Cet article a été publié en 1899, sous le pseudonyme de N. Andréévitch, dans le numéro 4 de la revue social-démocrate Natchalo (le Commencement) et qui paraissait en Russie. Il fut reproduit ensuite sous le titre : « Lettre sans adresse no1 » dans le numéro 11 de la revue Naoutchnoé Obozrénié (la Revue scientifique) en 1899. Il fait partie du recueil d’articles publié en 1905 sous le titre : Durant vingt ans. Il figure dans le tome XIV, pp. 3-25, des Œuvres complètes de Plekhanov. L’édition choisie ici est celle L’art et la vie sociale, Paris, Éditions sociales, 1949.
Commençons par dire, sans ambages, que nous considérons l’art, comme d’ailleurs tous les autres phénomènes sociaux, du point de vue de la conception matérialiste de l’histoire.
Qu’est-ce que la conception matérialiste de l’histoire ?
On sait qu’il existe dans les mathématiques la preuve a contrario. Nous aurons recours, ici, à un procédé que l’on peut appeler l’explication a contrario. Ou, plus précisément, nous rappellerons d’abord en quoi consiste la conception idéaliste de l’histoire, et ensuite nous montrerons en quoi diffère d’elle la conception qui en est l’opposé, c’est-à-dire la conception matérialiste de l’histoire.
La conception idéaliste de l’histoire, prise sous son aspect le plus pur, consiste à croire que le développement de la pensée et des connaissances est la cause ultime du mouvement historique de l’humanité. Cette opinion régna d’une façon absolue, au XVIIIe siècle, d’où elle passa au XIXe. Saint-Simon et Auguste Comte la soutenaient encore énergiquement, bien que leurs vues, sous certains rapports, fussent en contradiction directe avec celles des philosophes du siècle précédent. Pour en donner un exemple, Saint-Simon, lorsqu’il se pose la question des origines de l’organisation sociale chez les Grecs, y trouve la réponse suivante :
Le système religieux et le système politique avaient, chez les Grecs, absolument la même base, ou plutôt... le système religieux avait servi de base au système politique, le second ayant été « fait à l’imitation du premier » et « calqué sur lui1 ».
Et, pour appuyer ses dires, il explique que l’« Olympe des Grecs » était une « assemblée républicaine » et que : « les Constitutions nationales de tous les peuples grecs, quoique différentes entre elles, avaient toutes cela de commun qu’elles étaient républicaines » (Saint-Simon, p. 142).
Mais ce n’est pas encore tout. Le système religieux formant la base du système politique des Grecs découlait lui-même, selon Saint-Simon, de l’ensemble de leurs conceptions scientifiques, de leur système scientifique du monde. Les notions scientifiques des Grecs étaient donc considérées comme constituant le fondement primordial de leur vie sociale, et le développement de ces notions comme le principal ressort du développement historique de cette vie, comme la cause principale des changements qui s’y sont produits au cours de l’histoire.
De même, Auguste Comte estimait que « tout le mécanisme social repose finalement sur des opinions » (Comte, pp. 40-41). C’est là une simple reprise du point de vue des Encyclopédistes, lorsqu’ils disaient : « C’est l’opinion qui gouverne le monde ». Une autre forme de l’idéalisme trouve son expression la plus radicale chez Hegel. Comment s’explique le développement historique de l’humanité, si on se place au point de vue de Hegel ? Un exemple nous l’illustrera. Hegel se demande quelles furent les causes de la décadence de la Grèce. Il trouve beaucoup de causes à ce phénomène, mais la principale, à ses yeux, réside dans le fait que la Grèce ne représentait en elle-même qu’un stade du développement vers l’Idée absolue et qu’elle devait donc tomber, une fois ce stade dépassé.
Il est clair que, selon l’opinion de Hegel – qui savait pourtant que la chute de Lacédémone était due à l’inégalité des fortunes, – les rapports sociaux et tout le cours du développement historique de l’humanité ont été déterminés, en dernier lieu, par les lois de la logique, par le cours du développement des idées.
La conception matérialiste de l’histoire est diamétralement opposée à cette façon de voir. Alors que Saint-Simon, considérant l’histoire du point de vue idéaliste, pensait que les rapports sociaux des Grecs s’expliquaient par leurs opinions religieuses, nous, qui nous plaçons au point de vue matérialiste, nous disons le contraire. Alors que Saint-Simon, se demandant quelles étaient les origines des opinions religieuses des Grecs, répondait qu’elles découlaient de leur conception scientifique du monde, nous, nous disons que les rapports sociaux des Grecs, après avoir déterminé la formation de leurs notions religieuses et le développement de leur conception scientifique du monde, ont été eux-mêmes déterminés au cours de l’histoire, dans leur genèse et dans leur décadence, par le développement des forces productives dont disposaient les peuples helléniques.
Tel est, en général, notre point de vue en histoire. Est-il juste ? Mais ce n’est pas ce dont il s’agit ici. Nous nous bornerons, pour le moment, à demander au lecteur de supposer qu’il est juste et d’adopter avec nous cette hypothèse, comme point de départ de nos recherches sur l’art. Il va de soi que l’étude d’une question particulière comme l’art nous servira en même temps à vérifier notre conception générale de l’histoire. En effet, si cette conception générale est fausse, il ne servirait à rien de la prendre comme point de départ pour expliquer l’évolution de l’art. Mais si, en partant d’elle, nous nous convainquons que, mieux que toute autre, elle explique cette évolution, nous serons en possession d’un nouvel et puissant argument en sa faveur.
Mais ici nous prévoyons déjà une objection. Darwin, dans son livre fameux : la Descendance de l’homme et la sélection sexuelle, avance, on le sait, une quantité de faits prouvant que le « sentiment du beau » joue un rôle d’une certaine importance dans la vie des animaux. Or on pourrait déduire de ces faits que l’origine du sentiment de la beauté doit être expliquée par la biologie et que faire dépendre l’évolution de ce sentiment chez les êtres humains uniquement de l’économie des sociétés dont ils font partie est inadmissible et témoigne d’une certaine étroitesse d’esprit. Et comme le point de vue de Darwin sur l’évolution des espèces est indubitablement un point de vue matérialiste, on pourrait aussi dire que le matérialisme biologique fournit des arguments précieux pour la critique du matérialisme historique (« économique ») qu’on accusera d’être trop exclusif.
Nous reconnaissons que c’est là une objection sérieuse et c’est pourquoi nous nous y arrêtons. D’ailleurs, il nous est d’autant plus intéressant de le faire, qu’en l’examinant nous répondrons en même temps à toute une série d’arguments du même genre qu’on peut tirer de la vie psychologique des animaux. Essayons avant tout de définir le plus exactement possible la conclusion que nous devons tirer des faits cités par Darwin. Et commençons par examiner les arguments qu’il en tire lui-même.
