Diffusion sur France Culture le 2 avril 1974. Première publication dans Écrire… Pour quoi ? Pour qui ?, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1975, pp. 35-65.

Pierre Barbéris

Mes recherches portent sur les relations entre littérature et société. J’ai donc toujours eu, ou toujours cherché à avoir, avec l’Histoire, les historiens, des relations qui ne sont peut-être pas très familières ou habituelles aux littéraires.

Je voudrais faire une deuxième remarque. Bien entendu, le titre est ambigu car « Littérature et société », cela peut être aussi bien la littérature comme phénomène social, la littérature comme fait de civilisation, ou bien la lecture de la littérature, savoir en quoi la relation littérature-société peut nous aider à comprendre la littérature. Je voudrais bien préciser que ma démarche a une valeur et une ambition d’abord tactique. L’école que j’ai subie, qui m’a formé, ne nous apprenait guère à comprendre les rela­tions réelles entre la littérature et la société. Le psychologisme des manœuvres, les histoires littéraires, le pseudo-historicisme de l’école lansonienne, faisaient que ces rapports nous paraissaient très mal posés. Par conséquent, je réagis d’abord à court terme contre un certain type de lecture de la littérature.

Je proposerais à Georges Duby, pour point de départ, une formule bien connue, qui a eu une fortune considérable au début du xixe siècle, une formule de Bonald : « La littérature est l’expression de la société ».

Lorsque Bonald a écrit ceci pour le « Mercure de France », sous l’Empire, c’était dans une intention assez particulière : il voulait démontrer qu’une société a la littérature qu’elle mérite, et qu’une société mauvaise, pourrie, corrompue, dans son esprit très précisément la société du xviiie siècle, celle qui avait fait la Révolution, avait nécessairement une littérature immorale, une mauvaise littérature. Dans l’idée de Bonald, la formule : « La littérature est l’expression de la société », avait une valeur répressive. Or elle a connu une fortune singulière, car, très vite, elle a été reprise des mains de Bonald par d’autres analystes du problème littéraire et du problème social, et en particulier les saint-simoniens, les jeunes écrivains du Globe, dans les années 1824/1825, qui lui ont donné un sens complètement nouveau. Pour eux, il ne s’agissait plus de dire qu’une société mauvaise a néces­sairement une mauvaise littérature, mais de trouver une expli­cation scientifique de la littérature. Ils s’appuyaient notamment sur les premières réflexions de Mme de Staël, son ouvrage De la littérature où elle aussi essayait d’établir une relation précise, scientifique, entre littérature et société. Lorsque les gens du Globe, comme Rémusat, lorsque les saints-simoniens se sont emparés de la formule de Bonald, ils ont cherché à lui donner un contenu positif et nouveau.

Georges Duby

J’adhère tout à fait à l’idée de choisir cette formule comme tremplin. Moi qui veux être historien des sociétés, j’utilise le document littéraire comme une source d’informations – toutes fragmentaires, disjointes, dispersées – sur le milieu social qu’il prétend décrire, information qu’il faut interpréter en tenant compte et de la position de l’auteur dans la société, et de celle de son public. Pour cela, je lis évidemment d’une certaine manière, en fonction d’un questionnaire déjà tout prêt. Je considère d’autre part qu’il y a, dans l’œuvre littéraire – non pas dans toutes les œuvres littéraires, et c’est d’ailleurs ce dont nous pourrons discuter –, l’expression globale, sinon d’une structure sociale, du moins d’une certaine représentation collective, une image mentale de ce que fut, pour les contemporains, la société d’une époque donnée.

Pierre Barbéris

Ceci pose un problème important. Le document littéraire est bien sûr un document historique, et peut être lu en tant que tel. Ceci dit, il a son langage propre, et il dit des choses que ne dit pas le document historique.

Que le document littéraire ait valeur historique, c’est incon­testable, et on pourrait en donner de nombreux exemples. Il n’en demeure pas moins qu’à partir du moment où on fait la lecture historique du document littéraire, le document littéraire ne cesse pas pour autant d’être intéressant en tant que littéraire, c’est-à-dire que la lecture de sa signification historique fait qu’il y a, malgré tout, un reste. C’est précisément sur la signification his­torique de ce reste que j’aimerais m’interroger.

Je voudrais essayer de préciser ma pensée. Il me semble que, très souvent, la littérature anticipe sur l’Histoire. J’entends par là que l’expression du caractère problématique et contradictoire du réel par la littérature anticipe très souvent sur des analyses proprement historiques. Je vais emprunter un exemple à une période que je connais bien. Lorsqu’en 1825, Stendhal explique que les industriels sont les champions de la liberté, c’est-à-dire les libéraux de l’époque, lorsqu’il dit que les industriels ont besoin d’un certain degré de liberté, il fait de la liberté, de la conception politique de la liberté du parti industriel et libéral, une lecture que, nous, qui, bien entendu, avons été formés par Marx, faisons plus rapidement. Mais, à cette époque, le texte littéraire de Stendhal anticipe sur des analyses politiques. C’est d’ailleurs l’une des justifications de la littérature que ce pouvoir d’anticipation sur des analyses proprement politiques ou histo­riques. Il n’en demeure pas moins que lorsque je lis ces textes de Stendhal des années 1825, ma lecture historique les éclaire ; je les comprends mieux ainsi et, pourtant, ils ne sont pas épuisés pour autant, ils demeurent des textes ayant leur valeur propre. C’est là mon problème du « reste ». Quelle est la valeur historique de ce « reste » du littéraire, après le passage de la lecture histo­rique ?

Georges Duby

Ne pensez-vous pas que, pour tenter de s’approcher de ce problème central, nous pourrions partir de la création littéraire ? La matière culturelle que l’écrivain essaie d’élaborer fait partie d’un élément très complexe, qu’on pourrait appeler une formation sociale. D’autre part, il tente de présenter au public qu’il espère atteindre une certaine vision de la société qui, en même temps qu’elle est la sienne, doit satisfaire du moins en partie ceux qui vont lire son œuvre, l’écouter ou la regarder. Qu’en pensez-vous ?

Pierre Barbéris

Je ne crois pas qu’il faille engager un débat sur le concept de « création littéraire », très fortement connoté aujourd'hui, forte­ment mis en question. Les connotations métaphysiques de « créa­tion » sont assez gênantes ; j’aimerais mieux parler d’entreprise que de création.

Au moment où l’écrivain écrit, où il recourt à un langage littéraire, il a des raisons. On invente, on forge, on fabrique un langage littéraire lorsqu’un autre type de discours ne fonctionne pas. Je reprends mon exemple de Stendhal. En 1825, il y a un discours politique qui fonctionne très bien, celui de Paul-Louis Courier, le discours du pamphlet. Or le discours de Paul-Louis Courier est manichéen, en noir et blanc, et fonctionne très bien tant qu’on admet que la contradiction principale de la société oppose la gauche et la droite de l’époque, c’est-à-dire les libéraux et les ultras. La masse libérale étant indifférenciée, englobant aussi bien les ouvriers que les patrons, les intellectuels que les pro­priétaires d’usines, etc. Pour Paul-Louis Courier, tous ces gens ont les mêmes intérêts, donc la même idéologie, et s’opposent de la manière la plus claire aux ultras, aux revanchards de la Res­tauration, etc. Cette analyse de Paul-Louis Courier fonctionne encore en 1825, pour beaucoup de gens, d’autant plus que le ministère Villèle provoque, dans la masse pensante française, et aussi dans les masses populaires, des réactions aisément sim­plificatrices.

