Première édition dans Le discours antillais, Paris, Seuil, 1981. Nous publions les chapitres 33 (« Pour une sociologie culturelle ») et 34 (« Littérature et production ») selon l'édition « Folio Essais », Paris, Gallimard, 1997, pp. 284-319. 

 

Pour une sociologie culturelle

 

I. D’UNE ANALYSE

La situation à la Martinique est ainsi à ce point complexe que nulle analyse ne saurait prétendre en éclairer d'un coup les ordonnées. Le présent texte n’aborde pas l’étude détaillée des éléments socio-politiques de cette situation mais s’efforce d’en approcher, de manière large et rapide, quelques aspects « culturels Â».

Une aire de change

La Martinique est de plus en plus constituée en terre de change, où le circuit bien connu (de fonds publics transformés en bénéfices privés) atteint une sorte d’épure exemplaire. Par une logique délibérée de ce système, ce qui a été la production du pays (canne, banane, ananas) s’effondre au fur et à mesure, au bénéfice du secteur tertiaire qui est soutenu de manière unilatérale et forcée. On a souvent analysé ce processus, mais on a toujours renoncé à en tirer les conclusions vraies. Une d’entre elles est que ce qu’on appelle les superstructures (et qui se ramènent ici à l'appareil de l’idéologie dominante) se développent de manière autonome et monstrueuse. L’attention portée au « culturel Â» dérive de cette prolifération.

Terre de change, la Martinique devient donc de plus en plus une terre de passage. Passage des fonds, passage des touristes, passage des Martiniquais eux-mêmes. La structure du pays ne lui permet pas de supporter une telle dénaturation. Un peuple qui dispose d’un « arrière-pays culturel Â» où s’embusquer (coutumes ancestrales, religion, langue, mythes, etc.) peut résister longtemps à la non-productivité. La Martinique ne le peut pas. Il n’y a en la matière rien à quoi s’accrocher pour tenir le coup. Les structures de la société, ses réflexes, sont ici une résultante de l’acte colonial et ne s’enracinent pas dans un avant (sinon la coupure de la Traite). Pour un pays qui n’est pas sûr de son passé, la non-productivité est une carence irrémédiable. Elle frappe l’être de stérilité. Elle déclenche une non-créativité, renforcée en l’occurrence par la consommation passive de « produits culturels Â» extérieurs.

Pire, les valeurs culturelles accumulées dans le cadre du système des Plantations (traditions orales, contes, coutumes, gestuel, folklore, etc.) ont tari ou disparu avec l’émiettement de ce système. Un pays qui est voué à recevoir des touristes sans pouvoir leur « opposer Â» des valeurs de « mise en relation Â» est un pays à l’abandon.

Nous avons avancé à ce propos l’idée de « société morbide Â», voulant dire une société dont les composantes s’impliquent selon des lignes de force qui sont hétérogènes à la formation sociale elle-même ; c’est-à-dire déterminées et décidées ailleurs. Cette morbidité du social est ordinairement reflétée dans une « ambiguïté Â», amorphe ou activiste, que nous scruterons longuement, elle-même traversée de grands bouleversements pulsionnels, qui sont les moments d’un rééquilibrage « sauvage » autant que saisonnier.

 La recherche d'identité

On comprend que dans ces conditions la « recherche d’identité » du peuple martiniquais non seulement passe par l’incertain et le dilatoire mais encore débouche à certains égards, sur l’auto-agression. C’est qu’il n'y a aucune organisation de production, aucune structure de travail autonome, aliéné ou non, à partir de quoi manifester cette recherche. On peut résumer ceci en avançant que, dans la situation, absolument rien ne peut obliger un Martiniquais à « s’entendre Â» avec un autre Martiniquais. L’éparpillement collectif diffuse en éparpillements individuels. Ne pouvant s’entendre sur rien, il était « normal Â» (comme Fanon l’a montré) que les Martiniquais aient choisi de se déchirer entre eux.

La consommation passive ou l’adoption non critique de produits extérieurs (journaux, littérature d’aliénation, théâtre, programmes de té­lévision et de radio, et jusqu’aux traits de mÅ“urs ! — sans compter bien entendu, nous l’avons dit, les produits de consommation courante : on importe littéralement tout, le sucre raffiné, les yaourts, les Å“ufs, la salade, le lait, à l’infini) ne signifie pourtant pas une ouverture sur le monde extérieur. Non seulement les nouvelles du monde sont ici filtrées de toutes les manières possibles, mais encore peut-on dire qu’il n’existe en Martinique aucune opinion publique, se préoccupant de ce qui se passe en Angola, au Sahel ou au Chili1. C’est que le Martiniquais ne connaît du monde que cet impératif-marchandise qu’on lui en impose. Le monde est ici comptabilisé en containers, il n'est que cela, et c’est peut-être le meilleur des filtres possibles. (La containeurisation est l’égalisation rigoureuse du mouvement du monde en volumes identiques, repérables, imparables, à tout moment contrôlés par une vo­lonté égalisatrice au plus bas niveau.)

Ce n’est pas là un phénomène qui relève du provincialisme, ni de l’insularité. Il y a dans l’insularité ou le provincialisme une force, même négative, d'attachement (même détourné) à soi, qui, au niveau de la conscience « claire Â», fait défaut ici. Le provincialisme est d’autant plus sûr de lui (et plus lourd) qu’il est plus figé ou réactionnaire. On éprouve ici au contraire une sorte d’évanescence, de légèreté fondamentale entretenue par la savante et feutrée disposition que nous avons décrite : la politique avouée (et, semble-t-il, désormais sans retour) du système est de réussir l’assimilation économique après l'assimilation politique et sociale : c’est-à-dire d’améliorer (dans la mesure compatible avec la réalité du profit) la condition de base des Martiniquais, tout en les privant définitivement de toute possibilité d’intervenir de manière collective et responsable dans le choix et les orientations de leur vie économique.

C’est ce qu’on traduit du côté du pouvoir en affirmant de manière technocratique et impérative que la dignité commence avec le nombre de dentistes ou de pharmaciens. Une telle affirmation ignore systématiquement ce mystère que les Martiniquais, satisfaits ou comblés, vivent pourtant dans un climat perpétuel de tension, d’anxiété collective, d'affrontement racial, de pulsions incontrôlées, qui ne sont ici imputables ni aux excès d’un monde industrialisé ni aux insatisfactions d’une surmodernité. C'est que la dignité passe aussi, quoi qu’on en dise, par la « recherche d’identité Â» (si dérisoire aux yeux intéressés des technocrates), dont l’aboutissement commande l’équilibre général.

