Première publication dans Littérature, n° 44, 1981, pp. 8-20.
Le divorce plus ou moins grand entre l’occupation symbolique officielle des écrivains et le fondement réel de leur position dans la société constitue sans doute la principale difficulté de la sociologie de la littérature. On peut la résoudre soit en niant l’intérêt de cette sociologie au nom de l’autonomie de la littérature et de cette particularité des écrivains qui les rendent inclassables selon ce critère, soit en supprimant l’obstacle par une analyse détaillée des spécificités sociales de chaque auteur, ce que fait au fond sans le dire l’histoire littéraire traditionnelle. Mais on démultiplie ainsi la question sans la résoudre puisqu’on gomme la seule caractéristique commune de tous les écrivains qui est leur intérêt commun pour la littérature-phénomène social s’il en est.
En effet cette tension une et multiple entre la profession et le métier d’écrivain est le fondement de l’originalité du champ littéraire par rapport aux autres champs. Alors que, dans ces derniers, la définition du poste correspondant à l’occupation dominante de l’individu qui l’occupe – les affaires sont les affaires –, pour les écrivains, à mesure que le mécénat et les rentes personnelles perdent de leur importance, l’adéquation entre la vocation littéraire et la raison sociale réelle de l’auteur est de plus en plus aléatoire. On ne saurait se contenter toutefois de ce constat négatif pour comprendre la situation des écrivains et celle du champ littéraire. Une alternative possible aux deux apories signalées plus haut consiste à chercher à définir la place du champ littéraire par rapport aux autres champs. Les caractéristiques sociales des écrivains découlent en effet principalement de l’environnement du champ littéraire et lui-même est une médiation pour comprendre les différentes pratiques littéraires1.
TABLEAU 1 : Origines sociales comparées des universitaires et des hauts fonctionnaires en 1901 et d’un échantillon d’écrivains en activité entre 1865 et 1905.
a) Répartition des écrivains selon l’origine sociale2 (%) :
Industriels, banquiers : 2,3 Bonne bourgeoisie intellectuelle et politique : 4,2 Aristocratie, grande propriété : 7,3 Professions juridiques : 6,5 Moyenne bourgeoisie des affaires : 8,9 Moyenne bourgeoisie intellectuelle : 10,4 Père inconnu : 1,3 |
Écrivains, artistes, journalistes : 6,2 Rentiers, propriétaires : 4,1 Employés et assimilés : 8,6 Petite bourgeoisie des affaires : 11 Petite bourgeoisie intellectuelle : 4,1 Classes populaires : 6,2 Non-réponses : 19 |
b) Comparaison avec les universitaires et les hauts fonctionnaires : Code : fractions possédantes : négociant, industriel, grand propriétaire, etc. ; hauts fonctionnaires : préfet, diplomate, membre des grands corps, homme politique, etc. ; bourgeoisie moyenne : fabricant, marchand, ingénieur, etc. ; professions juridiques : avocat, magistrat, notaire, avoué, etc. ; fonctionnaires moyens : percepteur, chef de bureau, officier subalterne, etc. ; petite bourgeoisie et classes populaires : instituteur, employé, cultivateur, artisan, ouvrier, né de père inconnu, etc.
Catégorie sociale du père | Universitaires Parisiens (%) | Écrivains (Échantillon de R. Ponton) (%) |
Hauts Fonctionnaires Parisiens et Provinciaux (%) |
Fractions possédantes | 7,8 | 13,3 | 17,5 |
Hauts Fonctionnaires, Hommes politiques | 2,4 | 2,4 | 16,4 |
Bourgeoisie moyenne | 6,6 | 6 | 8,9 |
Professions juridiques | 10,2 | 9,5 | 22,6 |
Fractions intellectuelles | 23,4 | 13,7 | 9,4 |
Fonctionnaires moyens | 10,2 | 13,3 | 12,9 |
Petite bourgeoisie et classes populaires | 34,9 | 22,5 | 10,7 |
Non-réponses N = |
4,2 166 |
18,9 616 |
1,2 548 |
Sources : Charle (Christophe), « Les milieux d’affaires dans la structure de la classe dominante vers 1900 », Actes de la recherche en sciences sociales, no 20-21, mars-avril 1978, p. 87 ; « Le recrutement des hauts fonctionnaires en 1901 », Annales (ESC), no 1, mars-avril 1980, p. 383 ; Ponton (Rémy), op.cit., chiffres recalculés en fonction de notre codage.
