Première publication dans Travaux de l'Institut d'Études ibériques et latino-américaine de Strasbourg, vols. XIII-XIV, 1973-1974, p. 3-10.
Il faut distinguer la sociologie littéraire de la sociologie de la littérature. Cette dernière, orientée essentiellement vers une étude empirique, est une sous-discipline de la sociologie et ressortit à ses méthodes. La sociologie littéraire, par contre, est une méthode de la science de la littérature. Nous la définissons comme science historico-sociologique de la littérature. Son postulat fondamental est que toute sociologie littéraire doit procéder historiquement et que toute histoire de la littérature doit procéder sociologiquement. La méthode imposée ici sera la dialectique impliquée par ce postulat.
Ce n'est que sous la forme d'une sociologie littéraire ainsi entendue que la science de la littérature peut constituer un apport substantiel à une herméneutique matérialiste. Elle ne le peut que :
a) si son indispensable disposition à la critique idéologique ne se fige pas en dogmatisme ;
b) si elle se défait de sa crainte devant les textes ;
c) si elle ne se refuse pas à envisager la dimension esthétique de l'œuvre.
« Ce qu'il y a de véritablement social dans la littérature, c'est la forme ». Ce mot du jeune Lukács affirme la dépendance de ce qui authentifie en dernière instance l'art en tant que tel à l'égard de ce dont il est le plus éloigné, c'est-à -dire de l'élaboration artistique à l'égard de la base. Il faut qu'il soit bien clair que, si nous acceptons la conception de Lukács (la forme, en tant que « reflet » le plus abstrait, la création artistique, douée du pouvoir d'agir sur des consciences qui elles-mêmes sont susceptibles de modifier la réalité), la forme ne constitue que le maillon final d'une chaîne inextricable de médiations, laquelle, dans une étude idéale de la littérature devrait être démêlée et analysée pour chaque phénomène particulier.
Il faut qu'il soit bien clair également que si la base se présente à l'artiste sous une forme déjà multiplement médiatisée, elle est néanmoins déterminante, en « dernière instance » (Engels) à travers ces médiations, pour méconnaissable qu'elle soit devenue.
Il faut ici expliciter la conception que Theodor W. Adorno a définie, dans sa critique des interprétations de Baudelaire par W. Benjamin. Selon lui le rapport entre l'infrastructure et la superstructure spécifiquement artistique ne peut s'établir qu'à travers la médiation par le « processus total ».
Pour cerner ce processus total, qui englobe toute la diversité des phénomènes sociaux, analysables empiriquement, et des phénomènes spirituels, et pour utiliser la structure de ce processus comme un instrument herméneutique, c'est-à -dire pour fonder une esthétique sur la sociologie littéraire, il faut repérer dans les œuvres elles-mêmes ces couches de la superstructure qui constituent la médiation entre la base et la forme artistique.
Nous nous servons à cet effet d'un modèle qui, déjà chez Engels, inclut une certaine hiérarchie, puisqu'il écrit : « L'évolution politique, juridique, philosophique, religieuse, artistique, etc... se fonde sur l'évolution économique... ». Chez Marx, l'ordre est différent : la couche juridique est plus proche de la base. Chez Plekhanov, l'ordre est le suivant : état des forces productrices, économie, ordre social, psychologie, idéologie. Ces tentatives pour établir un ordre hiérarchique n'ont pas été poursuivies.
Notre propos est de montrer un, ou plusieurs modèles d'une hiérarchie de couches variables (et méthodologiquement souples). Cette variabilité est déterminée par quatre éléments essentiels :
– la constellation historique (les circonstances),
– l'appartenance de l'auteur à une classe, et à un groupe de cette classe et par conséquent sa « conscience »,
– sa personnalité et sa culture,
– le genre choisi.
