Première publication dans La politique du texte. Enjeux sociocritiques. Pour Claude Duchet (Jacques Neefs et Marie-Claire Repars, dir.), Presses universitaires de Lille, 1992, pp. 125-144.

 

De prime abord, que déceler de commun entre sociocritique et analyse de l’institution littéraire, que l’on se propose de confronter ici ? La concomitance d’apparition des deux méthodologies est serrée puisque toutes deux se développent pareillement aux alentours des années 1970. Si cependant ces modes d’analyse se rejoignent, c’est qu’ils furent l’un comme l’autre animés de la volonté de renouveler une sociologie de la littérature enfermée dès alors dans une impasse.

Se réclamant de cette sociologie, un modèle explicatif dominait jusque-là, conçu par quelques théoriciens de premier plan. II se donnait pour ambition d’aborder de façon frontale la relation nouée entre productions littéraires et formations sociales. En gros et pour reprendre une expression de Lucien Goldmann, il retenait comme sujets de la création des êtres collectifs tels que groupes et classes, quitte à emprunter le détour de différentes médiations. Ainsi l’œuvre d’art ou de littérature se trouvait exprimer sur le mode spécifique de la fiction une fraction de l’ensemble social (sa position, sa pensée, son idéologie). Pour puissant qu’il fût en apparence, ce modèle s’est pourtant avéré stérile : le répondant collectif de la création ne laissait pas de se dérober, s’avouant problématique, voire à jamais inaccessible. En particulier et de façon inattendue, les textes de la modernité se montraient les plus rétifs à être mis en relation avec des segments historiquement circonscrits de la totalité sociale. Avec ses castes et son découpage statique, la société d’Ancien Régime (que l’on songe au xviie siècle de Pascal et Racine tel que l’explora Lucien Goldmann1) invitait à rapporter son système des Lettres à des déterminants extérieurs clairs et univoques. Par contre, en raison d’une structuration sociale complexe et mouvante, les xixe et xxe siècles n’offraient guère prise à cette approche et réclamaient, pour leur littérature propre, un mode d’analyse approprié.

Ainsi vont entrer en jeu la sociocritique et, comme en contrepoint, l’analyse d’institution. La première se profile au centre d’un courant large, diffus, qui s’inspire tout ensemble de l’essor des sémiotiques et de l’analyse critique des mythologies et idéologies. Son premier mouvement consiste à fixer l’attention sur le texte même, consacrant ce dernier en lieu pertinent de la production de sens. Il s’agit donc de chercher à même le texte ─ et non plus en dehors de lui ─ les marques d’une socialité : c’est au plus intime d’une formulation scripturale à foyers multiples, et non ailleurs, que l’explication se déploie. Le dispositif discursif et sémiotique a bien la priorité. Comme l’indique Claude Duchet, « la sociocritique voudrait s’écarter à la fois d’une poétique des restes, qui décante le social, et d’une politique des contenus, qui néglige la textualité2 ». Mais, comme il en convient également, le texte, aussi spécifique soit-il, ne forme pas isolat : il n’est par ailleurs qu’une occurrence parmi d’autres au sein des très vastes et multiples ensembles discursifs par lesquels la société, sans répit, se dit, se parle, se représente ; il n’est qu’un point de condensation, une simple concrétion au sein de séries indéfinies, elles-mêmes textualisées ou textualisables. De là que la nouvelle méthode fait place aux notions de contexte et d’intertexte qui permettent de connecter les éléments littéraires avec leur « extérieur ».

Partant de quoi, le texte littéraire est réputé contribuer comme tel à la production sociale, à la production du social. Il découpe l’un des espaces où la société agit et s’exprime avec le plus d’efficience. Dans sa façon de parler le monde, de l’articuler, il s’instaure d’emblée en mode d’intervention sur ce monde. À cet égard, il peut se faire aussi bien lieu de relance et de consolidation du « toujours déjà dit » ─ et c’est alors à la reproduction la plus idéologique qu’il s’adonne ; à l’inverse, il peut se révéler instance de démontage des formations sémantiques anciennes et de mise au jour de formations sémantiques nouvelles. Dans un cas comme dans l’autre, il se dévoile le plus sûrement par tout ce qui fait son implicite.

Mais retenons avant tout que la prééminence accordée au texte par la sociocritique confère à ce dernier une autonomie décisive, quoique relative. Aussi indexé qu’il puisse être sur le social, l’écrit littéraire moderne ne vaut que par la clôture qu’il dessine, par l’effet de rupture qu’il provoque. Cette même idée d’autonomie tient lieu de véritable socle à la méthodologie institutionnelle au moment même où celle-ci emprunte une voie inverse de celle de la sociocritique. La théorie de l’institution choisit de s’éloigner de la textualité même pour s’occuper, précisément, des « restes », en se concentrant sur l’appareil de production, et, par exemple, sur tout ce qui concerne la carrière des auteurs. Or, ce faisant, elle ne manque pas de rejoindre la sociocritique par une conception partagée de la modernité, une modernité ancrée dans l’histoire, dont l’une comme l’autre se trouvent parties prenantes. De fait, les objets que toutes deux se donnent à analyser (appareil institutionnel ou appareil textuel) valent en tant que replis spécialisés situés à bonne distance de l’instance sociale. Toutes deux les conçoivent comme réseaux intensifs et autorégulés de positions et de relations. Cela ne signifie pas que l’instance sociale ne soit pas, à leurs yeux, agissante sur le texte comme sur l’appareil littéraire mais elle n’exerce sa détermination que de façon réfractée (en même temps que réfléchie vers son point d’origine) : de part et d’autre, la logique propre du système s’entend à reparler cette socialité sur un mode spécifique. Au total, les deux méthodes portent sur leur objet le même regard dialectique, qui implique un va-et-vient entre une réalité fortement circonscrite et son contexte large et englobant. On conçoit dès lors que l’analyse d’institution puisse se réclamer d’une investigation totalisante qui gagne jusqu’aux textes mêmes. On conçoit aussi que la sociocritique s’attache à commenter longuement, avec Claude Duchet, un seul et même énoncé (titre ou incipit de roman) dans son implicite le plus subtil3, tandis que, avec Marc Angenot, elle prend en coupe transversale une année complète de production imprimée en langue française4.