Il n’en demeure pas moins que Stendhal, obscurément, s’aper­çoit que le discours de Paul-Louis Courier ne marche pas, c’est-à-dire que la contradiction fondamentale de la société a cessé d’être la contradiction libéralisme-ultras, a cessé d’être la contra­diction que nous appellerions aujourd’hui la contradiction bourgeoisie-aristocratie. Mais comment le dire ? Le vocabulaire poli­tique, le discours politique qui fonctionnent à l’époque, disent que la contradiction principale est aristocratie-bourgeoisie, alors que Stendhal, lui, sent que ce conflit est en train d’être dépassé ; en termes modernes, que l’axe des luttes de classes se déplace. La collision sociale tend à ne plus être la collision aristocratie-bourgeoisie mais à s’installer à l’intérieur même du bloc libéral. Il n’y a pas encore de peuple, bien sûr, mais il y a ce que Stendhal appelle la classe pensante, il y a la jeunesse, il y a les femmes, tous ceux qui ne marchent plus à l’intérieur du système établi. Stendhal fabrique alors un nouveau discours, et c’est là qu’intervient la littérature.

Ce discours est littéraire en ce sens qu’il ne dispose pas de concepts clairs, qu’il ne peut pas donner d’analyses parfaitement satisfaisantes. N’empêche qu’il y a invention. De deux manières. Premièrement, ce nouveau discours bouleverse, subvertit de l’in­térieur la forme du pamphlet. Le pamphlet stendhalien ne fonc­tionne plus comme le pamphlet de Paul-Louis Courier. Ce n’est plus un pamphlet manichéen. C’est un pamphlet où les choses apparaissent moins nettes, mais, très vite, il met en cause le vocabulaire même du pamphlet, et Stendhal va écrire Armance. On y voit un fils de l’aristocratie, un jeune noble polytechnicien, ce qui est très important du point de vue historique, car c’est un fils de l’aristocratie qui est en rupture avec sa propre classe et qui, deuxièmement, en tant que polytechnicien, refuse de se mettre au service de ce qu’il appelle les gens de la Chaussée d’Antin, c’est-à-dire les propriétaires des moyens de production.

Ces inadéquations nouvelles, le discours politique établi, reçu, ne peut plus les dire. Il faut inventer un nouveau langage : d’où 1o) la subversion du pamphlet, 2o) le recours au roman. C’est là que l’historien d’aujourd’hui se trouve confronté à la question : comment et pourquoi est-ce le discours littéraire qui, en 1825, a opéré ce premier démontage, que les historiens d’alors – que ce soit Thiers, Guizot, etc. – ne voient absolument pas ?

Notre raisonnement pose aussi le problème des œuvres des écrivains dits réactionnaires. Delessort disait : « Un grand écrivain n’est jamais réactionnaire ». Il ne faut pas confondre la prise de position explicite de l’écrivain et l’effet de son texte. Il peut très bien, lui, dans le champ politique de son temps, être un réac­tionnaire. Il s’agit de voir comment fonctionne son texte. Je pourrais prendre des exemples au xixe, mais il y en a un, au xxe, qui me parait absolument foudroyant, celui de Céline. Céline est un fasciste ; je maintiens que le texte célinien est un texte révolutionnaire. Aujourd’hui, on commence à s’apercevoir, même à gauche, que l’écriture célinienne est révolutionnaire ; que les prises de position de Céline sont une chose, et ce qui se passe quand Céline écrit, une autre.

Y a-t-il des grandes œuvres réactionnaires ? Je ne le crois pas. Il y a des écrivains qui ont pris des positions politiques concrètes elles-mêmes réactionnaires, mais il faut voir comment fonctionnent leurs textes. Je ne vais pas vous refaire la démons­tration pour Balzac : « J’écris à la lumière de ces deux vérités, le trône et l’autel », etc. Il se trouve que, comme par hasard, les maurrassiens, les hommes de droite, n’ont jamais voulu de l’œuvre de cet homme-là !... Il y a quand même bien une inversion !

On n’a pas le droit de barrer le texte célinien au nom des positions politiques de Céline. C’est très important, parce que cela veut dire qu’on se sent assez de force pour intégrer l’héritage culturel, pour intégrer ce qu’il y a de fort, ce qu’il y a de valable dans l’héritage culturel. La fameuse phrase de Sartre, qui date maintenant de vingt ans, est plus vraie que jamais : « La bour­geoisie est en train d’évacuer la culture ». C’est la bourgeoisie qui ne veut pas assumer l’héritage culturel. C’est chez Bonald que se trouve la première théorie du paupérisme et du caractère fatal de la paupérisation dans la société française du début du xixe siècle. Alors, que Bonald ait été le théoricien du pouvoir absolu, tant pis pour lui ! Il y a certes une relation auteur-œuvre, mais l’œuvre est une chose et l’auteur une autre ; il ne faut pas mélanger.

Georges Duby

Ce qui m’inquiète un peu, c’est que les formules que j’em­ploie, ma conception même des problèmes qui vous préoccupent, Pierre Barbéris, risquent de vous paraître inadéquates. J’aurais tendance, personnellement, à me demander d’abord : lorsque Stendhal écrivait Armance, à qui voulait-il s’adresser ? qu’essayait-il, consciemment ou inconsciemment, d’exprimer ? Ce contact qu’il avait lui-même avec une société, dans quelle mesure marquait-il son discours ? Par conséquent, je ne sais pas si, essayant d’atteindre le « reste » dont vous parlez, essayant, au fond, de définir si l’œuvre littéraire est véritablement prémo­nitoire, nous n’aurions pas intérêt à considérer une « production » courante, mineure, ordinaire, plutôt que d’appliquer notre atten­tion à des « entreprises » qui s’érigent au-dessus de la moyenne, et qui sont vraiment des « créations ».

Pierre Barbéris

On a toujours des problèmes de définition. Il s’agit de savoir ce qu’on entend par littérature. Si vous prenez « littérature » au sens de « production de masse », ce qu’on lisait en 1825, il est bien évident que ce n’était pas Armance.

Georges Duby

Mais cela ne m’intéresse non moins, moi historien.

Pierre Barbéris

Sociologiquement, on lisait alors ce que Stendhal appelle les romans pour femme de chambre – il disait aussi les romans pour marquise, les romans pour les marquises et pour les femmes de chambre, les femmes de chambre et les marquises qui leur ressemblent.

Mais s’agit-il là de littérature ? Je ne le crois pas parce qu’il s’agit d’une littérature qu’on appellerait avec notre jargon d’au­jourd’hui, une littérature idéologique, c’est-à-dire une littérature qui s’enferme à l’intérieur d’une représentation du monde, qui l’accepte et la véhicule. Pour moi, ce n’est pas cela la littérature. C’est peut-être la littérature d’un point de vue quantitatif, sta­tistique, mais ce n’est pas la littérature en tant qu’activité spéci­fique, c’est-à-dire en tant que mode de connaissance. Les romans de Mme Guizot, en 1825, les romans de Mme de Montolue, après, toute cette littérature féminine massivement distribuée et lue, est-ce cela, la littérature ? Je ne le crois pas... Ce n’est pas un mode de connaissance ; cette « littérature »-là n’apprend pas à lire le réel. On en vient alors à tenter de cerner le concept même de littérature. Je dis qu’il y a littérature lorsqu’il y a amorce d’un processus de connaissance du réel, et que si cela ne fait pas avan­cer la connaissance du réel, il ne s’agit pas de littérature...

Georges Duby

Processus de connaissance du réel de la part de qui, de celui qui écrit, ou de celui qui lit ?

