Première publication dans Texte, revue de critique et de théorie littéraire, no 45/46, 2009, pp. 47-66.

 

Marc Angenot a été invité en octobre 2008 à prononcer à l’Université Libre de Bruxelles la conférence d’ouverture du colloque « L'argumentation au cœur du droit », journées organisées par le Centre Perelman de philosophie du droit en vue de commémorer le cinquantième anniversaire de la publication du Traité de l’argumentation, la Nouvelle rhétorique de Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca ( Paris, P.U.F., 1958). Il en a tiré le présent exposé où il rend hommage à son maître tout en exposant sa propre conception de la rhétorique et de la place qui lui revient dans les sciences humaines et en formulant de « nouvelles propositions pour l’étude de l’argumentation ».

L’histoire de la rhétorique et de son enseignement, de l’Âge classique jusqu’au milieu du xxe siècle, est celle d’une interminable décadence, d’une longue survie scolaire sclérosée au milieu d’une déconsidération générale. Au début du xixe siècle, l’évêque écossais Richard Whately publie ses Elements of Rhetoric1, le grand manuel vingt fois réédité en Angleterre, en avouant au début de son livre qu’il a hésité à employer ce mot de rhétorique dans son titre, mot « apt to suggest to many minds an associated idea of empty declamation or of dishonest artifice ».

Ni le romantisme, au nom de la Sincérité, ni l’esprit scientifique, au nom de la Positivité, ne consentaient plus à faire place à la rhétorique qui ne survivait falotement que comme un enseignement poussiéreux, héritage de l’éducation libérale des Grecs et des Romains. Enseignement surtout clérical du reste : les esprits modernes et laïcs, attachés au raisonnement scientifique, s’étaient détournés de ces techniques « oratoires » floues, fallacieuses et verbeuses. En 1902, le nom même de « rhétorique » fut effacé en France pour désigner la première des lycées.

Quelque chose demeure de cette défaveur qui ne manque certes pas de « bonnes raisons », des raisons avec lesquelles nous, sociocriticiens, analystes du discours, historiens des idées, devons consentir à vivre. De nos jours, « rhétorique », dans le discours ordinaire, demeure parfaitement péjoratif, proche de verbosité, propagande, démagogie, manipulation. Les journaux en attestent qui utilisent toujours « rhétorique » péjorativement. Ceci se constate spécialement en anglais. Je lis dans le New York Times : « President Bush’s speech was long on rhetoric and short on substance2 ». « Rhetoric » dans la presse américaine ne veut jamais dire que blabla, déclamation, tromperie, mensonge.

Le discrédit moderne apparaîtrait total si l’on ne voyait pourtant que la réflexion sur l’argumentation publique et sur le discours persuasif ne disparaît pas vraiment, mais que les quelques grands livres qui en parlent, au xixe siècle, ne sont pas le fait de rhéteurs et d’auteurs de manuels, mais d’hommes politiques comme Jeremy Bentham, dont le Book of Fallacies, 1824, est un écrit pénétrant, amusant et d’un intérêt toujours actuel3. Ou d’un philosophe et économiste comme John Stuart Mill dont le System of Logic de 1843 ne demeure pas moins d’une réelle pertinence4. La philosophie moderne, assure-t-on, s’était détournée de la rhétorique. Ceci aussi serait vrai si la rhétorique n’était pas conçue comme l’essence même de la philosophie par Nietzsche. Nietzsche qui commence son cours de rhétorique enseigné à Bâle par le banal constat que « dans les temps modernes, cet art est l’objet d’un mépris général », va mettre néanmoins la rhétorique au cœur de sa réflexion philosophique. Sa Darstellung der antiken Rhetorik, anticipant sur notre époque, formule en une proposition-clé le renversement fécond de la réflexion sur le langage : « Il n’y a absolument pas de naturalité non-rhétorique du langage5 ».

Quoi qu’il en soit, la rhétorique après une longue défaveur (mais pas intégrale), après une éclipse de près de deux siècles, est revenue en force à la fois en philosophie, dans les sciences sociales et les sciences du langage vers le milieu du 20e siècle. L’étude du raisonnement était entretemps devenue chez les philosophes strictement formelle et quasi-algébrique. Quant aux sciences sociales et historiques, elles passaient à travers « l’archive », à travers la matérialité des discours sans la voir. Elles ne consentaient à identifier que des choses désincarnées qu’elles appelaient selon les cas des « idées », des « pensées », et pour les peuples et les masses, des « mentalités », des « représentations », des « attitudes » (vous connaissez ces concepts irrémédiablement flous des historiens de naguère !) sans jamais voir ni déchiffrer des mots, des phrases, des figures, des enchaînements de propositions, des manières de soutenir une opinion et de communiquer ─ ou plutôt en passant à travers eux comme si, en effet, tout ceci était transparent, sans problème et univoque.

