Première publication dans Jean-François Côté et Régine Robin (dir.), "La sociologie saisie par la littérature", Cahiers de recherche sociologique, n° 26, 1996, p. 19-37.

 

Ma question est la suivante : Qu’est-ce qui, dans la littérature comme telle, concerne la politique? « Comme telle » veut dire : indépendamment des idéologèmes que l’écrivain peut représenter, élaborer ou transmettre, ou de la position de l’écrivain dans un hypothétique champ littéraire, qui s’inscrit lui-même dans un rapport déterminé avec un champ du pouvoir politique. Je prendrai « littérature » au sens fort du terme : non pas comme l’ensemble des productions de l’art d’écrire, mais comme le nom sous lequel, depuis l’âge romantique, s’est pensée une nouvelle modalité de cet art, comme puissance déliée des règles classiques de la représentation, puissance sans normes, se démontrant elle-même, comme la vérité spinoziste, dans la singularité de ses actes.

Je partirai du cas Flaubert, en raison d’un écart qui me semble exemplaire entre deux choses : les déclarations sous-jacentes de cet écrivain quant à la politique et les jugements qu’on porte, à son époque, sur la politique implicite à son écriture. On connaît les déclarations qui témoignent du peu de sympathie de Flaubert pour la démocratie, du genre « Je vaux bien vingt électeurs de Croisset » ou, sous une forme plus réfléchie, « Le diable m’emporte si je ne me sens pas aussi sympathique pour les poux qui rongent un gueux que pour le gueux ! » On connaît d’autre part ses innombrables affirmations sur le sacerdoce ou l’aristocratie solitaire de l’art. Cela n’empêche pas que très tôt ses livres ont été perçus comme témoins de l’invasion de la démocratie dans la littérature. Ainsi Jules Barbey d’Aurevilly résume-t-il l’effet ressenti devant la description interminable de l’insignifiant : c’est, dit-il, le casseur de pierres ou le scieur de long de la littérature.

Barbey dénonce ainsi une complicité de l’antidémocrate et du pur amant de la littérature avec la démocratie, et cela dans l’écriture même. Flaubert, par cette écriture, ferait de la démocratie sans le savoir. Un tel jugement pourrait, à première vue, nous rappeler le jugement de la tradition marxiste sur Balzac : ce réactionnaire monarchiste nous faisait voir, par la force de son écriture visionnaire, cette réalité sociale et cette lutte des classes dont il ne voulait par ailleurs pas entendre parler. L’affaire, pourtant, est tout autre. La phrase de Barbey ne désigne pas seulement une écriture qui ferait voir autre chose que ce que l’écrivain voulait, mais une écriture qui s’auto-annule, qui se fait exactement semblable à son opposé, l’automatisme de la main ouvrière, qui répète indéfiniment le même geste. Ce n’est pas une tête, dit-il, mais une main. Et pas n’importe quelle main, pouvons-nous ajouter, mais la main du manœuvre.

La complicité dont il est question ici ne tient donc pas à l’opinion de l’auteur, à la nature du sujet qu’il représente ni à la structure de la représentation. Elle tient à l’acte même d’écrire dans la radicale affirmation de sa pureté, dans sa prétention à supprimer tout message sentimental et à rendre toutes représentations équivalentes. C’est par l’aspect le plus aristocratique de son projet que l’écriture de Flaubert s’identifierait à son contraire : l’indifférenciation démocratique et la monotonie du geste ouvrier. Comme si la radicalité propre de l’exigence littéraire avait un lien de nécessité avec la démocratie, quoi que l’écrivain pense et quoi qu’il représente.

Les expressions « casseur de pierres » ou « scieur de long » font évidemment référence à la peinture de Courbet. Mais le cas de Flaubert est, somme toute, plus grave. À Courbet – ou à Manet – on reproche de représenter des sujets vulgaires qui ne conviennent pas à la grande peinture des Salons, seulement aux tableautins de genre que les marchands achètent sur les boulevards. Flaubert, lui, est dans une situation différente. Il a derrière lui une révolution déjà bien avancée depuis le romantisme : la destruction des genres traditionnels, avec leurs hiérarchies entre les sujets représentés et les styles convenant à tel ou tel sujet. On ne lui reproche pas de représenter des ouvriers mais d’en être un lui-même, d’appliquer le même « noir animal » (Barbey) à une fille de paysan, une dame du monde et une fille entretenue. Le démocratisme de son écriture s’identifierait donc à sa monophonie. La critique de Barbey prend ainsi à revers une problématique du type bakhtinien, où la démocratie de l’écriture romanesque est assimilée à son « polylinguisme ». Ce qui est mis en cause chez Flaubert et assimilé à l’ordinaire ouvrier et démocratique, c’est à l’inverse le « monolinguisme » de son écriture, la manière dont elle fond toutes les voix, tous les accents en un seul. Significativement, c’est le polylinguisme balzacien que Barbey prend pour modèle. Balzac fait parler ses personnages – portiers ou grandes dames – dans leur langue propre et sait différencier sa propre voix de la leur. Impossible en revanche de savoir, dans l’égalité du texte flaubertien, si c’est Flaubert qui parle comme un portier ou les portiers qui font du Flaubert. Tous les personnages parlent du même ton qui est celui de l’auteur, poussant interminablement devant lui personnages et événements d’égale dignité.

Ce qui est visé, c’est donc bien le primat flaubertien du style comme ton ou comme point de vue sur le représenté. Dans les termes de la poétique classique, c’est le primat de l’elocutio sur l’invention du sujet et la composition de la fable. L’absolutisation de la littérature, dont Flaubert est un des grands-prêtres, est liée au changement de situation de l’elocutio. Celle-ci n’est plus l’ornement du discours ni l’appropriation de l’expression au sujet représenté et aux différentes parties de la représentation. Le style comme âme de l’écriture, comme « manière absolue de voir les choses » s’oppose aux styles de la représentation. Or c’est cette « manière absolue », cette marque de l’immanence du dieu-auteur dans sa création qui est assimilée par Barbey au brouettage interminable des matériaux et au geste répétitif de la main ouvrière. L’écrivain démocrate par excellence, ce n’est pas celui qui, comme Hugo, dépeint les bas-fonds de la société et plaide pour l’éducation du peuple. C’est celui qui s’indigne contre la démagogie hugolienne et affirme s’intéresser autant aux poux qu’aux loqueteux que ceux-ci dévorent. L’égalité d’intérêt pour les loqueteux et pour les poux, pour les humains et pour les galets des plages produit ce travail d’ouvrier, cette « démiurgie », au sens premier du terme, qui consacre le règne de l’égalité.