Pierre Barbéris

Les deux. Il y a celui qui écrit, bien entendu, qui s’interroge, qui considère que les instruments d’analyse à lui fournis ne conviennent plus, et qui cherche à dire ce qu’il perçoit, ce qu’il ressent, ce qu’il voit, ce qu’il vit. Mais il y a aussi le problème du lecteur. Cette littérature, avec sa fonction de connaissance, sa fonction d’avant-garde – Stendhal lui-même le dit – est faite pour les « happy few » ; elle est destinée à un public potentiel, peu nombreux pour l’instant, peut-être plus nombreux un jour, on ne le sait. Comment est-ce reçu sur le moment ? En général, très mal. L’exemple d’Armance prouve que cela n’a absolument pas été compris. J’ajouterai que si Armance n’a pas été compris sur le moment, Armance a également été très mal compris par les stendhaliens, car toute l’école d’Henri Martineau en a constam­ment censuré l’aspect socio-politique, et s’est enfermée dans des histoires de psychologie, d’impuissance d’Octave, de souvenirs de Stendhal, etc.

Aujourd’hui, qu’est-ce qui fait que nous pouvons faire une lecture politique, une lecture historique d’Armance ? C’est d’abord le progrès de la science historique elle-même, et aussi le progrès des luttes politiques, qui fait que nous utilisons l’Histoire pour lire d’une certaine manière. Je réponds ainsi à votre question : le lecteur qui m’intéresse, c’est le lecteur d’aujourd’hui, celui qui est passé par un certain nombre d’étapes – théoriques aussi bien que pratiques –, qui font que, pour lui, le texte qui pouvait n’apparaître que comme un texte littéraire frivole, assez limité dans ses ambitions, dans ses effets, est devenu un texte historique.

Mais le texte littéraire, devenant un texte historique, de­meure, malgré tout, un texte littéraire, c’est-à-dire qu’il n’est pas réduit à l’état de pur document. Le fait que je puisse, aujour­d’hui, comprendre ce que signifie le fait que le héros polytechni­cien de Stendhal ait été un impuissant sexuel, le fait que je puisse mettre en relation cette impuissance sexuelle avec une impuis­sance sociale, avec la situation de quelqu’un de coincé, etc., cela ne fait pas que le roman ait perdu pour moi tout intérêt. Bien au contraire, il demeure roman.

Georges Duby

Ce que vous dites là me paraît important, l’historien peut être intéressé par Armance, s’il veut comprendre, lui, ce qu’était le milieu social dans lequel Stendhal était plongé et s’il veut restituer la conscience que Stendhal prenait de sa propre posi­tion. Et il peut, d’autre part, s’intéresser à Armance comme témoignage sur la société de 1974, lorsqu’il se demande comment Pierre Barbéris lit Armance.

Pierre Barbéris

Absolument. Je pense qu’un texte n’existe que par ses lec­tures. C’est en cela que, tout à l’heure, je m’élevais contre cette conception un peu métaphysique de la création littéraire. Tant que le texte n’est pas lu, il n’existe pas, et Valéry l’a dit : toute intervention d’un nouveau lecteur fait un texte nouveau. La lecture d'Armance que je propose n’est d’ailleurs pas gagnée, car les stendhaliens eux-mêmes, quand on leur met le nez sur le fait que le polytechnicien en question refuse de servir les gens de la Chaussée d’Antin, font la petite bouche : il y a des résistances à cette lecture dans notre société, des résistances qui ne sont pas d’ordre intellectuel abstrait, mais plutôt politique et extrême­ment concret.

Georges Duby

Je suis tout à fait d’accord. Mais malgré tout très intéressé par la distorsion qui peut exister entre le discours que vous tenez sur Armance et Armance.

Pierre Barbéris

Je ne prétends pas épuiser le sens d’Armance. Je dis qu’Ar­mance peut être lu ainsi, car c’est l’un de ses sens, non seulement potentiels, mais même explicites. Il y a des phrases explicites, dans Armance, qu’on ne relève jamais. C’est donc un phénomène de censure qui joue. Ceci dit, la lecture que je propose n’est pas exclusive. Le débat est ouvert, mais moi, j’annonce la couleur ! Il n’y a pas d’enseignement neutre, il n’y a pas de lecture neutre.

Georges Duby

Absolument.

Pierre Barbéris

Je voudrais ajouter autre chose. Vous disiez tout à l’heure que cela nous conduisait à 1974. Bien sûr, si la lecture a pouvoir de connaissance historique, si elle a pouvoir d’anticipation. Je pour­rais prendre un autre exemple, qui m’est très cher. On pourrait étudier dans quelle mesure le roman d’Aragon La Semaine Sainte a dit, en 1959, des choses qui, politiquement, ont été vérifiées ulté­rieurement.

Dans la mesure où la littérature a ce pouvoir de connaissance et ce pouvoir d’anticipation, cela veut dire qu’il faut qu’elle soit lue. Pour l’écrivain – et l’écrivain ce n’est pas seulement le poète ou le romancier, mais aussi le critique, car, aujourd’hui, il n’y a plus de hiérarchie entre discours critique/discours non critique –, pour l’écrivant, comme dit Sartre, il existe des moments – presque tous les moments – où il n’y a de permission à demander à personne. L’écrivain doit prendre ses risques en toute responsabilité, mais nulle instance ne doit intervenir pour bloquer ce pouvoir de lecture de la littérature.

C’est extrêmement important, car cela signifie, à mes yeux, que la littérature ne mourra pas. J’ai vécu la période d’après la Libération, et j’ai cru moi-même que la littérature était une forme culturelle appelée à dépérir le jour où une humanité plus consciente, mieux armée conceptuellement, politiquement, etc., marcherait vers un destin plus sûr, et j’ai pensé autrefois que la littérature pouvait peut-être appartenir à une forme préhistorique de la culture. Ayant vécu les dix ou quinze dernières années, et les années d’aujourd’hui, j’ai changé d’avis. L’analyse politique et l’analyse historique voient certaines choses, mais pas tout. Dans toute situation historique, pour la conscience, pour l’être, pour les hommes qui vivent cette situation, il y a toujours de l’historique non dominé. Or, cet élément historique non dominé, l’Histoire, l’analyse historique et l’analyse politique ne peuvent pas le saisir. C’est le discours littéraire, c’est l’acte littéraire, en tant qu’acte spécifique, qui le saisit et l’exprime.

C’est ici que la littérature fait fonction historique, car l’Histoire – Histoire et historiens –, le discours historique, saisit le réel historique quand les choses se sont mises un peu en place. Je voudrais donner deux exemples. En 1820, un historien professionnel, Augustin Thierry, dit : je n’avais jamais rien compris aux révolutions d’Angleterre avant d’avoir lu les romans de Walter Scott ; ce jour-là, j’ai compris qu’il ne s’agissait pas de révolutions de palais, mais que cette relation entre conquérants et conquis, avec la théorie des races, etc., donnait une clé pour la lecture de l’Angleterre, de l’histoire anglaise. L’autre exemple est encore plus célèbre ; c’est la fameuse lettre de Engels à Miss Harkness, dans laquelle il écrit : j’ai plus appris chez Balzac que chez les historiens et les économistes de profession. Il y a donc là une double reconnaissance du pouvoir spécifique de décrire le réel de la littérature, reconnaissance qui vient des historiens eux-mêmes.

Aujourd’hui, il ne faut pas plaquer mécaniquement des schémas valables pour le xixe siècle. Il est certain que le déve­loppement de la science historique, de la conscience politique, et le développement des luttes font qu’on est mieux armé. Il y a, par exemple, moins de décalage entre la vision que Marx a eu de la révolution de 1848 et celle de Flaubert dans L’Éducation sentimentale, qu’entre Walter Scott et Augustin Thierry en 1820.