1. Situation des écrivains
Toute étude sociologique d’un échantillon d’écrivains en raison des particularités de cette catégorie invoquées ci-dessus se heurte au problème du critère de l’échantillonnage. Définir qui est un « écrivain » à une époque donnée revient à trancher les conflits qui ont opposé les littérateurs eux-mêmes sur la définition légitime de la littérature. Les études, quand elles existent, ne font le plus souvent qu’entériner le « jugement de la postérité », qui est en fait le classement scolaire progressivement élaboré par l’Université et les écrivains qui en sont proches. Les échantillons ainsi constitués sont de purs artefacts qui condamnent à ne pas comprendre les caractéristiques des écrivains qui en font partie, en dehors des évidences prévisibles, parce qu’on a tranché unilatéralement dans le sens de la légitimité dominante. Celle-ci et le type d’écrivain qui la défend n’ont de sens social qu’en relation avec les autres légitimités concurrentes à l’époque en question. C’est pourquoi l’étude encore inédite de Rémy Ponton, qui utilise pour isoler un échantillon d’écrivains en activité entre 1865 et 1905 plusieurs critères de sélection sociale contrôlés, donne une image inattendue mais sans doute assez proche de la réalité de la sociologie des écrivains3.
Il s’agit bien sûr d’une construction théorique qui rassemble des hommes de lettres qui la plupart du temps ne se rencontraient pas, voire s’ignoraient. Mais, à partir de cette moyenne d’un milieu, les particularités sociales des différents secteurs du champ littéraire prennent tout leur sens et on peut esquisser une comparaison avec d’autres milieux sociaux (voir Tableau 1).
Ce tableau met en évidence deux traits spécifiques du recrutement des écrivains. D’une part, par leurs origines, les écrivains viennent de presque tous les milieux sociaux, même si les catégories supérieures de la société sont surreprésentées. D’autre part les deux milieux qui fournissent le plus d’écrivains sont les fractions inférieures ou moyennes de la bourgeoisie, plutôt dotées en capital économique qu’en capital intellectuel (24 contre 23,1 %). Si la première affirmation surprend peu, la seconde en revanche est moins évidente. Pour ces fractions, une des stratégies sociales possibles, en dehors de l’extension ou de la gestion du capital économique hérité, est offerte par les professions littéraires. Même si la littérature a mauvaise presse dans ces milieux, elle présente l’avantage sur les autres professions libérales de ne pas forcément impliquer des études supérieures (36,9 % des écrivains de l’échantillon ont suivi une scolarité supérieure achevée ou non4) et n’impose pas, comme les carrières universitaires, les contraintes du service de l’État, ni l’excellence scolaire dont les normes répondent mal à l’héritage intellectuel transmis dans ces catégories. Enfin le champ littéraire connaissant à cette époque une forte expansion ouvre des possibilités multiples de carrière rapide et lucrative, les aléas de la réussite pouvant être compensés par des gains réguliers dans la presse en plein développement5.
La comparaison avec les origines sociales des membres des autres champs (universitaires parisiens et hauts fonctionnaires pour s’en tenir aux milieux qui n’impliquent pas la possession d’un capital économique notable) permet de préciser ces hypothèses. L’Université et la haute administration apparaissent en effet, à la différence des écrivains, fortement liés par tradition familiale au service public et leurs membres sont généralement héritiers d’un capital scolaire élevé : si l’on additionne le pourcentage des pères des universitaires et des hauts fonctionnaires qui statutairement ont suivi des études supérieures (professions juridiques, fractions intellectuelles et hauts fonctionnaires) on obtient respectivement 36 et 48,4 % contre 25,6 % pour les écrivains. Cependant les écrivains se situent dans une position médiane par leur niveau social d’origine. Les catégories supérieures sont mieux représentées chez les écrivains que chez les universitaires tandis que les hauts fonctionnaires surclassent les écrivains sous tous les rapports.
Ainsi, en moyenne, les écrivains apparaissent héritiers de trop d’atouts pour se contenter d’une carrière professorale mais détiennent un capital social et intellectuel insuffisant pour avoir une chance d’accéder aux sommets de l’État6. Mais surtout, le choix d’une carrière littéraire n’est qu’un choix partiel rappelons-le, puisqu’on peut cumuler cette activité avec une autre. Il s’accommode donc, à la différence de l’Université et de l’administration supérieure, de presque tous les types d’éthos de classe. Le champ littéraire est le seul espace social où un aristocrate de vieille souche peut entrer en concurrence avec un fils de paysans, un enfant naturel avec un bourgeois bien né, l’héritier d’un milieu intellectuel avec un autodidacte, un fils de petit commerçant avec un fils de banquier, etc., situation impossible telle quelle dans les champs administratif et universitaire car ces deux champs opèrent une sélection et réalisent une homogénéisation sociale et culturelle. Par leur situation médiane au sein des fractions intellectuelles comme par la dispersion interne très forte de leur catégorie, les écrivains ont la possibilité de jouer au maximum sur les différences sociales et symboliques qui les opposent. Une sociologie des écrivains ne saurait donc être comme la sociologie d’une autre profession fondée sur la recherche des homologies mais au contraire sur l’analyse des écarts de tous ordres utilisés dans la lutte symbolique qui oppose les hommes de lettres entre eux.