Dans le chapitre III de la première partie de son livre, sur la Descendance de l’homme et la sélection sexuelle, nous trouvons le passage suivant :
« Le sentiment du beau. – Ce sentiment est, assure-t-on, spécial à l’homme ;… quand nous voyons un oiseau mâle étaler orgueilleusement, devant la femelle, ses plumes gracieuses ou ses splendides couleurs, tandis que d’autres oiseaux, moins bien partagés, ne se livrent à aucune démonstration semblable, il est impossible de ne pas admettre que les femelles admirent la beauté des mâles. Dans tous les pays, les femmes se parent de ces plumes ; on ne saurait donc contester la beauté de ces ornements. Les oiseaux-mouches et certains autres oiseaux disposent avec beaucoup de goût des objets brillants pour orner leur nid et les endroits où ils se rassemblent ; c’est évidemment là une preuve qu’ils doivent éprouver un certain plaisir à contempler ces objets… Il en est de même pour le chant des oiseaux. Les douces mélodies que soupirent beaucoup d’oiseaux mâles, pendant la saison des amours, sont certainement l’objet de l’admiration des femelles… Si les femelles étaient incapables d’apprécier les splendides couleurs, les ornements et la voix des mâles, toute la peine, tous les soins qu’ils prennent pour déployer leurs charmes devant elles seraient inutiles, ce qu’il est impossible d’admettre. Il est, je crois, aussi difficile d’expliquer le plaisir que nous causent certaines couleurs et certains sons harmonieux que l’agrément que nous procurent certaines saveurs et certaines odeurs… Quoi qu’il en soit… il est certain que l’homme et beaucoup d’animaux admirent les mêmes couleurs, les mêmes formes gracieuses et les mêmes sons » (Darwin, 1881, pp. 97-98).
Ainsi, les faits avancés par Darwin prouvent que les animaux inférieurs sont capables de ressentir, tout comme les hommes, des jouissances esthétiques et qu’il arrive souvent que leurs goûts esthétiques coïncident avec les nôtres. Mais ces faits ne nous expliquent pas l’origine de ces goûts. Et, si la biologie ne nous explique pas l’origine de nos goûts esthétiques, elle pourra d’autant moins nous expliquer leur développement historique. Mais laissons parler Darwin lui-même.
« Le sentiment du beau, en tant qu’il s’agit tout au moins de la beauté chez la femme, n’est pas absolu dans l’esprit humain, car il diffère beaucoup chez les différentes races, et il n’est même pas identique chez toutes les nations appartenant à une même race. À en juger par les ornements hideux et la musique non moins atroce qu’admirent la plupart des sauvages, on pourrait conclure que leurs facultés esthétiques n’ont pas atteint le développement qu’elles présentent chez quelques animaux, les oiseaux par exemple » (Darwin, 1881, pp. 98 et suivantes).
Si le goût du beau est différent chez les différentes nations appartenant à une seule et même race, il est clair que ce n’est pas dans la biologie qu’il faut chercher les causes de cette différence ! Darwin lui-même nous dit d’orienter nos recherches dans une autre direction. Dans la seconde édition anglaise de son œuvre, nous trouvons dans le paragraphe cité le passage suivant, que ne reproduit pas la traduction russe à laquelle nous avons eu recours et qui fut faite par I. Setchenoff d’après la première édition anglaise : « With cultivated men such [c’est-à-dire esthétiques] sensations are however intimately associated with complex ideas and trains of thoughts » (Darwin, 1883, p. 92).
« Toutefois ces sensations (le plaisir que l’on ressent à contempler certaines couleurs et certaines formes et à entendre certains sons), chez l’homme civilisé, s’associent étroitement à des idées complexes (Darwin, 1881, p. 97).
Voilà une indication extrêmement importante. Elle nous renvoie de la biologie à la sociologie, car il est évident que ce sont précisément des causes sociales qui déterminent, selon Darwin, le fait que chez l’homme civilisé le sentiment du beau est associé à des idées complexes. Mais Darwin a-t-il raison quand il estime que cette association n’existe que chez les hommes civilisés ? Non, il se trompe, et il est très facile de s’en convaincre. Prenons un exemple. On sait que les peaux, les griffes et les dents des animaux jouent un rôle très important dans les parures des peuples primitifs. Comment l’expliquer ? Par la combinaison des lignes et des couleurs de ces objets ? Non. Il s’agit ici de tout autre chose. Lorsque le sauvage se pare, par exemple, de la peau, des griffes et des dents d’un tigre, ou bien de la peau et des cornes d’un bison, il voit dans cette parure comme le signe de sa propre adresse, de sa propre force : est adroit celui qui l’a emporté sur un adversaire adroit, est fort lui-même celui qui terrasse un adversaire puissant. Il est possible aussi qu’il s’y mêle quelque superstition. Schoolcraft dit que les peuplades de Peaux-Rouges vivant à l’ouest de l’Amérique du Nord apprécient par-dessus tout les parures faites avec les griffes de l’ours gris, la plus féroce des bêtes fauves avec lesquelles elles sont en lutte. Le guerrier peau-rouge croit que la férocité et la bravoure de l’ours gris se communiquent à celui qui se pare de ses griffes. C’est ainsi, comme le fait remarquer Schoolcraft, que les griffes de l’ours gris lui servent à la fois de parure et d’amulette (Schoolcraft, p. 216). Dans ce cas, il est évidemment impossible de penser que la peau, les griffes et les dents de bête fauve aient pu, de prime abord, plaire aux Peaux-Rouges, seulement en vertu des combinaisons de lignes et de couleurs qui les caractérisent2. Non, l’hypothèse opposée est beaucoup plus vraisemblable. C’est-à-dire que ces objets, au début, n’ont été portés que comme des insignes de bravoure, d’agilité et de force, et que ce n’est que par la suite, et précisément parce qu’ils étaient des insignes de bravoure, d’adresse et de force, qu’ils commencèrent à provoquer des sensations esthétiques, et sont devenus des ornements. Il s’ensuit que les sensations esthétiques non seulement peuvent s’associer, chez les sauvages, à des idées complexes, mais qu’elles naissent aussi parfois précisément sous l’influence de ces idées.
Prenons un autre exemple. On sait que, chez beaucoup de peuplades africaines, les femmes portent aux mains et aux pieds des anneaux de fer (Schweinfurth, p. 148. Voir aussi Du Chaillu, p. 10 et suivantes). Les femmes des hommes riches portent parfois sur elles plus de 16 kilos d’ornements de ce genre. C’est évidemment fort incommode, mais cela ne les empêche pas de porter allègrement ce que Schweinfurth appelle des « chaînes d’esclaves ». Et pourquoi donc la négresse se plaît-elle à traîner sur elle de pareilles chaînes ? Parce que, grâce à elles, elle paraît belle à ses yeux et aux yeux d’autrui. Et pourquoi paraît-elle belle ? En vertu d’une association d’idées assez complexe. La passion pour de tels ornements se développe en particulier chez les tribus qui, pour employer l’expression de Schweinfurth, en sont maintenant à l’âge du fer, autrement dit chez les peuplades qui considèrent le fer comme le métal précieux par excellence. Ce qui est précieux semble beau, parce qu’à l’idée de ce qui est précieux s’associe l’idée de richesse. En revêtant, mettons vingt livres d’anneaux de fer, la femme de la tribu des Dinkas semble plus belle à ses yeux et à ceux d’autrui qu’elle le serait si elle ne portait sur elle que dix livres, c’est-à-dire si elle était plus pauvre. Il est clair qu’il ne s’agit pas ici de la beauté des anneaux, mais bien de l’idée de richesse qui s’y rattache.
Et voici un troisième exemple : dans la tribu des Batokas, sur le haut Zambèze, l’homme auquel on n’a pas arraché les incisives de la mâchoire supérieure est considéré comme un laideron. D’où vient cette étrange notion de la beauté ? Elle s’est formée, elle aussi, grâce à une association assez compliquée d’idées. Elle s’explique par le désir qu’ont les Batokas d’imiter les ruminants. Cela nous paraît difficile à comprendre, mais nous nous en étonnerons moins lorsque nous saurons que cette tribu s’adonne à l’élevage des vaches et des bœufs et que, dans le pays, ces animaux sont presque déifiés (Schweinfurth, p. 147). Dans ce cas, encore une fois, est beau ce qui est précieux, et les notions esthétiques naissent d’un tout autre ordre d’idées.
