lui-même dans la situation d’un vrai coupable, s’il ne trouvait quelques secours dans ces écrits qui l’aident à se reconnaître, qui lui font croire à ses pareils, et lui donnent l’assurance que, dans quelques lieux de la terre, il a existé des êtres qui s’attendriraient sur lui, et le plaindraient avec affection, s’il pouvait s’adresser à eux.

Qu’elles sont précieuses ces lignes toujours vivantes qui servent encore d’ami, d’opinion publique et de patrie ! Dans ce siècle où tant de malheurs ont pesé sur l’espèce humaine, puissions-nous posséder un écrivain qui recueille avec talent toutes les réflexions mélancoliques, tous les efforts raisonnés qui ont été de quelque secours aux infortunés dans leur carrière : alors du moins nos larmes seraient fécondes !

Le voyageur que la tempête a fait échouer sur des plages inhabitées, grave sur le roc le nom des aliments qu’il a découverts, indique où sont les ressources qu’il a employées contre la mort, afin d’être utile un jour à ceux qui subiraient la même destinée. Nous, que le hasard de la vie a jetés dans l’époque d’une révolution, nous devons aux générations futures la connaissance intime de ces secrets de l’âme, de ces consolations inattendues, dont la nature conservatrice s’est servie pour nous aider à traverser l’existence.

 

Plan de l’Ouvrage

Après avoir rassemblé quelques-unes des idées générales qui montrent la puissance que peut exercer la littérature sur la destinée de l’homme, je vais les développer par l’examen successif des principales époques célèbres dans l’histoire des lettres. La première partie de cet ouvrage contiendra une analyse morale et philosophique de la littérature grecque et latine ; quelques réflexions sur les conséquences qui sont résultées, pour l’esprit humain, des invasions des peuples du nord, de l’établissement de la religion chrétienne, et de la renaissance des lettres ; un aperçu rapide des traits distinctifs de la littérature moderne, et des observations plus détaillées sur les chefs-d’œuvre de la littérature italienne, anglaise, allemande et française, considérés selon le but général de cet ouvrage, c’est-à-dire, d’après les rapports qui existent entre l’état politique d’un pays et l’esprit dominant de la littérature. J’essayerai de montrer quel est le caractère que telle ou telle forme de gouvernement donne à l’éloquence, les idées de morale que telle ou telle croyance religieuse développe dans l’esprit humain, les effets d’imagination qui sont produits par la crédulité des peuples, les beautés poétiques qui appartiennent au climat, le degré de civilisation le plus favorable à la force ou à la perfection de la littérature, les différents changements qui se sont introduits dans les écrits comme dans les mœurs, par le mode d’existence des femmes avant et depuis l’établissement de la religion chrétienne, enfin le progrès universel des lumières par le simple effet de la succession des temps ; tel est le sujet de la première partie.

Dans la seconde, j’examinerai l’état des lumières et de la littérature en France, depuis la révolution ; et je me permettrai des conjectures sur ce qu’elles devraient être, et sur ce qu’elles seront, si nous possédons un jour la morale et la liberté républicaine ; et fondant mes conjectures sur mes observations, je rappellerai ce que j’aurai remarqué dans la première partie sur l’influence qu’ont exercée telle religion, tel gouvernement ou telles mœurs, et j’en tirerai quelques conséquences pour l’avenir que je suppose. Cette seconde partie montrera à la fois, et notre dégradation actuelle, et notre amélioration possible. Ce sujet ramène nécessairement quelquefois à la situation politique de la France depuis dix ans ; mais je ne la considère que dans ses rapports avec la littérature et la philosophie, sans me livrer à aucun développement étranger à mon but.

En parcourant les révolutions du monde et la succession des siècles, il est une idée première dont je ne détourne jamais mon attention ; c’est la perfectibilité de l’espèce humaine4. Je ne pense pas que ce grand œuvre de la nature morale ait jamais été abandonné ; dans les périodes lumineuses, comme dans les siècles de ténèbres, la marche graduelle de l’esprit humain n’a point été interrompue.

Ce système est devenu odieux à quelques personnes, par les conséquences atroces qu’on en a tirées à quelques époques désastreuses de la révolution ; mais rien cependant n’a moins de rapport avec de telles conséquences que ce noble système. Comme la nature fait quelquefois servir les maux partiels au bien général, de stupides barbares se croyaient des législateurs suprêmes, en versant sur l’espèce humaine des infortunes sans nombre dont ils se promettaient de diriger les effets, et qui n’ont amené que le malheur et la destruction. La philosophie peut quelquefois considérer les souffrances passées comme des leçons utiles, comme des moyens réparateurs dans la main du temps ; mais cette idée n’autorise point à s’écarter soi-même en aucune circonstance des lois positives de la justice. L’esprit humain ne pouvant jamais connaître l’avenir avec certitude, la vertu doit être sa divination. Les suites quelconques des actions des hommes ne sauraient ni les rendre innocentes, ni les rendre coupables ; l’homme a pour guide des devoirs fixes, et non des combinaisons arbitraires ; et l’expérience même a prouvé qu’on n’atteint point au but normal qu’on se propose, lorsqu’on se permet des moyens coupables pour y parvenir. Mais parce que des hommes cruels ont prostitué dans leur langage des expressions généreuses, s’ensuivrait-il qu’il n’est plus permis de se rallier à de sublimes pensées ? Le scélérat pourrait ainsi ravir à l’homme de bien tous les objets de son culte ; car c’est toujours au nom d’une vertu que se commettent les attentats politiques.