À suivre cette interprétation, on voit se profiler une configuration des rapports entre écriture, littérature et politique qui prend aussi à revers des analyses du type sartrien. Dans Qu’est-ce que la littérature?, Sartre opposait deux manières de traiter les mots : d’un côté, le principe littéraire, selon lequel les mots sont traités en tant qu’instruments qui permettent de parler, de dévoiler un monde s’offrant comme objet de la pratique humaine, et d’engager une relation de promesse et de contrat avec d’autres libertés. De l’autre, un principe poétique, en vertu duquel les mots sont employés intransitivement, comme le peintre utilise les couleurs. Et, dans L’idiot de la famille, il dénonce chez Flaubert la perversion de l’impératif littéraire de dévoilement du monde. Le culte flaubertien de l’art participe, selon Sartre, d’une entreprise systématique de chosification du langage. Celle-ci s’inscrit elle-même dans le grand nihilisme des élites de la deuxième moitié du xixe siècle. Ces élites intériorisent le projet bourgeois d’exploitation totale du monde mais en le déplaçant et en le retournant. Le projet conquérant de domination de la nature et d’exploitation généralisée devient chez elles la transformation du cosmos en antinature à laquelle l’homme doit se sacrifier. Les élites se font envoyer par l’antinature un impératif catégorique truqué où l’homme se pense comme simple moyen choisi par une fin absolue. L’auteur nihiliste se sacrifie en conséquence au règne du néant. Il soustrait le langage aux usages transitifs de la communication et le détourne vers l’opacité des choses. Il met en œuvre un idéal de la minéralisation du verbe pour représenter une humanité minéralisée.

En somme, le réactionnaire Barbey d’Aurevilly et le révolutionnaire Sartre sont d’accord sur le diagnostic du cas Flaubert : d’accord pour dénoncer le parti pris minéral de l’écriture et le désengagement de l’auteur. Simplement Barbey conclut à l’envers : le triomphe de l’écriture pure est proprement le triomphe de la démocratie. En cela, il nous permet peut-être mieux que Sartre de cerner le cœur du problème : le choix par l’artiste aristocratique d’une pureté de l’écriture rend manifeste un lien secret entre démocratie et écriture. Il affirme une « politique » propre à l’écriture en son essence même. Le jugement de Barbey sur Flaubert apparaît alors comme une variante moderne d’une vieille fable qui est aussi le mythe fondateur qui commande en Occident à la pensée de l’écriture.

Je fais, bien sûr, allusion au Phèdre de Platon. Dans le célèbre mythe de la fin du dialogue, Platon dénonce un double défaut de l’écriture. Premièrement, elle est muette comme une peinture qui signifie toujours stupidement la même chose. Élie est incapable d’accompagner le logos qu’elle dessine, de répondre à ceux qui l’interrogent, incapable donc de faire de ce logos un principe de vie, une puissance qui croisse dans une âme. Deuxièmement, elle est, à l’inverse, trop bavarde. N’étant pas un logos conduit, accompagné par son père, elle s’en va rouler n’importe où, sans savoir à qui il faut et à qui il ne faut pas parler. L’écriture est donc la peinture muette/bavarde, l’énoncé orphelin, privé de la voix qui lui donne sens et légitimité, détourné du trajet par lequel le logos est principe de vie. L’écriture pourrait ainsi se définir comme hétérologie, au sens originel d’altération du logos, d’instauration d’un logos de l’hétéron. Mais cette hétérologie n’est pas l’invasion d’une langue par une autre à la manière bakhtinienne. C’est, au contraire, en raison même de sa monologie – de son « mutisme » – que l’écriture est prise dans le « bavardage » du partage hétérologique, mise à la disposition de n’importe qui.

Le texte de Platon ne définit pas simplement des « défauts » de l’écriture ou un rapport d’infériorité de la parole écrite par rapport à la parole vive. Il donne à l’écriture un caractère symbolique durable. Il en fait le principe d’un dérèglement du discours, identique à ce dérèglement de la communauté qui s’appelle démocratie. L’écriture est le dérèglement général de l’ordre par lequel le logos se distribue et distribue les corps en communauté. Dans le Phèdre, même un mythe antérieur, celui des cigales, opposait deux catégories d’êtres : les travailleurs qui viennent, à l’heure chaude où chantent les cigales, faire leur sieste à l’ombre, et les dialecticiens, séparés des premiers par le loisir de la parole, de l’échange vivant et illimité des paroles. Auparavant encore, un autre mythe, celui de l’attelage ailé et de la chute, avait fondé en vérité ce partage des conditions. Il avait en effet lié l’inégalité des incarnations des âmes en telle ou telle condition à la capacité ou à l’incapacité manifestée par ces âmes de supporter la vue des vérités célestes. L’infériorité d’une condition traduisait ainsi l’indignité d’un mode de vie séparé des modes vrais du voir et du dire.