Mais ces données ne sont peut-être qu’une particularité de l’époque considérée et il convient avant d’en tirer des conclusions plus générales de les confronter à une enquête plus récente. L’enquête d’Alain Girard sur La réussite sociale dont l’échantillonnage fondé sur un dictionnaire biographique contemporain tombe sous le coup des critiques faites plus haut est la seule qui permette une confrontation avec la seconde moitié du xixe siècle7. Bien qu’elle ne saisisse que les écrivains les plus en vue et soit donc plus sélective que l’étude de Rémy Ponton, elle montre que les relations entre les champs sont relativement constantes à cinquante ans d’intervalle (voir Tableau 2).
TABLEAU 2 : Origines sociales d’après la profession du père de trois types d’élites (%)
Enseignement supérieur | Écrivains | Administration | |
Ouvriers | 2 | 2 | 3 |
Cultivateurs | 4 | 6 | 5 |
Commerçants, artisans | 8 | 12 | 10 |
Employés | 3 | 5 | 3 |
Cadres moyens et supérieurs | 6 | 5 | 8 |
Fonctionnaires subalternes et moyens | 15 | 7 | 15 |
Chefs d'entreprises | 11 | 21 | 16 |
Professions libérales | 15 | 31 | 12 |
Fonctionnaires supérieurs dont enseignants secondaires et supérieurs |
36 6 12 |
12 – 4 |
29 4 4 |
Enseignement supérieur | Écrivains | |
Privé (a) | 49 | 82 |
Public (b) | 51 | 18 |
(a) Privé : Ouvriers, cultivateurs, commerçants, artisans, employés, cadres moyens et supérieurs, chefs d’entreprises, professions libérales.
(b) Public : fonctionnaires subalternes et moyens, fonctionnaires supérieurs.
Si les origines sociales des milieux considérés apparaissent plus élevées en moyenne, autant qu’on puisse en juger à partir de codages sensiblement différents de principe, des homologies se laissent appréhender. Les fractions liées à l’État sont sur-représentées dans l’enseignement supérieur et l’administration, tandis que les fractions proches du secteur privé dominent parmi les parents des écrivains. Les écrivains sont nettement plus souvent originaires de la bourgeoisie économique (chefs d’entreprises, commerçants, artisans) et viennent moins de la bourgeoisie intellectuelle de la fonction publique et plutôt de la bourgeoisie intellectuelle indépendante (professions libérales). Au total, les écrivains les plus célèbres du milieu du xxe siècle se rattachent à des milieux détenant un capital économique et/ou intellectuel que leur famille fait fructifier sur le mode indépendant alors que les membres de l’enseignement supérieur ou de l’administration sont héritiers d’un capital scolaire étroitement lié au service de l’État. Cette analogie avec l’échantillon précédent indique que l’exercice du métier d’écrivain même s’il autorise, comme on l’a vu, une grande dispersion des profils sociaux d’origine, implique un éthos hérité plutôt fondé sur l’autonomie et le risque que sur le travail patient et la sécurité de la fonction publique. Ainsi certains stéréotypes des débats littéraires (opposition entre scolaire et innovateur, classique et audacieux, achevé et sans règle) reproduisent en fait des traits réels de différenciation d’origine et de mentalité entre les deux branches des fractions intellectuelles (les critiques étaient souvent d’anciens universitaires à la fin du xixe siècle).
Les données précédentes précisent l’image sociale des écrivains en fonction du type de capital le plus souvent hérité mais elles sont insuffisantes en raison des particularités du métier d’écrivain évoquées en introduction. Le découpage en secteurs, nécessaire pour l’analyse comparative, oublie en effet que la vocation littéraire n’est pas sur le même plan social que la vocation pour toute autre profession car elle repose sur un pari.