Chaïm Perelman et le «retour» de la rhétorique

En 1958, avec deux ouvrages pionniers, la Nouvelle rhétorique de Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca6 et The Uses of Argument, de Stephen Toulmin7, un peu plus tard avec le traité de Charles Hamblin sur les Fallacies8 qui cherchait à substituer à la vieille taxinomie des sophismes une théorie moderne des fautes de raisonnement, traité qui aura une grande influence dans le monde anglo-saxon, la rhétorique soudain est revenue en force. Le rôle de Chaïm Perelman a été décisif dans ce retournement de situation dans le monde francophone. Toulmin comme Perelman voulaient désenfermer la logique, la sortir de la « pure » logique formelle, la rendre à l’argumentation ordinaire. Tous deux voulaient faire de la logique, renouée à la rhétorique, une science pratique proche de la réalité sociale. Perelman rompt donc avec le positivisme logique qui lui avait été enseigné dans sa jeunesse ; il se tourne vers une autre forme de rationalité qui lui paraissait mériter toute l’attention philosophique, celle du discours ordinaire, celle du juriste, du politicien, de l’essayiste etc. Il appelait ça, dit Michel Meyer, « le champ du raisonnable » par opposition à celui du rationnel9.

Avec cette renaissance au milieu du siècle, la rhétorique, contiguë des sciences du langage et de la communication en plein essor, cesse d’être ce qu’elle avait été traditionnellement, un apprentissage de l’art de bien débattre et de discourir avec éloquence pour devenir ce qu’elle est aujourd’hui : l’étude des discours qui circulent dans la société sous l’angle de l’argumentation.

C’est dans ce contexte que l’œuvre de Perelman n’a cessé de croître en importance. Elle est beaucoup plus citée, étudiée, discutée aujourd’hui que du temps où j’étais son étudiant. En témoignent les livres récents sur sa pensée de Michel Meyer, Alain Lempereur, Nynfa Bosco10, Rosalyne Koren et Ruth Amossy11, Mieczysław Maneli12, Guillaume Vannier13 et de constantes références à ses théories en anglais et en allemand. Ce qui s’est fait en rhétorique dans le monde francophone depuis un demi-siècle part intégralement de Chaïm Perelman et tire parti autant de ses acquis que de la critique de certaines de ses démarches. En ce domaine, les travaux pénétrants de Georges Vignaux14, de Christian Plantin15, divers de démarche et de problématique, mais ouvrant des voies de réflexions prometteuses, présentent un particulier intérêt. Dans la Francophonie, on doit cependant placer Bruxelles au centre de la renaissance de la recherche rhétorique. L’œuvre originale et fondamentale de Michel Meyer16, les livres d’Alain Lempereur17, d’Emmanuelle Danblon18 et de plusieurs autres en témoignent. L’Israélienne Ruth Amossy19 est d’origine bruxelloise comme je le suis aussi : je laisse aux amateurs de suppositions hasardées le soin d’expliquer le je-ne-sais-quoi qui imprègne rhétoriquement l’atmosphère de cette ville.

Je m’arrête à conjecturer un instant sur les causes de ce « retour à la rhétorique ». Cette résurgence a évidemment à voir avec le fait que la pensée moderne a laissé s’éroder et a finalement rejeté les idées de fondation absolue de la connaissance, du savoir comme correspondance univoque entre les discours et les choses, de vérité irréfragable et irréversiblement acquise, de raison transcendantale, toutes conceptions qui avaient contribué au déclin de la rhétorique. La conception centrale de la rationalité se déplace de la science (paradigme du xixe siècle) à la vie publique et à la culture cognitive et discursive du monde ordinaire. En même temps, les Grands récits de l’histoire et les certitudes historicistes ont subi une perte de crédibilité irréversible de même que les dogmes politiques et les grands principes de jadis : tout est (re-)devenu argumentable. « La rhétorique renaît lorsque les systèmes idéologiques s’effondrent », conclut Michel Meyer20. « La volonté de soumettre les affaires humaines à une eschatologie scientifique [ayant] échoué », il reste aux post-modernes, la recherche négociée d’une coexistence et de consensus21. Le discours et la discussion sont les fondements à jamais mouvants de la Cité. Parce que partout les certitudes absolues se sont évanouies avec les Grandes espérances historiques, la question du probable est revenue au cœur des débats contemporains sur le risque et sur la maîtrise de l’incertain. La nouvelle rhétorique est ainsi contemporaine du Second désenchantement, celui des religions séculières ou politiques et à l’éloignement de l’univoque, de l’apodictique, des vérités définitives, scientifiques ou dogmatiques.