J’en reviens à mon idée d’historique non dominé. Cette frange, cette marge qui est notre destin, ce qui est encore non connu de l’Histoire, l’émergence des contradictions nouvelles, qui est la rançon même du progrès, la littérature l’a dit. Et elle n’est pas là en contradiction avec l’Histoire. Elle joue son rôle historique, spécifique.

Georges Duby

Ne croyez-vous pas que la liberté de l’écrivain est toujours partielle ?

Pierre Barbéris

Bien sûr, je ne veux pas faire de lui un démiurge, toujours à l’avant-garde, sur la pointe des rochers, ou vivant dans les astres !

Georges Duby

Cet écrivain m’intéresse dans la mesure même où il est à la fois prisonnier de quelque chose qui détermine sa manière d’écrire, et où, dans le même temps, il s’en libère. C’est cette part de liberté que l’historien professionnel est sans aucun doute capable, mieux que les lecteurs contemporains, de circonscrire. Ce qui constitue d’ailleurs pour lui une voie d’approche extrême­ment importante, vers une compréhension de la société d’une époque. Je n’arrive pas, en face de vous, à me départir de mon attitude qui consiste à considérer une société ancienne dans sa globalité. C’est-à-dire à placer l’œuvre littéraire, exceptionnelle, extraordinaire, ou au contraire très ordinaire, à l’intérieur d’un ensemble qui la détermine, mais qu’elle surdétermine elle-même.

Pierre Barbéris

Oui, car une fois que l’œuvre est écrite, elle agit. L’histoire n’est plus la même à partir du moment où quelque chose est écrit.

Georges Duby

Ce sont ces ondes qui, peu à peu, se développent, se trans­forment avec le temps, se répercutent, qui vont buter contre tel ou tel obstacle – c’est ce jeu d’influences, d’interférences – qui m’intéresse spécialement. Comment une œuvre majeure a-t-elle été brusquement lancée ; pourquoi n’a-t-elle pas été immédiate­ment reçue, comprise ; pourquoi lui a-t-on découvert, à tel ou tel moment, un sens nouveau ; comment les interprétations se sont-elles heurtées ; comment se heurtent-elles encore ? Voilà, pour l’historien des mentalités, un champ de recherche fondamentale­ment opportun.

Pierre Barbéris

Le lecteur est en effet dans l’idéologie de l’époque, et a du mal à en sortir. Une œuvre qui fait effraction dans l’idéologie, qui fait craquer cette croûte, cette carapace d’idéologie, ne peut être comprise du lecteur qui est, lui-même, immergé dans cette même idéologie.

C’est là qu’intervient un facteur très important, l’école. Il ne faut pas oublier que, depuis le xixe siècle, et, surtout, depuis la fin du xixe siècle en France, la littérature est d’abord une matière d’enseignement. Comment lit-on, par quoi lit-on, à travers quoi lit-on : à travers le discours de l’école. À partir de la fin du xixe siècle, quand l’étude de la littérature est devenue un phénomène scolaire global, cette école entendait-elle nous faire lire réelle­ment la littérature ? Non, puisqu’elle ne voulait pas qu’on lise l’Histoire. D’où la mise en place d’un discours mystificateur qui nous empêchait de lire, qui obscurcissait le sens. Dans notre société d’aujourd’hui, la littérature est profondément liée à l’ins­titution et à la pratique scolaires.

Pour la quasi-totalité des Français, la lecture est liée à des souvenirs scolaires. C’est un aspect important, car si nous ne lisons pas, ou si nous avons du mal à lire la littérature en fonction de ses relations vraies avec la société, c’est parce que l’institution scolaire ne voulait pas que nous lisions ce rapport.

Le lansonisme, par exemple, a prétendu honnêtement établir un lien entre littérature et société. Était-ce un lien valable ? En fait, il existait un pseudo-historicisme, une pseudo-lecture histo­rique. Je vais essayer d’en prendre un exemple. Pour l’historio­graphie littéraire traditionnelle, les coupures sont essentielle­ment les grandes coupures politiques. J’ai cherché en vain une histoire littéraire dans laquelle, par exemple, les grandes crises économiques soient plus importantes que les coupures politiques. Sur un exemple que j’ai travaillé, je pourrais argumenter pour démontrer que la crise économique de 1827 est beaucoup plus importante, pour l’histoire des mentalités, la relance du roman­tisme, que la révolution de 1830. Or l’historiographie officielle vous parlera toujours des barricades de Delacroix, mais jamais de la première grande crise de surproduction de 1827. Cela va loin : établir une relation entre la première grande crise de sur­production en 1827, la première avalanche des faillites, le premier moment où le capitalisme français s’aperçoit qu’il n’a pas créé l’harmonie, et l’année fracture 1828/1829 qui voit le Joseph Delorme de Sainte-Beuve, Le dernier jour d’un condamné de Hugo, Armance, etc.

Georges Duby

Vous êtes fort critique à l’égard d’une histoire de la litté­rature, parce que celle qui vous est familière, celle du xixe siècle, n’est peut-être pas la plus avancée. Je ne sais si je prêche pour mon clocher, mais j’ai l’impression que l’histoire de périodes plus anciennes, la moderne, la médiévale, est, au plan de la probléma­tique, de la technique d’explication historique, singulièrement plus avancée, actuellement, qu’une histoire d’un passé moins lointain. Je pourrais vous répondre, par exemple, qu’un livre comme celui de Paul Hazard1 était, pour la littérature du xviie siècle français, singulièrement éclairant en son temps. Et je pourrais aussi, me réfugiant, pour mon confort personnel, dans un domaine de recherches qui est le mien, dire, s’il s’agit d’exa­miner les rapports possibles entre littérature et société au xiie siècle, que des recherches déjà anciennes sur l’évolution écono­mique de l’Occident à cette époque, des recherches plus récentes, encore imparfaites, sur l’évolution sociale de l’Occident à cette époque, permettent, à mon avis, de situer de manière beaucoup plus satisfaisante la littérature courtoise, par exemple, de la mettre en rapport plus précis avec un certain nombre de struc­tures, qui relèvent des relations économiques, à un certain niveau de l’édifice social.

D’autre part, vous dites que l’école – et vous pourriez le dire de tous les systèmes d’éducation, car il y en a d’autres –, entend faire prendre des vessies pour des lanternes. L’école est, bien entendu, l’élément d’un appareil idéologique qu’il convient d’exa­miner de près, de démonter pièce à pièce afin de le démystifier. Or il ne nous est guère facile de démystifier le système idéolo­gique dans lequel nous baignons. Voici l’avantage dont jouit l’historien : lui peut travailler efficacement sur ce qu’il aperçoit des idéologies du passé et se livrer, à propos d’elles, parce qu’elles n’ont plus guère de rapport avec ce qui l’entoure et ce dont il vit, à cette nécessaire entreprise de démystification. L’histoire nou­velle appelle en effet une histoire des idéologies. Histoire difficile, et pour laquelle le matériel littéraire est fondamental, livrant des données essentielles, qu’il s’agisse des thèmes, qu’il s’agisse du vocabulaire, de l’agencement d’un vocabulaire.

Pierre Barbéris

Il y a tout un travail de déchiffrage scientifique qui est fait pour des périodes assez anciennes, mais il demeure relativement peu satisfaisant pour le xixe siècle, par exemple, s’il y a résis­tance, blocage, si les efforts n’ont pas été réellement faits pour décoder la réalité historique du xixe siècle, c’est peut-être en raison de la profonde ressemblance, de la profonde continuité, entre ce xixe siècle et notre époque. Posé en termes clairs, le pro­blème des rapports entre les soubresauts, les crises économiques du xixe siècle, et l’évolution culturelle du xixe siècle, conduirait à une réflexion non plus seulement sur le xixe siècle, mais sur les problèmes immédiatement contemporains. Ce n’est pas un hasard si l’histoire de la Restauration n’est pas réellement faite. C’est une époque profondément négligée.