Si tout auteur aspire comme Victor Hugo à être « Chateaubriand ou rien », bien peu peuvent croire au fond d’eux-mêmes être un jour Victor Hugo. Alors que la pyramide universitaire ou administrative est à peu près fixée statutairement et permet d’évaluer rationnellement la probabilité d’accéder à une position dominante, la pyramide littéraire n’obéit, elle, à aucune définition : ni intellectuelle (le travail n’assure pas forcément le succès), ni sociale (telle position enviable pour l’un sera considérée comme dégradante pour un autre, ainsi de l’Académie), ni économique (c’est l’offre qui tente de créer la demande), ni temporelle (l’ancienneté pas plus que la précocité ou la maturité ne correspondent à des étapes obligées de la carrière littéraire), ni spatiale (la concentration des positions à Paris ne fait qu’aviver la concurrence, même si la proximité géographique est en général un atout dans la lutte). Comme le remarque P. Bourdieu à propos de Flaubert, le choix de la vie d’artiste ou de la vie littéraire est en même temps le refus d’une position sociale conforme aux normes admises8 et un tel choix, dans le milieu en général bourgeois où se recrutent les écrivains, est vécu comme une rupture avec le modèle familial et un refus symbolique de l’héritage. Ainsi, dans l’échantillon de Rémy Ponton, 6,2 % d’écrivains sont fils d’écrivains, taux très faible, si on le compare aux 18 % d’enseignants du supérieur, de l’échantillon d’A. Girard, fils de professeurs et aux 29 % de hauts fonctionnaires, fils de fonctionnaires supérieurs.
Ce caractère individuel de la stratégie littéraire apparaît également dans deux autres données fournies par cette même enquête. Le nombre moyen d’enfants de la famille d’origine des écrivains de cet échantillon est parmi les plus bas de toutes les catégories (2,88 contre 3,07 pour l’enseignement supérieur et 3,7 pour les industriels9). De plus les écrivains n’ont eux-mêmes qu’une descendance très réduite (1,49 enfants, taux le plus bas avec celui des artistes, contre 2,88 pour les universitaires10). Issus de familles plus malthusiennes que la moyenne, ce qui traduit déjà un souci marqué de la réussite individuelle dans leur milieu d’origine, et fondant eux-mêmes des foyers très restreints en raison des contraintes de leur activité (bien qu’il s’agisse ici par définition d’écrivains qui ont réussi), les écrivains se rapprochent ainsi dans leur comportement de l’idéal des théoriciens de l’art pour l’art qui prônaient le refus de tous les liens sociaux au premier rang desquels la famille et le mariage.
Ces données sociologiques même approximatives permettent de conclure que la sociologie de la littérature apparaît en général décevante parce que ses lois de fonctionnement sont le plus souvent inverses des lois sociologiques habituelles. Ayant choisi une carrière relativement indépendante de l’héritage d’une espèce de capital particulière, héritiers refusant apparemment leur héritage et insoucieux de leur avenir, les écrivains déjouent les rationalités sociales habituelles, ce qu’ils résumaient au xixe siècle dans leur haine du « bourgeois », symbole de toutes les rationalités. Ce constat n’aboutit pas toutefois là où les écrivains voudraient qu’on les suive, à croire leur légende dorée de non-conformisme entretenue depuis le romantisme.
2. Conscience sociale et conscience littéraire
Toutes les différences constatées entre les caractéristiques sociales des écrivains et celles des membres des autres champs reviennent finalement au fait que le champ littéraire est un champ « dérivé » alors que les autres champs sont des champs fondamentaux. Il en résulte des conséquences internes et externes. D’une part dans les champs fondamentaux, les enjeux sont d’une autre nature que dans le champ littéraire. Il ne s’agit pas seulement de vie ou de mort littéraire (voire de vie littéraire post mortem) mais de vie ou de mort sociale. D’autre part les oppositions internes du champ littéraire bien que médiatisées sont dérivées d’autres oppositions plus générales d’origine sociale et provenant d’autres champs. Il faut donc faire une double lecture de ces oppositions, car elles fonctionnent par homologies et transformations. Alors que par exemple dans le champ du pouvoir économique, où les rapports de force sont les plus lisibles – ce qui conduit souvent à croire qu’on a résolu un problème quand on l’a ramené à une structure de type économique – le poids social de deux hommes d’affaires se mesure grosso modo en fonction du volume de capital économique dont ils disposent, de la répartition de leurs investissements, de la branche où ils opèrent, de leurs alliances financières, familiales ou sociales, de leur ancienneté dans la classe dominante, de leur mode de détention du capital et d’accès à leur poste, etc.; dans le champ littéraire en revanche, comparer deux écrivains sur un plan strictement social est insuffisant et à la limite non pertinent si on ne connaît pas le sens symbolique que revêtent ces oppositions, car il n’est pas forcément identique au sens social qu’on leur donnerait dans un autre champ. Ce qui serait un handicap à l’Université (la non-détention d’un titre scolaire par exemple) peut devenir un titre de gloire dans le champ littéraire (voir le thème critique de la pureté originelle non gâchée par la culture). Sans doute ces équivalences ne se font-elles jamais au hasard et répondent en général à des principes qu’on retrouve ailleurs mais trois facteurs interdisent une parfaite adéquation entre sociologie et littérature.