La rhétorique figure une troisième voie philosophique entre le relativisme absolu à la mode sur quelques campus et le rationalisme dogmatique et le logicisme. Pour Manuel Carrilho, la rhétorique a fait retour dans la philosophie pour s’y installer à demeure et mettre fin à la crise du sujet et de la raison qui a hanté le xxe siècle, crise qui s’est épuisée à vouloir établir comme fondements de la démarche philosophique la nécessité et l’universalité ou bien à ruiner ce fondement en « tombant » (comme disaient jadis les manuels de philosophie) dans un scepticisme sans fond22.

Rhétorique et pragmatique argumentative du droit

Je me propose de soumettre dans ce contexte général ─ ce sera de façon nécessairement sommaire ─ une série de propositions ou plutôt de contre-propositions en ce qui touche à l’étude de l’argumentation et des débats dans la vie sociale, particulièrement dans la sphère publique.

Je partirai d’une évidence peut-être trop patente, trop bien connue pour être approfondie alors qu’elle a entraîné des conséquences décisives qui tiennent parfois de l’effet pervers : la théorisation rhétorique, depuis les temps lointains de Corax et Tisias en passant par l’éloquent Cicéron, par les traités classiques de l’abbé Bretteville et d’autres, et jusqu’à Chaïm Perelman inclusivement, a été principalement l’affaire de gens de droit, de penseurs du droit, de gens pour qui la logique juridique et ─ ce qui fait deux ─ l’argumentation de prétoire formaient les objets centraux de leur réflexion. Or, la pragmatique juridique, de jadis comme d’aujourd’hui, sous sa forme idéale et typique, est non pas différente, mais est l’exact opposé de la pragmatique ordinaire de la discussion. Elle forme depuis l’Antiquité un « surmoi » sociétal dont les procédures réglées et les fictions persuasives contrastent avec les voies tortueuses, les malentendus et les échecs fréquents de l’argumentation « ordinaire », une sorte de surmoi dialectique idéal qui contredit en tous points la pratique des humains dans les circonstances ordinaires de la vie. Le monde du droit a fixé, par un labeur séculaire de haute conventionnalité, tous les éléments qui sont absents des conditions courantes de discussion, de différends et de litiges : un code de procédure explicite, une logique fondée sur la cohérence jurisprudentielle, et il a institué quelqu’un, le Juge, qui, par fonction, doit décanter les plaidoiries du pathos pour en extraire le logos et est tenu de trancher entre deux argumentations contradictoires. Je sais bien que l’avocat comme le juge, de nos jours, passent sensiblement plus de temps en conciliations, en arbitrages, en « réglements hors cours » que dans la situation de prétoire à débiter ou écouter des plaidoiries. Ce que je veux souligner néanmoins, c’est qu’il existe en longue durée une sorte d’idéaltype de la pragmatique de prétoire et de la sorte particulière de persuasion qu’est la forme judiciaire qui contribuent à offusquer, à s’interposer en écran entre l’analyste et l’observation de l’argumentation courante dans la vie sociale. Ce type normatif a pu ainsi inciter certains analystes de la vie publique à chercher à normer et normativiser l’argumentation courante alors qu’il eût fallu surtout écouter les disputes et les échanges de « raisons », chercher à comprendre les divergences de démarche et les interminables dissensus sur les prétendues normes mêmes. Les théoriciens néerlandais de la pragma-dialectique d’inspiration habermasienne s’évertuent à fixer des normes du débat comme un ensemble fini, clair et distinct, indiscutable, apodictique23. Quelque chose comme des droits et devoirs des argumentateurs qui relèveraient de l’évidence. Mon sentiment, comme on verra, est tout contraire: selon moi de telles normes sont chimériques.