Prenons enfin un exemple que Darwin lui-même emprunte à Livingstone. Dans la tribu des Makalolos, on perfore la lèvre supérieure des femmes et l’on introduit, dans l’ouverture ainsi pratiquée, un anneau de métal ou de bambou appelé pélélé. Lorsqu’on demanda à l’un des chefs de cette tribu pourquoi les femmes portaient de tels anneaux, il répondit, visiblement étonné par une aussi sotte question : « Mais pour la beauté ! C’est la seule parure des femmes. Les hommes portent la barbe, alors que les femmes n’en ont pas. De quoi aurait l’air une femme sans pélélé ? »
Il est difficile de dire aujourd’hui avec certitude d’où est venue cette coutume de porter des pélélés. Mais il est clair qu’il faut en chercher les origines dans une association d’idées très complexe et non dans les lois de la biologie, avec lesquelles elle n’a évidemment pas le moindre rapport.
En présence de pareils exemples, nous nous croyons autorisés à affirmer que, même chez les peuples primitifs, les sensations provoquées par des objets présentant certaines harmonies de couleurs ou de formes s’associent à des idées excessivement complexes, et que, tout au moins, un grand nombre de ces formes et de ces harmonies ne leur paraissent belles qu’en vertu d’associations de ce genre.
Par quoi ces associations sont-elles suscitées et d’où viennent ces idées complexes qui s’associent aux sensations provoquées en nous par la vue de certains objets ? Il est évident que, pour répondre à cette question, il faut être un sociologue et non pas un biologiste. Et, si la conception matérialiste de l’histoire, mieux que toute autre, permet de résoudre ce problème, si nous arrivons à nous convaincre que les associations et les idées complexes dont il s’agit ici sont conditionnées et créées, en dernier ressort, par l’état des forces productives d’une société donnée, et par son économie, il nous faudra reconnaître que le darwinisme ne contredit nullement la conception matérialiste de l’histoire telle que nous l’avons caractérisée plus haut.
Nous ne pouvons nous étendre ici sur les rapports entre le darwinisme et la conception matérialiste de l’histoire, mais nous dirons cependant encore quelques mots à ce sujet.
Étudions de près le passage suivant :
« Je dois faire remarquer d’abord que je n’entends pas affirmer qu’un animal rigoureusement sociable, en admettant que ses facultés intellectuelles deviennent aussi actives et aussi hautement développées que celles de l’homme, doive acquérir exactement le même sens moral que le nôtre. De même que divers animaux possèdent un certain sens du beau, bien qu’ils admirent des objets très différents, de même aussi ils pourraient avoir le sens du bien et du mal et être conduits par ce sentiment à adopter des lignes de conduite très différentes. Si, par exemple, pour prendre un cas extrême, les hommes se reproduisaient dans des conditions identiques à celles des abeilles, il n’est pas douteux que nos femelles, non mariées, de même que les abeilles ouvrières, considéreraient comme un devoir sacré de tuer leurs frères et que les mères chercheraient à détruire leurs filles fécondes, sans que personne songeât à intervenir. Néanmoins, il me semble que, dans le cas que nous supposons, l’abeille ou tout autre animal sociable acquerrait quelque sentiment du bien ou du mal, c’est-à-dire une conscience » (Darwin, 1881, pp. 105 et suivantes).
Que faut-il déduire de ce qui précède ? Que, dans les notions morales des hommes, il n’y a rien d’absolu et qu’elles changent en même temps que les conditions dans lesquelles ils vivent.
Et par quoi sont créées ces conditions ? Qu’est-ce qui provoque leur transformation ? Darwin n’en dit rien. Et si nous disons et prouvons qu’elles sont créées par l’état des forces productives et qu’elles se transforment au fur et à mesure du développement de ces forces, non seulement nous ne serons pas en contradiction avec Darwin, mais, au contraire, nous compléterons ce qu’il a dit, nous éclaircirons ce qui était resté obscur chez lui, et cela en appliquant à l’étude des phénomènes sociaux le même principe que celui qui lui a rendu de si immenses services en biologie.
D’une façon générale, il est très étrange d’opposer le darwinisme à la conception historique que nous défendons. Le domaine de Darwin est absolument différent du nôtre. Il recherchait les origines de l’homme, en tant qu’espèce zoologique. Quant à nous, partisans du matérialisme historique, nous voulons expliquer l’évolution historique de cette espèce. Nos recherches commencent précisément là où finissent celles des darwinistes.
Nos travaux ne peuvent pas remplacer ce que nous ont apporté les darwinistes, de même que les plus brillantes découvertes des darwinistes ne peuvent remplacer les nôtres. Elles ne peuvent que nous préparer le terrain, exactement comme la physique prépare le terrain à la chimie sans que les travaux des physiciens aient rendu moins nécessaires ceux des chimistes3. Pour résumer : à son époque, la théorie de Darwin a fait faire à la science biologique le grand pas en avant indispensable à son développement ; elle a donné pleine et entière satisfaction aux exigences les plus sévères de cette science. Peut-on en dire autant de la conception matérialiste de l’histoire ? Peut-on affirmer que, de son temps, elle apparaissait comme ayant fait faire à la science sociale le grand pas en avant indispensable à son développement ? Est-elle capable aujourd’hui de satisfaire toutes les exigences de cette science ? À ces questions, nous répondrons, sans la moindre hésitation : oui, on peut l’affirmer ; oui, elle en est capable. Et nous espérons prouver en partie, dans l’étude présente, qu’une telle affirmation n’est pas dépourvue de fondement.
Mais revenons à l’esthétique.
Du passage de Darwin cité plus haut, il ressort qu’il considère le développement des goûts esthétiques et celui des sentiments moraux d’un même point de vue. C’est le propre de l’homme comme de beaucoup d’animaux d’éprouver le sentiment du beau, autrement dit les hommes ont la capacité de ressentir une jouissance d’un genre spécial (« esthétique ») sous l’influence de certaines choses et de certains phénomènes.
Mais quels sont précisément les choses et les phénomènes qui leur procurent une jouissance de ce genre ? Cela dépend des conditions dans lesquelles ils ont été élevés, dans lesquelles ils vivent et agissent. La nature de l’homme fait qu’il peut avoir des sentiments et des notions esthétiques. Les conditions dans lesquelles il vit transforment ces virtualités en réalités ; c’est en fonction de ces conditions qu’un homme social donné (ou plutôt telle société, tel peuple, telle classe) a précisément tels goûts et telles notions esthétiques, à l’exclusion d’autres.
Voilà la conclusion qui découle en dernier ressort de ce que Darwin écrit à ce sujet. Bien entendu, cette conclusion ne sera contestée par aucun des partisans de la conception matérialiste de l’histoire. Loin de là : chacun d’eux verra en elle une nouvelle confirmation de son point de vue. Il n’est en effet jamais venu à l’idée d’aucun d’entre eux de nier l’une ou l’autre des propriétés essentielles de la nature humaine ou de les interpréter d’une façon arbitraire. Ils se sont bornés à dire que, si cette nature est censée être invariable, elle ne peut expliquer le processus historique, qui n’est qu’une suite de phénomènes constamment changeants ; et que si, par contre, elle se transforme elle-même au cours du développement historique, il faut évidemment qu’il y ait une cause extérieure quelconque à ses transformations. Quoi qu’il en soit, d’ailleurs, il faut reconnaître que le problème de l’historien et du sociologue dépasse de beaucoup les limites assignées aux considérations sur les propriétés de la nature humaine.