Mais voyons sur quelles bases repose l’analyse d’institution. Dérivée de la théorie des champs de Pierre Bourdieu, elle prend acte de ce que, vers le milieu du xixe siècle, et au terme des convulsions romantiques, la littérature d’Occident s’émancipe des tutelles qui pesaient traditionnellement sur elle. L’accroissement considérable du marché en système libéral bourgeois, dû notamment à la propagation de l’enseignement, favorise l’éclosion d’un espace littéraire en situation de se définir suivant ses propres normes et de se gérer lui-même. Tout un système littéraire moderne va s’instaurer selon ces principes.

À l’évidence, ce système ne se constitue pas d’un seul tenant : il est entièrement régi par une dichotomie significative autour de laquelle il trouve clairement à s’articuler. L’industrialisation du « commerce de la librairie » et l’avènement d’un lectorat populaire ou semi-populaire ont ainsi généré une littérature avant tout commerciale qui trouve son origine dans la presse avec le feuilleton. Cette littérature de grande diffusion va se développer et s’accroître au gré de standards de production très définis (quoique souvent informulés) : production qualifiée bien plus par ses mythes et ses héros que par ses auteurs, volontiers renvoyés à l’anonymat ; production identifiable et identifiée par ses genres plutôt que par ses qualités esthétiques ; production qui, en dépit de sa forte créativité, apparaît toujours comme une version inférieure ou dégradée de « l’autre littérature ». Réservée aux groupes sous-cultivés de lecteurs ─ on dira plus tard aux masses ─ , cette littérature de grande diffusion fait l’objet d’une faible reconnaissance, exprimée le plus souvent par le dédain de l’appareil culturel.

Ainsi la littérature « de genre » finit par servir de repoussoir à la littérature haute, qui capte pour elle toute la légitimité. Car cette dernière s’est instaurée en véritable Loi, dont les gratifications et sanctions, pour être symboliques, n’en sont pas moins agissantes. Multipliés par la demande de fictions lisibles, les écrivains du registre noble se conçoivent en population distincte et distinguée, en corps d’autant plus soucieux de consécration et de prestige que ses contours sont flous. Ce corps s’entourera rapidement d’une sacralité jalousement défendue, qui prendra à l’occasion la forme d’une malédiction proclamée et revendiquée ; il se donnera par ailleurs le code de ses pratiques, ensemble de prescriptions dont la singularité résidera en une tension constante vers le renouvellement, en une obligation presque morale de « faire neuf » ; il déléguera enfin à diverses instances le soin de dire la Loi et de la faire respecter, le soin de gérer l’Institution. Et l’on verra naître la critique des journaux, les académies libres, l’enseignement littéraire qui, tous, se mettent en place, dans leur version moderne, au cours de la seconde moitié du xixe siècle. Face la plus visiblement instituée du champ, un appareil prend ainsi forme, dont la base éditoriale, c’est-à-dire économique, est occultée sous les voiles du pur bénéfice symbolique.

Il ne saurait cependant être question de ramener la définition de l’institution, qu’elle soit ou non en concurrence avec celles de champ ou encore d’appareil, à la seule infrastructure productive ou gestionnelle. Sachons que le gestus institutionnel premier et fondateur est d’ordre éminemment symbolique. Il vise à délimiter un espace réservé à la caste des auteurs, défend le droit d’accès à cet espace au gré de diverses prescriptions, règle enfin la répartition du pouvoir entre les « pairs ». Sachons aussi que la littérature pratiquée en ce cadre se proposera de plus en plus à la seule attention des experts, de ces « élus » qui appartiennent eux-mêmes au « cercle enchanté ».

L’écrivain y gagne de la sorte un statut tout particulier. C’est qu’à le qualifier ou à le disqualifier suivant ses critères (et son arbitraire), l’institution réussit à gommer son appartenance sociale d’origine : elle ne le retient dans le cercle que s’il en assume les traits distinctifs. De la sorte, elle le contraint à entrer en concurrence pour s’assurer la place qu’il convoite. Certes, la situation briguée par l’auteur reste tributaire de l’investissement social qu’il accomplit pour payer son « droit d’entrée » et s’inscrire dans un espace structuré de positions. Mais, une fois la position acquise, le même écrivain va endosser fortement l’idéologie que déploie la sphère autonomisée. Eventuellement, il la retraduira en texte jusqu’à figurer par la fiction sa situation dans l’espace délimité (voir infra).

Cette idéologie a ceci de paradoxal qu’elle est tout à la fois ─ et à chaque moment ─ générale et particulière. Elle est générale en ce que l’institution trouve son expression dans le programme d’ensemble de la modernité. II s’agit pour elle, en permanence, d’adhérer à la « vie moderne » mais au gré d’une formalisation incessante de celle-ci, telle que la revendiquent toutes les théories de l’art pour l’art. Mais cette idéologie est en même temps particulière, en ce que le moderne est entièrement soumis à la « tyrannie de la circonstance » (Baudelaire) et qu’il n’est alors d’esthétique vraie que dans l’innovation constante. La loi institutionnelle sera donc dans le même mouvement celle d’une surenchère dans la différence, qui débouche très tôt sur une « institutionnalisation de l’anomie », selon l’heureuse expression de Bourdieu. Il n’y aura dès lors de règle que sous les dehors d’une anti-règle, dans une relance continue et forcenée : la seule norme imprescriptible résidera précisément en sa propre transgression. Dans cette institution, paradoxalement, l’institué programme l’instituant qui le nie.