Georges Duby

Il est plus confortable de faire celle de la Première Croisade... Il faut bien se rendre compte à quel point l’approche sociologique de l’actualité est difficile. Elle est contrecarrée par tout un emboîtement idéologique dont il est vain d’espérer pouvoir se dégager tout à fait. D’abord, nous ne savons pas quelle est la véritable structure de notre société. D’autre part, cette littérature qui est naissante, dont les œuvres les plus importantes ne sont peut-être pas d’ailleurs publiées, éditées, remarquées, comment pourrions-nous la juger ? Nous ne jugeons pas, en particulier, de ce qui est essentiel, de la nouveauté, de ce que ces œuvres peuvent avoir de prémonitoire : par définition, cette annonce encore « illisible » nous échappe. Il faut du recul pour discerner convenablement les relations subtiles, complexes, différentes aux divers niveaux de culture, entre les rapports de société et la création littéraire.

Pierre Barbéris

Prenons l’exemple de Roger Vailland. On l’a très mal jugé ; on n’y a rien compris quand on avait le nez dessus. Quand La Loi parut en 1958, on n’a pas compris, on a asséné des jugements très sommaires : il a abandonné l’action politique, il donne dans le libertinage, etc. Dix ans après, les choses commencent à se mettre en place.

Il est un autre aspect du problème qui m’intéresse sur quoi j’aimerais vous interroger : la littérature comme fait social, comme fait culturel, c’est-à-dire phénomène de production, phénomène de consommation, phénomène de distribution, etc. À l’heure ac­tuelle, les efforts sont profondément dispersés : d’un côté, des historiens s'interrogent à ce sujet, des littéraires aussi, mais ils ne travaillent pas du tout ensemble.

Georges Duby

Ils commencent à travailler ensemble. Il y a de plus en plus d’historiens qui traitent le matériel littéraire parmi d’autres matériaux, et de la même façon, en le soumettant à des ques­tionnaires semblablement construits. D’autre part, une certaine histoire littéraire émerge petit à petit, infiniment plus lucide, pour les périodes anciennes surtout, qu’elle ne l’était il y a vingt ans.

Pierre Barbéris

Ne pensez-vous pas qu’il y a là un problème de structure, une pratique même de structures universitaires ? C’est le serpent de mer de l’interdisciplinarité. Je voudrais trouver certaines réponses chez les historiens et je ne les trouve pas. Il est bien probable, à l’inverse, que des historiens souhaiteraient trouver chez des spécialistes de l’histoire de la littérature des réponses qu’ils ne trouvent pas non plus.

Georges Duby

L’histoire littéraire se trouve plus que tout autre engoncée dans un système scolaire, dont vous avez marqué le caractère conservateur (tous les systèmes d’éducation ne le sont-ils pas, en fait, par nature ?) Mais je considère qu’une autre histoire, l’histoire de la production artistique, est déjà beaucoup plus libre, et permet de poser plus nettement les problèmes, et notamment celui-ci : pourquoi, comment la production picturale fut-elle, à certaines époques, et notamment vers la seconde moitié du xixe siècle, beaucoup plus évidemment prémonitoire que le roman ou que le théâtre ou que l’essai ? Cette relative avance d’une histoire des arts peut s’expliquer en France, par le fait que l’étude des phénomènes artistiques n’entre pas dans un certain programme scolaire.

Pierre Barbéris

Ce sont des études qui demeurent effectivement marginales.

Georges Duby

On peut se poser aussi la question de savoir si le peintre, au xixe siècle, n’était pas plus libre, plus dégagé d’un certain nombre de contraintes, que ne l’était l’écrivain.

Pierre Barbéris

Il n’y a d’ailleurs pas que le peintre, mais aussi l’auteur d’estampes, d’images, de ce que Balzac dit voir dans les chau­mières de paysans. Il y a là tout un système d’images, un système de messages, que l’on ignore et que l’on n’étudie pas.

Georges Duby

Vous savez aussi qu’on trouve dans l’œuvre des peintres d’avant-garde de 1880, même lorsqu’ils étaient eux-mêmes aussi réactionnaires que Cézanne, les expressions d’un esprit révolu­tionnaire dont on commence seulement à déceler l’équivalent, masqué sous l’épaisseur du symbole linguistique, dans la poésie contemporaine.

Pierre Barbéris

La question que je voudrais vous poser serait la suivante. Vous êtes historien des mentalités. Une mentalité a une dimen­sion idéologique, elle est à l’intérieur d’un système, etc. Dans l’histoire des mentalités, un problème se pose, qui est celui de la prise de conscience. Il y a des ruptures, à l’intérieur de cette histoire. Si les gens sont prisonniers d’une certaine vision du monde, d’une certaine pratique, il n’empêche qu’il se produit ce que Péguy appelait des efforcements, c’est-à-dire que la conscience progresse à certains moments. Vous, historien des mentalités, quelle relation établissez-vous entre la description des mentalités et la compréhension de ce phénomène de la prise de conscience ?

Georges Duby

Il faut s’entendre sur le sens du mot mentalité. Je me réfé­rerais volontiers à l’essai de définition que propose Jacques Le Goff dans une étude encore inédite : il réserve le mot de menta­lité – d’ailleurs ambigu, insatisfaisant – au tout-venant de la pensée, aux routines de l’esprit, à une trame de réactions intel­lectuelles banales, habituelles, à ce que tout le monde a dans la tête mais à quoi personne ne pense jamais. La prise de conscience se fait dans une large mesure contre les « mentalités », entendues de cette façon.

Pierre Barbéris

La description des mentalités, cela peut donc être la des­cription de quelque chose qui ne bouge pas. On a besoin de cette description statique : savoir comment les gens pensaient, quelle était leur idée du temps, etc. Je pense à ce que Lucien Febvre faisait pour Rabelais, par exemple.

Georges Duby

Nous sommes là en effet dans des zones de temporalité d’un rythme extrêmement lent, au niveau d’une longue durée stagnante où ce qui est héritage, tradition, coutume, est infiniment pesant et submerge le peu qui pointe de progrès vers l’avenir.

Pierre Barbéris

Il n’empêche qu’à certains moments des choses craquent, bougent, et c’est là que j’en reviens à mon propos précédent. Le discours littéraire, par les ruptures qu’il opère sur lui-même, est l’une des manifestations, l’une des preuves de ce que quelque chose est en train de bouger dans les mentalités. Reste que c'est quelquefois très longtemps après qu’on s’en aperçoit. Il a fallu beaucoup de temps pour que l’on comprenne l’importance de ce qui se passe quand le pamphlet stendhalien craque et lorsqu’il passe au roman en 1825. Il y a donc une mentalité 1825, une certaine vision du monde ; puis, pour des raisons extrêmement complexes, sur certains points, des hommes commencent à penser autrement, commencent à se dire, par exemple, que le clivage principal n’est peut-être pas celui que l’on croyait, qu’il y en a peut-être un autre. On a du mal à lui donner un contenu nouveau, on a du mal à le matérialiser, à le concrétiser, parce que les formes de relève n’existent pas encore, mais il n’en demeure pas moins qu’il existe là un sentiment de porte-à-faux.