Le trouble de l’écriture est à penser dans ce cadre. L’écriture remet en question cette hiérarchie des êtres selon leur puissance « logique ». Elle défait tout principe ordonné de l’incarnation de la communauté du logos. Elle introduit la dissonance radicale dans la symphonie communautaire telle que la pense Platon, comme harmonie entre les modes du faire, de l’être et du dire. Harmonie entre les occupations des citoyens – ce qu’ils « font » mais plus encore la manière dont ils occupent le temps –, leur ethos – leur manière d’être à leur place et d’y signifier cette occupation – et le nomos communautaire : ce nomos qui n’est pas seulement la loi mais tout autant l’air de la communauté, son esprit ressenti comme ton fondamental, comme rythme vital de chacun et de tous. À la symphonie harmonisant les occupations, les manières d’être et le ton de la communauté s’oppose la démocratie, la communauté qui n’en est pas une, qui n’est pas un corps animé par son âme, mais une communauté sans corps, instituée par ces peintures muettes que sont les lois écrites sur les tables mobiles du Portique royal d’Athènes. Les lois écrites sont des logoï abandonnés par leur père, semblables, nous dit le Politique, à des ordonnances qu’un médecin parti au loin aurait laissées pour toute maladie à venir. La démocratie est proprement le régime de l’écriture, le régime où la lettre tient lieu de discours vivant, d’âme vivante de la communauté. C’est aussi bien dire qu’elle est le régime du multiple sans loi : non pas une constitution, dit le livre viii de la République, mais un bazar de constitutions, formule à laquelle fait étrangement écho le jugement de Barbey sur L’éducation sentimentale : le livre de Flaubert, c’est le bric-à-brac de la boutique d’Arnoux. L’image du bazar illustre le désordre premier de la démocratie, la manière dont toute proportion symphonique des âmes individuelles et de l’âme communautaire se trouve brouillée par ces mots muets/bavards que sont par exemple peuple, liberté ou égalité : mots sans père et sans consistance qui ont d’abord pour être l’être même de l’écriture.

Telle est la singularité de la notion d’écriture. Celle-ci ne se limite jamais à désigner le simple tracé des signes, opposé à l’émission vocale. Tout se passe comme si l’écriture traçait toujours beaucoup plus que les signes qu’elle aligne, comme si elle traçait en même temps un certain rapport des corps à leur âme, des corps entre eux et de la communauté à son âme; comme si elle signifiait toujours un certain partage du sensible, un rapport disjoint entre les occupations, les manières d’être et les tons de la communauté et de ses membres. Le mode propre de visibilité et de disponibilité de la lettre écrite brouille tout rapport d’appartenance légitime du discours à l’instance qui l’énonce, à celle qui doit le recevoir et aux modes selon lesquels il doit être reçu. Il brouille la façon même dont le discours et le savoir ordonnent une visibilité dont ils font autorité.

Tout le monde connaît la grande querelle faite par Platon à la poésie et à l’imitation en général. Mais le trouble de l’écriture qu’il dénonce est plus radical que celui de la poésie. Sans doute les fables menteuses des poètes inscrivent-elles dans l’âme des marques du faux qui font croître les principes de l’injustice. Sans doute la dissimulation du poète qui se cache dans son discours instaure-t-elle dans la cité le règne de la duplicité. Mais la peinture muette/bavarde qui parle sans accompagner son dire est plus redoutable que le modèle fallacieux. Et le discours orphelin qui va rouler à droite et à gauche est plus redoutable que le poème dont le père est caché. Le désordre de l’écriture qui vient s’identifier à l’ordre de la loi touche plus radicalement l’ordre communautaire, la constitution du sensible de la communauté.

Aussi ce désordre ne peut-il se régler comme le trouble poétique. Chez Platon, ce dernier ne se règle pas seulement négativement par l’exclusion des poètes. Il se règle aussi positivement en opposant à la mauvaise mimesis une bonne mimesis ou plutôt une autre qualité de la mimesis. Au septième livre des Lois, les philosophes législateurs affirment qu’ils sont eux-mêmes auteurs de tragédies et de la meilleure d’entre elles, celle qui imite la vie la plus belle. À la tragédie représentée s’oppose le poème vivant : le chœur ou la danse de la cité mimant son principe et s’enchantant de son air ou de son ton. Le trouble poétique est corrigé par la constitution de la communauté elle-même en hyper-poème : principe hyper-poétique qui est un principe radical d’antiécriture. Plus exactement, la philosophie antique a connu deux règlements du trouble poétique. Il y a le règlement platonicien, la communauté comme poète vivant. Et il y a le règlement discursif stable, tel que le formule la Poétique d’Artistote, où la philosophie constitue la poésie en une tekhnê définie dont elle formule les principes.

Pour penser le rapport de la littérature et de la démocratie, il faut prendre en considération ce double rapport qui oppose la législation philosophique à l’illégalité du poème, d’une part, et à l’illégitimité de l’écriture, d’autre part. Il y a une illégalité du poème qui est remplaçable par sa légalité. Il y a une illégitimité de l’écriture qui est le bouleversement même de la légitimité dans l’ordre du discours et dans la communauté. Il ne s’agit pas là de vieilles histoires philosophiques. La nouveauté propre à la littérature et les grandes formes d’absolutisation de l’idéal littéraire accompagnent historiquement les formes renouvelées de la dramaturgie platonicienne de l’écriture qui accompagnent elles-mêmes l’émergence de la démocratie moderne. On peut penser très concrètement aux violents conflits qui ont entouré la question de l’apprentissage scolaire de l’écriture. Ces débats ont mis en évidence la manière dont l’écriture symbolise un mode de communauté en définissant les rapports de la main au corps, du corps à son âme, des corps entre eux et de la communauté à son âme. Dans la France de la Troisième République, on assiste ainsi à un violent conflit pour l’écriture droite contre l’écriture couchée, l’écriture pourtant plus efficace des comptables et des copistes. C’est que la question, pour les pédagogues de la république, n’est pas une question d’efficacité. Ce qu’ils veulent, c’est que le sens de l’écriture tienne à la position de l’écrivant, que l’écriture ne dévie pas, qu’elle ne s’autonomise pas par rapport à cette position : question cruciale à l’heure où, pour parler comme Rimbaud, les mains à charrue deviennent elles aussi des mains à plume. Le caractère droit ou couché de l’écriture excède toute question d’apprentissage technique ou d’ergonomie. Elle concerne le rapport entre l’ordre technique et l’ordre du discours, le rapport de ceux qui travaillent de leurs mains avec le principe de la communauté. L’inclinaison de l’écriture symbolise la déviation d’une main qui sort de son rôle, soustrait un corps à sa place et perturbe ainsi le rapport entre l’ordre du faire, l’ordre du dire et l’ordre de l’être. Son refus prolonge alors une obsession vieille déjà à l’époque de deux siècles : la crainte de ce qu’on appelle le « déclassement » des enfants de travailleurs, tirés de leur condition par la découverte de l’écriture et du livre et voués par là au suicide ou à la subversion. Dans l’obsession du déclassement se conjuguent deux périls : la disponibilité de la lettre parlant à n’importe qui et interprétée par lui à sa guise, et la déviation de la main qui sort de sa fonction et fait dériver le bon ordre des corps.