La question du « culturel Â»

Nous avons esquissé les raisons pour lesquelles les problèmes culturels nous paraissent exiger ici une attention soutenue. D'abord à cause de l’hyperbolisation des superstructures (il s’agit peut-être d’une forme inédite de société où, répétons-le, la superstructure a pu gagner sur l’infrastructure court-circuitée une sorte d’autonomie « anormale Â») ; ensuite parce que le « culturel Â» devient ainsi une des « voies Â» feutrées de l’oppression ; enfin parce que, de manière ambiguë, le « culturel Â» devient en même temps un des vecteurs de la recherche d’identité.

Mais, pour répondre au technocrate, cette recherche n’est pas une vague et métaphysique aspiration à « l’authenticité Â». C’est la revendication d’un équilibre entre la structure d’un système de production et la responsabilité de la communauté dans le cadre de ce système. La dignité commence avec le pouvoir de décision. (Et c’est bien d’abord parce qu’en Martinique il n’y a plus de processus déterminant de production, mais un plan camouflé de change, que l’ambiguïté domine cette « recherche Â» angoissée de soi.)

Le gouvernement français, qui semble toujours en avance d’une stratégie sur les hommes politiques martiniquais, a d’ailleurs mis en place une véritable organisation d’éradication culturelle, qui constitue très certainement en la matière une des formes les plus pernicieuses de l’oppression culturelle et politique. On y enseigne implicitement que la « culture Â» est « universelle Â», et que la « culture martiniquaise Â» (qu’on prône) en participe sans problématique inquiétante. Comment le fait-on ? À coup de pianistes de Pont-à-Mousson, de marionnettes d’Alsace ou de violonistes des Pyrénées. Tous applaudis et compris. La culture y devient à la lettre ce qui reste quand on a tout oublié (de soi et de son pays)2.

L’action culturelle, comme partout ailleurs dans le monde, devient ainsi enjeu politique, manœuvre de décervelage ou introduction au changement, avec pourtant ici la spécificité, si l’on peut dire, de son ambiguïté, liée à l'ambigu de la société martiniquaise.

L’ambiguïté

Elle provient donc ici de l’impossibilité de « soutenir Â» sans dommage l’impact des « Ã©léments de culture Â» extérieurs, le dommage résultant de ce que leur consommation se fait dans un contexte de non-responsabilité. (Je n’ai jamais entendu dire qu’un pianiste de patronage donnant en « tournée Â» un concert solennel à Fort-de-France ait été réputé mauvais par les assistants.) En l’occurrence, la critique populaire est implicite et se manifeste dans l’absence : ces cérémonies sont réservées à la « bourgeoisie Â». Mais l’ambiguïté grandit de ce que la dénonciation de telles pratiques aliénantes est assimilée à un obscurantisme (« Comment ? Vous renoncez à des manifestations de la culture universelle ? On vous propose Mozart, et vous criez à la déculturation ? Â»).

Ailleurs, la même ambiguïté dénature la vie socio-politique. La revendication de l’alignement des droit sociaux de la masse des travailleurs martiniquais sur ceux des travailleurs français est à la fois légitime (comment les organisations syndicales ne lutteraient-elles pas jour après jour pour améliorer, contre les profiteurs du régime, la condition des travailleurs ?) et suprêmement aliénante (le pouvoir se satisfait volontiers d’une opposition qui se maintiendrait à l’intérieur du clivage français gauche-droite, ainsi que de règlements de conflits qui sanctionnent son autorité).

De même, l’application des lois de la Sécurité sociale à la Martinique est très certainement faite dans un contexte général où ces lois, (1°) sont présentées sinon vécues comme un don de la France et non comme une conquête des travailleurs martiniquais ; (2°) ne sont en corrélation avec aucune politique du travail en Martinique ; et (3°) par conséquent développent dans la population une mentalité de mendicité organisée, officialisée, qui constitue la pire des formes de mort collective. Mais le premier parti politique qui affirmera systématiquement ces vérités, et en tirera la conclusion — programmée — que les Martiniquais auraient intérêt à se trouver plus démunis dans un système où ils contrôleraient une production et discuteraient une politique du travail, plutôt que d’être ainsi mi-satisfaits dans l’irresponsabilité (satisfactions moroses et limitées du point de vue de la vie de la collectivité) — ce parti perdrait aussitôt toute influence. Aucune formation politique n’est prête à jouer ainsi les kamikazes idéologiques. Et à tout individu qui soutiendrait ces propositions on rétorquerait aussitôt, et non sans raison, qu'on voit bien qu’il a tout ce qu’il lui faut et qu’il n’a pas besoin des allocations familiales pour vivre. Bienheureuse ambiguïté.

Elle régit aussi les manifestations de ce qu’on appelle le folklore. Tari en même temps que se déstructurait le système des Plantations et que la Martinique cessait d’être une terre de production, le folklore connaît actuellement deux vocations : l’une, pathétiquement entretenue par les moyens officiels de propagande (radio, télévision, journaux), appelle à retrouver l’authenticité et le dynamisme des traditions (Carnaval, etc.; ces « retrouvailles Â» prouveraient que l’actuel système est bon, qu’il est viable), l’autre, contestataire, utilise les voies du folklore pour dénoncer, sinon la logique déracinante de ce système, du moins ses injustices les plus criantes. Ces deux vocations se rencontrent parfois dans une même pratique.

Mais la poussée actuelle de création folklorique n’est pas la résultante d’une pratique sociale : ni un accompagnement du travail, ni un rite de la croyance populaire, ni un rythme de l’existence. Le folklore, qui contrairement à d’autres formes d’expression doit nécessairement résulter d’une activité collective, ne chante plus ici un dieu commun à tous, n’accompagne pas naissances et morts, ne scande plus la cadence d’un métier. Dès lors, quelque brillant qu’il puisse paraître, il n’est pas « fonctionnel Â» mais « en suspension Â» dans l’actualité. On peut le manipuler, le détourner même de son sens, le célébrer dans les organes officiels par la voix des décultureurs attitrés. Et quand même il trouverait dans la contestation une sorte de « fonction Â» inédite, il n’en échappe pas pour autant à cet ambigu. On sait qu’on peut en effet, loin de toute créativité responsable, acculer un peuple à la seule pratique d’un folklore de spectacle, quand même il serait parfois à contenu contestataire.