À cet endroit, on perçoit que sociocritique et analyse institutionnelle ne sont pas loin d’opérer sur un seul et même couple, celui qui marie en contraste stéréotypie et distinction. Comme l’on sait, l’art moderniste s’érige contre la trivialité conventionnelle de l’idéologie bourgeoise, dont le propre est de se figer en une multitude d’idées reçues, de formules standardisées. D’ailleurs, il n’échappe pas lui-même à la terrible banalisation de la représentation et du langage : il s’y laisse engluer plus ou moins rapidement, et tout le propos de l’analyse sociocritique consistera notamment à débusquer ces effets de reprise ou de redite (beaucoup plus visibles et insistants, sans doute, dans les littératures de masse ou moyennes). Mais, bien sûr, l’analyse s’attachera autant à opérer sur le versant créatif de la même production, mettant au jour sa part de novation. S’agissant de rompre avec le stéréotype par l’ironie et la déconstruction, l’écrivain s’engage dans une recherche d’originalité formelle qui culmine et se défait dans la pure parade distinctive : il faut à tout prix faire autre et parler autre. C’est à cette tâche de différenciation critique que, par définition, les avant-gardes vont se vouer de façon intensive. Rien n’empêche, par ailleurs, que ces opérations diacritiques dépassent la pure manœuvre distinctive et ouvrent à un « contenu de vérité », dans la mesure même où elles appliquent un langage neuf à un réfèrent en pleine et constante mutation.

Sans doute assistons-nous de la sorte à un nouvel avatar de l’éternel conflit entre institué et instituant, tel qu’il anime tout organisme social. On voit pourtant en quoi le phénomène global désigné sous le terme générique de « modernité » exacerbe et hypertrophie ce conflit jusqu’à faire de la crise un état permanent. Et ici l’analyse institutionnelle retrouve toute sa pertinence. C’est elle qui repère le fait distinctif comme procédé dandyste de provocation et d’auto-affirmation et montre qu’il s’érige en principe n’ayant d’autre visée que lui-même : la distinction est à soi sa propre fin. Du reste, cette recherche mobilise tout le champ littéraire dans une concurrence qui, plus ou moins violemment selon les périodes, oppose groupes et programmes. Ainsi une abondante littérature manifestaire (de la préface des Poèmes antiques de Leconte de Lisle aux manifestes surréalistes) est là pour témoigner des coups de force que tentent les écrivains, avec succès ou non, pour assurer leur émergence victorieuse et s’accaparer de la sorte, pour un laps de temps au moins, le pouvoir symbolique auquel ils prétendent. Le temps que le nouveau programme esthétique se propage et se banalise, le temps qu’il se stabilise et entre pour ainsi dire dans les mœurs littéraires, et il bascule, à son tour, dans la convention : il devient alors, littéralement, lettre morte.

Cette dialectique du Même comme redite et de l’Autre comme rupture suffit-elle à apparenter deux méthodes aux postulations aussi différentes que la sociocritique et la sociologie de l’institution ? Il convient à ce propos d’éviter tout amalgame théorique hâtif. D’un côté, le sociologue des « champs » peut s’offenser de voir le sociocritique hypostasier le texte de façon somme toute idéaliste. De l’autre, le sociocritique (des villes ?) a le droit, pour sa part, de trouver offusquant le positivisme d’une analyse institutionnelle friande de détails biographiques ou autres. Notre choix est pourtant de tenir les deux méthodologies pour plus complémentaires qu’opposées. Et cela revient à cerner le lieu de partage entre deux modes explicatifs certes éloignés mais tendus aussi l’un vers l’autre et comme destinés à se rencontrer, à se croiser. Vaste programme auquel on ne songe ici qu’à satisfaire très partiellement. On le traitera sous un seul aspect, en optant de plus pour une perspective quelque peu oblique.

Partant de l’analyse d’institution, on reprendra, à cet égard, la (double) interrogation qui lui a été adressée maintes fois et qui se demande : 1) si cette méthode prévoit d’intégrer à son plan d’analyse les créations des auteurs dont elle s’occupe ; 2) si elle s’accorde une compétence spécifique pour parler des œuvres ou des textes, ancrée comme elle l’est à ses fonds sociologiques. Derrière quoi se dessine, en effet, l’éventualité d’une jonction avec la sociocritique sur son terrain même. Rien n’empêche d’ailleurs que cette jonction soit, par-delà l’hypothèse théorique, un fait déjà acquis dans un certain nombre de réalisations pratiques.

Au départ, la théorie de l’institution littéraire récuse fortement la séparation classique entre l’interne et l’externe, entre l’analyse textuelle et l’examen sociologique. Ce qui revient à dire qu’elle conteste la postulation sociocritique de base. Il faut pourtant admettre que, s’agissant des textes, elle est très en retard sur sa tâche (« un énorme travail » déclare Bourdieu) et qu’elle reporte généralement à plus tard l’opération de lecture interne. Bourdieu tient cependant qu’il « existe une correspondance assez rigoureuse, une homologie, entre l’espace des œuvres considérées dans leurs différences, leurs écarts (à la manière de l’intertextualité), et l’espace des producteurs et des institutions de production, revues, maisons d’édition, etc.5 ». Et de proposer une lecture diacritique des œuvres, qui utiliserait leurs formes et leurs thèmes comme « indicateurs » et les rapporterait à un examen non moins différentiel des positions occupées par les auteurs dans un espace littéraire structuré.

Une question se pose aussitôt : est-ce là véritablement expliquer les textes ou simplement sélectionner certains de leurs signes pour les reverser dans une autre analyse ? Plutôt que de parler d’homologie, notion qui, chez Goldmann déjà, s’avérait bien évanescente, il conviendrait de postuler l’existence, entre espace textuel et espace institutionnel, d’un nombre défini de points d’articulation qui sont aussi des nœuds de détermination ─ d’ailleurs inégalement effectifs. Ce qui revient à dire que l’autonomie qu’entretient le champ institué face à la société globale se reproduit, avec toute sa dimension relative, dans le passage de l’institution aux productions textuelles. En clair, le texte serait explicable, sous plusieurs de ses aspects tout au moins, par la dynamique institutionnelle.

Il est deux façons de rencontrer cette problématique : soit de se demander comment les facteurs institutionnels se répercutent sur la facture textuelle et la déterminent, soit de chercher à savoir en quoi le texte est lui-même institué, peut se définir en segment de l’institu­tion. Loin d’être mutuellement exclusifs, ces points de vue se conçoivent aisément en étroite corrélation. Dans leur réciprocité, ils renvoient en permanence aux grands critères qui définissent l’institution littéraire. On évoquera ici trois aspects de la production textuelle par lesquels se donne à reconnaître l’institution du texte ─ l’institution en texte ─ et l’action des critères en cause. La variété de leurs points d’imputation ─ puisqu’il s’agira de la référence générique, des marques d’écriture ou options rhétoriques et de la figuration par l’œuvre du travail de création ─ montre à suffisance que la relation aux structures du champ n’a rien d’occasionnel ou d’accidentel. Dans un dernier temps, et comme en contre-épreuve, on se posera cependant la question de savoir ce qui garantit au texte, en dépit de tout, une liberté (une vérité ?) et lui permet de se retourner contre l’institution, de s’arracher à elle.