Le péril que l’on veut conjurer n’est pas simplement celui des mots trompeurs et des rêves enchanteurs troublant l’innocence populaire. Plus radicalement, il est celui d’une vie séparée de sa destination par la lettre « morte » et pourtant trop vivante et par la découverte d’une différence de la main à elle-même. Je propose de donner à cette action de la lettre le nom de littérarité. C’est d’elle que témoignent en particulier ces récits d’autodidaxie, si semblables les uns aux autres, où l’enfant du peuple raconte comment sa vie a été bouleversée par le hasard d’un volume dépareillé, aux pages arrachées, acquis à un étalage en plein vent, voire par quelques lignes sur un papier déchiré ramassé dans la rue. Ces récits sont trop semblables les uns aux autres pour que nous n’y voyions pas des « fables », des « mythes » au sens platonicien, des contre-mythes de la destinée des âmes, réfutant l’ordre que les premiers fixaient entre l’ordre du discours et celui des conditions sociales.

Notre question initiale peut donc se reformuler ainsi : Quel rapport l’absolutisation moderne de la littérature entretient-elle avec le phénomène de la littérarité, avec le trajet de la lettre errante qui vient saisir les corps populaires et défaire ainsi l’harmonie des occupations, des manières d’être et des régimes de parole? Quel rapport avec le double règlement philosophique du trouble poétique et avec le règlement suspendu du trouble de l’écriture?

L’idéal de la littérature, tel que Flaubert le porte à son accomplissement, marque, en un sens, la ruine de l’édifice des belles-lettres, c’est-à-dire des règles de la poétique, conçues comme règlement de la fiction poétique. Sur la ruine des belles-lettres et de leurs canons qui liaient un certain représenté à un certain mode de représentation s’élève « la » littérature, comme puissance singulière qui se démontre dans chacune de ses œuvres, traçant à chaque ligne la différence entre ce qui est de l’art et ce qui n’en est pas : cette infime différence qui met à la torture l’auteur de Madame Bovary, puisqu’il sait que la moindre déviation de sa ligne lui fera écrire du Paul de Koch. Il est sans doute aisé de mettre cette puissance singulière et sans norme en rapport avec la promotion démocratique de l’individualité. Et Flaubert lui-même a montré la voie dans une lettre célèbre à Louis Colet, exaltant l’affranchissement moderne de la forme par rapport à la matière, la forme devenant libre, propre à chaque individu qui l’exprime et s’y exprime.

L’affaire est pourtant plus compliquée. La littérature ne se réduit pas à remplacer la législation des belles-lettres par le bon plaisir ou le point de vue unique de l’individu créateur. Elle est, plus profondément, la rencontre entre la logique de la représentation et la logique de la littérarité. J’entends par logique de la représentation l’ensemble des principes qui légalisent la pratique mimétique. Il y a les divisions des belles-lettres et les règles de la poétique. Mais il y a aussi, plus largement, ce que l’on peut appeler le principe de réalité de la fiction. J’entends par là ce qui donne à la fiction une place reconnue, par quoi elle cesse d’être le « contraire » de la réalité pour devenir une partie de la réalité, une occupation, ayant son espace et son temps propres : son temps, à côté de celui des activités sérieuses; ses lieux, théâtres ou autres; ses formes de reconnaissance spécifiques comme une activité parmi d’autres.

La rencontre entre littérarité et représentation peut s’illustrer par un livre qui n’est pas pour rien devenu L’Iliade et L’Odyssée de la modernité, le Don Quichotte. Sa fable ne se réduit pas, en effet, à l’hallucination de l’illuminé qui prend ses visions pour la réalité. Don Quichotte ne prend pas ses visions pour la réalité. Il prend les livres pour la vérité, ce qui est tout différent. Son opération est moins d’imposer la fiction à la place de la réalité que de ruiner le principe de réalité de la fiction, sa « légalité ». C’est ce qu’illustre la scène où Don Quichotte réduit en pièces les marionnettes de maître Pierre. Don Quichotte s’y découvre, significativement, le même ennemi que Platon : le marionnettiste, l’homme des prestiges fictionnels. La représentation de maître Pierre suppose un partage, bien platonicien lui-même, entre le temps du sérieux et le temps de l’amusement. Elle implique un contrat tacite entre l’artiste et son public qui fait comme s’il prenait au sérieux quelque chose qu’il sait bien pourtant être pour rire : en somme, ce que la grave théorie des actes de fiction appelle une suspension of disbelief.

Tel est en effet le régime normal de la fiction, affirmé par les personnages qui entourent Don Quichotte : maître Pierre dont c’est le gagne-pain, mais aussi le chanoine qui admet les bons livres pour charmer le temps du loisir ou l’aubergiste évoquant les récréations des moissonneurs, ces moments où l’on aime à se distraire avec ces histoires de l’ancien temps qui, on le sait bien, n’ont plus cours dans notre temps. La folie de Don Quichotte est de briser ce principe de réalité de la fiction pour affirmer dans sa radicalité le principe de vérité du livre. Au partage raisonnable du chanoine il oppose cette réponse « folle » : Comment les livres peuvent-ils mentir? Qu’est-ce qui permet de dire qu’ils mentent? Il assène alors à son contradicteur une avalanche de preuves de la vérité des romans de chevalerie, depuis les reliques conservées des preux chevaliers et les attestations des ancêtres jusqu’à la licence royale inscrite sur les volumes. Les preuves qu’il fournit sont, pour l’essentiel, semblables à celles qui servaient, avant la critique bollandiste, à attester la vérité de l’Écriture par excellence, la vérité des livres sacrés. Pour le reste, il prend à son compte la preuve suprême de la vérité du Livre, la preuve donnée par l’incarnation et par le sacrifice de celui qui voue son corps à accomplir la promesse des Écritures.