Telle est la puissance engluante de l’ambiguïté, dont on peut résumer l’axiome de la manière suivante : Il n'y a rien (en contestation ni en opposition) qui ne puisse ici être récupéré par le système. L’ambiguïté alimente ainsi une confusion fondamentale, dans quoi individus et organismes sont ballottés, les mêmes hommes se trouvant à contester d’une part, à consacrer de l’autre, un système qui est le seul à mettre en acte une stratégie uniforme, fluctuante, patiente, et depuis quelque temps délibérée.

L’alternative

Morbidité, ambiguïté, confusion. Car la réduction monstrueuse à la « superstructure Â» (la néantisation par la consommation sans production) ferme l’alternative apparemment sans issue que voici, imposée au Martiniquais qui veut remettre en cause l’état des choses :

(a) Aménager un processus de production, afin d’échapper à cette néantisation, c’est-à-dire en fin de compte lancer (à travers les mailles du système) une bourgeoisie capitaliste « locale Â», lui donner chance d’exercer à son profit une réelle fonction dans cet éventuel renouveau de production, c’est-à-dire en fin de compte proroger (jusqu’aux hypothétiques contradictions futures) la mise entre parenthèses du peuple martiniquais. C’est la voie de la réforme, de l’assimilation adaptée. Voie impossible, pour ce que cette bourgeoisie n’a jamais assumé de manière autonome une fonction réelle (de capitalisation, d’orientation, de production ni de distribution) et qu’elle n’en a ni les réflexes ni les moyens. Bourgeoisie parasite du système. La cohérence de celui-ci rejette sans cesse les apprentis producteurs (au demeurant confinés au secteur tertiaire et qui bêlent depuis quelque temps à l’industrialisation) au rôle de profiteurs ramasse-miettes, sans pouvoir de décision.

(b) Bouleverser le système de production, c’est-à-dire exaspérer les contradictions dans le processus de production et les porter à un point de conflit tel que la révolution socialiste en surgisse nécessairement. Mais comment exaspérer les contradictions d’un système qui ne repose plus et n’entend pas reposer sur un secteur agricole ou industriel ni d’ailleurs sur quelque forme de production que ce soit (si ce n’est sur ce qu’il faut juste de production-prétexte pour maintenir un groupe de consommateurs) mais sur un relais, un change d’argent public en argent privé, organisé sur un mode homogène et optimal dans le champ aliéné d’une consommation ?

Dans la tenaille (ou le marais) de cette alternative barattent des propositions dilatoires qui concernent toutes un éventuel changement du statut politique, changement projeté de la manière la plus formelle : décentralisation, régionalisation, autonomie. Propositions qui, pour échapper à la tenaille, à l’impossible alternative, postulent ou réclament que ce réajustement de statut soit accompagné du maintien d’une aide institutionnelle de l’ancien pays dominant. Mais, comme l’a dit M. Messmer, et ce nous semble avec la logique la plus réaliste : « Pas de divorce avec pension. Â» Il reprenait la pensée du général de Gaulle : « L’indépendance, on verra ; l’autonomie, jamais. Â»

Les pulsions

À une telle impasse, les élites intellectuelles répondent quotidiennement par la récitation innocente des formules politiques apprises en France, héritées de l’Occident, et dont chacun espère un début de solution. Pour mieux fuir l’angoisse de la situation particulière, on s’en remet par exemple à l’« universel Â» : « universel Â» humaniste des valeurs françaises, « universel Â» scientifique des valeurs révolutionnaires. L’universel domine ainsi la solution des problèmes du particulier, au lieu de résulter de leur résolution. Les « avant-gardes Â» politiques ressassent de la sorte leurs credo et s’excommunient mutuellement. Elles y emploient une énergie et y consacrent une obstination inlassables.

Dispersé dans son habitat rural, ne bénéficiant d’aucune puissance de concentration dans l’organisation du travail, en proie au chômage, livré aux tentations de la mendicité officielle (qu’on appelle ici l’« indispensable solidarité nationale Â»), enfin ne voyant se dessiner devant lui aucune perspective définie, le peuple martiniquais répond à l’alternative par des poussées de violence incontrôlée, à la périodicité quasi métronomique, suivies de longs passages de prostration et de consentement passif.

Une théorie de base de la situation martiniquaise devra mettre en évidence la possibilité d’accumuler suffisamment d’expérience dans la mémoire collective de la communauté pour qu’un jour les pulsions traumatiques passagères puissent être transformées ou continuées, en projets politiques élucidés.

Peuple ou élites sont agités de ces mêmes élans pulsionnels, dont nul ici ne peut prétendre être sauf. La tension sociale s’exacerbe en outre de l’écart entre l’étalement des biens de consommation et la disparité des pouvoirs d’achat. On peut d’ailleurs s'étonner que le banditisme ne fasse pas plus de ravages, eu égard à cette disparité ; mais une telle modération ne durera probablement pas.

La tension raciale est partout, et ce n’est pas étonnant. On sait les problèmes que peut poser à un Antillais vivant en France la présence sur le sol français de 200 000 Antillais le plus souvent confinés à des tâches subalternes. Imaginez alors la France peuplée de trois millions de cadres, techniciens et dirigeants antillais, privilégiés par rapport au reste de la population et d'autant plus arrogants. C’est ce que représentent pour la Martinique les 20 000 ou 30 000 cadres français qui s’y sont implantés depuis une quinzaine d’années. Cette tension raciale, qui est sourde et qui couve, enfle donc chaque jour, et chacun peut y être sensible.

User les réflexes pulsionnels sans concevoir ni accepter des solutions de base, c’est réduire une communauté à une collection d’individus aux destins non solidaires, de telle sorte qu’elle ne constitue plus un peuple. C’est bel et bien, derrière l’écran des avantages sociaux et des prospérités grandissantes, un génocide culturel.