À ce propos, une remarque d’emblée. Il serait tentant, en effet, de tenir la part instituée de toute production, telle qu’elle est redevable d’une histoire et d’une sociologie, pour sa part aliénée. N’est-elle pas de l’ordre de la nécessité, du code, des effets de pouvoir ? N’échappe-t-elle pas à ce qui fait la valeur ou la qualité créative ? Outre que le critère de valeur est suspect à la sociologie, on ne retiendra pas cette opposition dans ce qu’elle a de schématique. S’il est permis de confronter l’audace de l’instituant au conformisme de l’institué, on ne peut oublier que l’instituant finit le plus souvent par s’accomplir et se résorber en institué. Ce serait d’ailleurs verser dans un idéalisme assez commun que de prétendre distinguer ces deux parts à l’intérieur des textes. Cela étant, on s’en tiendra à dire que l’institution se module en texte de façon diverse et toute inégale, ainsi que vont nous le confirmer trois aspects marqués de la production textuelle.

1. Selon toute tradition, il existe un habillage institutionnel du texte aisément repérable et généralement reconnu, qui réside tout entier dans sa qualification générique. Il est permis d’affirmer à ce propos que le genre est ce par quoi toute œuvre trouve à s’instituer. Par-delà la langue, il représente cette forme de convention que le sujet en instance d’affiliation au champ littéraire endosse avant même d’écrire, et dans le but d’accréditer son acte d’écriture.

Avec les genres, nous avons bien affaire au code en tant que système de règles. Et ce code est singulièrement figuratif de l’institution littéraire en ce qu’elle est tout à la fois prégnante et labile. Outre qu’elles font preuve d’une stabilité séculaire, les grandes catégories génériques ─ roman, poésie, essai, théâtre ─ régentent véritablement la vie des Lettres depuis le commerce de la librairie jusqu’aux débats entre les écoles. De l’identification de l’œuvre à l’affiliation de l’écrivain, le genre est toujours là comme un donné préalable à toute intervention. De surcroît, instaurant un découpage territorial stable des pratiques lettrées, il se pose en authentique bien commun transmis par héritage, conformément au principe de toute reproduction institutionnelle. C’est ce qui fait la forte évidence avec laquelle il se présente à nous et qui tient d’un « naturel ». Il conviendrait, à ce propos, d’observer et de mesurer l’efficace de la classification en genres (et styles) dans l’édification de l’enseignement littéraire, dont on sait qu’il fut ou est encore comme la base de tout enseignement. Mais si les grands genres valent comme modèles efficients, le système qu’ils constituent est tout empirique. On sait à cet égard que la fondation d’une poétique des genres sur un principe purement logique est un vieux projet, esthétique ou sémiotique, qui n’a jamais vraiment abouti. La raison de cet échec relatif tient essentiellement à ce que les genres forment un ensemble hétéroclite, voire anarchique : vaste bricolage en quelque sorte, recueillant les reliquats d’une histoire longue et décousue. On sait de plus, mais ce n’est guère différent, que, reposant sur des règles incertaines, ils résistent au travail de définition.

Effet de l’institution, ce curieux dispositif générique est à penser assez strictement à l’image de cette dernière, qu’il ne fait au fond que redoubler. C’est que le système des Lettres présente un constant décalage entre sa haute efficacité symbolique, retraduite en prestige, autorité ou sacralité, et la constitution fragmentaire, comme atrophiée, de son appareil particulier. En France, par exemple, même si toute la tradition littéraire tend à imprégner profondément la vie sociale, le statut d’écrivain n’est pas pour autant sorti de son incertitude et de son approximation. Fortement honorée, la littérature y demeure une institution floue et comme éclatée en plusieurs réseaux (édition, critique des journaux, enseignement). C’est du reste la tendance des genres mêmes que de proliférer en institutions séparées et spécialisées. Aujourd’hui, pour certains auteurs comme pour certains publics, roman, théâtre ou poésie constituent autant d’univers séparés, isolés, vivant comme en autarcie.

Cela dit, on doit rappeler que les genres ont à l’origine une signification sociale qui s’est peu à peu exténuée mais que l’histoire s’emploie à raviver périodiquement : ils ne se résorbent donc pas dans la pure convention différentielle ou le seul arbitraire. Ainsi, jadis, ils furent ouvertement liés à certaines classes, depuis la tragédie aristocratique jusqu’au roman bourgeois. Or, lorsque l’institution moderne répartit inégalement le capital symbolique entre les genres et qu’elle crée des hiérarchies, on peut dire que, peu ou prou, elle se souvient de telles origines. Ce qui ne s’exprime sans doute que de façon très détournée. On voit, par exemple, qu’au cours du xixe siècle l’option que fait l’écrivain de tel genre plutôt que de tel autre est fonction d’un ajustement entre sa dotation sociale et la hiérarchie générique telle qu’elle se stabilise durant la période considérée. C’est ainsi que la poésie demeure jusqu’au symbolisme le domaine le plus prestigieux, appelant les investissements à plus long terme et requérant la participation des auteurs les mieux « nantis ». Au terme toutefois, il ne s’agit plus, pour cette même poésie, que d’affirmer l’éminence du littéraire au travers d’une forme particulièrement codée et d’une langue particulièrement choisie. On remarquera même que, si Mallarmé, Rimbaud ou Lautréamont rompent violemment avec cette forme, c’est, chacun à sa manière, par une surenchère dans l’emphase linguistique et donc encore par la recherche d’un aristocratisme du verbe. Dès ce moment, si la socialité continue à se montrer agissante, ce n’est que dans la figuration symbolique, à l’intérieur d’une parodie théâtrale. Reste que, pour l’essentiel, le genre détient un pouvoir de marque qui induit la lecture après avoir induit l’écriture. Il fonctionne, en effet, comme puissant horizon d’attente.