Le sens d'une semblable variabilité est que, selon la phase historique (mais aussi à l'intérieur de cette phase, suivant l'auteur et le genre choisi), une ou plusieurs des couches médiatrices domine, ou tend à dominer. La (ou les) couche(s) qui prévalent dans les conditions indiquées constituent, à l'intérieur des autres, un centre de gravitation organisateur et structurant qui peut offrir la première clé pour l'interprétation. Ici nous commençons à voir apparaître une conception de la structure en sociologie littéraire qui est différente de celle de Lucien Goldmann. En effet toutes les couches médiatrices par rapport à la superstructure ne sont pas forcément matériellement présentes dans l'œuvre ; assez souvent elles n'y apparaissent que déjà médiatisées, c'est-à -dire contenues dans une autre couche (celle, par exemple, de la psychologie). Le fait que certaines d'entre elles n'apparaissent pas directement ne prouve rien contre leur efficacité médiatrice. Mais le degré de « médiation elle-même médiatisée » permet un aperçu sur le fonctionnement de la différenciation des genres et également sur le système des genres
La catégorie fondamentale de médiation doit être nouvellement fondée, et appliquée même là où elle est, semble-t-il, le moins problématique, c'est-à -dire lorsqu'il s'agit de distribuer les phénomènes littéraires suivant des classes ou des groupes sociaux.
L. Goldmann soutenait encore qu'une création culturelle authentique ne peut se faire que lorsque sa structure mentale coïncide avec celle du groupe social dont les efforts tendent à organiser la vie sociale dans le sens du progrès. A cette thèse, qui raccourcit le phénomène de la lutte des classes de toute sa dialectique secondaire, bien plus complexe, et qui encourage la tendance à ramener la dialectique de la conscience au niveau d'un schéma marxiste vulgaire et passe-partout de « conscience fausse » et « conscience vraie », nous opposons la thèse suivante : Les siècles d'or de l'art, la formation de phases en quelque sorte « classiques », naissent de l'alliance socio-culturelle de deux, ou parfois de plusieurs groupes sociaux. La cause de ces alliances créatrices, il faut la chercher dans une concordance partielle mais vitale d'intérêts économiques et politiques ; s'il y a un groupe qui peut donner l'impulsion initiale et qui peut rester dominant il peut néanmoins arriver que des genres différents, donc d'autres groupes sociaux, tendent à la domination. Nous devons en conclure que le système de genres et de styles de genres inclut à la fois la tendance à la pactisation et les affrontements entre groupes antagonistes.
L'alliance socio-culturelle ne peut être durable. Les processus selon lesquels ces pactisations tendent à engendrer de nouveaux antagonismes se poursuivent avec une vitesse variable, qui dépend de l'évolution des forces productrices, mais aussi de la force d'inertie, de la résistance, de la puissance persuasive des idées morales, religieuse, philosophiques et esthétiques développées à partir des rapports de production et qui, à leur tour, agissent sur la base qui les a engendrées. La nécessité pour le groupe dominant de prouver sa légitimité dès l'instant qu'il affronte un groupe rival entraîne une moralisation, voire même une spiritualisation de la vision du monde (elle-même déterminée par des intérêts) ; spiritualisation qui se généralisera jusqu'à une éthique (laquelle influera sur les domaines de la culture et de l'art) qui parviendra à la découverte substantielle de vérités partielles sur l'homme, et engendrera de cette façon un système de valeurs avec lesquelles même le groupe ascendant pourra ou devra s'identifier dans la mesure où il ne sera pas encore majeur idéologiquement lui-même. Semblable contamination par le groupe dominant se produit d'autant plus facilement lorsque les deux groupes ont un adversaire commun. Ce qui est aisément intelligible pour l'époque d'une société d'états ou de classes ne l'est plus dans la même mesure pour l'époque moderne.
Pour attribuer telles œuvres, tels genres, tels styles à des groupes sociaux, nous avons besoin aujourd'hui d'instruments qui ne peuvent plus être forgés à partir des données du xixe siècle.
Les manifestations de l'art, c'est-à -dire ses contenus et ses formes, sont infiniment plus riches que la base. Il y a à ce fait trois raisons principales :
– plusieurs groupes sociaux affrontant les mêmes rapports de base de façons distinctes, ils peuvent les approuver, les critiquer, les glorifier, les tolérer, les combattre, etc. ;
– La littérature de chaque époque comprend toute une tradition qui apporte avec elle les vérités de toutes ses découvertes historiques qu'aucun groupe ne pourrait rejeter sans nuire à ses propres ambitions sociales, mais qu'il doit au contraire intégrer dans son propre arsenal idéologique ;
– L'art est le fait d'une multitude d'individualités, le produit d'une multitude de reflets subjectifs et de réactions personnelles aux mêmes rapports sociaux ; il a donc à voir, non seulement avec le général, mais aussi avec le particulier.