À partir de ce sentiment de porte-à-faux, il y a écriture. Cet acte de l’écriture consiste à saisir le néoproblématique, le néo­contradictoire, et à l’écrire dans un discours lui-même contra­dictoire et problématique. Car le roman stendhalien, par exemple, ne cesse de se questionner lui-même. Ce n’est pas du tout un roman triomphaliste. Combien de romans de Stendhal n’ont pas été terminés !... Un important blocage joue. À ce moment, la rupture à l’intérieur du discours littéraire, la rupture de l’inté­rieur de l’écriture, a une dimension historique. Mais, tout en ayant une dimension historique, ce discours a une dimension profondément personnelle, car s’il est certain que beaucoup d’hommes ont vécu la même histoire que Stendhal, tous ne l’ont pas exprimé de la même manière. J’avoue que je n’y vois pas très clair, en ce moment, dans les relations entre ce que j’appel­lerais, pour schématiser, les problèmes de la personnalité, et les problèmes de la prise de conscience historique.

Georges Duby

Je ne sais pas si je poserais la question de la même manière que vous. Je partirais tout d’abord de l’idée évidente que tout milieu culturel, à un moment donné, est feuilleté, c’est-à-dire qu’il s’émiette en niveaux multiples, dont les limites d’ailleurs ne coïncident pas avec celles des groupes que déterminent les conditions économiques ou politiques. Au sein de cet ensemble, sans homogénéité, mais au contraire, d’une très grande diversité, éclatent à certains moments ce que j’appellerais des événements, c’est-à-dire des efforts de rupture. Il se trouve alors que telle personnalité ou tel groupe, pour des raisons dont beaucoup échappent aux instruments d’observation dont dispose l’histo­rien, se trouvent créer une œuvre dont le contenu explose, dont le choc retentit à différents étages, est perçu plus ou moins vite, plus ou moins clairement, à tel ou tel niveau de l’édifice culturel.

Mais l’analyse me parait extrêmement difficile pour des périodes sur lesquelles nous avons autant d’informations que les 150 ans qui nous précèdent. Alors que, pour prendre un exemple, si j’essaye de me figurer ce que fut l’explosion événementielle provoquée par les chansons que composa Guillaume d’Aquitaine, un peu après l’an 1100, les possibilités d’hypothèse explicative deviennent plus grandes, les essais de compréhension beaucoup moins décevants, dans la mesure même où l’historien doit jouer sur un éventail extrêmement fermé de sources. S’ajoute la pos­sibilité de saisir, sur une période multiséculaire, les répercussions de cet événement, d’observer comment les auditeurs de l’œuvre ont réagi à ce traumatisme qu’était l’expression de sentiments tout neufs, mais dont nous voyons qu’elle répondait à l’attente d’un certain milieu social, d’abord extrêmement restreint puis progressivement plus large. Enfin, le recul est ici suffisant pour reconnaître dans ce qu’exprime l’œuvre littéraire dont je parle la meilleure affirmation d’une contre-culture face à la culture dominante.

Pierre Barbéris

Vous parlez d’œuvres qui – si j’ose dire – n’ont pas d’au­teur. J’entends par là que ces auteurs existent, bien sûr, on en connaît les noms, mais qu’on n’en connaît pas la biographie. Or, si l’on s’intéresse à la littérature plus proche, le problème change un peu de nature parce que Stendhal, par exemple, a une bio­graphie : il a perdu sa mère quand il était gosse, on connaît toute une série de traumatismes, etc. Cela pose donc le problème de la relation entre ce que j’appelle la chaîne des aliénations et la chaîne des frustrations.

Le progrès des sciences humaines, en particulier depuis Freud, nous oblige à nous poser un autre type de questions. L’œuvre moderne est l’œuvre d’hommes dont on connaît la vie. On connaît un processus extrêmement complexe : la genèse d’une enfance, la genèse d’une adolescence. L’un des risques – que je connais pour l’avoir éprouvé moi-même –, l’un des risques de la lecture « historique » de la littérature, est celui d’une réduc­tion de la littérature. C’est le fameux problème de la théorie du reflet. Une des questions les plus passionnantes qui se pose actuellement à la critique est de chercher le nom et les concepts de l’auteur, voir comment la lecture de la biographie, la compré­hension de la formation de la personnalité éclairent, chez lui, la prise de conscience de l’expression de l’Histoire.

Pendant longtemps on a eu deux séries qui fonctionnaient en parallèle, s’ignorant parfaitement : d’un côté les sociologistes, c’est-à-dire les mauvais marxistes qui restaient pénétrés de posi­tivisme – quel est le marxiste français qui ne traîne pas de l’Hippolyte Taine et de l’Auguste Comte avec lui ? –, l’explica­tion sociologique, donc, pourvoyeuse de solutions, dans un pre­mier temps. Lorsque j’étais jeune professeur de lycée, il pouvait être parfaitement libérateur, d’ailleurs, pour des jeunes élèves, de leur expliquer qu’après tout, la grande tragédie racinienne – c’était le moment où l’on venait de lire Goldmann – était peut-être autre chose que l’expression du Destin de l’homme, qu’il y avait peut-être à y chercher des relations concrètes avec des gens qui avaient des problèmes, qui avaient dû quitter leur travail, etc. De l’autre côté, il y avait la série freudienne, la série de l’analyse de la personnalité. Ces deux approches s’ignoraient. Elles essaient aujourd’hui d’interférer, mais cela s’avère extrê­mement compliqué. Les historiens se posent-ils aussi ce problème des relations entre le phénomène de la production et celui de l’écriture ?

Georges Duby

J’ai sans doute la chance de m’intéresser à une époque où l’on arrive à mettre en évidence certaines frustrations collectives. J’ai mis en rapport, à un certain moment, l’émergence de ce modèle qu’on appelle l’amour courtois, avec les désirs contrariés d’un groupe social très déterminé, celui des chevaliers céliba­taires à la recherche d’un établissement, c’est-à-dire d’une femme; ils avaient peu de chance de trouver cette femme et cet établis­sement, en raison de la disposition des structures de parenté et des pratiques matrimoniales en usage dans l’aristocratie ; ils déchargèrent donc leur amertume en inventant ce jeu où il s’agissait de conquérir la « dame » – c’est-à-dire l’épouse d’un homme qui était aussi leur seigneur, dans une certaine mesure leur père, et par conséquent leur rival. Quant à savoir ce que Guillaume d’Aquitaine ou d’autres avaient dans l’esprit, où se situait leur Œdipe, nous n’en sommes pas encore là ! Je dirige des études sur les structures familiales et la sexualité des xie-xiie siècles, qui seront, je l’espère, éclairantes, qui permettront peut-être de déplacer un certain nombre de questions ; elles com­mencent à peine. Reste cette question, très grave pour l’historien des sociétés : est-il possible de mener des analyses qui soient véritablement complémentaires au niveau de l’individu et au niveau du groupe ?

Pierre Barbéris

Dans le domaine de l’histoire littéraire moderne, ce n’est pas facile, mais ce n’est pas impossible. Je pense à des travaux un peu abandonnés à la mort de Goldmann, sur la fameuse classe pensante de Stendhal, c’est-à-dire ce milieu d’intellectuels qui n’est pas riche, mais gagne sa vie par sa plume, et constitue un groupe relativement autonome à l’intérieur de la société, qui a des relations assez tendues avec le libéralisme, avec le pouvoir d’argent, qui, malgré tout, est très opposé à l’Église, à l’aristo­cratie. L’étude de ce milieu a été très sérieusement amorcée ; je pense aux travaux de Geneviève Mouillot, par exemple.