Non, rien ne peut détacher la raison des idées fécondes en résultats heureux. Dans quel découragement l’esprit ne tomberait-il pas, s’il cessait d’espérer que chaque jour ajoute à la masse des lumières, que chaque jour des vérités philosophiques acquièrent un développement nouveau ; persécutions, calomnies, douleurs, voilà le partage des penseurs courageux et des moralistes éclairés. Les ambitieux et les avides, tantôt cherchent à tourner en dérision la duperie de la conscience, tantôt s’efforcent de supposer d’indignes motifs à des actions généreuses : ils ne peuvent supporter que la morale subsiste encore ; ils la poursuivent dans le cœur où elle se réfugie. L’envie des méchants s’attache à ce rayon lumineux qui brille encore sur la tête de l’homme moral. Cet éclat que leurs calomnies obscurcissent souvent aux yeux du monde, ne cesse jamais d’offusquer leurs propres regards. Que deviendrait l’être estimable que tant d’ennemis persécutent, si l’on voulait encore lui ôter l’espérance la plus religieuse qui soit sur la terre, les progrès futurs de l’espèce humaine ?

J’adopte de toutes mes facultés cette croyance philosophique : un de ses principaux avantages, c’est d’inspirer un grand sentiment d’élévation ; et je le demande à tous les esprits d’un certain ordre, y a-t-il au monde une plus pure jouissance que l’élévation de l’âme ? C’est par elle qu’il existe encore des instants où tous ces hommes si bas, tous ces calculs si vils disparaissent à nos regards. L’espoir d’atteindre à des idées utiles, l’amour de la morale, l’ambition de la gloire, inspirent une force nouvelle ; des impressions vagues, des sentiments qu’on ne peut entièrement se définir, charment un moment la vie, et tout notre être moral s’enivre du bonheur et de l’orgueil de la vertu. Si tous les efforts devaient être inutiles, si les travaux intellectuels étaient perdus, si les siècles les engloutissaient sans retour, quel but l’homme de bien pourrait-il se proposer dans ses méditations solitaires ? Je suis donc revenue sans cesse, dans cet ouvrage, à tout ce qui peut prouver la perfectibilité de l’espèce humaine. Ce n’est point une vaine théorie, c’est l’observation des faits qui conduit à ce résultat. Il faut se garder de la métaphysique qui n’a pas l’appui de l’expérience ; mais il ne faut pas oublier que, dans les siècles corrompus, l’on appelle métaphysique tout ce qui n’est pas aussi étroit que les calculs de l’égoïsme, aussi positif que les combinaisons de l’intérêt personnel.

 


Notes

  1. Les ouvrages de Voltaire, ceux de Marmontel et de La Harpe.

  2. Sans doute on pourrait opposer à l’utilité qu’on peut espérer de la publicité du vrai, les dégoûtants libelles dont la France a été souillée ; mais je n’ai voulu parler que des services qu’on doit attendre du talent ; et le talent craint de s’avilir par le mensonge : il craint de tout confondre, car il perdrait alors son rang parmi les hommes. En toutes choses ce qui est rassurant, c’est la supériorité ; et ce qu’il faut craindre, ce sont tous les défauts qu’entraîne la pauvreté de l’esprit ou de l’âme.

  3. L’on m’a demandé quelle définition je donnais du mot philosophie dont je me suis plusieurs fois servie dans le cours de cet ouvrage. Avant de répondre à cette question, qu’il me soit permis de transcrire ici une note de Rousseau, dans le second livre de son Émile.

    « J’ai fait cent fois réflexion en écrivant, qu’il est impossible, dans un long ouvrage, de donner toujours les mêmes sens aux mêmes mots. Il n’y a point de langue assez riche pour fournir autant de termes, de tours et de phrases que nos idées peuvent avoir de modifications. La méthode de définir tous les termes, et de substituer sans cesse la définition à la place du défini, est belle, mais impraticable ; car comment éviter le cercle ? Les définitions pourraient être bonnes, si l’on n’employait pas des mots pour les faire. Malgré cela, je suis persuadé qu’on peut être clair, même dans la pauvreté de notre langue, non pas en donnant toujours les mêmes acceptions aux mêmes mots, mais en faisant en sorte, autant de fois qu’on emploie chaque mot, que l'acception qu’on lui donne soit suffisamment déterminée par les idées qui s’y rapportent, et que chaque période où ce mot se trouve, lui serve, pour ainsi dire, de définition ».

    Après avoir cité cette opinion d’un grand maître contre les définitions, je dirai que je ne donne jamais au mot philosophie, dans le cours de cet ouvrage, le sens que ses détracteurs ont voulu lui donner de nos jours, soit en opposant la philosophie aux idées religieuses, soit en appelant philosophiques des systèmes purement sophistiques. J’entends par philosophie la connaissance générale des causes et des effets dans l’ordre moral ou dans la nature physique, l’indépendance de la raison, l’exercice de la pensée ; enfin, dans la littérature, les ouvrages qui tiennent à la réflexion ou à l’analyse, et qui ne sont pas uniquement le produit de l’imagination, du cœur, ou de l’esprit.

  4. Les idées philosophiques donnent lieu souvent à tant d’interprétations absurdes, que j’ai cru nécessaire d’expliquer positivement, dans la préface de la seconde édition de cet ouvrage, ce que j’entends par la perfectibilité de l’espèce humaine et de l’esprit humain.


Pour citer cet article :

Germaine de Staël, « Discours préliminaire de "De la littérature" », réédition sur le site des ressources Socius, URL : http://ressources-socius.info/index.php/reeditions/18-reeditions-d-articles/148-discours-preliminaire, page consultée le 28 mars 2024.

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