Il s'agira donc d'étudier la dialectique du type et de l'individu en élargissant, avec Lukács, sa problématique par l'introduction de la catégorie de la « Besonderheit » (particularité) laquelle, dans la vie comme dans la littérature, fait médiation entre le singulier et le général.
En principe, dans l'art de chaque époque, il y a plusieurs attitudes en face de la « réflexion » de la réalité ; mimèsis conçue comme copie dans la perspective d'un réalisme qui prend la voie étroite du naturalisme, comme reproduction du vraisemblable normatif (aristotélisme), comme réalisation fictive du possible jusque dans les directions du fantastique et de l'absurde, comme réalisme critique lorsqu'on montre qu'en ne réalisant pas ce qui était réellement possible, toute la vie d'une époque a été privée de sens, et comme contradiction utopique entre idéal et réalité.
En littérature, les époques ont leurs dominantes spécifiques, c'est-à -dire non seulement déterminées par les tendances personnelles de l'auteur, mais aussi par la situation globale et à l'intérieur de celle-ci par celle du groupe social.
Prendre une attitude en face de la réalité, c'est aussi prendre une attitude en face de la totalité. Le fait de choisir un genre suppose une prise de position à l'égard de cette réalité et c'est en même temps, toujours, choisir une certaine place dans le système des genres qui, dans sa totalité, se trouve dans un rapport d'homologie avec la totalité du réel.
Que les couches médiatrices par rapport à ta superstructure soient matériellement présentes dans l'œuvre ou qu'elles soient médiatisées jusqu'à l'absence apparente, dépend du genre choisi. Notre modèle de couches est par conséquent modifié par suite de la fonction d'un genre particulier dans le système de genres d'une époque donnée.
Les genres naissent dans des conditions historiques bien précises. Ils ont leurs racines dans un « Sitz im Leben » (selon une expression de la théologie désignant le rapport du genre avec un aspect ou un moment déterminé dans la vie d'une communauté) et ils peuvent mourir quand leur fonction est remplie et qu'ils ne sont pas aptes à en remplir une autre. Toute coupe synchronique montre un système fonctionnel de genres apparemment fixe mais soumis pourtant à une perpétuelle transformation. Pendant les périodes où, la base se figeant dans une continuité relativement calme, le « Weltgeist » semble inactif, les transformations dans le système des genres se font presque imperceptiblement par des changements de fonctions sporadiques. Mais c'est aux tournants de l'histoire que l'évolution s'interrompt : les impulsions de la base parviennent jusqu'à la superstructure par une médiation plus rapide et déclenchent ainsi l'apparition d'une nouvelle époque littéraire. C'est là que tout effort pour un découpage judicieux de l'histoire littéraire en périodes doit prendre appui, sans négliger le phénomène de la « non-contemporanéité du simultané », retard aussi bien qu'anticipation.
Si jusqu'à la Révolution française les limites entre les genres et les styles coïncident essentiellement avec les limites entre les états de la société, c'est-à -dire avec les divergences d'intérêts des groupes sociaux clairement définis, une semblable attribution d'un genre à un groupe ne peut se faire à l'époque moderne que si l'on tient compte d'un ensemble de médiations devenues totalement opaques. Ce sera donc une tâche d'autant plus indispensable de reconstituer le processus par lequel la réalité se transforme en art.
Que tel genre soit choisi plutôt qu'un autre est la preuve que, face à un certain état du monde environnant, des groupes sociaux différents, mais tous concernés par cet état, en donnent une interprétation différente. Plus cet état, en tant qu'état d'aliénation, d'absurdité, s'empare de la société tout entière en refoulant les anciennes différenciations vers la littérature triviale, plus l'adéquation des genres aux groupes sociaux s'estompe, et, sans toutefois s'abolir, prend un caractère méconnaissable.
L. Goldmann a surmonté une grave faiblesse de la théorie marxiste du reflet en se référant, pour établir la relation entre la base et la superstructure artistique non plus au contenu, mais à l'homologie des structures. Son structuralisme génétique néglige cependant l'importance de la médiation par la tradition littéraire. Même une fois franchi le seuil qualitatif, la forme traditionnelle peut survivre si elle se montre apte à prendre sa place dans un contexte nouveau de motivations. Elle apporte son propre poids idéologique et, par la tension dialectique inhérente à sa fonction originelle, et sous les impulsions de la base, elle peut déclencher du nouveau.