Dans les faits, les formes génériques discriminent et hiérarchisent les publics lecteurs autant que les écrivains. Mais la notion de genre ne suffit pas à faire la distinction entre lectorats particuliers, socialement définis ; il convient de la combiner avec celle de « classe de textes6 » pour obtenir une grille qui rende compte entièrement de la distribution générale. Ainsi, de nos jours, chaque grand ensemble générique offre aux publics divers une production stratifiée en conformité avec les différents niveaux de la demande, avec les classes de lecteurs. Ici on voit les impératifs du marché radicaliser certains effets institutionnels.

Il est clair cependant que cette distribution est de part en part traversée par le clivage fondateur de toute littérature moderne. D’une part, en effet, la production de caractère massif surdétermine la division en genres et sous-genres : c’est sa manière d’introduire et de faire passer une hiérarchisation à référence sociale plus ou moins travestie. De l’autre, la création cultivée, et de préférence la plus pointue, tend à combattre ou à dénier l’idée même de genre. Mais, ainsi que l’a noté Schaeffer7, l’agénéricité revendiquée par les tenants de la modernité ne serait jamais que l’avers, le double inversé d’une activité générique proliférante. Dans cette perspective et à la limite, chaque écrivain, chaque texte se donnent les lois du genre qu’ils illustrent et n’en finissent pas de redéfinir ce dernier à leurs propres fins. Par le fait même, toute systématisation devient impossible.

Cela n’empêche pas que chaque ouvrage de littérature émette de nombreux signes de reconnaissance concernant son classement générique. Comme celui d’hier mais plus encore, l’éditeur d’aujourd’hui habille le livre de marques nombreuses visant à sa présentation, à sa promotion. Cet appareil paratextuel, voulu par les éditeurs mais aussi par les auteurs (songeons à certaines préfaces manifestaires), joue un grand rôle dans la qualification et la codification des textes : c’est ici que l’institution se donne à voir dans son efficace la plus élémentaire, soutenue qu’elle est alors par les impératifs du marché. Son intervention se fait, à ce niveau, tout emblématique.

En résumé, un travail générique intensif mobilise l’ensemble de la production contemporaine de part en part. Et l’on dira que sa justification est en permanence d’attribution. Ce travail revient, en effet, à indexer continûment œuvres et auteurs sur deux instances : de façon manifeste, sur l’instance d’institution ; de façon souterraine, sournoise ou latente, sur l’instance sociale. Telle est bien la construction que, périodiquement, l’instituant avant-gardiste tente de perturber ou de remettre en cause.

2. Tout art est par essence inventif. Mais la grande règle de la modernité, comme l’on sait, est de rejoindre et redoubler un univers social en constant renouvellement, en favorisant une incessante obsolescence de ses créations. Tenseur principal de tout ce qui se réclame du moderne, la mode est l’expression majeure et l’opérateur principal de ce processus. On voit donc la littérature et les arts, dès le romantisme mais surtout à la période suivante, s’engager dans un cycle continu de recherche de la différence. Il faut faire neuf, original, autre ; bien plus même, il faut que cela se voie (l’idéologie de la rupture privilégiée par le procès moderniste serait ainsi comme inséparable d’une pulsion exhibitionniste ou, à tout le moins, ostentatoire). Au terme, survient la menace de plus en plus plausible d’un état anomique de l’art.

En somme, ainsi décrite, la modernité n’est pas autre chose que l’idéologie générée et exigée par l’institution autonomiste. Elle cautionne un principe de surenchère distinctive dont le caractère aporétique mérite d’être mis en évidence. C’est qu’à maintenir l’idée qu’il n’est d’institution que stabilisée par son code et routinisée par sa norme, on doit convenir que le système culturel moderne ne se reproduit qu’en cultivant ce qui le nie, c’est-à-dire la contestation permanente du code ou encore sa perversion. Bien des faits cautionnent ce paradoxe. Il est connu, par exemple, que toute avant-garde, depuis Baudelaire et les Symbolistes, se réclame de deux postulations à peu près contradictoires. D’un côté, au nom d’un accès au moderne sans cesse requis, elle se veut adhésion intense à la vie dans sa conception la plus immédiate. De l’autre, elle ne se conçoit que dans l’autoréflexivité, c’est-à-dire dans l’enfermement à l’intérieur du pur espace de l’œuvre, de la doctrine, de l’école. Ainsi de l’impressionnisme en peinture ou du surréalisme en poésie, pour prendre deux exemples rapides, où, à chaque fois, une rupture avec l’appareil conventionnel, une « sortie d’institution » s’accompagne d’un culte de la « communauté émotionnelle » et de l’œuvre fortement ou subtilement autotélique. Or, plus que de la concurrence entre réalisme et formalisme, c’est du positionnement dans la structure sociale qu’il est question en ces cas-là, l’aspiration des avant-gardes étant de jouer l’une contre l’autre la société globale (celle des classes et des prescriptions morales) et l’enclave institutionnelle (celle des conservatoires et des académies) dans l’espoir d’échapper à chacune d’elles.

Ainsi le texte avant-gardiste est profondément travaillé, affecté par son exigence distinctive. Il usera dès lors de toutes les ressources qui s’offrent à lui pour « faire la différence ». Certes, il se contentera dans son mouvement initial de prendre le contrepied du discours des immédiats devanciers, ses auteurs se comportant alors en parfaits « entrants » face aux « installés ». Mais l’aventure moderne va plus loin et répond à une logique moins étroitement circulaire. Son histoire est celle d’un crescendo dans l’inédit et la rupture, donc d’une suite croissante de gestes provocateurs. Elle s’exprime dans l’affirmation hyperbolique et une projection forte hors du présent : ce seront les futurismes et les surréalismes. Elle passe par ailleurs pour donner plus sûrement encore dans la négation : c’est alors qu’elle s’engage le plus loin dans l’anomie, déréglant la langue, exaspérant la rhétorique. A partir de quoi, le négativisme stylistique se double aisément d’un nihilisme de la pensée ou de la vision, comme il le fit avec Dada. L’hétérodoxie atteint ici à son comble.