Or, nous savons que Perelman, que l’on devrait aborder peut-être avant tout comme un grand philosophe de la justice et du droit, a contribué aussi à faire sortir de léthargie cette logique juridique à laquelle il a consacré un livre non moins constamment réédité, Logique juridique publié chez Dalloz. Il montre qu’il existe un arsenal de moyens raisonnements spécifiques au juriste, bricolage séculaire comportant beaucoup de conventions et fondé sur des axiomes-fictions dont tout ce qu’on peut en dire c’est qu’ils sont soutenus par de « bonnes raisons », c’est à dire qu’ils relèvent du raisonnable mais certainement pas du rationnel (par exemple que la loi est claire, qu’elle est non contradictoire, que tout ce qui peut arriver dans le monde sublunaire y est prévu, etc.) Chaïm Perelman, passionné de justice, aimait l’esprit procédural du droit, ce n’est pas un reproche. Il a tenu par exemple à justifier les conventions du raisonnement juridique, du raisonnement jurisprudentiel par exemple avec ses « précédents » (sorte de raisonnement qui serait absolument exclu en sciences et serait jugé souvent faible dans la vie quotidienne).

Champs argumentatifs et idiosyncrasies

Je rappelle ici une autre évidence en vue de poursuivre et d’en venir à des propositions heuristiques : la raison, la rationalité est censée être la chose du monde la mieux partagée, mais nos tactiques et nos pratiques de raisonnement varient selon les champs où nous opérons. Dès lors nous en changeons au cours de la même journée sans toujours nous en apercevoir. Quiconque observe un champ de pratiques de l’extérieur de ses conventions argumentatives est inévitablement choqué par des sortes biscornues de raisonnements qui ne lui viendraient pas à l’esprit. Et quiconque sort de son champ professionnel, change inconsciemment de tactique logique. Un juriste qui se dispute avec sa femme, serait bien inspiré de ne pas lui sortir des arguments typiquement juridiques comme il en a utilisés d’aventure le jour même au Palais ─ s’il ne veut pas que la dispute tourne au cataclysme conjugal.

Prenons encore le cas du champ philosophique et de l’intrusion du non-philosophe. Disons-le d’abord : le discours philosophique relève en bloc et en détail de la persuasion quels que soient les prétentions de certains philosophes à « démontrer » ; philosopher, c’est argumenter24. Il se fait toutefois que, de même qu’il y a une idiosyncrasie rhétorico-juridique, il existe une rhétorique philosophique très particulière qui oppose à l’incompétent extérieur de fortes règles internes fixées par des siècles de ratiocinations et de disputes interminables entre philosophes. (Nous le savons, les philosophes sont susceptibles de camper sur leurs positions beaucoup plus longtemps et obstinément que la moyenne des humains). Si moi simple quidam, je prétends réfuter Leibniz, « Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles », en invoquant les guerres, les génocides et les famines, je montre seulement que je ne suis pas philosophe et que je ferais mieux de me taire. Le non-philosophe trouvera, s’il le veut, amusant que des « faits » ne sauraient jamais venir troubler la sérénité des systèmes philosophiques, mais c’est un constat : on ne peut contester un système philosophique que de l’intérieur et les philosophes aux prises se gardent d’invoquer jamais des données tirées du monde empirique. Alors me direz-vous, la philosophie est une logomachie solipsistique ? Deux gros mots pour suggérer qu’elle fait voir sa sorte de singularité rhétorique par la règle d’exclusion argumentative qui y prévaut.

Il est bien d’autres règles de discussion propres aux philosophes, nullement indéfendables en soi, mais qui ne sont pas le fait du monde ordinaire en raison de leur coût excessif : l’épochè sceptique, le doute cartésien appliqués dans une discussion politique énerveraient vite et à bon droit. La regressio ad infinitum, l’objection par la régression à l’infini (qui remonte à Platon) n’est guère attestée dans les discussions au Café du commerce.

Or, il en va de même en droit ─ non pas abordé en soi et de l’intérieur mais par rapport au monde extra-juridique ; l’observateur extérieur sera par exemple choqué par l’enfermement du raisonnement dans la positivité de la loi. Les juristes anglais (je tire cette remarque d’un manuel de logique juridique britannique) ont souvenance que le Juge en chef Hale en 1676 a doctement formulé un mémorable raisonnement qui nous fait sourire de façon grinçante (alors que le juriste raisonne toujours parfaitement comme lui). Ce raisonnement tirait conclusion du présupposé d’existence légale : « Il faut bien qu’il y ait des sorcières puisqu’il y a des lois contre elles25. »

Mise à l’écart du pathos

On a souligné ce fait frappant : philosophe de la rhétorique, Chaïm Perelman, a simplement écarté le pathos et le raisonnement émotif sur lequel aucun développement étendu n’est à trouver dans son fameux traité. C’est sur ce point qu’il s’éloigne le plus de cet esprit concret et pratique que fut Aristote. Perelman aimait et sentait justifiée, mais ce ne peut être que dans sa sphère propre, la fiction juridique qui dit que le Juge doit refouler ses passions et ses intérêts comme il lui appartient d’ignorer les passions des parties.