 

II. L’ÉTAT DES CHOSES

La langue

Le premier outil culturel d’une communauté est la langue. Dérivée de l’irresponsabilité collective et du tarissement de la créativité, fruits de la non-production, la pratique des langues en Martinique (la langue maternelle le créole, et la langue officielle le français) constitue un bon baromètre de la situation. Si le français parlé est de plus en plus un français neutre, standard (qui tend à devenir langue naturelle), où bien entendu on ne repère plus les somptuosités baroques des lettrés de l’ère coloniale (marque a contrario d’une distance, d’une différence), il faut remarquer que le créole lui aussi, pour avoir cessé d’être une langue de fonction, de métier ou de production, se banalise et tend à ce patoisement dont on avait prétendu le marquer pour le neutraliser.

Avec la disparition du système des Plantations, puis celle des métiers traditionnels (tonneliers, tanneurs, cordonniers, menuisiers, petits boutiquiers, etc. — « petits métiers Â» qui n’ont pas fait place à un univers industriel), avec le dépérissement des métiers « de base Â» (la pêche, par exemple, dont il est périodiquement promis une réorganisation et un renouveau), avec la standardisation des entreprises, (de construction, de commerce, de communications, etc.), avec l’importation de tous les produits naturels ou fabriqués, avec la multiplication des fonctionnaires, avec la constitution d’un important groupe de résidents français, le créole en fait, dans la logique du système, n’a plus de raison d'être. Hier décrié (parce que « dangereux Â») dans les écoles où se forgeait l’assimilation, il semble qu’aujourd’hui on puisse se permettre de le défendre dans les organes officiels, à la radio ou même à la télévision3. Une langue dans laquelle on ne fabrique plus rien (si on peut ainsi dire) est une langue menacée. Une langue folklorique. Il est vain d’épiloguer sur les créolismes dont sont ponctués les textes des enfants des écoles, non plus d’ailleurs que sur les tournures françaises qui par force envahissent et stérilisent le créole, si on ne pose pas la double évidence que voici : l'usage « non responsable Â» du français et l’usage « Ã©vidé Â» du créole se rejoignent dans une même déperdition, dont le locuteur martiniquais est le lieu tragique et inconscient. Soulignons que c’est au moment où le créole est le plus menacé en tant qu’outil social qu’il trouve le plus de défenseurs triomphalistes pour crier sa vitalité, ceci étant peut-être la conséquence (mais aveugle) de cela. Une défense réelle de la langue créole passe par l’élucidation globale des causes de l’agression portée contre elle, non par une pratique folklorique. Ajoutons que le créole, langue de communication, mais langue « vide Â», devient de plus en plus, dans son usage quotidien, langue des délires de substitution et de l’auto-agression.

La « vitrine Â»

La Martinique est ainsi devenue une « vitrine Â» dans la Caraïbe, mais qui cache bien l’exact contraire de ses prospérités apparentes ou réelles.

Les DOM des Antilles-Guyane sont probablement les plus avancés de la région caraïbe, et de loin, sur le chapitre des avantages sociaux, mais probablement aussi les pays de cette région où la démission collective, le recours exclusif à l’Autre, la permanence de la mendicité officielle (c’est-à-dire non visible dans la rue mais installée aux guichets et dans les antichambres des administrations) sont les plus taraudants et frustrants. Un exemple : l’assistance médicale gratuite, distribuée à leur clientèle par les mairies, et dont il n’est pas rare que des assurés sociaux préfèrent se servir plutôt que d’exercer leurs droits d’assurés.

On y développe une infrastructure d’équipement très calculée (zones de dépôt de produits fabriqués ailleurs, baptisées « zones industrielles Â», routes à vocation stratégique, port et aéroport, pour le fret et les déplacements de population — ceci devant deux ou trois usines délabrées, dans un pays où plus aucun secteur de la production traditionnelle ne commande de manière décisive la vie et l’équilibre de l'ensemble social), mais jamais l’irresponsabilité des Martiniquais en la matière n’a été aussi poussée, leur absence collective à ces entreprises aussi paralysante — même si les békés, vaincus par les betteraviers de France, ont pris leur parti de cette défaite et trouvé un renouveau de vigueur dans la reconversion au secteur tertiaire. Un exemple récent : l’augmentation unilatérale du tarif de fret de la Compagnie générale transatlantique, compagnie à monopole sur le port de Fort-de-France, et ceci deux jours après la visite rassurante en Martinique du directeur général de cette compagnie (1976).

On y vante globalement et sans nuances le « revenu par tête d’habitant Â», en comparaison avec d’autres petites ou grandes Antilles ; mais vous pouvez voyager dans les pays les plus déshérités de cette région, vous n’y serez guère confrontés, derrière la misère physique ou physiologique, à cette misère mentale, à ce déséquilibre, à cette absence de perspectives, à ces délires de substitution qui guettent ou frappent le Martiniquais. Grandes surfaces et misère morale. Une illustration : un homme qu’on requiert de donner du sang pour sa femme en couches avoue au médecin qu’il se sent fatigué et déclare innocemment qu’il croyait qu’on faisait venir du sang de France. Folle et dénaturante logique !

On y voit s’agiter une « petite bourgeoisie Â» de plus en plus écoutée dans le cadre du système, mais incapable de se défendre ou de se développer par ou pour elle-même. Bourgeoisie de représentation et non de fonction. Elle prétend « représenter Â» ou défendre le peuple. Elle ne met jamais en question la politique élitaire qui a marqué la colonisation à la Martinique et qui a fait d’elle, intelligentsia martiniquaise, et le peuple mis entre parenthèses, l’interlocuteur privilégié mais dérisoire du pouvoir. Chacun y est le petit chef de quelque chose. Une illustra­tion fréquente : la publicité faite aux remises de décorations officielles, le plus souvent accompagnée de déclarations agressives de fidélité au régime. Gadget et macoutisme4.

On y propose pour finir l’assimilation intégrale comme seule voie possible vers un mieux-être. Sans compter ce que les âges futurs trouveront de barbare à la volonté pour un peuple d’en assimiler un autre, il ne faut pas négliger ce que cette assimilation exigerait, pour « réussir Â» (ce qu'elle est peut-être en passe de faire) : la disparition de la Martinique en tant que collectivité, quand les pulsions seront à la fin usées, ne laissant en place que des individus sans volonté commune. C’est ce qu’on pressent à la lecture de textes officiels qui parlent de « département à vocation migratoire Â». Cette vocation-là est à tout coup mortelle, et un peuple dont on peut disserter en ces termes est un peuple en effet menacé de disparaître. L’histoire en fournit quelques exemples.