Schématiques, ces indications sont évidemment réductrices. Qui douterait que les esthétiques modernes sont porteuses de significations plus complexes ? Mais on ne souhaite rien de plus que dégager ici un mécanisme qui sous-tend la forme de leur production et de leur reproduction. Institutionnellement, la différentialité critique en est la règle, comme le prouvent, en particulier, les proclamations et manifestes qu’ont laissés les différentes écoles. La difficulté est de déterminer jusqu’à quel point le texte non manifestaire (fictionnel essentiellement) en porte la marque à son tour. Au cours des xixe et xxe siècles, on peut voir des courants littéraires se fonder sur des maniérismes d’écriture pour assurer leur position dans le champ. Il s’agit de configurations stylistiques ou rhétoriques porteuses de marques visibles et suscitant l’engouement de la mode, donc l’imitation. Ainsi la tendance voudrait que chaque période s’affirme par un régime scriptural original et provocant dont participe un ensemble d’acteurs.

C’est bien ce que Roland Barthes8 proposait de désigner sous le nom d’écritures, soulignant la force d’intervention historique de ces dernières dans un procès de réaffirmation permanente de la « littérarité ». Il ne serait sans doute pas malvenu de revenir à la proposition barthésienne et de l’aménager en sorte qu’elle permette la prise en compte de la face instituée de la parole littéraire. Tout un travail d’enquête est à conduire sur ce point, en référence à la pratique des cénacles. Or, il y a bien eu une écriture parnassienne, une écriture décadente, une écriture existentialiste, une écriture du nouveau roman. Passant de l’une à l’autre, on peut les voir se constituer en faisceaux de traits stylistiques qui agissent avant tout comme indicateurs d’une mode spécifique. Ce qui n’exclut en rien qu’une cohérence interne puisse caractériser l’ensemble de ces traits ou signaux : on observera par exemple qu’une écriture donnée s’inscrit volontiers sous un seul et même régime rhétorique. Ainsi un certain état de l’écriture artiste ou impressionniste se déploie sous le signe d’un type particulier de la synecdoque. Mais rappelons-nous surtout que chaque écriture a participé d’un dispositif stratégique qui visait à capter une part de notoriété et de pouvoir à l’intérieur du cadre institutionnel.

Il serait donc bienvenu de reconsidérer ces écritures en regard des enjeux dont elles sont la traduction. L’analyse tournerait vite court s’il n’était question que de cerner un effet global d’affirmation dont la particularité sociolectique serait connotativement, et donc idéologiquement, pauvre ou oiseuse. On posera donc à titre d’hypothèse que la relation entre la stratégie déployée et la procédure stylistique mise en œuvre se charge d’une signification effective, quoique médiatisée. Les effets de mode ne renvoient pas à leur seul arbitraire, encore qu’ils y renvoient fortement, mais impliquent des prises de position afférentes aux positions occupées par ceux qui les produisent. C’est là que s’ouvre un chapitre encore peu écrit de la sociologie des textes. C’est là surtout que se noue de façon serrée l’articulation entre l’emblématique institutionnelle (figurée, par exemple, dans des paratextes avant tout « promotionnels » et une thématique où la littérature se nourrit d’imaginaire.

3. Dans la fiction moderne, cette thématique elle-même porte trace de l’institution. Elle y procède pour le moins dans des parties réservées de sa composition et en recourant éventuellement à des formulations métaphoriques ou métonymiques.

On a beaucoup insisté sur l’autoréflexivité ou l’autotélisme de cette fiction moderne. On a volontiers dit que le miroir constituait sa figure inspiratrice et génératrice. À nouveau, il faut souligner que ce caractère spéculaire est assez directement référable au fait que le champ institué n’accède à son autonomie qu’en se pourvoyant d’une clôture à la fois effective et jouée. C’est que le groupe a pour premier mouvement de se replier sur lui-même, de rompre avec la socialité commune et de constituer cette « communauté émotionnelle » dont parle si bien Rémy Ponton9. Cénacles et salons sont d’abord des cocons où un art sophistiqué et rare se distille : ambivalents, ils se vivent tout à la fois sur le mode de la connivence (avec le Même, avec les « élus ») et de la rupture (avec l’Autre, avec les « exclus »). Ce repli peut du reste confiner à l’utopie vécue comme dans le cas des groupes surréalistes d’inspiration phalanstérienne. À ce point, le repli se rêve comme réduction d’une société globale réconciliée.

Ainsi l’autonomie du champ se retraduit en clôture multiple des groupes producteurs. On ne s’affirme de la sorte qu’en s’arrachant, symboliquement ou encore matériellement, à la collectivité. C’est en rompant que le groupe fait acte d’instauration, au su mais plus souvent à l’insu (et, le cas échéant, dans l’indifférence) de tous. Mais ce ne sera que pour mieux faire sa rentrée par la suite, au sein d’un cercle partiellement élargi : le même groupe passera alors de l’institution du mode restreint à l’institution académique, ayant pignon sur rue. À ce moment, il sera lancé à la conquête d’un pouvoir et d’un capital.

Clôture du champ, clôture du groupe, clôture du texte. Ici l’homologie entre domaines joue à plein s’il est bien vrai que la fiction moderne est bouclée sur elle-même. On pourrait se poser à cet endroit la question, déjà ancienne, de son caractère structuré et, dans le même mouvement, celle du caractère de système que l’on attribuerait à l’espace institutionnel des positions entre acteurs. Il est sûr que le simple phénomène d’autonomisation constitue le champ ─ qu’il soit d’appareil ou de texte ─ en réseau plus ou moins serré de relations interactives. Cela étant, introduire l’idée de système, c’est aussi hypostasier ce même champ et le penser en entité abstraite de toute histoire. Ce que nous ne postulerons d’aucune façon. Car il est, et on ne saurait le perdre de vue, une action de l’histoire (sociale, politique) sur la « logique » de l’institution littéraire qui est incessante et consiste en perturbations des tendances de l’institution à se stabiliser. De là que cette dernière apparaît en situation de crise continue. Dans cette optique, les relations structurelles, qui existent au moins à l’état embryonnaire, ne s’expriment de façon pertinente et dynamique qu’en termes de transactions. On entendra par là que les tensions et les luttes qui marquent l’institution veulent que toute fracture qui se produit en un point de l’espace se répercute en d’autres points. Il ne s’agit pas alors d’une simple « onde de choc » mais d’aménagements précis de ces zones distinctes, de caractère réactif et compensatoire.