Ce qui est important, pour moi, c’est, après la détermination de ce milieu, de chercher à voir comment se greffent sur ces déterminations qui, elles, sont collectives, des déterminations personnelles, qui, elles également, sont extrêmement importantes. En somme, il s’agit de dépasser la vieille opposition entre l’his­toire littéraire de type psychologique et l’histoire littéraire de type sociologique. Il s’agit, non pas de trouver un juste milieu, mais de dépasser cette contradiction. Actuellement, nous sommes assez démunis. Tantôt nous sommes guettés par la réduction de type freudien : dans René, de Chateaubriand, il aime sa petite sœur, mais c’est l’image de l’ancienne France perdue, etc. Mais si l’on dit que René est le roman de l’émigré, du paria social, on opère une autre réduction. Le problème est celui de l’interfé­rence, de l’interpénétration, des deux séries de déterminations.

Je retrouve ici mon problème institutionnel, le problème de la formation que nous avons reçue. Je constate que l’un des résultats de cette parcellisation de notre formation est qu’on arrive au bord de questions aussi importantes sans disposer des moyens pour y répondre. Il faut donc aussi se poser la question : qu’attend-on, dans une société donnée, dans la nôtre que nous n’ayons pas choisie, de la réflexion sur la littérature ? Je lisais avec attention, il y a quelques jours, le texte où Monsieur Fontanet présente sa loi d’orientation – c’est un texte litté­raire. À propos des études littéraires, il a des commentaires extrêmement intéressants : le ministre dit qu’actuellement il est catastrophique que tant de jeunes gens s’engagent dans des classes littéraires, qui sont pour eux des voies sans issue, et, ajoute-t-il, sans importance pour la société. C’est très important : la littérature n’est pas importante pour la société !

Dire que les Français n’ont pas le goût de la littérature, par exemple, ce serait tomber dans une typologie de type psycho­logique un peu simple. Il y a d’abord des problèmes matériels. Il faut appeler les choses par leur nom : ceux qui passent quatre heures par jour dans des transports, qui habitent un certain type de maisons, qui mènent un certain type de vie, ont des difficultés à lire. Il y a le prix des livres, et quantité de facteurs qui jouent. Mais il ne faut cependant pas oublier que le goût de la littérature, on le prend à l’école, au lycée. C’est l’institution qui, en France, apprend à lire. Or c’est une constatation de l’expérience que l’école a dégoûté de la lecture une masse énorme d’enfants. On leur fait lire des textes qui, souvent, ne les intéressent pas, et, deuxièmement, on les leur fait lire d’une certaine manière, de manière à ne pas les brancher sur leurs problèmes réels.

Il y a deux types de censure qui fonctionnent dans la lec­ture telle que l’école nous l’apprend. Il y a une censure systé­matique sur les problèmes sociopolitiques. Les textes littéraires présentent à l’élève un réel et une humanité qui n’a pas d’inconscient, et qui n’est absolument pas déterminée par les rapports sociaux. Or, l’élève, dans sa vie personnelle, surtout aujourd’hui, est de plus en plus conscient de ce que la vie est déterminée par les rapports avec son père, avec sa mère, avec ses frères et sœurs, etc. Il sait d’autre part très bien que l’argent, la politique, comptent. On apprend à lire en évacuant ces grandes contradictions que le gosse vit, dont il connaît parfaitement l’existence ; et cela peut expliquer une désaffection profonde pour la lecture.

La réactualisation du texte littéraire par la décensure pour­rait et devrait redonner le goût de la lecture. Et ceci pose le problème de la fonction de l’école dans notre société. Bien sûr, l’école est un lieu positif, un endroit où l’on apprend à lire. Mais à qui apprend-elle à lire ? Aux futurs professeurs de français, c’est-à-dire aux deux ou trois élèves par classe qui, à leur tour, seront les reproducteurs du système. Qualitativement et statis­tiquement, c’est vrai. Ceux qui ont pris le goût de la littérature deviendront, pour la plupart, professeurs de littérature. Que l’école soit un lieu d’éveil, un terrain de lutte, c’est incontestable. Il n’est pas question du tout de réduire l’école à ce fameux Appa­reil Idéologique d’État, qui serait uniquement et intégralement répressif, où on ne ferait que reproduire l’idéologie dominante. Mais si l’école n’est pas que cela, elle est quand même massive­ment cela.

Si les Français n’ont pas le goût de la littérature, cela tient d’abord à des conditions matérielles. Tant que la société elle-même ne sera pas culturelle, je ne vois pas comment l’école pourrait l’être. Deuxièmement, cela tient à un certain type de lecture. Lorsque de jeunes enseignants prennent le risque et le parti d’apprendre à lire en décensurant, les élèves aiment lire. J’ai le souvenir de la manière dont on nous faisait lire « Madame se meurt, Madame est morte » : comment voulez-vous que cela donne le goût de lire une fois sorti de l’école !... J’ai été inspecté, quand j’étais jeune enseignant, un jour que j’expliquais le pas­sage du Père Goriot, où Rastignac reçoit un billet de 1.000 francs de Delphine de Nuncingen – il est allé jouer, il a gagné de l’ar­gent, et elle lui donne 1.000 francs. C’est la fameuse phrase : « Rastignac se défendit comme une vierge ». Un gars a d’abord levé la main, et a dit : Monsieur, cette phrase-là ne tient pas debout !... ». Déjà, l’inspecteur général pâlissait... Mais ce n’est pas tout. Je leur ai expliqué que ce Rastignac, un jour, serait ministre. De plus, j’enseignais à l’étranger, en pleine guerre d’Algérie. Que m’a dit l’inspecteur général ? : « Vous vous rendez compte de l’image de la France que vous donnez à vos élèves ? Vous expliquez comment on devient ministre ! » – Aujourd’hui, c’est un peu voilé, on ne le dit plus ainsi, parce qu’on ne l’ose plus ; le vent de l’obus est passé assez près, il y a quelques années. Les dos se font un peu ronds. Mais l’école a une respon­sabilité fondamentale dans l’absence de goût des Français pour la lecture.

À propos de décensure, je pense aux travaux de Jejenski, par exemple, qui a montré comment et à quel point beaucoup des fables de La Fontaine étaient ce qu’il appelle des colbertades, des textes qui avaient une signification politique et historique immédiate pour les contemporains, des pamphlets de circonstance. Je me souviens de la manière dont on m’a fait lire La Fontaine : on se servait de ces fables pour renvoyer à une morale sceptique de l’homme éternel, etc. Dans un premier temps, une mise en perspective historique correcte, par exemple une lecture des fables de La Fontaine comme des colbertades, ne serait-elle pas un moyen de remotiver l’élève ? Je ne dis pas que cela en épui­serait le sens ni l’intérêt.

Je pense aussi au théâtre classique : n’y a-t-il pas moyen de décensurer la lecture de Molière, de décensurer la lecture de Corneille ? Il y a, dans ce que la critique, depuis dix ou quinze ans, a détecté chez Corneille, en ce qui concerne la crise du héros, les relations dramatiques entre le héros et la monarchie centralisée, moyen de remotiver la lecture. On n’en est plus au Corneille démonstrateur de la valeur du devoir, etc. Dans un premier temps, une mise en perspective correcte des œuvres est déjà un moyen de remotiver, un moyen de décensurer.

Georges Duby

Ne peut-on plus faire une lecture sans historiser le texte ? Sans goûter le seul plaisir du texte ?