L'autonomie relative de la superstructure littéraire et artistique apparaît aussi dans le fait que des thèmes et des motifs, inventés ou découverts dans certaines conditions historiques, peuvent être également productifs dans des conditions historiques transformées. Le poids de signification et de forme qu'ils apportent en tant que thèmes et motifs consacrés par la tradition doit être pris en considération non seulement quand on s'occupe de la place et de la fonction qu'ils prennent dans le nouveau contexte, mais aussi quand on envisage leur fonction médiatrice. Leur caractère problématique est avéré précisément par le fait qu'ils s'insèrent dans une structure déterminée en premier lieu par des rapports sociaux de base qui ne sont plus ceux du moment de leur naissance et peuvent même en être le contraire.
C'est donc un fait que les moyens, le matériel grâce auxquels la réalité est transformée en vérité née de l'invention et en forme artistique, ne doivent pas forcément être pris dans la situation historique contemporaine. Mais il faut affirmer, face à d'anciens et à de nouveaux formalistes, qu'ils concourent à l'élaboration d'une structure qui informe tous les niveaux de l'œuvre, et qui est dans un rapport d'homologie avec celle de la société, même si cette homologie est réfractée par des couches médiatrices de provenance diverse et par leurs interférences.
La phobie marxiste de la psychanalyse entrave la compréhension de faits importants. Cette constatation n'est pas seulement valable pour la doctrine freudienne, qui, il faut le souligner, vient d'accepter, ou essaie de le faire, la dimension socio-psychologique, mais aussi pour la psychologie des profondeurs de C. G. Jung. A notre avis, il faut affirmer que la doctrine des archétypes n'est pas absolument incompatible avec une sociologie littéraire historique orientée vers la critique idéologique. A la question posée par Marx (mais à laquelle ni lui, ni ses disciples n'ont apporté de réponse satisfaisante) : pourquoi l'art et l'épopée des grecs « nous offrent encore une jouissance esthétique et ont, en un certain sens, valeur de norme et de modèle inaccessibles ? » on ne peut répondre, à moins de capituler devant la notion idéaliste de l'« intemporalité » de l'art dans ses plus hauts chefs-d'œuvre, qu'en acceptant l'historicité même des manifestations des constants psychiques, historicité qui, tout en englobant plusieurs époques, transgresse les limites de celles-ci.
Les échanges entre la réalité des rapports sociaux fondamentaux d'une part et les productions artistiques d'autre part, se font dans le psychisme humain et sont soumis à toutes les conditions médiatrices dont celui-ci est empreint. II faut être aveugle pour ne pas voir qu'un style individuel s'insère dans un style d'époque, mais il faut l'être tout autant pour nier qu'il existe des styles individuels. La proportion de liberté – toute relative – dont jouit l'individu créateur doit être nouvellement déterminée, non seulement pour elle-même, mais aussi pour une bonne compréhension de la dialectique historique.
Le mot de Hegel suivant lequel ce sont les individus qui « tirent les marrons du feu » pour le compte du « Weltgeist » n'a rien perdu de sa pertinence, même si le « Weltgeist » et son inventeur ont été entre temps replacés dans le bon sens, tête en haut, pieds en bas. « La liberté de l'individualité ne se manifeste pas dans un affranchissement par rapport aux lois historiques, mais par la capacité de les réaliser ». Cette formule de Boris Eichenbaum suppose la possibilité que les lois historiques soient incomplètement ou pas du tout réalisées par l'absence d'individualités en mesure de pouvoir ou de vouloir le faire. Ernst Bloch dit à la suite d'un mot souvent cité de Karl Marx, « qu'il est vrai que l'humanité ne s'impose que les tâches qu'elle peut résoudre, mais [que] si le moment-clé où une solution est exigée ne trouve pas en face de lui une génération à la hauteur de la tâche, alors cette solution n'a que peu de chances d'être trouvée ».
On peut dire d'une génération qu'elle est « insignifiante » quand lui manquent les individus créateurs et qu'elle est ainsi dans l'incapacité de remplir d'une manière optimale l'espace que la liberté nous laisse pour faire ce qui est en même, temps nécessaire et possible.