Soutenir que la fiction moderne s’établit en univers de sens et de forme refermé sur lui-même, c’est donc indiquer qu’elle se manifeste comme symboliquement dégagée des lois de la représentation et déportant à l’arrière-plan la fonction référentielle. En ces termes, elle a tendances à se tenir en l’air, comme coupée de toute origine, comme bouclée sur sa seule signification. Elle voudrait ne plus renvoyer qu’à elle-même et à ses propres schèmes ou lois : ce qui veut dire qu’à chaque fois elle prétend fonder par une constante réinvention le genre dans lequel elle s’inscrit. Il est bon de noter qu’à cet égard l’éventail de la littérature moderne est ample : le roman policier aussi bien que le poème symboliste recherchent cet effet de clôture. L’un comme l’autre se déploient en un espace ludique qui simule l’autogénération, conformément à des règles implicites mais strictes.

Or, au moment où, en eux, le souci de représenter régresse, poème symboliste et roman policier ─ ou toute autre fiction moderne ─ vont choisir de se donner à voir à l’intérieur de leurs limites. Le texte clos, on y revient, se veut aussi texte spéculaire. S’il amenuise l’importance de ce qui est sujet ou histoire, en leur premier degré, il retient par contre avidement la mise en scène de son faire et des actants ou acteurs principaux de ce faire. Certes, malgré Paludes de Gide ou les « Tombeaux » de Mallarmé, malgré l’imposante Recherche proustienne (« histoire d’une écriture », dit Barthes), poèmes et romans ne sont pas tous voués à la figuration de l’acte d’écrire. Mais il faut ici faire la part des opérateurs rhétoriques. Ainsi, précisément, le détective du récit policier, parce qu’il rassemble peu à peu les fragments d’une histoire (celle du crime) et qu’il va délivrer cette histoire au terme de son enquête, apparaît sans trop de peine comme la métaphore du romancier, de tout romancier. La boucle qu’il referme victorieusement en résol­vant l’énigme est synonyme de reflux du texte vers lui-même : elle entérine et authentifie le travail d’écriture.

L’autodésignation a pour effet de mettre en évidence les traces, au sein du texte, des modes de la communication littéraire. La modernité a beaucoup joué de ce que, tour à tour, on désigne comme étant les points de vue, les voix ou encore les positions et postures énonciatives que met en œuvre la fiction. Raffinée autant qu’inventive à ce propos (on pense ici à toute la filiation qui va de Joyce à Borges), elle a tendu à ses lecteurs les pièges d’un échange discursif simulé. Comme s’il s’agissait pour elle de corriger les déviations d’une création trop confinée ou de compenser ses lacunes. Tout ce qui instaure la prise de parole est instructif à cet égard, y compris ces lieux stratégiques que sont les ouvertures et clôtures textuelles. À chaque fois, avouant ses procédures, l’appareil fictionnel renvoie aux lieux et conditions de sa production.

C’est par de tels procédés d’autodésignation que nous retrouvons l’institution active en texte. Elle se dit et se redit dans une inlassable et complaisante redondance. Or, ce n’est pas tant de pathos intime ou de célébration rituelle qu’il s’agit. L’institution littéraire n’a pas cessé de s’analyser et de se penser à même son texte. Elle contient donc, pour qui veut l’observer, l’histoire (sociale) de ses développements, de ses transformations, de ses contradictions. La mise en scène de cette histoire est comme le tribut qu’elle paie à une autonomie chèrement gagnée et difficilement vécue.

4. Nous venons de voir de quelle manière l’institution moderne agissait sur le texte sous trois aspects ou en trois points : la structure générique, l’écriture ou le régime rhétorique, les modes de l’autoreprésentation. À la lumière de quoi, on pourrait croire que son emprise est toute de surface, ne s’exprimant que dans certain « conditionnement » de l’œuvre littéraire ou dans tel dispositif stratégique qu’elle s’agrège, sans jamais mettre en cause le plus central de la forme ou du sens. Ainsi on en reviendrait à cette idée que l’institutionnel est comme la part morte de la création dans la mesure où il n’en constitue qu’un support circonstanciel.

S’il est vrai que tout texte ne s’indexe pas au même degré sur l’institutionnel, qu’il n’y implique pas pareillement tous ses éléments ou tous ses niveaux, rien n’exclut cependant qu’un écrit donné soit largement ou entièrement référable à l’institution. Et cela ne l’assimile pas pour autant à un produit de convention puisque, on l’a vu, la modernité programme des formes anomiques. Convenons certes que les angles d’observation que l’on a ici retenus privilégiaient une conception « extravertie » du texte, tournée vers les mécanismes d’appareil et les dispositions statutaires ou communicationnelles. Mais on aura noté également que, de proche en proche, les aspects relevés en engageaient d’autres, moins visiblement stratégiques, moins liés à ces dispositions comme à ces mécanismes. Après tout, la formulation générique ou la thématique autotélique peuvent attirer dans leur orbite des constituants de nature très diverse.

En fait, nous n’avons ici mis en évidence qu’une sorte de stade premier de l’enquête, en épinglant les connexions les plus visibles. Mais on peut penser que l’investigation est extensible, dès à présent et selon l’optique initiale, à de nombreux autres aspects et, à la limite, au texte dans son entier. Exclusive de nulle autre et sans doute toute spécifique, la présente lecture ne vaut que dans sa cohérence et selon la logique qu’elle prête à son objet. En terminant, on voudrait brièvement interroger cette logique et cette cohérence.