Les hiérarchies littéraires sont mouvantes, car elles dérivent de principes de légitimité non unifiés et d’origine diverse. L’un des enjeux de la lutte dans le champ littéraire consiste à remettre en cause perpétuellement ces légitimités elles-mêmes au nom de nouvelles légitimités ou d’anciennes renouvelées. Enfin les rétributions attachées à la conquête des positions dominantes (i.e. celles qui définissent les légitimités admises) ne sont pas non plus unifiées. Le profit économique qu’on peut tirer d’un type d’œuvre même s’il donne figure d’écrivain arrivé peut entacher cette réussite d’une honte sociale dans le milieu littéraire lui-même. Les feuilletonnistes ou les auteurs de boulevard peuvent être millionnaires, fêtés par le public, décorés et montrés du doigt par leurs pairs. S’ils veulent augmenter leur capital symbolique, il leur faudra modifier leur manière littéraire.
Aussi la rupture qu’implique le choix d’une carrière littéraire est-elle rarement vécue à l’état pur sauf dans les cas limites (poètes maudits), elle est vécue elle-même sur un mode dérivé. Deux attitudes plutôt liées à deux profils sociaux sont possibles : le sous-investissement dans la carrière surtout typique des écrivains d’origine élevée et le surinvestissement qu’on rencontre surtout chez les écrivains d’origine plus modeste. Comme on va le voir des marges importantes existent où le lien avec l’origine sociale peut s’inverser.
Les deux principales manières de pratiquer le sous-investissement sont le dilettantisme et le double métier. La littérature est ainsi vécue comme l’extra-quotidien par rapport au quotidien, le supplément d’âme par rapport à la routine. Cette attitude est plus aisée quand on ne se soucie pas de tirer un profit économique de ses œuvres, parce qu’on a des rentes ou un autre salaire, et caractérise les genres où les rétributions économiques sont faibles : poésie, littérature d’avant-garde. Elle implique qu’on place la valeur symbolique de la littérature au-dessus de sa fonction sociale. Les écrivains d’origine intellectuelle ou de milieu élevé l’adoptent volontiers, car ils évitent ainsi le risque d’une déchéance sociale objective en gardant une certaine distance au rôle d’écrivain (d’où souvent l’utilisation de pseudonymes). Ils résolvent ainsi la contradiction entre leur éthos de classe qui peut être parfaitement conformiste et le non-conformisme symbolique que traduit la vocation littéraire11.
La relation entre cette pratique de la littérature et une origine sociale particulière n’est cependant pas mécanique. Certains écrivains qui n’ont pas ces caractéristiques modales peuvent adopter la même attitude au prix d’une ascèse sociale supplémentaire compensant leur absence de revenus propres : double vie (Mallarmé, professeur d’anglais), double registre (Cécil Saint-Laurent et Jacques Laurent12), bohème, beau mariage ou amateurisme complet (compte d’auteur).
Le surinvestissement est, lui, plutôt typique de l’écrivain « professionnel », c’est-à-dire de l’image sociale qu’on se fait de l’écrivain, mais ses modalités sont plus diverses et certaines peuvent donner des modèles sociaux proches de la première variante. Le stade le plus primitif et le moins glorieux est le surinvestissement « travail », qualifié dans le champ littéraire depuis Sainte-Beuve de « littérature industrielle ». Cette modalité du métier d’écrivain est celle qui le rapproche le plus des autres professions et qui gomme le plus sa spécificité, d’où la hargne générale des écrivains consacrés contre des hommes de lettres qui dévalorisent la littérature. Par sa production intense, son souci commercial du succès, son attachement au profit économique plus que symbolique, l’auteur se confond alors avec le fabricant, le faiseur. Son nom n’est plus qu’une marque de fabrique (« un Agatha Christie »). Sa personnalité a tendance à se dissoudre soit dans l’anonymat du genre (roman-feuilleton, roman policier, roman d’aventures, roman populaire) soit dans la personnalité du héros (« un Maigret »), soit dans la synthèse de la collaboration (Delly, Allain et Souvestre).