C’est cela qui est en jeu dans la référence emblématique de la révolution romantique à Don Quichotte et dans tous les jeux que la modernité opère sur la fable du fou de la lettre, jusqu’au paradoxe de Unamuno, faisant de Don Quichotte le véritable auteur d’un texte que Cervantès aurait copié sans en comprendre la portée. La singularité de la littérature ne tient pas à la seule libération « individualiste ». Elle tient au destin politique de l’écriture, c’est-à-dire à la manière dont la logique de la littérarité vient rencontrer violemment la logique de la représentation. Il s’ensuit que la pureté littéraire est originellement tributaire du désordre que la littérarité entraîne dans le domaine de la fiction comme du désordre qu’elle détermine dans les occupations de la société. Par là peut se comprendre que sa volonté de souveraineté soit tributaire d’une fable essentielle : la fable du fou du livre, de celui qui a le malheur de lire des livres. L’émancipation de la littérature et la valorisation de l’unicité de l’écrivain sont liées, en leur principe, à la perversion de la lettre muette/bavarde qui roule n’importe où et coupe les corps en général, et les corps populaires en particulier, de leur destination naturelle.

Cela est déjà donné par la fable de Don Quichotte et par la manière dont l’auteur y affirme sa singularité. Les diverses interventions de Cervantès dans son livre signalent une corrélation essentielle entre la singularité de l’auteur et le malheur de celui qui lit des livres. Le virtuose du récit démontre sa virtuosité aux dépens de son personnage, de son otage, celui que la lecture des livres rend fou. Cette corrélation n’a cessé de marquer la modernité littéraire. Mais il y a deux manières de la traiter, qui définissent deux pensées très différentes de la littérature. La première est la manière heureuse qui s’enchante des jeux de l’écrivain avec son personnage, de la façon dont il fait varier le rapport du narrateur à la narration et de l’auteur à sa fable et à ses personnages. Je pense à cette tradition qu’illustrent Fielding, Sterne, Jean-Paul ou Machado de Assis, à leurs livres où constamment ils s’amusent de sa création, engagent et interrompent leur fable, autonomisent leurs personnages puis leur coupent la parole et se font les juges ironiques de leurs actions. Cette idée du jeu littéraire a sans doute trouvé son apothéose dans les enquêtes et les labyrinthes borgésiens. L’écrivain y confisque à son profit le pouvoir de la littérarité qui devient sa puissance de s’imposer à toute représentation. Il est alors le virtuose qui organise le jeu infini des récits où la fiction et la réalité échangent leurs rôles, où l’auteur devient personnage, et le personnage, auteur. La souveraineté de l’écrivain construit ainsi un équivalent du royaume des Idées : le ciel des formes de toute représentation possible, le royaume des récits et des simulacres gouverné par l’homme de la lettre, le Grand Bibliothécaire.

À cette manière ludique de traiter le rapport de l’auteur souverain à son otage s’oppose une autre manière, à laquelle appartient la prose du casseur de pierres. Celle-ci affronte le conflit de la représentation et de la littérarité. Ce conflit, au temps de Flaubert, se manifeste concrètement à travers deux conjonctions significatives du « politique » et du « littéraire ». La première nous est donnée par un phénomène historiquement mineur mais hautement significatif, furtivement rappelé dans L’éducation sentimentale par le bilieux républicain Sénécal : les rapports embarrassés de « la » littérature avec une encombrante sœur cadette et illégitime, la « poésie ouvrière ». Cette poésie ouvrière qui, en France, avait pris un certain essor dans les années 1830 a vite été perçue comme phénomène menaçant. Non pas certes par ses sujets, son message ou sa forme révolutionnaires, mais tout au contraire par sa parfaite conformité aux modèles existants. La subversion de la lettre errante ne consiste pas dans son extravagance mais au contraire dans la banalité même qui la rend disponible à tous : la banalité des mêmes mots, des mêmes mètres et des mêmes thèmes maniés par d’autres mains et dits par d’autres bouches, par les mains qui devaient rester des mains à outils et les bouches vouées à exprimer l’authenticité de l’ethos populaire. Cette rupture « banale » de l’ordre des choses donne lieu à des dénonciations radicales. Mais les écrivains en titre la règlent, eux, à l’amiable, selon un partage significatif. Aux écrivains ouvriers, George Sand, Lamartine, Béranger ou Eugène Sue offrent leur patronage, à une condition : qu’ils fassent de la poésie vraiment ouvrière. Qu’ils cessent de faire de la poésie à la manière des grands écrivains, d’écrire odes et tragédies, et qu’ils écrivent à la place les refrains du métier, des chansons avec des airs entraînants, qui donnent du cœur à l’ouvrage et enchantent les divertissements, des airs, en somme, qui soient des nomoï, qui expriment l’ethos de l’ouvrier et accompagnent ses occupations; qu’ils tiennent donc, au sens musical du terme, leur partie dans la grande symphonie communautaire.

Mais la tension que la littérarité imprime au projet de la littérature se manifeste aussi dans le travail même de l’œuvre, à travers l’insistance d’une fable et les effets qu’elle produit sur le texte qui la met en jeu. Le siècle des poètes ouvriers est aussi celui où se radicalise la fable du fou de la lettre, de celui ou de celle dans la vie de qui, pour son malheur, est entré le livre. C’est ainsi, chez Hugo, Ruy Blas, l’orphelin par pitié nourri dans un collège et dont on a fait un poète au lieu de l’ouvrier qu’il aurait dû être; chez Balzac (Le curé de village), l’histoire de Véronique, la fille du ferrailleur dont la vie est ravagée par la lecture apparemment si innocente de Paul et Virginie; chez Zola (La fortune des Rougon), le destin tragique de Sylvère Mouret, le jeune ouvrier trop instruit et trop rêveur; chez Thomas Hardy, la malédiction que l’instruction apporte à Jude l’obscur. Dans la même galerie, il faut, bien sûr, inclure deux fictions flaubertiennes. Emma Bovary, comme Bouvard et Pécuchet, est une victime exemplaire du livre. Et Bouvard et Pécuchet, avec ses sorties successives suivies d’autant de catastrophes, est une claire transposition de Don Quichotte. Seulement, ces dernières fictions de la victime du livre ont la particularité de faire basculer le rapport de maîtrise de l’auteur sur la fable, de transformer l’auteur souverain en otage de son otage.