La perfection du système

Ce qu’il y a donc de parfait dans ce système, c’est d’abord qu’il fonctionne. Les opposants s’opposent, les partisans participent, chacun connaît son rôle et le récite. Les crédits sont discutés et votés, les plans d’aménagement mis en Å“uvre, les injections de fonds publics se succèdent. Nous croyons avoir fait deviner que, derrière les blocs d’HLM, les routes, les gendarmeries modèles, les écoles en ciment, les bureaux d’assistance sociale, les reconversions d’« industries Â», les équipements sociaux, les floralies et choralies, les émissions « culturelles Â» de radio et de télé, les aménagements portuaires et les plans de relance de l’agriculture, l’homme ne cesse de se lézarder, de se dégrader. C’est peut-être ce que M. Césaire a essayé de dire en humaniste (Assemblée nationale, 1976) à M. Stirn, qui lui a répliqué en termes bien moins choisis qu’il ne connaissait rien à l’économie. L’un et l’autre parlent de réalités différentes. Mais ce n’est pas parce que les fonds européens remplacent en partie l’argent du contribuable français dans le financement global de l’opération que le processus mis en place à la Martinique a changé de nature : émiettement de la production, déracinement culturel, intensité de l’échange fonds publics-bénéfices privés.

Pourquoi ce système fonctionne-t-il « si bien Â» ? Parce qu’aucune théorie globale de la situation n’est venue chez les opposants proposer une perspective claire de résolution des problèmes ; parce que cette perspective ne peut surgir d’actions politiques ponctuelles qui même extrêmes n’en demeurent pas moins incapables de bloquer une organisation qui ne repose sur rien de blocable dans une production donnée ; parce que la nature même de la société martiniquaise (produit direct de la colonisation) ne permet pas les embuscades culturelles collectives qui eussent permis de durer, de n’être pas contaminé ni usé ; parce que la nature même de cette colonisation (formation d’une élite de représentation sans fonction) autorisait qu’on fasse aujourd’hui l’impasse d’une production entière au bénéfice d’une opération plus rentable ; parce que la nature même de cette opération (un change) suspend ici le rôle déterminant de toute classe sociale : tant de la bourgeoisie de représentation que de la classe des travailleurs, dispersée, laminée, qui ne se prolétarise ni en conscience de classe à l'attaque ni en force de résistance nationale ; parce que les forces capables de bloquer aujourd’hui le système à son niveau (grèves des employés de banque, des employés de la Sécurité sociale, des ouvriers du bâtiment, des fonctionnaires, des employés de commerce, etc.) ne peuvent s’opposer à lui pour des revendications sectorielles qu’en le reconnaissant sur le fond5.

Ce qu’il y a d’encore plus parfait, c’est qu’ainsi le système se renforce désormais de lui-même. Qu’il atteint à une densité comme à ce qu’on n’ose pas nommer une dynamique autonomes, indépendantes de la volonté de ses promoteurs ou des sursauts de ses victimes — ce qui est l’idéal pour une organisation socio-politique. L’irrémédiable se réalise-t-il sous nos yeux : le point de non-retour, à partir de quoi plus rien ne sera redressable ? Tel est l’intolérable poids qui pèse sur tout Martiniquais et le rejette, soit dans une marotte existentielle, soit dans un activisme aussi minutieusement motivé que généralement inopérant, soit dans la folie, soit dans le larbinisme névrotique, soit enfin dans un ailleurs (la « vocation migratoire Â») rassurant.

 

III. L’IDÉE MARTINIQUE

Le peuple martiniquais

Si la situation est ainsi usante, si nous sommes liés à ce monocolonialisme (mono : par réduction d’un peuple à la semblance caricaturale d'un autre, par réduction d'un système de production au néant monolithique d’une aire de consommation — et c’est là sans doute une sorte très particulière de ces relations de peuple à peuple qui marqueront l’un des aspects remarquables du xxe siècle), nous n’en dressons pas le constat pour conclure à la fin de tout.

D’abord parce que le peuple martiniquais n’a jamais cessé de se battre contre cette folle « logique Â» historique (articulée autour du combat entre le sucre de betterave et le sucre de canne) qui a conduit le pays de la réglementation coloniale de la production sucrière à l'organisation départementale du secteur tertiaire, régissant ainsi et dans tous les cas la frustration-dans-la-production. L’histoire de la Martinique est une longue suite de ce que nous appelons un combat sans témoin : aux révoltes d’esclaves ont succédé les sursauts pulsionnels, les unes vouées à l’échec par manque d’arrière-pays physique, les autres frappés de discontinuité par défaut d’arrière-pays culturel.

Ensuite parce que cette résistance, sous toutes sortes de formes et d’expressions plus ou moins « différées Â», continue. C’est-à-dire que les pulsions collectives n’ont pas encore été usées par la non-production ni détournées par la consommation passive, même si elles ne se sont pas élucidées en conscience claire. L’idée Martinique est dans toutes les têtes, ou disons dans tous les inconscients. Obstinations populaires, sursauts incontrôlables, dévouements militants, grèves tenaces, morts anonymes ou trop vite oubliés prouvent cette résistance.

L’objet du présent texte n’était donc pas d’en terrer sous un pessimisme rassurant (« il n’y a plus rien à faire Â») cette idée-Martinique, mais de mettre en garde contre un triomphalisme de commande, par quoi on proclamerait sans arrêt que le grand soir est pour demain, alors que dans le réel se corrode et s’élime chaque jour davantage notre pays. Il est probable par exemple qu’un référendum organisé aujourd’hui serait loin de donner l’avantage aux partisans d’un changement de statut. Cela signifie-t-il que les Martiniquais sont français, ou plutôt que, pour un petit pays livré depuis si longtemps à l’agression culturelle, la peur devant l’avenir, la peur d’être seul, se sont développées en réflexe « structurel Â» ?

Des solutions

Or nous croyons à l’avenir des petits pays. Une théorie d'ensemble de la situation armerait la collectivité contre cette peur d'être maîtresse de son destin. Nous pensons d’ailleurs avoir montré que ce qui manque en l’occurrence n’est pas la combativité mais cette dynamique continue qui aurait procédé d’une vue globale du système (d’une théorie)6.