Si au contraire nous voulons trouver ce qui serait la bonne approche pour observer et analyser le discours social, je propose d’exhumer la pensée d’un philosophe oublié de la Belle Époque, Théodule Ribot auteur d’une subtile Logique des sentiments, Ribot qui précisément se méfiait de la logique des logiciens et des rhétoriques normatives et « apathique ». « En lisant les traités de logique, remarquait-il, il semblerait que le raisonnement régulier, exempt de contradiction est inné chez l’homme ; que les formes vicieuses non adaptées ne se produisent qu’à titre de déviation ou d’anomalie. C’est une hypothèse sans fondement26. » Les motivations de pathos, les « vérités du sentiment » ne forment pas une catégorie à part. Elles ne forment pas une catégorie isolable et suspecte, elles ne sont pas séparables des schémas cognitifs et des chaînes de raisonnements qui ont toujours, hors le pur esprit de géométrie et la pure logique juridique, une « dimension » affective. La « logique des sentiments », inséparable de la logique des intérêts, dans la vie sociale et dès lors pour l’analyse historique et sociologique, c’est toute la logique.

Persuader psycho-logiquement ou convaincre rationnellement, cette alternative est forcée et non arbitrable. Pourtant, elle traverse de son soupçon toute l’histoire de la rhétorique. Pascal témoigne d’une ambivalence classique qui se combine de blâme moral. « On ne devrait jamais consentir qu’aux vérités démontrées », pose-t-il, mais il ajoute « [...] tant d’hommes sont presque toujours emportés à croire, non par la preuve mais par l’agrément. ». De sorte que l’art de persuader « consiste autant en celui d’agréer qu’en celui deconvaincre. ». Il constate ceci, mais il le blâme en même temps parce que personne ne consent à l’admettre vraiment : « Cette voie est basse, indigne et étrangère, aussi tout le monde la désavoue. Chacun fait profession de ne croire et même de n’aimer que ce qu’il sait le mériter27. »

Je me résume. La situation de Prétoire est, dans la vie sociale, diamétralement opposée à la façon dont les choses se passent ordinairement, autant qu’elle est intégralement conventionnelle. Elle contredit en tous points le cours ordinaire des échanges, le plus souvent malencontreux et frustrants, de supposées « bonnes raisons », qui se produisent en dehors de son cadre. La pragmatique du prétoire fait apparaître l’univers juridique comme non seulement différent de la façon dont les choses se passent, du débat idéologique à la querelle de ménage, et de celle-ci à la polémique philosophique ou théologique, mais comme l’exact contre-factuel de cette façon, souvent malheureuse et inconclusive, dont se développent les efforts de persuasion dans les différents mondes extra-juridiques.

Contre-propositions

Je me bornerai à esquisser quelques propositions que je crois fondamentales en vue d’aborder la discussion argumentée et les débats d’idées dans la vie publique. Je viens de publier un traité de rhétorique que j’ai intitulé Dialogues de sourds28. Cet ouvrage, dans sa problématique, ses concepts et ses méthodes, prend systématiquement le contrepied de ce qui s’écrit depuis toujours en matière de discours argumenté. Je considère à titre d’observateur du discours social, d’historien des idées, observant dans la vie et dans l’histoire moderne l’échange chaotique de « raisons », de convictions et d’opinions, les débats et les disputes que les catégories admises et le cadre général séculaires de ce qui se désigne comme « rhétorique » sont inadéquats ; que pour analyser le discours social, il convient, sur la plupart des points, d’en prendre le contrepied et qu’il faut aussi introduire nombre de notions et de démarches que les manuels ignorent.