Ce mouvement d’approfondissement et de renversement est, à la vérité, déjà sensible dans la fiction balzacienne du Curé de village. Le livre de Balzac est proprement une fiction de l’écriture et de la démocratie. La fille du ferrailleur enrichi par la Révolution y est séduite par un livre acheté, pour sa vignette, à un étalage en plein vent. Et elle entraîne dans sa perdition un de ces jeunes ouvriers trop distingués pour leur état qui suscitent les angoisses du « déclassement ». L’amour conduit ce dernier à un crime qu’il paiera sur l’échafaud et que Véronique expiera par une longue vie de repentir et de bienfaisance villageoise. Le roman est ainsi une parfaite allégorie : le crime « réel » perpétré par le jeune ouvrier porcelainier y est la stricte conséquence d’un crime symbolique : le crime du livre qui les a arrachés à leur mode d’être. Et l’île où le meurtrier cache son butin est la matérialisation de l’île de fiction, celle de Paul et Virginie, laquelle métaphorise l’insularité du livre en général qui sépare l’être populaire de lui-même.

Seulement, la perfection de l’allégorie antiscripturaire et antidémocratique correspond au blocage du récit, à la mise en défaut du pouvoir de l’écrivain. Cette mise en défaut se manifeste doublement. Elle le fait d’abord dans la conduite du récit dont Balzac, de la publication en feuilletons à l’édition en livre, doit inverser l’ordre pour essayer vainement de ménager à la fois le développement de sa fiction et la logique de son enseignement. Commencer par l’effet, le crime advenu, comme le fait le feuilleton, c’est rendre son début incompréhensible et détruire le cours ordonné de la démonstration. Commencer à l’inverse, comme le fait le livre, par la cause, la perversion de Véronique, c’est donner la clé de l’énigme avant même que l’action ne s’engage et rendre superflues au lecteur les pages qui montrent l’œuvre exemplaire de la repentie. Le défaut de la fiction devient alors défaut dans la morale du récit. Et Balzac se plaint de n’avoir pu mener à bien comme il le souhaitait son œuvre d’artiste, c’est-à-dire de moraliste. Il aurait voulu mettre longuement en scène, dit-il, l’œuvre du curé catéchisant le village. Il ne l’a pas pu à cause des mœurs frivoles de l’édition. Mais cet argument commode cache mal le fond du problème : en toute logique, la maladie de l’écriture, telle qu’il la décrit, n’est guérissable ni par le romancier ni par le moraliste. Elle n’est guérissable que par une autre écriture, une hyper-écriture sans mots. Sous la conduite du curé entreprenant, Véronique a utilisé son argent à des travaux d’irrigation qui ont transformé une contrée aride en pâturages opulents. Elle a ainsi « écrit son repentir en lettres ineffaçables » sur la terre du village. Ce qui guérit la maladie de l’écriture « allégorisée » par l’île du livre, c’est l’écriture sans mots, l’écriture à même les choses. Le curé de village agit selon le modèle des prêtres-ingénieurs saint-simoniens qui se flattaient de tracer leurs arguments non plus en mots sur le stérile papier mais en lignes de fer et d’eau, à même le territoire. Ainsi fait Véronique, remplaçant l’île fatale des mots par un repentir tracé sur le sol en voies de canalisation des eaux. Mais ainsi la cohérence du récit et celle de sa morale se trouvent rompues par la logique de la fable de l’écriture qui oppose à toute vérité du roman la vérité supérieure de l’hyper-écriture sans mots.

En première analyse, Flaubert achève ce renversement des rôles qui nous montre l’auteur dévoré par sa fable, devenu l’otage de son otage. Cet achèvement est d’abord existentiel, quand l’artiste doit se faire ressentir à lui-même tout ce que doit ressentir son héroïne ou qu’il doit s’identifier à ses deux imbéciles, devenir aussi bête qu’eux pour les faire exister. Mais il affecte aussi la structure même du livre quand il renvoie les apprentis sorciers du livre, Bouvard et Pécuchet, à leur pupitre. Pour avoir voulu sortir de leur rôle de copistes, devenir des lecteurs et mettre les livres en pratique, ils sont condamnés à la copie infinie. Ce qu’ils copient, ce sont les matériaux de leur livre – les lectures faites par Flaubert pour donner corps à leur aventure – désormais rendus à leur dispersion de citations sur des feuilles ajoutées les unes aux autres. Mais l’auteur qui les condamne aux travaux forcés de la copie à perpétuité ne leur fait pourtant copier qu’une petite partie de ce qu’il a dû copier lui-même avant eux – et dont il tient dans sa correspondance un compte minutieux : mille cinq cents volumes consultés, dont les notes forment devant lui des piles de vingt centimètres de hauteur. Mais surtout cette mise en ruine de l’œuvre elle-même, celle-ci se rendant à ses matériaux, à ces feuilles détachées de la grande bêtise du monde.