On ne comprendrait d’ailleurs pas l’acharnement des « bons » auteurs contre ces « mauvais » auteurs, si l’on ne prenait pas garde au fait que cette modalité de l’écriture, loin d’être marginale, comme le prétend la classification dominante des genres, est en fait centrale dans la production, dans le goût du public, dans la notoriété relative et qu’elle est souvent « l’enfer » où tombent les auteurs ratés des grands genres ou le purgatoire dont certains se sont échappés13. Production moyenne pour le public moyen, elle est pratiquée par des auteurs qui, socialement, occupent également une position moyenne avec de fortes nuances possibles puisque ce qui les rapproche est moins un éthos (les lieux communs suffisent), comme dans le cas précédent, qu’une relation au métier et le souci du profit. On peut ainsi y rencontrer aussi bien des aristocrates (Xavier de Montépin, Guy des Cars) des représentants de la bourgeoisie intellectuelle (Eugène Sue) ou économique (Labiche), des petits bourgeois besogneux (J. H. Rosny) ou des fils du peuple (Charles-Louis Philippe)14.
Centre de gravité économique et social de la littérature, c’est pourtant la partie immergée de la littérature selon la définition dominante qui privilégie dans sa sélection, la seule modalité avouable du surinvestissement, le surinvestissement symbolique ou intellectuel. Alors que le surinvestissement travail est l’application des lois économiques à la littérature, le surinvestissement symbolique implique au contraire la mise entre parenthèses de toutes les contraintes extra-littéraires et la prétention à déduire l’œuvre de formules autonomes édictées a priori (esthétiques, manifestes...) et obtenues par différence avec les formules littéraires antérieures. Littérature légitime par excellence, elle est souvent confondue avec la première modalité du métier d’écrivain mais avec la chance, en général tardive, d’une consécration contemporaine. Le divorce entre cette littérature pour littérateurs et les goûts du grand public a donc obligé les écrivains qui en sont les tenants à un autre type de double-jeu inverse par ses priorités du double-jeu des dilettantes. Tandis que les dilettantes, partisans eux aussi de la littérature pure, font passer avant leurs autres préoccupations sociales, les adeptes du surinvestissement symbolique subordonnent dans la mesure du possible leur existence sociale à la littérature. Leur survie économique implique donc le cumul de plusieurs positions dans le champ littéraire, afin d’échapper à l’industrialisme, comme les précédents, ou à la double vie, comme les dilettantes. Sinécures officielles, postes dans l’édition ou les médias, naguère ou aujourd’hui, entrée à l’Université récemment, constitution de réseaux ou de groupes plus ou moins institués de pairs (salons et cafés autrefois, revues naguère ou aujourd’hui, etc.) sont les principaux moyens de réussite de cette stratégie double qui permet de cumuler le profit symbolique et matériel sans être déchiré entre l’appartenance au champ littéraire et à un autre champ ou être soupçonné d’être un amateur comme dans la première variante. Surtout, ce cumul facilite l’acquisition de l’autorité symbolique indispensable pour le succès de ce type de stratégie qui sans être posthume implique souvent une longue patience, le temps de créer le réseau de célébration et le public réceptif minimum15.
Tableau 3 : Les facteurs de réussite selon l’activité professionnelle (valeur en indices calculés dans chaque groupe sur la base de la moyenne d’ensemble). Les 5 indices les plus élevés.
Écrivains | Professeurs | Peintres | Banquiers industriels |
Qualités intellectuelles : 172 | Rôle épouse : 170 | Vocation : 150 | Divers : 156 |
Santé physique et morale : 162 | Études : 147 | Dons : 144 | Qualités intellectuelles : 134 |
Vocation : 157 | Famille : 128 | Travail : 142 | Efforts dans l'enfance : 131 |
Goût de l'action : 144 | Vocation : 120 | Traditions : 115 | Goût de l'action : 122 |
Aptitudes naturelles : 130 | Tradition : 118 | Relations : 115 | Ambition : 113 |
Divers : 144 |
Source : A. Girard, op. cit., p. 156-157.