Si les conclusions d’une telle théorie de base ne peuvent être que politiques, l’état des choses fait que son approche emprunterait des voies multiples. D’abord l’analyse économique : non pas la « connaissance Â» technique par quoi on saurait par exemple à quels organismes européens s'adresser pour obtenir les plus appréciables fonds de subvention, mais la réflexion structurée qui permet de démonter les rouages du système et de proposer des mesures fondamentales de restructuration. Ensuite l’étude quasi psychiatrique : parce que nous voyons chaque jour davantage ce que ces rouages entraînent en nous de déséquilibre mental, de démission, de folie coutumière, d’auto-agression.

Théorie globale, qui devrait déclencher réflexion et action culturelles, en même temps qu’elle ouvrirait les perspectives politiques. Contre l’ambiguïté de la situation, il est certain qu’une des nombreuses occasions manquées, qui ponctuent l’histoire de ce pays, en l’occurrence l’existence d’un parti ou d’un front nationaliste, s’imposera petit à petit, par-delà les affligeants symptômes de mimétisme qui détournent la vie politique martiniquaise de son sens réel.

L'antillanité

La Martinique peut-elle vivre seule ? Oui dans son contexte antillais. Les économistes ricanent. « Ã‰conomies non complémentaire. Pays sous-développés. Â» M. Stirn a cru pourtant déceler la force de cette antillanité : prenant de vitesse les politiciens martiniquais, il est allé à la Dominique et à Sainte-Lucie, comme pour affirmer sans retour (auprès de ceux qu’on appelle ici « les Anglais Â») la présence française dans la Caraïbe. Il y aurait donc une « France des Amériques Â». Les pays des ACP (Afrique-Caraïbe-Pacifique) « frappent à la porte de l’Europe Â» selon la formule de nos journaux ; mais ils le font en tant que pays, dont l’union permet parfois de claquer la porte. « Nous sommes dans l’Europe Â» — en tant que quoi7 ?

Et quand M. Stirn a annoncé son projet de peuplement massif de la Guyane (30 000 colons français d’un coup, avec tous les avantages qu'on peut supposer, et plutôt pieds-noirs en quête d'une autre Algérie que guyanais de vocation), les pays de la Caraïbe ont protesté (1976-1977). M. Stirn a dû répondre qu’il ne s’agissait pas d’une tentative de peuplement mais d’une recherche de création d’emplois pour 10 000 habitants de la région (sans doute les domestiques desdits colons ?).

C’est que la dualité contenue dans l’expression « départements français d’Amérique Â» ne pose pas problème tant que ces départements sont maintenus fermés à leur entour naturel, liés à la seule Métropole. Mais chaque fois qu’on tentera d’ouvrir sur cet entour (et comment ne pas le faire ?8), on se heurtera dans le réel au paradoxe sociologique et historique, à l’impossibilité culturelle globale posés par cette dénomination : comment peut-on être français — en Amérique ?

 

Littérature et production

La résistance populaire en Martinique se sera donc effectuée dans trois directions : l’organisation, que nous avons signalée, d’une économie de survie ; le marronnage ; mais aussi l’élaboration, au temps des Plantations, d’une culture populaire vivace passant toute par l’expression créole, et culminant dans la danse et le chant.

La culture populaire vivace est au fondement de nos réflexes, elle est ce qui demeure sous nos errements, ce qui demande peut-être à être dépassé mais dirige toujours nos expressions. Production naturelle d’une communauté, elle a souffert de ce que cette communauté a cessé d’être productrice. C’est une culture orale et à ce titre fragilisée par la constante pression « civilisatrice Â» du colonisateur. Elle ne s’est pas pensée en métaculture généralisante, mais sa trace n’en est que plus vive en nous : taraudante.

C’est la floraison de cette culture populaire du temps du système des Plantations qui fonde aujourd’hui notre « profondeur Â», le ça qui nous est à découvrir. C’est à partir d’elle que nous persistons. L’humour de la parole populaire nous a garantis de l’extinction. Sa malice est la ruse des peuples depuis toujours menacés, qu’on mettra en parallèle avec la stupéfaction tragique des peuples soudain agressés et stoppés.

En même temps que cette expression populaire s'organise et définit (sans pour autant le décrire) son lieu, une littérature tout à fait évidée est produite par la couche sociale des békés. Elle connaît deux pôles d’attraction : la description formelle du pays (c’est-à-dire, sous la patence de cette seule « forme Â», l’occultation du réel paysage lié au devenir des habitants) et l’excitation érotique (le traditionnel débordement des pays chauds). Pourquoi cette littérature demeure-t-elle médiocre, incapable de comprendre le pays dont elle traite ? Parce qu’elle ne le prend pas en charge, qu’elle n’en fouille pas l’histoire, qu’elle n’en surprend pas la poétique. Il faudra Saint-John Perse et son errance pour qu’elle connaisse l’unique éclat d’un texte qui en consacre le tourment (le refus de la racine) mais en sanctionne par sa qualité particulière la vanité d’ensemble.

Au fur et à mesure que le système des Plantations se décompose, la culture populaire se délite. La production de contes, chansons, dictons, proverbes ne disparaît pas d’un coup ; s’y substitue pendant quelque temps une consommation béate et comme satisfaite de ces mêmes contes et chansons : par la folklorisation. C’est qu’alors apparaît une pseudo-élite capable de s’extasier sur ce qui était auparavant création fonctionnelle et qui semble désormais ne plus créer problème. Aujourd’hui encore, la couche moyenne de la population martiniquaise affectera de considérer les Å“uvres actuelles du folklore (ce qui est « simple, direct Â») comme les seules « vraies Â» manifestations de « notre culture Â». Ce qui est « simple Â» va de soi ; ou permet ainsi qu’on parle de l’« identité antillaise Â» sans courir le risque de voir poindre la radicalité d’une nation.