Or l’important est que cette inversion de la fable est le strict aboutissement du projet de maîtrise absolu : le livre immatériel, le « livre sur rien », qu’évoque une célèbre lettre à Louise Colet, celui qui se tiendrait debout par la seule force de son style. Ce livre sur rien est, pour Flaubert, le substitut du livre-totalité, du livre-monde, œuvre de ces génies du passé – Homère, Cervantès, Rabelais, Shakespeare – qui étaient chacun un continent à lui seul. Le livre sur rien, c’est le livre qui doit prouver l’égalité du rien et du tout, en faisant ressentir l’égalité de pensée qu’il y a dans chacun de ces atomes que roule indifféremment le grand fleuve de l’infini. Or ce livre a tout naturellement pour sujet « privilégié » l’insignifiance des vies muettes, de ces « âmes obscures, humides de mélancolie » qu’une lettre célèbre dit semblables aux arrière-cours de province envahies par la mousse. Mais faire consister le rien de ces âmes muettes enfermé dans le grand bavardage de la bêtise, c’est très exactement mettre en scène le jeu de la lettre muette et bavarde propre à l’écriture pour y faire entendre un autre silence, un autre mutisme. Qu’est-ce que « bien écrire le médiocre » sinon faire entendre dans le bavardage le silence qui le double? Bien écrire la scène du Lion d’Or dans Madame Bovary, c’est écrire le bavardage nul des clients de l’auberge, tel quel et en même temps entièrement différent. C’est le rendre tel quel dans sa stupidité irrachetable mais, en même temps, convertir sa bêtise en une autre bêtise : celle de ces grandes œuvres bêtes – L’Odyssée, Don Quichotte, Gargantua ou Le roi Lear – désormais impossibles. C’est, en défaisant ligne à ligne les liaisons qui font valoir ce non-sens comme sens, transformer son rien en un autre rien, faire transparaître imperceptiblement dans son opacité un autre vide, celui du grand désert d’Orient, du grand ennui, du vide qui est au cœur de tout et rachète le tout. Le livre sur rien, c’est le livre qui convertit un rien en un autre, qui soulève imperceptiblement la grande nappe étale du langage qui se dit lui-même – la bêtise – pour faire exister comme un seul et même accroc à sa surface les vies muettes des personnages et les phrases qui, une à une, font consister le livre comme totalité réfléchie en chacun de ses atomes. Les amours de Charles et d’Emma Bovary, l’apprentissage de Bouvard et Pécuchet constituent de tels accrocs singuliers à la surface de la bêtise, c’est-à-dire du langage qui va droit devant soi, parle pour eux et les a déjà par avance absorbés. Qu’est-ce qui fait la consistance de la rencontre amoureuse de Charles et d’Emma, dans la ferme Rouault, sinon un ensemble d’opérations qui suppriment des conjonctions, escamotent des médiations, créent du vide entre l’ordre syntaxique et l’ordre sémantique pour rapprocher des corps et faire consister leur histoire comme une pure affection d’atomes qui se rencontrent? Le triomphe de l’art est ici strictement semblable au triomphe de la « démocratie » : l’individualité des « occupations », la consistance de l’ethos et l’air propre du personnage y sont dévorés par l’égalité de ton de l’écriture qui fait parler à la fille de paysan, à la grisette et à la dame du monde la même langue « étrangère », celle de l’écrivain qui double leurs paroles par le même silence.

Ainsi le destin aristocratique de l’écriture et le destin de la démocratie des personnages sont strictement liés. Les accrocs singuliers prélevés sur le grand discours de la bêtise sont identiques à la différence imperceptible que l’écriture du rien doit tracer à chaque ligne pour ponctuer autrement le discours nul de la société, pour le redire exactement semblable et tout différent. Cela peut s’exprimer en termes platoniciens : le « père » du discours doit accompagner à chaque pas son discours. Mais il doit le faire sur un mode paradoxal, en s’y faisant disparaître, en égalant sa puissance au travail de la soustraction, à la puissance du rien qui sépare le tout de lui-même. La relation de maîtrise de l’écrivain virtuose sur la « victime » du livre est alors entièrement renversée. Le risque de l’écriture devient exactement identique à l’aventure des personnages nuls, des otages dérisoires du livre. Le livre sur rien est un livre dont le destin se joue à chaque phrase, chacune devant avoir son individualité de feuille différente de toute autre et l’individualité du tout qui les agite ensemble, chacune devant s’identifier totalement au discours de la vie médiocre pour s’en différencier absolument.

C’est ainsi que Bouvard et Pécuchet doit être « le comble de l’art » si Flaubert réussit son pari : introduire le mince écart qui individualise ses personnages dans l’intervalle étroit entre deux grandes nappes de langage : les livres que les personnages ingurgitent – c’est-à-dire que Flaubert a dû ingurgiter pour eux – et la masse inerte de la bêtise de Chavignolles. La fin du livre qui renvoie Bouvard et Pécuchet à la copie des matériaux du livre est bien alors l’auto-annulation de l’œuvre, celle-ci cédant le mot de la fin à la bêtise dont elle extrayait, phrase à phrase, chacune de ses pierres précieuses. En définitive, la différence absolue retourne à l’in-différence, la prose absolue, immatérielle s’abandonne à la prose du monde.

C’est ce que Barbey, opiniâtre, relève comme marque du suicide de l’artiste : celui-ci « a disparu entièrement dans l’ineffable platitude d’un roman aussi plat que les bourgeois qu’il a inventés ». Mais je m’arrêterai davantage ici au jugement d’un autre écrivain, significatif parce que celui-ci figure, à côté de Flaubert, un autre héros légendaire de la religion littéraire et de l’absolutisation de la littérature. « Style extraordinairement beau, note Mallarmé, mais on pourrait dire nul, quelquefois, à force de nudité somptueuse. Le sujet me semble impliquer une aberration, étrange chez ce puissant artiste. » Mais l’aberration du sujet et la quasi-nullité du style extraordinairement beau ne sont que l’accomplissement rigoureux d’une logique de l’écriture pure qui assume la compromission radicale de cette pureté avec son contraire. L’aristocratisme absolu du style qui fait tenir le livre sur rien s’y achève en identité absolue avec l’universel reportage.

À cette indiscernabilité ultime, Mallarmé oppose pour sa part un clair principe de différenciation entre deux modalités antagoniques du discours : le déversoir indifférent du journal et le vers,soit l’état rythmé de la langue. Le jugement de Mallarmé nous laisse alors entrevoir l’alternative qui est au cœur de ce qui est trop souvent compris comme un mouvement de radicalisation et d’intériorisation de l’idéal « littéraire ». Dans l’analyse de Maurice Blanchot, Mallarmé apparaît comme celui qui saisit dans sa spécificité cette exigence littéraire que Flaubert avait superficiellement assimilée au sacrifice don quichottesque de l’auteur à l’idée de l’art. Il le ramène vers son cœur, vers l’entreprise paradoxale rencontrée dans la nuit d’Igitur : celle de faire acte de cette impuissance, de ce pur être passif, qui est au cœur du langage. La littérature, telle que Mallarmé la repense, est alors une expérience radicale du langage, le rapport de l’incessant murmure et de l’acte qui lui impose silence.

Il me semble que cette interprétation efface ce que le jugement de Mallarmé sur Flaubert laisse percevoir et qui marque avec insistance toute son entreprise : l’effort de Mallarmé pour interrompre un certain destin de la littérature absolutisée, que Flaubert incarne : cette fuite en avant de la prose qui joue, jusqu’à s’y perdre, de sa différence indiscernable avec la grande prose du monde, celle de la démocratie, des étalages, de la coulée d’encre sur le journal, de la circulation monétaire et des bulletins confondus dans l’urne électorale : en bref, pour Mallarmé, le statut circulatoire des signes qui se comptent et s’échangent mais ne disent rien. Toute la pensée de Mallarmé est structurée par le refus de cette horizontalité fuyante de l’écriture, en rapport peut-être avec une autre horizontalité qu’évoque Conflit :la « jonchée du fléau », le troupeau abattu sur l'herbe des ouvriers abrutis par les libations du dimanche, qui ferme au poète le « lointain vespéral ».