Question posée : « Quelle est à votre avis le facteur essentiel de votre réussite ? »
Ces variantes du métier d’écrivain dont Pierre Bourdieu a montré qu’ils correspondaient aux diverses fractions du public16 ne doivent pas être prises de manière réifiée. Non seulement à cause des multiples gradations d’un stade à l’autre (un même écrivain pouvant passer d’un modèle à l’autre) mais aussi parce qu’une grande partie des enjeux symboliques du champ littéraire consiste, pour les écrivains, à brouiller les pistes et les filières ou plutôt à retraduire la vérité de discours social de leurs concurrents sur eux dans la vérité de leur propre discours social sur les autres. D’où ces couples éternels et éphémères des polémiques, des « artistes » contre les « faiseurs », des auteurs « faciles » contre les « esthètes » ou les « abscons », des « recettes » contre les « recherches », du « chic » contre le « vulgaire », etc. À ce brouillage permanent des taxinomies répond dans la conscience individuelle des écrivains le mode magique du rapport à la littérature, univers de l’incertitude où, sauf dans certains genres canoniques, le succès comme l’échec sont difficilement prévisibles17.
Les facteurs de réussite invoqués par les écrivains interrogés dans l’enquête d’Alain Girard sont typiques à cet égard surtout si on les compare aux réponses d’autres milieux (voir Tableau 3). Les mots n’ayant pas forcément le même sens selon les catégories, seule une comparaison avec d’autres groupes proches (universitaires, peintres) ou éloignés (industriels, banquiers) dans la structure sociale permet une interprétation cohérente des indices retenus. L’opposition de mentalité entre écrivains et universitaires dont on avait déjà noté la divergence d’origine sociale apparaît clairement. Alors que les universitaires mettent en avant les facteurs de type socio-culturel (famille, épouse, études, la vocation ne l’emportant que de peu sur la tradition), les écrivains privilégient les facteurs individuels et spirituels qu’on pourrait résumer par le thème du caractère. L’universitaire est conscient de tout ce qu’il doit à son environnement tandis que l’écrivain met l’accent sur l’inné, les dons, les qualités intellectuelles et morales. Les deux autres groupes éclairent cette opposition. Alors que les peintres énoncent des facteurs empruntés aux deux systèmes de valeurs (dons et vocation d’une part, tradition et travail de l’autre), les aptitudes de l’homme seul (qualités intellectuelles, goût de l’action, ambition) sont retenues dans un sens plus pragmatique que chez les écrivains par les industriels et les banquiers.
Il convient toutefois de ne pas extrapoler excessivement à partir de réponses très synthétiques d’autant que nous avons choisi le mode de calcul (des indices d’écart à la moyenne) qui accentue les différences : les réponses exprimées en pourcentage sont beaucoup plus proches. Toutefois on remarque une correspondance entre l’image de la réussite proposée par ces écrivains et les valeurs traditionnelles de la vision dominante de la littérature, image et valeurs transmises par l’enseignement littéraire, la critique, les journaux intimes, correspondances ou biographies d’écrivains célèbres : idéologie du don, exaltation du moi, mise entre parenthèses ou réinterprétation psychologique des conditionnements sociaux. Bien qu’elle puisse naître dans presque tous les milieux sociaux, comme on l’a vu, la vocation littéraire n’a de chance d’aboutir dans sa forme la plus noble que si le futur écrivain se convertit ou adhère à ce modèle psychologique. Les écrivains qui invoquent d’autres valeurs ont de fortes chances d’être relégués dans les formes les moins nobles d’écriture ou de ne pas obtenir la consécration de leurs pairs. Parfois même les écrivains qui s’écartent de cette norme se voient contraints par la pression du champ littéraire de retraduire leur idéal dans les termes traditionnels du discours de célébration de la littérature. Ainsi Zola qui, à l’origine, affiche une idéologie du travail et de l’objectivité se rallie, en 1891, à un nouveau naturalisme psychologisant : « Je crois à une peinture de la vérité plus large, plus complexe, à l’ouverture plus grande sur l’humanité, à une sorte de classicisme du naturalisme18 ».
Cette distance au rôle, dont on a vu les modalités possibles, se marque dans bien d’autres signes. Au xixe siècle par exemple, le brouillage des codes vestimentaires était l’une des stratégies de distinction qui l’exprimait le mieux : le dandysme d’un côté, la bohème de l’autre étaient les deux façons symboliques pratiquées par les écrivains de séparer leur condition sociale réelle et sa traduction vestimentaire. Adopter le costume de l’aristocratie ou du peuple cela revient à ne pas être pris pour ce qu’on est, au fond, un bourgeois. Le déclin des modèles sociaux auxquels ces transgressions renvoyaient, a été compensé par d’autres signes de style de vie notamment le voyage (initiatique, touristique, documentaire, d’exploration, etc.) moyen d’échapper lui aussi aux contraintes sociales (en changeant de société), d’affirmer sa liberté (par un gaspillage ostentatoire de temps), tout en accumulant des matériaux pour les œuvres à venir19. Le lien souvent noté enfin entre la littérature et le monde féminin dépasse la simple anecdote de salon littéraire. La femme, dans le jeu des rôles de la société bourgeoise, grâce au temps libre dont elle dispose, est l’intermédiaire culturel par excellence, au sommet avec le salon, lieu de lancement des écrivains à la mode, à la base par sa disponibilité pour lire supérieure aux hommes, au plan idéologique qui assimile le goût de la psychologie et la féminité, dans la pratique enfin puisque la littérature est une des seules activités ouvertes relativement tôt aux femmes. En effet la femme dans la bourgeoisie occupe la même position dérivée que le champ littéraire dans la structure sociale.