Le texte est institué, et il ne l’est pas simplement comme effet réfracté de l’institution. Il fait partie intégrante de cette dernière, dont il représente à la fois un segment et un moment. Dirons-nous : de même qu’il est segment et moment du procès idéologique aux yeux de la sociocritique ? S’il y a donc, du champ au texte, homologie, celle-ci, toute interactive, ne vaut que pour deux ensembles imbriqués l’un dans l’autre et qui s’entredéterminent. On parlerait aisément de deux espaces à autonomies emboîtées. Cela signifie, par exemple, que la tension entre institué et instituant se reproduit du champ au texte, comme l’indiquent ces transactions qui échangent écritures ou discours dans une même œuvre ou d’une œuvre à l’autre. Mais cela laisse entendre aussi bien que la manœuvre institutionnelle est à même d’engager tous les constituants du texte, au nom de la clôture homogénéisante de ce dernier. Simplement, nous avons relevé jusqu’ici des aspects qui, plus immédiatement que d’autres, manifestaient un ordre des choses.

L’hypothèse que l’on peut faire est donc que le texte est susceptible d’être régi en toutes ses parties par la logique distinctive ou différentielle que nous connaissons à présent. C’est ce qui ressortira d’une analyse observant les choix thématiques et stylistiques d’une œuvre ou d’un auteur comme autant d’opérations effectuées à partir d’un « espace des possibles10 », lui-même fortement institué à l’intérieur d’un état historique de la littérature. Dans cette optique, un système de divisions et d’oppositions esthétiques précède, structure et détermine les sélections esthétiques particulières. Il engage toute la pratique de création et, surtout quant à ce qui nous occupe, se présente comme le double symbolique des positions occupées dans le champ par les agents, II n’est donc, à ce stade, plus de limite à ce que les investissements faits en texte et par le texte soient la traduction d’investissements socio-institutionnels de type externe. Il n’est pas non plus d’obstacle à ce que ces mêmes investissements engagent l’entière manœuvre littéraire. On voit donc que l’on peut aller loin dans la mise en rapport de choix textuels avec des statuts institutionnels ou, pour franchir un degré de plus, avec la recherche de profits symboliques ou matériels.

Cette extension ou radicalisation de l’analyse projette l’écrit littéraire en dehors de lui-même, au milieu d’un vaste réseau intertextuel. Et c’est une procédure dans laquelle la sociocritique peut aussi bien se reconnaître. Est-ce à dire que la singularité de « l’œuvre » s’y perd définitivement, ne subsistant qu’au titre de texture symptomatique ? La vraie question est que l’étude « diacritique » (Bourdieu) du texte littéraire présuppose assez largement la cohérence de ce dernier. Ce texte est dès lors perçu comme structure de rapports et comme ensemble construit ou ordonné. Et ceci fait pour nous difficulté. Aussi opposerons-nous sans retard à l’idée de champ comme structure celle d’institution (appareil ou texte) comme lieu transactionnel, traversé historiquement de tensions. En préservant le point de vue autonomiste, tout un courant de la sociocritique11 a montré pour sa part que la fiction était emportée dans l’amalgame discursif ou sémantique, que la contradiction la travaillait, qu’un sens en cachait éventuellement un autre de portée inverse. Il revient à l’analyse d’institution12 de retenir la leçon et d’aller dans le même sens : le texte est espace de frictions et de tensions et ne saurait se résorber dans un fonctionnement univoque ou simplement orienté. C’est dire qu’il n’est pas tout uniment soumis aux pressions institutionnelles. C’est dire même que par quelque côté il échappe à l’institution, comme aspiré par une vérité subjective, « sauvage ».


Notes

  1. Goldmann (Lucien), Le Dieu caché. Essai sur la vision tragique dans les « Pensées » de Pascal et dans le théâtre de Racine, « Bibliothèque des idées », Gallimard, 1955.

  2. Duchet (Claude), « Positions et perspectives », dans Sociocritique, Claude Duchet (ed), Nathan, Nathan-Université, 1979, p. 4.

  3. Duchet (Claude), « Pour une socio-critique ou variations sur un incipit », Littérature, n° 1, février 1971, pp. 5-14.

  4. Angenot (Marc), 1889. Un état du discours social, Longueuil, Le Préambule, « L’Univers des discours », 1989.

  5. Bourdieu (Pierre), Choses dites, Paris, Minuit, « Le Sens commun », 1987, p. 175.

  6. Voir Dubois (Jacques) et Durand (Pascal), « Champ littéraire et classes de textes », Littérature, n° 70, mai 1988, pp. 5-23 [Réédition sur le site Socius à cette adresse].

  7. Schaeffer (Jean-Marie), « Du texte au genre », dans Gérard Genette et al., Théories des genres, Paris, Seuil, « Points », 1986, pp. 179-205.

  8. Barthes (Roland), Le Degré zéro de l’écriture, Paris, Seuil, « Pierres vives », 1953.

  9. Ponton (Rémy), «Programme esthétique et capital symbolique », Revue française de sociologie, vol. XIV, n° 2, avril-juin 1973, pp. 202-220.

  10. Voir Bourdieu (Pierre), « Le champ littéraire », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 89, septembre 1991, pp. 4-46.

  11. Voir notamment Macherey (Pierre), Pour une théorie de la production littéraire, Paris, Maspero, 1966 [réédition en 2014 dans la « Bibliothèque idéale des sciences sociales », consultable à cette adresse]. Leenhardt (Jacques), Lecture politique du roman. La Jalousie d'Alain Robbe-Grillet, Paris, Minuit, « Critique », 1972. Chambers (Ross), Mélancolie et opposition. Les débuts du modernisme en France, Paris, Corti, 1987.

  12. Sans cesser pour autant d’être d’abord analyse historique des structures et effets d’appareil, comme elle l’est, par exemple, chez Parkhurst Ferguson (Priscilla), La France nation littéraire, Bruxelles, Labor, « Média », 1991.

     


Pour citer cet article :

Jacques Dubois, « L'institution du texte », Sociologie, institution, fiction. Textes rassemblés par Jean-Pierre Bertrand et Anthony Glinoer, site des ressources Socius, URL : http://ressources-socius.info/index.php/reeditions/18-reeditions-d-articles/170-l-institution-du-texte, page consultée le 29 mars 2024.

 Contrat Creative Commons 

Le contenu de ce site est mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.