Pierre Barbéris

Pourquoi opposer plaisir et science ? Vous avez l’air de dire qu’une connaissance scientifique, une compréhension scientifique du texte, serait contradictoire avec une gustation. Cette opposi­tion plaisir-science, elle fonctionne idéologiquement à l’intérieur d’une société donnée, la nôtre. Il n’est pas évident qu’elle soit parfaitement pertinente et qu’elle doive l’être toujours. J’ai dit tout à l’heure qu’une fois découverts la valeur, le sens, la fonc­tion historique d’un texte, il demeure le reste. Le jour où j’ai compris ce qu’Armance m’apporte, historiquement, pour compren­dre ce qui se passe en 1825, je continue à avoir du plaisir à lire Armance. Pourquoi faudrait-il opposer une lecture de type ludi­que à une lecture de type scientifique ? Il y a une joie de la connaissance scientifique, une joie de comprendre. À l’inverse, la joie de lire conduit au sens. Je ne vois pas pourquoi on opposerait la lecture-distraction, la lecture-plaisir, la lecture-jouis­sance, à la lecture scientifique !

On retrouve là un couple idéologique qui fonctionnait mer­veilleusement dans le lansonisme, et, chose curieuse, qui se remet à fonctionner aujourd’hui chez les formalistes. Que faisaient les lansoniens ? Dans un premier temps, ils accumulaient les fiches, pour être sérieux, pour connaître. Puis arrivait un moment où l’on disait : on est au bord du mystère. Finalement, on sait tout sur Voltaire mais il reste le génie, l’insondable, ce qui échappe à nos prises. C’était la grande contradiction positiviste.

Aujourd’hui, on voit un type de démarche inverse. On a eu, pendant des années, une débauche de scientificité ; on ne voulait plus de gustation du texte, mais de la théorie de la littérature ; on voulait que la lecture soit scientifique, on se servait de la linguistique. Aujourd’hui, on écrit des livres qui s’appellent pré­cisément Le Plaisir du Texte, où on met en cause la notion de scientificité. Les démarches idéalistes se ressemblent toujours, en ce sens qu’elles sont manichéennes. Les démarches idéalistes fonctionnent sur des oppositions binaires. Il n’existe pas de lec­tures au-dessus des idéologies. Lorsque je commence, avec des agrégatifs, à étudier La Princesse de Clèves, je vois qu’au début du texte on trouve le mot galanterie, et puis qu’il y a l’argent. Je m’aperçois que dans La Princesse de Clèves les femmes se prostituent pour avoir le pouvoir. Je retourne alors vers la lecture traditionnelle de La Princesse de Clèves, et je m’aperçois qu’on n’en parle jamais, et que même les grands dix-septièmistes distingués s’obstinent à donner au mot galanterie ce sens de « raffinement », etc. Ce n’est pas du tout ce que cela veut dire...

Georges Duby

Vous pensez qu’en expliquant cela à de futurs lecteurs, vous leur donnerez le désir de lire ?

Pierre Barbéris

Expliciter très fortement, et sur des bases scientifiques, le sens du mot munificence, et le sens du mot galanterie au début du texte peut être utile. La galanterie signifie la pratique extra­conjugale de l’amour. La munificence signifie le fait de jeter l’argent par les fenêtres. Il y a là une relation entre le pouvoir de l’argent et la galanterie. C’est incontestable. Il paraît beau­coup plus important de le mettre en relief, que de faire discuter les élèves, pour savoir ce qu’ils auraient fait à la place de la princesse de Clèves, s’ils avaient épousé M. de Nemours après la mort du mari ? C’est la lecture de Menie Grégoire, et elle est fortement intériorisée.

En expliquant le mot galanterie et le mot munificence, en situant de la manière la plus ferme ce roman du raffinement dans un contexte extrêmement précis, le moment où, par le fait de la centralisation, on se dépouille, on abandonne sa cellule originelle de vie pour vivre à la Cour, pour vivre dans le royaume de l’apparence, celui que Stendhal appellera plus tard le royaume du paraître ; le temps où, pour réussir dans ce royaume du paraî­tre, on vend tout, y compris soi-même, quand on est une femme ; sur ce fond-là, les élèves comprennent mieux les conseils de Mme de Chartres à sa fille, sa morale de l’économie. Dans un monde sur lequel on est sans pouvoir, il ne peut y avoir qu’une morale de l’économie, la morale de La peau de chagrin : il ne faut pas trop désirer car si on désire trop, on entre dans le mécanisme établi, et on va vers l’autodestruction. Mais quand on ne désire pas, on censure sa propre vie, on s’empêche de vivre. Cette contradiction, que l’on nous présente volontiers comme une contradiction purement morale, purement métaphysique, est une contradiction sociale. Il y a une relation très forte entre les conseils de Mme de Chartres à sa fille, et le mythe balzacien de La peau de chagrin.

Les sociétés modernes vivent ce dilemme quotidiennement. Intériorisé, transposé au niveau des consciences, cela débouche sur des conflits qui se présentent en termes psychologiques, mais sont loin d’être de nature uniquement psychologique. Je prétends, moi, que dire cela à des élèves de 1974, c’est peut-être leur faire comprendre la littérature, c’est important. Mais je ne dis pas que cela épuise tout.

Il ne s’agit pas d’imposer un type de lecture. Qui impose actuellement des types de lecture ? Lagarde et Michard ! On a en face de nous un système qui se prétend neutre, et qui, en fait, est un système d’inculcation. L’historien de la littérature doit prendre ses risques avec les textes en fonction des risques que lui-même prend dans le monde qui est le nôtre.

Georges Duby

Vous liez un peu trop littérature et lecture. Ce n’est pas la même chose. N’allons-nous pas vers une nouvelle oralité de la littérature ? Les sociétés anciennes que j’étudie n’étaient pas dépourvues de ce que nous appelons littérature. Mais l’éducation qui s’y donnait était essentiellement orale, la réception de l’œuvre s’opérait surtout par l’ouïe, accessoirement par la vue. Des élé­ments fort importants de notre culture ne sont-ils pas déjà véhiculés par la chanson, le théâtre, le cinéma ? Ne se développe- t-il pas actuellement, sans que nous y prenions vraiment garde, un immense système d’éducation fondé sur des communications non écrites et qui ne sont pas du tout canalisées par un ensei­gnement, lequel est, par sa mesure même, englué dans les rou­tines ?

Pierre Barbéris

Bien sûr. Il y a, parallèlement à ce que l’école apprend, et à sa focalisation sur le texte littéraire, une quantité énorme de messages qui parviennent par d’autres intermédiaires. Oraliser la connaissance, la pratique de la langue française, donner toute son importance à l’aspect oral de la culture dans le monde moderne, c’est absolument indispensable. Mais on en arrive à quelque chose qui m’inquiète : l’écrit se perd. Or quelqu’un qui a du mal à écrire est privé de certaines armes ; quand on a du mal à écrire, on a aussi du mal à lire l’écrit. C’est un phénomène socio-scolaire très important. Il a fallu mettre l’accent sur l’oral parce que notre civilisation est orale. D’autre part, il a fallu partir de l’oral pour essayer d’arriver à la maîtrise de l’écrit ; mais l’écrit a été tellement compromis par toute une tradition, il a connu une telle fétichisation qu’on le conteste aujourd’hui de manière catastrophique. Or, on a du mal à lire l’écrit lorsque soi-même on n’écrit pas, quand on n’est pas formé à écrire.


Notes

  1. Hazard (Paul), La crise de la conscience européenne à la fin du xviie siècle, Paris, Alcan, 1935.


Pour citer cet article :

Pierre Barbéris et Georges Duby, « Littérature et société », réédition sur le site des ressources Socius, URL : http://ressources-socius.info/index.php/reeditions/18-reeditions-d-articles/225-litterature-et-societe, page consultée le 24 avril 2024.

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