Le développement parallèle de l’individualisme littéraire, conséquence lui-même de l’apparition d’un marché anonyme des biens symboliques, et de la dimension psychologique et/ou autobiographique de la littérature n’est donc pas un hasard. Ces deux évolutions transcrivent, outre la prétention croissante à l’autonomie des écrivains, le nouveau modèle de rapport dérivé au monde social du champ littéraire en général et des écrivains en particulier.
Notes
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Sur l’emploi de la notion de champ, voir notamment : Bourdieu (Pierre), « Champ du pouvoir, champ intellectuel et habitus de classe », Scolies, no 1, 1971, p. 7-26.
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Codage de Ponton (Rémy), Le Champ littéraire de 1865 à 1905, Paris, EHESS, 1977, p. 35.
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Ponton (Rémy), op. cit.
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Ibid., p. 43.
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Voir Charle (Christophe), La Crise littéraire à l’époque du naturalisme, Paris, PENS, 1979, première partie.
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À cause notamment de leur provincialisme (60,9 % des écrivains sont nées en province ou à l’étranger, Ponton (Rémy), op. cit., p. 39) et de leur absence en général de formation supérieure.
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Girard (Alain), La Réussite sociale en France, Paris, PUF, 1962. Le Tableau 2 se retrouve aux pages 94-95.
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Bourdieu (Pierre), « Flaubert ou l’invention de la vie d’artiste », Actes de la recherche en sciences sociales, no 2, 1975, p. 67-94.
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Girard (Alain), op. cit., p. 116.
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Ibid., p. 134.
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Ainsi dans l’échantillon cité de R. Ponton les écrivains issus de l’aristocratie, de la bonne bourgeoisie intellectuelle et politique et de la grande bourgeoisie sont sur-représentés parmi les poètes, op. cit., p. 59. Au xxe siècle Claudel, Valéry et Saint-John Perse sont les écrivains les plus célèbres répondant à ce modèle.
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Singly (François de), « Un cas de déboulement littéraire », Actes de la recherche en sciences sociales, no 6, décembre 1976, p. 76-85.
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L’excellente Histoire littéraire de la France des Éditions sociales (tome 5, 1977) qui fait une place à cette littérature, à la différence des histoires antérieures, intitule de manière significative le chapitre qui en traire : « Littératures parallèles ».
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Dans l’échantillon de R. Ponton, les romanciers se recrutent dans presque toutes les catégories sociales avec une légère sous-représentation des catégories supérieures et des fils d’écrivain et une surreprésentation des catégories inférieures du code (op. cit., p. 59).
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Voir dans l’article de Pierre Bourdieu, « L’économie de la production des biens symboliques », Actes de la recherche en sciences sociales, no 13, 1976, p. 24, la courbe comparée des ventes d’un prix littéraire et de deux livres d’avant-garde. Les totaux cumulés sont finalement assez proches mais la montée très lente des ventes des seconds implique une position sociale d’attente.
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Ibid., p. 12 et sqq.
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Le seul genre où existe une hérédité sociale importante est le théâtre de boulevard car il implique pour réussir la connaissance de certaines recettes, l’appartenance à un réseau social spécifique et présente en outre l’avantage de cumuler le profit économique et une certaine consécration sociale (Voir Charle (Christophe), op. cit., p. 113-144 et Ponton (Rémy), op. cit., p. 54).
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Huret (Jules), Enquête sur l’évolution littéraire, Paris, Charpentier, 1891, p. 173.
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Il est évidemment superflu de rappeler ici la liste des écrivains voyageurs du xixe siècle qui se confond pratiquement avec la liste des écrivains consacrés ou à la mode de Chateaubriand à Pierre Loti, la seule exception notable mais explicable est celle de Zola. Voir aussi au plan symbolique, à la fin de l’Éducation sentimentale, le rôle du voyage comme signe de l’abandon définitif de tout projet social positif par Frédéric Moreau, image ironique et désabusée du rapport de l’écrivain au monde.