Pourquoi la culture populaire liée au système des Plantations ne s’est-elle pas continuée en « d’autres modes Â» d’expression ? Nous l'avons dit, parce que le système des Plantations ne donne pas suite à un nouveau système de production mais s’effrite et se dilue dans une non-production, assortie de la formation de cette pseudo-classe moyenne qui échange ses services contre de la consommation passive. L’agrégation des bourgs a fait naître et vu se développer des métiers de base (tanneurs, cordonniers, couturières, ébénistes, menuisiers, etc.), mais qui peu à peu disparaîtront pour laisser place au seul trafic d’importation. Les professions libérales et de prestige seront massivement investies entre 1946 et 1960 et connaîtront bientôt la saturation. Pendant cette longue période, où d’abord les bourgs se juxtaposent à la Plantation (1850-1940) et où ensuite ils cesseront imperceptiblement de tenir leur rôle de foyers d’artisanat (aujourd’hui on les contourne par les « autoroutes Â», comme partout ailleurs dans le monde), les textes littéraires produits le sont dans le champ de l’écrit et par le biais de cette couche moyenne. L’oralité de la littérature traditionnelle est refoulée par la vague de l'écriture, qui n'en prend pas le relais. La béance est infinie, des caractéristiques du conte aux volutes du poème néo-parnassien par exemple.

Littérature en suspension, tout comme la couche sociale qui lui donne expression. Dans l’histoire des littératures, les productions de textes écrits sont d'abord en continuité avec les productions orales traditionnelles. Dans toute apparition d’un corpus littéraire national il y a intervention d’un ou de plusieurs scripteurs qui rassemblent les textes oraux et travaillent à partir de ce matériel. Et à partir d’un tel travail la tradition d’écriture se constitue et s’autonomise peu à peu par rapport aux sources orales. Dans la production de textes écrits en Martinique, la continuité ne se fait pas avec la tradition populaire, mais avec les modes littéraires importées de France de manière surannée, passive, le plus souvent attardée. Une telle littérature s’amuse ou s’émeut de la tradition orale, mais c’est en la folklorisant (au sens aliénant du mot). Le retard apporté à l’adoption de la mode littéraire française et la non-nécessité de cette adoption apparentent la production de textes de l’élite martiniquaise à toute littérature provinciale, c'est-à-dire qui se conforme et ne tranche jamais9. L’écriture n’est pas nécessaire mais loisible. La prétention à la maîtrise de la langue fait parfois intervenir dans cette morne production des curiosités.

Disons une fois de plus que le lettré martiniquais affecte volontiers de s’en remettre à une glorification du folklore qui lui permet de repousser avec dédain les « astuces techniques Â» de ceux qui cherchent à renouer sur un mode nouveau avec la force de l’expression collective. La folklorisation de la culture populaire permet d’occulter réellement celle-ci.

La première réaction systématique contre la déperdition de la culture populaire aura été « généralisante Â», du moins en Martinique. C'est l’ascèse nègre, où Sartre a décelé la passion du sacrifice victimaire : la Négritude vouée à s’abolir dans la négation sublimante du prolétariat mondial ; tout comme Faulkner avait fait du Nègre des États-Unis la victime expiatoire exemplaire de la faute du Blanc, le signe par conséquent visible de la trace primordiale. Cette généralisation a fait la force et entraîné les limites de la théorie de la Négritude.

La deuxième réaction, qui procède de la première, conçoit pour toute la Caraïbe la convergence des réenracinements dans notre lieu vrai. C’est ce que j’ai appelé la théorie de l’antillanité10. Elle a pour ambition de continuer en les élargissant à la fois la dimension africaine, qui se change ici en se retrouvant, et la souche du langage, qui se renforce en se multipliant. Derek Walcott pervertit la langue anglaise tout autant que Nicolas Guillén effile l’espagnole, tout autant que V. S. Naipaul affirme en le niant le pays qu’il explore. Il m’importe peu qu’ils ne parlent pas le créole ; nous parlons, sous des espèces différentes, le même langage

Que signifient ces réactions d’intellectuels ? Que nous tentons de retrouver, ici en Martinique, par-delà le délitage des productions et le dépérissement des productivités, la force de la culture populaire qui est en nous et qui s’est si visiblement effritée avec la fin du système des Plantations. Éprouver cette force latente ne veut pas dire qu’on s’en tienne à ses expressions dépassées. Aujourd’hui notre collectivité ne produit certes plus rien en tant que telle. Et même si nous concevons ce qu’il y aurait de tyrannique à s’en remettre en tout à une théorie contraignante des productivités, il n’en est pas moins vrai que notre conscience d’un tel manque nous constitue pour une part.

Nous comprenons ou devinons que la culture populaire qui s’est une fois déjà exprimée avec tant d’ardeur naturelle est en nous comme un lancinement et une espérance, mais aussi comme conscience ou folie de ce manque11.

Nous comprenons ou devinons que le sort de la création artistique se joue là où est mené un combat pour toute indépendance du choix productif global. Qu’il ne saurait y avoir un grand débat d’expression en dehors d’une volonté continue de libération.

Prenons garde pourtant que, si la littérature est aujourd’hui et ici l’art le mieux préparé aux développements de cette conscience ou de cette folie d’un manque (car comment exprimer le manque à partir de matériaux non abstraits, comment le donner dans des formes, des couleurs, des volumes, des sons), nous n’ayons par là même privilège de parler toujours, de toujours parler, sans que nous touche, tout comme l’intellectuel florentin de la Renaissance italienne commençante, dont parle si bien Élie Faure, « l’élément tressaillant et vivant que fournit l’inépuisable monde Â».

NOTE COMPLÉMENTAIRE

Le tableau qui suit tâche de résumer une vue déjà sommaire du processus production- production littéraire. Il ne saurait rendre compte des infinies variétés ou des accidents, heureux ou consternants, intervenus dans ce processus.

 


Notes

  1. Le très relatif avantage en est que le Martiniquais, sauf quand intellectuel il revient de France, échappe au matraquage obsessionnel de la lecture des journaux, par quoi on se donne aisément l’illusion de participer à la vie du monde. Il se développe peu à peu chez l’arrivant un détachement dont on peut se demander s’il ne conduit pas au même, s’il n’est pas une défense inconsciente. Ce détachement individuel de la « névrose informatique Â» est accompagné du manque collectif d’opinion publique. C’est dire que la collectivité n’échappe pas à cet autre matraquage par « Ã©videment Â» qu’assènent les médias « locaux Â». 

  2. Les prévisions du VIIIe plan pour les DOM-TOM soulignent « l’importance de la politique culturelle pour la paix sociale… Â» (1980).