Prenons ne fût-ce qu’une de ces propriétés, comme, par exemple, la tendance à l’imitation. Gabriel Tarde, dans son intéressante étude sur les Lois de l’imitation, voit dans cette dernière pour ainsi dire l’âme de la société. D’après sa définition, tout « groupe social » est « une collection d’êtres en tant qu’ils sont en train de s’imiter entre eux, ou en tant que, sans s’imiter actuellement, ils se ressemblent et que leurs traits communs sont des copies anciennes d’un même modèle » (Tarde, pp. 74 et suivantes).
Il n’y aurait donc, d’après Tarde, aucun doute que l’imitation a joué un rôle très important dans l’histoire de toutes nos idées, modes et coutumes, et celle de tous nos goûts. Déjà les matérialistes du XVIIIe siècle avaient attiré l’attention sur son immense importance : l’homme tout entier n’est fait que d’imitations, avait dit Helvétius. Mais il n’en est pas moins vrai que Tarde, dans ses recherches sur les lois de l’imitation, est parti d’un faux principe.
Lorsque la Restauration des Stuarts rétablit pour quelque temps en Angleterre le règne de l’ancienne noblesse, cette noblesse, non seulement ne manifesta pas la moindre tendance à imiter les représentants extrêmes de la petite bourgeoisie révolutionnaire – les puritains, – mais fit montre de la plus grande inclination pour les habitudes et les goûts diamétralement opposés aux règles de vie puritaines.
Les mœurs austères des puritains firent place à la plus incroyable dépravation. Le bon ton fut alors d’aimer et de faire ce qu’avaient défendu les puritains. Les puritains étaient très religieux : les mondains du temps de la Restauration faisaient profession d’athéisme. Les puritains avaient proscrit le théâtre et la littérature : leur chute donna le signal à un nouvel enthousiasme pour le théâtre et la littérature. Les puritains avaient porté les cheveux courts et condamné toute recherche de costume : après la Restauration, les longues perruques à la Louis XIV furent adoptées, et la toilette devint une des grandes préoccupations des gens du bel air. Les puritains avaient interdit les jeux de cartes : après la Restauration, on joua aux cartes avec fureur, etc. (Voir Beljame, pp. 1-10. Voir aussi Taine, 1866, pp. 443 et suivantes). En un mot, ce qui agissait ici, ce n’était pas l’esprit d’imitation, mais bien l’esprit de contradiction qui, évidemment, lui aussi, fait essentiellement partie des propriétés de la nature humaine. Mais pourquoi l’esprit de contradiction, inhérent à la nature humaine, a-t-il sévi avec une telle intensité au XVIIIe siècle en Angleterre, dans les rapports entre la bourgeoisie et la noblesse ? C’est que ce fut le siècle où la lutte entre la noblesse et la bourgeoisie, ou, pour mieux dire, le « tiers état », atteignit son point culminant. Nous pouvons donc dire que, bien qu’il y ait incontestablement chez l’homme une forte tendance à l’imitation, cette tendance ne se manifeste cependant que dans certains rapports sociaux, par exemple dans les rapports qui existaient en France au XVIIe siècle, où la bourgeoisie aimait à imiter – avec plus ou moins de succès – la noblesse, ainsi qu’en témoigne le Bourgeois gentilhomme de Molière. Dans d’autres rapports sociaux, par contre, la tendance à l’imitation disparaît et cède la place à la tendance opposée, que nous appellerons pour le moment : l’esprit de contradiction, ou plutôt non, nous nous exprimons mal. L’esprit d’imitation n’avait pas disparu chez les Anglais du XVIIIe siècle. D’abord, il se manifestait certainement avec autant de force qu’auparavant dans les rapports mutuels entre les gens d’une seule et même classe. Beljame dit, en parlant des Anglais appartenant alors à la classe supérieure : « Ces gens-là ne sont même pas des incrédules ; ils nient a priori pour qu’on ne les prenne pas pour des “têtes rondes” et pour s’épargner la peine de penser » (Beljame, pp. 7-8).
Nous pouvons dire, sans crainte de nous tromper, que ces gens niaient par esprit d’imitation, mais qu’en imitant les vrais incrédules ils se mettaient par là même en opposition avec les puritains. L’imitation devenait donc une source de contradiction. Mais nous savons que si, dans la noblesse anglaise, les hommes faibles imitaient l’incrédulité des hommes plus forts qu’eux, cela était dû seulement à ce que l’incrédulité était devenue alors une affaire de bon ton, et, s’il en était ainsi, ce fut uniquement en vertu de l’esprit de contradiction, uniquement en tant que réaction contre le puritanisme. Et cette réaction, à son tour, n’était que le résultat de la lutte des classes mentionnée plus haut. À la base de toute cette dialectique compliquée de manifestations psychiques, il y avait donc des faits d’un caractère social. Nous voyons maintenant jusqu’à quel point et dans quel sens était vraie la conclusion que nous avons tirée plus haut de certaines thèses de Darwin : l’homme, de par sa nature, peut avoir certaines notions (ou certains goûts, ou certaines tendances), mais ce sont les conditions dans lesquelles il se trouve qui déterminent la transformation de ces virtualités en réalités. Ce sont elles qui font que se manifestent chez lui précisément telles notions (ou tendances, ou goûts) et non telles autres. Si nous ne nous trompons pas, c’est exactement ce qu’a dit avant nous un partisan russe de la conception matérialiste de l’histoire :
Une fois que l’estomac est muni d’une certaine quantité d’aliments, il se met au travail d’après les lois générales de la digestion. Mais peut-on, à l’aide de ces lois générales, répondre à la question de savoir pourquoi il arrive chaque jour dans votre estomac une nourriture savoureuse et substantielle, alors que, dans le mien, elle ne fait que de rares apparitions ? Ces lois expliquent-elles pourquoi les uns mangent trop et les autres meurent de faim ? Il semble qu’il faille chercher cette explication dans quelque autre domaine, dans l’action de lois d’un autre genre. Il en est de même pour le cerveau de l’homme. Une fois qu’il est placé dans une certaine situation, une fois que le milieu dans lequel il se trouve lui procure certaines impressions, il les unit selon certaines lois générales. Mais, dans ce cas aussi, les résultats varient à l’extrême, par suite de la diversité des impressions reçues. Mais qu’est-ce qui met le cerveau en pareille situation ? Par quoi sont conditionnés l’afflux et le caractère des nouvelles impressions ? Ce sont là des questions qui ne pourraient être résolues par aucune des lois de la pensée.
Ensuite :
Imaginez qu’une balle de caoutchouc tombe d’une haute tour. Sa chute s’effectue selon une loi mécanique très simple et connue de tous. Mais voici que la balle vient frapper un plan incliné. Elle change de direction selon une autre loi mécanique très simple, elle aussi, et connue de tous. Il en résulte un mouvement en ligne brisée dont on peut et doit même dire qu’il provient de l’action conjuguée des deux lois précitées. Mais d’où est venu le plan incliné que notre balle a heurté ? Ni la première, ni la seconde loi, ni l’action conjuguée des deux ne pourrait nous l’expliquer. Il en est absolument de même pour la pensée humaine. D’où sont venues les circonstances en vertu desquelles les mouvements de la pensée furent soumis à l’action conjuguée de telles et telles lois ? Cela ne peut s’expliquer ni par l’action d’une de ces lois prise séparément, ni par leur action conjuguée.