L'individu remarquable et créateur est – dans son domaine – la somme des possibilités de son époque. C'est dans leur réalisation que réside sa liberté. Son existence, sa naissance, ses dons et la possibilité de les cultiver sont des hasards qui auraient aussi bien pu ne pas se produire et qui, il faut le croire, ne se manifestent pas toujours.
Pour un homme féru de téléologie de la providence ou de la causalité, il est difficile de comprendre et d'accepter cette affirmation de Hegel (qualifiée d'« inouïe » par Engels) : « que l'accidentel a une raison parce qu'il est accidentel, et qu'aussi bien il n'a pas de raison, parce qu'il est accidentel ; que l'accidentel est nécessaire, et que la nécessité elle-même se détermine comme hasard, ce hasard étant par ailleurs la nécessité absolue ». Le hasard dont la moindre importance n'est pas d'avoir engendré une individualité créatrice, décide en dernier lieu de la réalisation de ces possibilités, dont l'ensemble constitue la nécessité encore indécise, et qui n'existeraient pas sans cette nécessité. « Ce qui est possible, écrit Hegel, est déterminé avec nécessité » ; mais s'il est vrai que « la nécessité pose les conditions », elle les pose comme « accidentelles ». Hegel parle aussi de « l'arbitraire infini du nécessaire ». Etant donné que la nécessité ne parvient à exister que comme possibilité actualisée, qu'elle est libérée de son indécision par le hasard qui choisit dans le champ du possible – d'un possible déterminé avec nécessité – il y a toujours un « pouvoir être autre » inhérent à la nécessité. La nécessité ne détermine le réel qu'en tant que somme de possibilités, dont la chance d'actualisation dépend du hasard. Les sciences modernes confirment ce que l'art moderne fige dans l'expérience de l'absurde : « Sans la dialectique de l'accidentel et du nécessaire, de la réalité et de la possibilité, nous ne pouvons pas comprendre ce qu'est vraiment la liberté » (Robert Havemann).
La nécessité, avons-nous dit, détermine la réalité en tant que somme de possibilités. L'histoire, et non seulement l'histoire de la littérature, doit être conçue comme un ensemble d'événements qui auraient fort bien pu se passer autrement, et qui pourtant ne sont pas advenus sans que la nécessité s'en mêle.
Une herméneutique matérialiste doit saisir elle aussi dans la réalité passée et contemporaine ce caractère ouvert de l'avenir qui réside dans le possible, si elle ne veut pas hypostasier la nécessité en un déterminisme qui interdit à l'homme d'être maître de son avenir. Il faut introduire dans la dialectique de l'histoire, y compris de l'histoire du passé, la notion d'une ouverture de l'avenir garantie par le possible.
La nécessité se définit par ses possibilités. La catégorie de la possibilité relativise le « devoir-être » dans le hasard de la réalisation, sans pour autant priver le simple « pouvoir » de son caractère de nécessité.
A côté du possible libéré de sa potentialité par le hasard, il existait à un moment donné d'autres possibles qui, différents ou contraires, se sont par conséquent annihilés. Le possible réalisé, c'est la nouveauté, qui devient du même coup constitutive de la nécessité qu'elle modifie, et qui fait naître au sein de celle-ci de nouvelles possibilités.
Lorsqu'on défend l'axiome marxiste selon lequel il existe « en dernière instance » une dynamique de la contradiction entre forces productrices et rapports de production, on ne peut pas, si l'on prend au sérieux le rôle de l'homme, ne pas voir l'importance du hasard et de ses effets rétroactifs sur le possible réalisé.
La contingence est indestructible non seulement dans la vie individuelle, mais aussi dans le processus historique, et par conséquent le possible doit servir de médiation entre elle et le nécessaire.
A la question de savoir si le hasard est le médium de la nécessité, et si c'est un effet du hasard que ce qui est « nécessaire à une époque » soit réalisé, nous devons répondre par l'affirmative. Le sens d'une époque, contenu dans le nécessaire, peut être manqué, si l'on manque le possible. L'introduction indispensable du hasard dans la dialectique historique n'a pas pour corollaire un amoindrissement de la validité de cette dialectique, et encore moins sa liquidation. En vérité, c'est cette introduction du hasard qui fait de la dialectique historique une dialectique de l'histoire de l'homme. La praxis sociale serait impensable sans le champ d'action du possible, qui lui-même n'existerait pas sans la contingence, contingence sans laquelle la nécessité serait depuis longtemps figée en un pur statisme déshumanisé.