  3. Ce sont les instituteurs martiniquais ou guadeloupéen qui sont chargés de le prohiber en classe.

  4. On constate, ici encore, une évolution. En 1978-1979, la publicité autour de ces cérémonies s’est raréfiée. Le discours aliénant ne s’est pas seulement banalisé, standardisé, il s’est aussi fait (après une période d’hystérie sans doute liée à un passage de crise) clandestin ; comme s’il n’avait plus besoin de se dire à toute volée pour être entendu.

  5. Un événement social et culturel important a pourtant été en Martinique l’apparition de la première Centrale syndicale martiniquaise (la CSTM) qui fait de l’indépendance un de ses objectifs prioritaires. M. Frantz Agasta en est le leader. 

  6. Aucune théorie ne « conduit Â» le réel, et le pulsionnel peut être producteur d’histoire. Mais c’est quand il vient bouleverser par sa soudaineté féconde une vision décidée de ce réel. Accéder à cette vision ne signifie pas qu’on s’y maintiendra mais qu’à partir d’elle on avancera. Quand le pulsionnel intervient dans un réel lui-même névrotisant, il s’éprouve redondant et tautologique. 

  7. M. Dijoud a affirmé en Martinique, avec une force prudhommesque, en 1978 : « Les départements français d’Amérique sont des départements français. Â» Et M. Giscard d’Estaing a pu en janvier 1979 prouver à M. Carter que la France était réellement présente dans la région. Il a donc repris et commenté cette appellation. La francité est d’abord un élément de stratégie. La francophonie est son signifiant. 

  8. Commerce, loisirs, activités professionnelles, organismes de recherches, manifestations sportives, solidarités devant les catastrophes naturelles, activités universitaires : jour après jour, la Guadeloupe et la Martinique sont obligées d’entrer dans l’histoire de la Caraïbe. 

  9. À propos de ce qu’on appelle provincialisme, la note suivante de René Ménil (dans le Bulletin de l'enseignement à la Martinique, n° spécial 1848-1948) permet de préciser quelques points.

    Trois poèmes villageois sans provincialisme

    Le caractère lamentable de la poésie coloniale n’a pas échappé à Baudelaire qui écrivait il y a un siècle : « Je me suis souvent demandé, sans pouvoir me répondre, pourquoi les créoles n'apportaient en général, dans les travaux littéraires, aucune originalité, aucune force de conception ou d’expression. Â» Et il ajoutait : « Les meilleurs poètes nègres et créoles ont presque toujours, quelle que soit leur distinction, un certain air provincial. Â» La faiblesse et le mauvais goût de la poésie coloniale sont trop connus de tous pour qu’il soit nécessaire d’insister sur l’exactitude de ce jugement.

    D’où vient la laideur inhérente à toute poésie coloniale ? D’abord du fait même que cette poésie est coloniale. Au même titre, du reste, est laide la poésie qui se veut paysanne ou montagnarde ou urbaine. L’expression humaine n’atteint à la poésie qu’à condition de culminer dans l’universel et l’essentiel. Chaque fois que l’accessoire de la géographie, des métiers et des usages, bref, chaque fois que le décor de la vie humaine est donné pour l’essentiel de cette vie, l’art se dégrade et se disqualifie. Dans le meilleur des cas, la poésie coloniale n’arrive qu'à cet exotisme que personne ne prend au sérieux, dont personne n’attend rien et qui nourrit les âmes prosaïques.

    Mais il y a l’homme colonial lui-même. De par les institutions politiques et sociales, c’est d’une véritable diminution capitale qu’il apparaît frappé. Il n’atteint pas et ne peut pas atteindre la libre sphère de la société véritable. La poésie — qui est ton majeur, libre allure, suprême aloi — ne saurait surgir d’une telle insuffisance de la vie humaine.

    Enfin, qui dit colonisation dit mode de civilisation fondé sur l’économie paysanne. C’est-à-dire que le provincialisme y sera principe de vie et base des rapports humains. La poésie, naissant dans un tel milieu, ne peut être que grâces balourdes et vues attardées.

    On voit assez qu’aux colonies, la poésie ne saurait exister que par une victoire de l’esprit sur l’esprit colonial. Elle naît d’une dénonciation préalable des avatars qui constituent un certain genre de vie et de pensée. Elle remet tout le système à sa place qui n’est pas humaine, pour accéder à cet absolu de l’humain dont il est parlé plus haut.

    C’est à cette condition qu’à cette date, dans un village perdu des Antilles, de jeunes poètes (Groupe Franc Jeu, Lamentin, Martinique. Ces jeunes poètes qui ont 20 à 25 ans ont publié, à cette date, 6 fascicules dactylographiés (textes de prose et de poésie) d’une remarquable tenue littéraire. Poèmes de Georges Guannel, Georges Desportes, Édouard Glissant.) peuvent écrire des poèmes tels qu’il ne s’en trouve de pareils, à cette même date, que dans les meilleures revues parisiennes. Dans la barque d’une petite île, ils ont ouvert une fenêtre. Elle donne sur l’envers du village — l’Univers. L’air pénètre. L’air respirable de l’homme. 

    Combien de raisons n’y aurait-il pas à opposer à ce texte de René Ménil, qui manifeste surtout chez son auteur la joie de découvrir de « nouveaux talents Â», et alors même qu'on consentirait au principe de son propos ? Le paysan, le montagnard ou l'urbain ne sont pas « laids Â» en soi. L’accessoire de la géographie, des métiers ou des usages ne disqualifie pas l’art. Il n’y a pas d’universel ni d’essentiel généralisés. Les meilleures revues parisiennes ne donnent pas par droit les meilleurs poèmes. Etc. La critique du provincialisme peut céder parfois à ce qu’elle dénonce.

  10. C’était à une conférence de Daniel Guérin, prononcée devant les étudiants de l'Association générale des étudiants martiniquais, en 1957 ou 1958. Daniel Guérin, qui venait d’appeler à une Fédération des Antilles dans son ouvrage les Antilles décolonisées, s’étonna pourtant de ce néologisme qui supposait plus qu’un « accord Â» politique entre pays antillais.

  11. Cette coupure intervenue entre la culture populaire et la littérature des lettrés justifie aujourd’hui la « contre-poétique Â» ou « poétique forcée Â» dont je parlerai plus loin. 


Pour citer cet article :

Edouard Glissant, « Sociologies », réédition sur le site des ressources Socius, URL : http://ressources-socius.info/index.php/reeditions/18-reeditions-d-articles/246-sociologies, page consultée le 10 décembre 2024.

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