Nous sommes bien convaincus que seul celui qui s’est pénétré de cette vérité manifeste pourra comprendre l’histoire des idées.
Mais poursuivons. Quand nous avons parlé de la tendance à l’imitation, nous avons mentionné celle qui lui était opposée, et que nous avons appelée l’esprit de contradiction.
Il nous faut l’étudier plus attentivement.
Nous savons le grand rôle que joue, d’après la théorie de Darwin, le principe de l’antithèse dans l’expression des émotions chez l’homme et chez les animaux.
« Certains états d’esprit entraînent certains actes habituels qui, lorsqu’ils se manifestent pour la première fois et même à présent, sont des actes utiles… Puis, quand se produit un état d’esprit directement inverse, on est fortement et involontairement tenté d’accomplir des mouvements absolument opposés, quelque inutiles qu’ils soient d’ailleurs (Darwin, 1877, pp. 29 et suivantes).
Darwin donne ensuite une quantité d’exemples, prouvant de la façon la plus convaincante que le « principe de l’antithèse » explique, en effet, beaucoup de choses dans l’expression des émotions. Il s’agirait de savoir si l’action de ce principe ne se fait pas sentir aussi dans l’origine et le développement des coutumes.
Lorsqu’un chien se roule par terre, le ventre en l’air, aux pieds de son maître, cette attitude, qui est ce que l’on peut trouver de plus contraire à toute ombre de résistance, sert d’expression à la soumission la plus complète. L’action du « principe de l’antithèse » saute ici aux yeux. Et voici encore un exemple que nous empruntons à l’explorateur Burton et qui nous paraît non moins convaincant : « Les nègres de la tribu des Vouniatouézis », lorsqu’ils passent non loin de villages habités par des tribus qui leur sont hostiles, « n’osent pas porter leurs armes, de peur qu’elles ne provoquent leurs adversaires ; tandis que chez eux, où ils jouissent d’une sécurité relative, ils ne sortent jamais sans avoir au moins leur massue » (Burton, p. 610).
Si, d’après l’observation de Darwin, le chien qui se roule par terre semble dire à son maître ou à un autre chien : « Regarde, je suis ton esclave », alors le nègre de la tribu des Vouniatouézis, qui se démunit de ses armes, précisément au moment où il semblerait indispensable qu’il en fût pourvu, semble dire à ses ennemis : « Loin de moi toute idée de me défendre ; je m’en rapporte complètement à ta magnanimité ».
Dans les deux cas, c’est la même pensée et aussi la même façon de l’exprimer. C’est-à-dire que cette pensée s’exprime par une action radicalement opposée à celle qui eût été naturelle, si, au lieu de se soumettre, le chien ou le nègre avaient eu des intentions hostiles.
Dans les rites servant à exprimer l’affliction, l’on peut aussi constater l’action du « principe de l’antithèse ». D’après les dires de Du Chaillu, en Afrique, chez la plupart des peuplades nègres, « quand un homme important vient à mourir, la tribu ou le village se dépouille de ses ornements et se fait un point d’honneur de se montrer en vêtements malpropres » (Du Chaillu, p. 268).
David et Charles Livingstone rapportent que, chez certaines tribus nègres, « pas une femme ne sort sans le pélélé, excepté lorsqu’elle est en deuil » (Livingstone & Livingstone, p. 109).
« La première chose que fait un nègre de la tribu Niam-Niam lorsqu’il perd un de ses proches, dit Schweinfurth, est de se couper les cheveux en signe de deuil. Sa coiffure si artistement combinée, sa joie et son orgueil, l’objet des soins dévoués de ses femmes, est détruite sans pitié ; et les touffes épaisses, les nattes, les grandes mèches sont éparpillées dans un lieu désert » (Schweinfurth, t. II, p. 33).
Dans tous ces cas, l’émotion s’exprime par une action qui est en opposition avec ce qui est considéré comme utile ou agréable dans le cours normal de la vie. Si l’on peut citer beaucoup d’exemples semblables – et qui n’en connaît pas ? – il est clair qu’une très grande partie des coutumes doivent leur origine à l’action du principe de l’antithèse. Et, si cela est manifeste, on peut supposer que le développement de nos conceptions esthétiques s’effectue, lui aussi, sous l’influence de ce principe.
En Sénégambie, les négresses « riches, les élégantes portent des babouches dans lesquelles le suprême de la coquetterie veut que le pied entre très incomplètement, ce qui rend la démarche traînante et difficile, c’est-à-dire d’autant plus séduisante à leurs yeux qu’elle est plus nonchalante et embarrassée » (Bérenger-Feraud, p. 11).
Comment cela se fait-il ? Pour le comprendre, il faut d’abord noter que les négresses pauvres et qui travaillent ne portent pas les babouches en question et qu’elles ont une démarche normale. Elles ne pourraient marcher comme le font les riches coquettes, car cela leur coûterait beaucoup de temps ; mais si la démarche des femmes riches paraît séduisante, c’est justement parce que leur temps n’est pas précieux, vu qu’elles sont libérées de la nécessité de travailler. Par elle-même, une pareille démarche n’a aucun sens, et elle ne prend une signification que par opposition à celle des femmes surchargées de travail (et donc des femmes pauvres). Dans ce cas, l’action du principe de l’antithèse est manifeste. Mais notez qu’elle est provoquée par des causes sociales : l’existence d’une inégalité de fortune chez les nègres de la Sénégambie.
Rappelons ce qui a été dit plus haut au sujet de la noblesse anglaise, au temps de la Restauration des Stuarts, et on n’aura, espérons-le, pas de peine à reconnaître que l’esprit de contradiction chez ces courtisans est un cas particulier de l’action du principe darwinien de l’antithèse, dans le domaine de la psychologie sociale. Des vertus comme l’amour du travail, la tempérance, la rigidité des mœurs familiales étaient fort utiles à la bourgeoisie, qui s’efforçait d’occuper une situation sociale et politique plus élevée. Mais les vices opposés aux vertus bourgeoises étaient-ils utiles à la noblesse en lutte avec la bourgeoisie ? Non. Ces vices s’étaient manifestés dans la noblesse, non comme un moyen dans sa lutte pour l’existence, mais comme le résultat psychique de cette lutte : détestant les tendances révolutionnaires de la bourgeoisie, la noblesse éprouvait de la répulsion aussi pour ses vertus, et c’est pourquoi elle se mit à faire étalage de ses vices qui étaient en opposition directe avec celles-ci. Ainsi, l’action du principe de l’antithèse fut provoquée, dans ce dernier cas aussi, par des causes sociales4.