L’effort propre de Mallarmé n’est pas, je crois, de se retirer plus profondément dans l’intérieur ou l’envers du langage. Il est de chercher à séparer la littérature absolutisée, qui s’annonce dans la brisure des grands rythmes classiques, de l’horizontalité démocratique de l’écriture. Mallarmé est assurément beaucoup plus « progressiste » que Flaubert en politique. Mais la question de la politique de l’écriture est décidément autre chose que celle des opinions des écrivains. La démocratie de l’écriture, c’est cette fuite en avant de la prose absolutisée qui court tout au long de la prose du monde, qui s’obstine à tracer, phrase après phrase, sa différence imperceptible avec l’universel reportage. À la littérature de l’horizontalité fuyante et de la différence indiscernable Mallarmé oppose une littérature qui manifeste sa différence, son nombre propre. Platon opposait à l’égalité arithmétique de la démocratie l’égalité géométrique de la république imitant la proportion divine. On pourrait dire que Mallarmé, lui, confronte à la littérature de l’égalité arithmétique une littérature de l’autre égalité, du Nombre de l’Idée. À l’écriture muette/bavarde il oppose une forme nouvelle de l’hyper-écriture : une écriture qui soit une mimesis directe de l’Idée, un compte exact des « purs motifs rythmiques de l’être ». Dans cette mimesis,l’Idée doit se donner non plus en mots mais en intervalles entre les mots, en figures, rythmes et motifs. Aussi Mallarmé n’en cherche-t-il pas le modèle en se retirant dans l’intérieur du langage mais en courant les concerts, ballets et exhibitions foraines. C’est là qu’il en fixe les paradigmes majeurs : modèle musical de l’Idée qui ne se fait plus représentation mais qui institue un milieu d’idéalité; modèle chorégraphique de l’Idée s’écrivant comme « métaphore de notre forme », où la danseuse illettrée « en pur signe qu’elle est » inscrit la vision du poète en un langage « dénué de tout appareil de scribe ». Ce sont ces modèles que Mallarmé se propose de « rapatrier au livre ». Il veut produire dans le livre les mêmes équilibres et les mêmes ruptures que dans la symphonie « sauf que littérairement et silencieusement ». Il veut écrire le poème dans un espacement qui fasse parler le blanc autant que le noir, pour signifier l’idée du poème sur une page élevée du même coup, selon Valéry, « à la hauteur du ciel étoilé ».

Dans cette hyper-écriture qui veut tracer directement les signes de l’idée, il ne me semble pas abusif de reconnaître la forme nouvelle de cette « vraie » mimesis,opposée en même temps à l’illégalité poétique et à l’illégitimité scripturale, de cette idée du « poème vivant », fixée par Platon et reprise par l’âge romantique. Cette politique de l’écriture est aussi une politique tout court, ou plutôt une idée de la politique. L’aristocrate Flaubert s’indignait de ce système politique où sa voix ne comptait pas plus que celle de n’importe quel électeur de Croisset. J’en vaux bien vingt, disait-il. Le compte est assurément vain. Mais surtout le grand livre où Flaubert projetait de tout dire, de cracher son mépris à la face de la France républicaine, est précisément celui où sa parole aboutit à sa propre suppression, s’abîme dans l’indifférence démocratique. À cette solidarité conflictuelle de l’artiste unique et de la banalité démocratique Mallarmé veut opposer le principe d’une unité nouvelle. Au nom « tant vagi » de démocratie il oppose parfois une aristocratie des lettres qui en serait le complément. Mais, plus rigoureusement, ce qu’il lui propose pourrait bien être une forme nouvelle de ce que lui oppose la pensée platonicienne du « poème vivant » : la cité gouvernée par son âme musicale, évoluant au rythme de l’idée. Cette « politique » de Mallarmé, on la retrouve tout particulièrement dans les Offices où le poète médite sur le rôle pris par la musique, celui d’une religion nouvelle. S’il dénonce la fraude qui transforme l’« indicibilité » musicale en communauté nouvelle du mythe, il reprend l’idée platonicienne de la musique comme « rythme des rapports entre tout » à traduire dans une législation musicale de la cité.

Politique d’esthète, dira-t-on. Je dirais plutôt : politique qui renvoie la politique à son esthétique première, au partage du sensible qui institue la communauté. Politique qui signale que la question de l’écriture est celle du sens de communauté de la communauté. L’entreprise mallarméenne nous conduit alors vers tout autre chose que le « château de pureté » de l'écriture. Elle nous tourne vers ce qui sera l’utopie des avant-gardes esthétiques et politiques, dans les décennies suivant Mallarmé : l’écriture nouvelle, adéquate au rythme du monde et de la communauté en marche; l’écriture s’abolissant dans le poème nouveau de la communauté politique et les gestes et les rythmes de l’homme nouveau. Elle nous tourne dans cette direction, ce qui ne veut pas dire qu’elle nous y conduise. Et le fameux silence de Mallarmé est peut-être à penser comme un suspens à la croisée de deux chemins, c’est-à-dire de deux politiques de l’écriture : d’un côté, l’écriture muette/bavarde qui unit l’unicité littéraire à la banalité démocratique; de l’autre, les bruits et les chants du poème à venir, de la communauté esthétisée et animée par son rythme et son mythe, dont Mallarmé pressent, dans le drame wagnérien, la tricherie.

Ce dilemme devrait assurément être poursuivi dans le détail. J’ai seulement voulu pour l’instant indiquer quelques repères pour montrer comment la question du politique se trouvait engagée au cœur du projet le plus décidé de l’écriture pure et de la littérature absolutisée et comment il le faisait éclater.


Pour citer cet article :

Jacques Rancière, « Politiques de l’écriture », réédition sur le site des ressources Socius, URL : http://ressources-socius.info/index.php/reeditions/18-reeditions-d-articles/227-politiques-de-l-ecriture, page consultée le 23 avril 2024.

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