On sait par l’histoire de la littérature anglaise combien fut grande l’influence exercée sur les notions esthétiques de la classe supérieure par cette action psychologique du principe de l’antithèse qu’avait provoquée la lutte des classes. Les aristocrates anglais, qui avaient vécu en France pendant leur exil, s’y étaient familiarisés avec la littérature et le théâtre français. L’une et l’autre produisaient des modèles uniques en leur genre de ce que pouvait produire une société aristocratique raffinée et, par là même, correspondaient beaucoup mieux aux tendances aristocratiques de la noblesse anglaise que la littérature et le théâtre anglais du siècle d’Elisabeth. Après la Restauration, le goût français régna en maître sur la scène et dans la littérature anglaises. On se mit à traiter Shakespeare comme le firent par la suite, lorsqu’ils le connurent, les Français restés obstinément fidèles à la tragédie classique ; Shakespeare était un « sauvage ivre » ; Roméo et Juliette, une « mauvaise pièce » ; le Songe d’une nuit d’été, « ridicule et insipide » ; quant à Henri VIII, on trouvait que c’était un drame « niais » et Othello ne méritait que la mention « pauvre » (a mean thing) (Beljame, p. 40 ; Taine, 1866, t. II, pp. 508-512). Et même, au siècle suivant, ce genre de jugements sur Shakespeare ne disparaît pas complètement. Hume avait « peur qu’on s’exagère la grandeur du génie de Shakespeare, par la même raison que les corps paraissent gigantesques pour être mal proportionnés ou difformes » (Jusserand, pp. 246 et suivantes).
Il reproche au grand dramaturge « son ignorance totale des règles de l’art théâtral » (total ignorance of all theatrical art and conduct).
Pope regrettait que Shakespeare écrivît pour le peuple (for the people) et qu’il se fût passé de la protection du prince et de l’encouragement de la cour (the protection of the prince and the encouragement of the court). Le célèbre Garrick, lui-même, qui admirait tant Shakespeare, s’efforça d’ennoblir son « idole ». Lorsqu’il représenta Hamlet, il fit supprimer la scène des fossoyeurs, qu’il trouvait trop grossière ; quant au Roi Lear, il lui ajouta un dénouement heureux. Mais la partie démocratique du public dans les théâtres anglais n’en restait pas moins chaleureusement attachée à Shakespeare. Garrick reconnaissait d’ailleurs qu’en transformant les pièces de Shakespeare il risquait de s’attirer les protestations houleuses du parterre.
Ses amis français le complimentaient dans leurs lettres sur la « témérité » avec laquelle il avait fait face à ce danger : « Car je connais la populace anglaise », ajoutait l’un d’eux5.
La dépravation des mœurs de la noblesse dans la seconde moitié du XVIIe siècle eut, comme on le sait, sa répercussion aussi sur la scène anglaise, où elle prit véritablement des proportions invraisemblables. « Presque toutes les comédies écrites en Angleterre entre 1660 et 1690 appartiennent, selon l’expression d’Edouard Engel, au domaine de la pornographie » (Engel, p. 227).
En présence de ce fait, on peut dire a priori que, tôt ou tard, en Angleterre, d’après le principe de l’antithèse, devait apparaître un genre dramatique dont le but principal serait de représenter et d’exalter les vertus domestiques et la pureté des mœurs bourgeoises. Et, en effet, ce genre fut créé plus tard par les représentants intellectuels de la bourgeoisie anglaise.
Hippolyte Taine, selon nous, comprit mieux que les autres et d’une façon plus subtile l’importance du rôle joué par le principe de l’antithèse dans l’histoire des notions esthétique6.
Dans son livre plein d’aperçus intéressants, Voyage aux Pyrénées, il reproduit une conversation qu’il a eue avec son « voisin de table », un certain monsieur Paul, qui, selon toutes les apparences, exprime les opinions de l’auteur lui-même.
« Vous allez à Versailles, dit M. Paul, et vous vous récriez contre le goût du XVIIe siècle… Mais cessez un instant de juger d’après vos habitudes et vos besoins d’aujourd’hui… Nous avons le droit d’admirer les sites sauvages, comme jadis on avait le droit de s’ennuyer dans les sites sauvages. Rien de plus laid qu’une vraie montagne au XVIIe siècle7. Elle rappelait mille idées de malheur. Les gens qui sortaient des guerres civiles et de la demi-barbarie pensaient aux famines, aux longues traites à cheval sous la pluie et dans la neige, au mauvais pain noir mêlé de paille, aux hôtelleries boueuses, empestées de vermine. Ils étaient las de la barbarie, comme nous sommes las de la civilisation… Ces vieilles montagnes dévastées… nous délassent de nos trottoirs, de nos bureaux et de nos boutiques. Vous ne les aimez que pour cette cause, et, cette cause ôtée, vous y répugneriez autant que Mme de Maintenon » (Taine, 1867, pp. 191-193).
Nous sommes charmés par un paysage sauvage, parce qu’il offre un contraste avec les vues des villes dont nous sommes las. Les vues des villes et les jardins bien taillés et bien alignés plaisaient aux gens du XVIIe siècle, par contraste avec les sites sauvages. L’action du « principe de l’antithèse » ne fait ici aucun doute. Mais, précisément parce qu’il en est ainsi, elle nous montre clairement dans quelle mesure les lois psychologiques peuvent servir de clef pour expliquer l’histoire des idées, en général, et l’histoire de l’art, en particulier. Dans la psychologie des hommes du XVIIe siècle, le principe de l’antithèse jouait le même rôle que dans celle de nos contemporains. Et pourquoi nos goûts esthétiques sont-ils opposés à ceux des gens du XVIIe siècle ? Parce que nous nous trouvons dans une tout autre situation. Nous voici donc arrivés à une conclusion qui nous est déjà connue. La nature morale de l’homme est ainsi faite qu’il peut avoir des notions esthétiques et que le principe darwinien de l’antithèse (l’antithèse hégélienne) joue, dans le mécanisme de ces notions, un rôle extrêmement important et qu’on n’a pas su jusqu’ici apprécier à sa juste valeur. Mais pourquoi tel homme social a-t-il précisément ces goûts-ci et non ceux-là ? Comment se fait-il que tel objet lui plaise et non tel autre ? Cela dépend des conditions dans lesquelles il vit. L’exemple cité par Taine montre bien quelle en est la nature : il en ressort clairement qu’elles ont un caractère social et que leur ensemble est déterminé – nous ne nous exprimons encore que d’une façon peu précise – par le cours du développement de la civilisation humaine8.
On pourrait, il est vrai, nous objecter ceci, même en admettant que l’exemple fourni par Taine prouve que ce sont les conditions sociales qui mettent en action les lois fondamentales de notre psychologie, et en supposant que nos exemples le confirment, il n’est pas impossible de trouver d’autres exemples d’où l’on pourrait tirer des conclusions différentes. Ne pourrait-on pas entre autres citer des cas où les lois de notre psychologie entrent en action sous l’influence de la nature qui nous entoure ? On en trouverait certainement. Et, dans l’exemple donné par Taine, il s’agit précisément de notre rapport avec les impressions produites sur nous par la nature. Mais ce qui importe ici, et là est toute la question, c’est que l’influence d’impressions de ce genre sur nous change selon les transformations de nos rapports particuliers avec la nature, et que ces derniers sont déterminés par le cours du développement que suit notre civilisation.
Dans l’exemple donné par Taine, il est question du paysage. N’oublions pas que, dans l’histoire de la peinture, le paysage en général est loin d’avoir toujours occupé le même rang. Michel-Ange et ses contemporains le méprisaient. Il ne fleurit en Italie que tout à la fin de la Renaissance à son déclin. Et de même, chez les peintres français du XVIIe et aussi du XVIIIe siècles, il ne représente pas un genre indépendant. Au XIXe siècle, il se produisit un brusque revirement. On commença à apprécier le paysage en tant que tel, et de jeunes peintres comme Fiers, Cabat, Théodore Rousseau vont, au sein de la nature, dans les environs de Paris, à Fontainebleau, à Meudon, chercher des inspirations dont les peintres du temps de Lebrun et de Boucher n’auraient même pas soupçonné la possibilité. Et pourquoi en fut-il ainsi ? C’est que les rapports sociaux en France avaient changé, et que, par suite, la psychologie des Français, elle aussi, s’était transformée. Ainsi, aux différentes époques de l’évolution sociale, l’homme reçoit de la nature des impressions contradictoires, parce qu’il la considère sous des angles différents.
Certes, l’action des lois générales de la nature psychologique de l’homme continue à travers toutes ces époques. Mais étant donné qu’aux époques différentes, par suite d’une transformation des rapports sociaux, les esprits enregistrent des impressions absolument dissemblables, il n’y a rien d’étonnant à ce que les résultats de leur élaboration soient, eux aussi, tout à fait dissemblables.
Voici encore un exemple : certains écrivains ont émis l’opinion que tout ce qui, dans l’aspect d’un homme, rappelle les traits des animaux, nous semble laid. C’est vrai en ce qui concerne les peuples civilisés, bien que, là aussi, on pourrait trouver de nombreuses exceptions ; la tête du lion, par exemple, qui ne paraît monstrueuse à personne. Mais, malgré cela, on peut cependant affirmer que l’homme civilisé, conscient d’être une créature supérieure et qu’on ne saurait comparer à tous ses parents du monde animal, craint de leur ressembler, et même qu’il s’efforce d’accentuer, d’exagérer les traits qui le distinguent d’eux9. Mais en ce qui concerne les peuples primitifs, cela est positivement faux. On sait que certains d’entre eux arrachent les incisives de leur mâchoire supérieure pour ressembler aux ruminants, d’autres les liment pour ressembler aux carnassiers, d’autres enfin se tressent les cheveux de façon à en former des cornes, etc., etc., à l’infini10. Souvent, cette tendance à imiter des animaux qu’on trouve chez les peuples primitifs est en rapport avec leurs croyances religieuses (Frazer, pp. 39 et suivantes ; Schweinfurth, t. I, p. 381). Mais cela ne change nullement l’état de la question. Certes, si l’homme primitif pouvait voir les animaux avec nos yeux, ceux-ci n’auraient évidemment pas de place dans ses représentations religieuses. Or il les regarde autrement. Et cela parce qu’il se trouve à un autre stade de civilisation. Ainsi donc si, dans le premier cas, l’homme s’efforce de ressembler aux animaux et, dans le second, de s’opposer à eux, cela dépend de son degré de civilisation, c’est-à-dire, encore une fois, de ces mêmes conditions sociales dont nous avons parlé plus haut. D’ailleurs, nous pouvons à présent nous exprimer d’une façon plus précise. Nous dirons donc : cela dépend du degré de développement de ses forces productives, de ses moyens de production. Et, pour qu’on ne nous accuse pas d’exagération et de « partialité », nous céderons la parole au savant explorateur allemand déjà cité par nous : Von den Steinen.
« Nous ne comprendrons ces hommes, dit-il en parlant des Indiens du Brésil, que lorsque nous nous déciderons à les regarder comme étant le produit d’une vie de chasseur. La plus grande partie de toute leur expérience se rattache au monde animal, et c’est, sur cette expérience... qu’est bâtie leur conception du monde. Cela explique pourquoi leurs motifs esthétiques, avec une obsédante monotonie, sont empruntés au monde animal. On peut dire que leur art si étonnamment riche repose tout entier sur la vie de chasseur » (Von den Steinen, p. 201).
Tchernychevski a écrit autrefois, dans sa dissertation intitulée les Rapports esthétiques de l’art avec la réalité : « Ce qui nous plaît dans les plantes, c’est, la fraîcheur des couleurs, la richesse et l’abondance des formes, dévoilant une vie pleine de vigueur et de sève. Une plante qui se fane est laide, une plante dans laquelle il y a peu de sève déplaît ».
L’ouvrage de Tchernychevski nous fournit un exemple extrêmement intéressant et unique dans son genre d’une application aux problèmes esthétiques du matérialisme de Feuerbach. Mais l’histoire a toujours été le point faible de ce matérialisme, et cela se voit bien dans le passage que nous venons de citer. « Ce qui nous plaît dans les plantes… » Mais que veut dire ici : nous ?
Nous savons que les goûts des hommes sont extraordinairement variables, ainsi que d’ailleurs Tchernychevski, lui-même, l’a plusieurs fois signalé dans son ouvrage. On sait que les peuples primitifs – par exemple les Boschimans et les Australiens – ne se parent jamais de fleurs, bien qu’ils vivent dans des pays dont la flore est très luxuriante. On dit que les Tasmaniens constituaient sous ce rapport une exception, mais nous ne sommes plus en état de contrôler l’exactitude de ce renseignement, vu que cette race est aujourd’hui éteinte. Quoi qu’il en soit, d’ailleurs, l’on n’ignore pas que, dans l’art ornemental des peuples primitifs – ou disons plus exactement des peuples de chasseurs – empruntant leurs motifs à la vie animale, il y a une absence complète de plantes. La science moderne ne saurait expliquer ce fait qu’en partant de l’état des forces de production.
« Les motifs ornementaux que les tribus de chasseurs empruntent à la nature, dit Ernst Grosse, sont puisés exclusivement dans les formes animales ou humaines. Ils choisissent donc justement les formes qui ont pour eux le plus d’intérêt pratique. Le chasseur des tribus primitives abandonne aux femmes, comme étant une occupation d’ordre inférieur, le soin de récolter les plantes, qui est cependant, lui aussi, indispensable à son existence – et ne s’y intéresse nullement. C’est ce qui explique que, dans son art ornemental, on ne rencontre pas la moindre trace de motifs empruntés au règne végétal, alors que ceux-ci abondent dans l’art décoratif des peuples civilisés... Lorsque aux ornements empruntés au règne animal se substituent des motifs pris au règne végétal, il faut voir là le signe du progrès le plus considérable qui ait jamais été accompli dans l’histoire de la civilisation : cela veut dire que la chasse a cédé la place à l’agriculture » (Grosse, p. 149).
L’art primitif reflète si bien l’état des forces productives, que, dans des cas douteux, c’est d’après lui qu’on juge maintenant de cet état. Ainsi, par exemple, les Boschimans dessinent volontiers et relativement bien les hommes et les animaux. Dans les endroits qu’ils habitent, il existe certaines grottes qui sont de véritables galeries de tableaux. Mais ils ne dessinent aucune plante. Dans la seule exception à cette règle : un dessin représentant un chasseur embusqué derrière un buisson, la façon maladroite dont ce buisson a été reproduit prouve on ne peut mieux combien ce sujet était peu familier à l’artiste. Certains ethnographes déduisent de ce fait que, si les Boschimans ont jamais atteint un plus haut degré de civilisation – ce qui, d’une façon générale, d’ailleurs, est impossible, – on peut être certain qu’ils n’ont jamais connu l’agriculture11.
Si tout cela est avéré, nous pouvons formuler de la façon suivante la conclusion que nous avons tirée des paroles de Darwin : la nature psychologique du chasseur primitif est telle qu’il peut avoir, en général, des goûts et des notions esthétiques. Mais c’est à l’état des forces de production, c’est-à-dire à son mode de vie, qu’il faut attribuer le fait que se forment chez lui précisément tels goûts et telles notions esthétiques et non tels autres. Cette conclusion, qui jette une vive lumière sur l’art des peuples chasseurs, nous fournit en même temps une preuve de plus en faveur de la conception matérialiste de l’histoire.
Chez les peuples civilisés, la technique de la production exerce beaucoup plus rarement une influence immédiate sur l’art. Ce fait, qui semblerait parler contre la conception matérialiste de l’histoire, le confirme en réalité de la façon la plus évidente. Mais nous reparlerons de cela une autre fois.
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Notes
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Saint-Simon attachait aux Grecs une importance particulière parce qu’il estimait que « c’est chez les Grecs que l’esprit humain a commencé à s’occuper sérieusement de l’organisation sociale ».
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Il y a des cas où des objets de ce genre ne plaisent qu’en vertu de leurs couleurs, mais nous en reparlerons plus loin.
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Ici une explication s’impose. Lorsque nous estimons que les recherches des biologistes darwinistes ont préparé le terrain à celles des sociologues, nous entendons par là seulement que si les progrès de la biologie – pour autant qu’elle traite du processus de développement des formes organiques – contribuent nécessairement au perfectionnement de la méthode scientifique en sociologie, ce n’est qu’en tant que celle-ci traite du développement de l’organisation sociale et de ses produits, à savoir les pensées et les sentiments de l’homme. Mais nous ne partageons nullement les vues sociales de darwinistes tels que Haeckel. Nous avons toujours montré que les biologistes darwinistes, dans leurs raisonnements sur la société humaine, ne faisaient aucunement usage de la méthode de Darwin et qu’ils se bornaient à sublimer les instincts des animaux (et de préférence ceux des animaux de proie) qui furent l’objet des recherches du grand biologiste. Darwin est loin d’avoir été « calé » dans les questions sociales, mais les vues sur la société qu’il développa, comme résultant de sa théorie, ne ressemblent guère aux conséquences qu’en tirèrent la majorité de ses disciples. Darwin pensait que « les instincts sociaux sont fort avantageux à l’espèce » (voir Darwin, 1881, p. 668) et qu’ils « sont la base du développement du sens moral » (Darwin, 1881, p. 677). C’est un point de vue que ne peuvent partager les darwinistes, prêchant la « guerre de tous contre tous ». Il est vrai qu’ou trouve chez Darwin le passage suivant : « Il devrait y avoir concurrence ouverte pour tous les hommes, et on devrait faire disparaître toutes les lois et toutes les coutumes qui empêchent les plus capables de réussir et d’élever le plus grand nombre d’enfants » (Voir Darwin, 1881, p. 677). (There should be open competition for all men; and the most able should not be prevented by laws; and customs from succeeding best and reaching the largest number of offspring.) Mais c’est en vain que les partisans de la « guerre sociale de tous contre tous » se fondent sur cette citation. Je leur rappellerai ici les saint-simoniens, qui ont dit précisément la même chose, et qui, au nom de la concurrence, exigeaient des réformes sociales telles que même Haeckel et ses partisans eussent hésité à les formuler. Il y a concurrence et concurrence, de même que, pour Sganarelle, il y a fagot et fagot.
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Il faut noter, en outre, que c’est seulement grâce à sa position sociale que la noblesse put opposer ses vices brillants aux vertus quotidiennes de la bourgeoisie. Dans la psychologie de la paysannerie ou de la classe ouvrière en lutte, l’action du principe de l’antithèse n’aurait pas pu se manifester de la même manière.
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Il s’agit ici de La Place (voir Jusserand).
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La meilleure occasion d’étudier l’action psychologique de ce principe fut offerte à Tarde lorsqu’il écrivit son livre : l’Opposition universelle, Essai d’une théorie des contraires, paru en 1897. Mais, on ne sait pourquoi, il n’en profita pas et se borna à faire quelques remarques au sujet de cette action. Il est vrai qu'il dit (Tarde, p. 245) qu’en écrivant cet ouvrage il n’a pu songer à faire un traité complet de sociologie. Mais, même dans un traité spécialement consacré à la sociologie, il ne serait certainement pas venu à bout de son sujet, s’il n’avait pas abandonné son point de vue idéaliste.
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N’oublions pas qu’il s’agit ici des Pyrénées.
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Déjà, aux premiers stades de la civilisation, l’action du principe psychologique de l’antithèse avait provoqué une division du travail entre l’homme et la femme. Selon Youkhelson, « ce qui montre bien le caractère primitif de l’organisation des Youghakhirs, c’est l’opposition qu’il y a chez eux entre les hommes et les femmes, qui forment deux groupes séparés. Elle se manifeste dans leurs jeux, où les hommes et les femmes forment deux partis ennemis ; dans la langue, dont certains sons sont prononcés autrement par les femmes que par les hommes ; dans le fait que, pour les femmes, c’est la parenté maternelle qui compte le plus, alors que, pour les hommes, c’est la parenté paternelle, et enfin dans cette division du travail d’après les sexes qui crée à chacun d’eux un domaine d’activité particulier » (voir Youkhelson, p. 53). Youkhelson semble ne pas avoir remarqué que la division du travail d’après les sexes fut, elle aussi, une des causes de cette opposition, et non l’inverse. De nombreux explorateurs rapportent qu’elle se reflète dans les parures différentes des deux sexes. On lit par exemple dans le livre de Schweinfurth (t. i, p. 281): « Ici [chez les Bongos] comme partout, le sexe fort tient essentiellement à se distinguer de l’autre, et la toilette des hommes diffère largement de celle des femmes ». Ou encore (t. II, p. 5) : « Les hommes de la tribu Niam-Niam se donnent beaucoup de mal pour accommoder leur chevelure, tandis que la coiffure des femmes est aussi simple et aussi modeste que possible ». Sur l’influence qu’exerce sur la danse la division du travail entre les hommes et les femmes, voyez Von den Steinen, 1894. Il est certain que, chez les hommes, la tendance à s’opposer aux femmes a précédé celle qui les pousse à s’opposer aux animaux. Il faut avouer qu’ici les propriétés essentielles à la nature psychologique de l’homme s’expriment d’une façon plutôt paradoxale.
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Dans cette idéalisation de la nature, la sculpture se laissa guider par les indications que lui donnait la nature elle-même : elle attacha une importance exagérée surtout aux traits qui distinguaient l’homme de l’animal. La position de l’homme debout la mena à accentuer la sveltesse et la longueur des jambes, et, au fur et à mesure que l’angle crânien, dans la série animale, s’approchait de l’angle droit, elle se mit à concevoir le profil grec. Le principe général, déjà établi par Winckelmann, que la nature, lorsqu’elle interrompt des plans, le fait carrément et non d’une façon indécise, la porta à accentuer la ligne des cavités oculaires et de l’arête du nez ainsi que celle dessinant le bord des lèvres (Lotze, p. 568).
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Le missionnaire Heckewelder raconte qu’étant allé un jour chez un Indien de ses amis il le trouva se préparant à la danse, qui a, comme on le sait, une grande importance sociale chez les peuples primitifs. L’Indien s’était peinturluré la figure de la façon ingénieuse suivante : « Lorsque je le regardai de profil d’un côté, son nez représentait un bec d’aigle fort bien imité ; lorsque je le regardai de l’autre côté, ce même nez ressemblait à un groin de cochon… Il était évidemment très content de son travail. Et, comme il avait été chercher son miroir, il s’y contemplait avec plaisir et même avec un certain orgueil » (Heckewelder, p. 324). Cette œuvre contient une quantité de renseignements intéressants et nous désirons la recommander au lecteur.
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Voir l’intéressante introduction de Raoul Allier au livre de Frédéric Christol, p. xiv.