Mon traité élabore, à l’encontre de la tradition, une rhétorique des malentendus autour de l’hypothèse que je creuse de coupures cognitives et argumentatives repérables dans la doxa (comme disait Aristote), dans les discours de la sphère publique. Les manuels définissent classiquement en quatre mots la rhétorique comme « l’art de persuader »: une telle définition ne passe que parce qu’on ne s’y arrête pas. Dialogues de sourds part ─ comme il est de bonne règle, je pense ─ d’unétonnement face à cette définition qui est routinièrement reçue alors qu’elle est évidemment insoutenable. On lui opposera quelques élémentaires objections : les humains argumentent constamment, certes, et dans toutes les circonstances, mais à l’évidence ils se persuadent assez peu réciproquement et plutôt rarement. Du débat politique à la querelle de ménage, et de celle-ci à la polémique philosophique, c’est en tout cas l’impression constante qu’on a, je suppose que vous êtes comme moi. Ce constat pose une question dirimante à cette science séculaire de la rhétorique : on ne peut construire une science en partant d’une efficace idéale, la persuasion, qui ne se présente qu’exceptionnellement.

Quand les « sujets parlants » sont engagés dans une situation de communication, ils cherchent à atteindre leur but ─ qui est de communiquer. Mais quand les gens, plus spécifiquement, se mettent à argumenter, ce qui est une sous-catégorie majeure de la communication, la transmission du « message » se passe rarement bien : ils trouvent très vite que la partie adverse non seulement ne conclut pas de la même manière qu’eux et reste étrangement inaccessible aux preuves soumises, mais qu’elle raisonne de son côté de travers ou ne respecte pas certaines règles fondamentales qui rendent le débat possible. On a donc l’impression ─ ceci forme la grande question que je prétends creuser ─ que quand la persuasion rate, quand le débat tourne au dialogue de sourds, cela ne tient pas uniquement au contenu des arguments, mais à la manière de s’y prendre, à la façon de procéder et de suivre des règles de « logique ».

Mon objet nʼest pas le simple désaccord. Je mʼarrête non aux cas où des interlocuteurs demeurent en désaccord, tout bien pesé, sur une proposition donnée, mais à ceux où on ne peut pas accepter la manière adverse de soutenir sa thèse, où on ne parvient pas à en suivre le fil. Les arguments de lʼinterlocuteur ne sont pas écartés parce que jugés « faibles » ou « intéressés » (ce qui supposerait quʼon les comprend), ils sont écartés comme spécieux et invalides, cʼest à dire comme « illogiques », « absurdes », « irrationnels », « fous » ─ si le nom ordinaire de la validité argumentative est « logique » et « raison ». Or, la rhétorique de l’argumentation dans la mesure même où elle est hantée par la situation juridique persiste à considérer comme sa norme le débat entre gens qui partagent la même rationalité et dont ─ si l’on est rationnellement optimiste et surtout patient ─ les divergences les plus âpres relèvent non de la « surdité » cognitive, mais du malentendu.

Ces premières objections formulées, une autre question, plusieurs autres viennent à l’esprit. Pourquoi se persuadant rarement, les humains ne se découragent-ils pas et persistent-ils à argumenter ? Non seulement, les individus et les groupes humains échouent-ils très généralement à modifier les convictions des autres, mais rien apparemment ne les décourage de continuer à essayer. Ils sont capables de soutenir ainsi en des controverses (philosophiques, religieuses, politiques etc.) interminables des échecs persuasifs indéfiniment répétés. Et pourquoi en effet ces échecs répétés ? Qu’est-ce qui ne va pas dans le raisonnement mis en discours, dans l’échange de « bonnes raisons » ? Qu’y a-t-il à apprendre d’une pratique fréquemment vouée à l’échec et cependant inlassablement répétée ?

En somme, la rhétorique, plutôt que de demeurer cette « science » idéalisée, irénique, contrefactuelle et surtout vainement normative, des débats bien réglés et de l’éloquence efficace, doit, si elle veut observer sobrement le monde social et chercher à en rendre raison, se muer en l’étude des désaccords issus de l’échange incessant entre les humains de « bonnes raisons », en celle des malentendus de la communication argumentée, en celle des divergences et contradictions des stratégies argumentatives et en celle des coupures cognitives.

Divergence de logiques

Au cœur de ma réflexion sur les échanges de « raisons », les prises de position, les débats et les polémiques résurgentes dans la vie publique, sur les difficultés de la communication argumentée, la diversité des façons de s’y prendre et les échecs de la persuasion, sur leurs types et sur leurs causes, sur le sentiment, non moins fréquemment exprimé par les uns et les autres, que votre adversaire déraisonne, je développe en effet une hypothèse radicale, celle de l’existence dans tout état de société de coupures de logiques argumentatives. Si l’incompréhension argumentative tenait banalement au malentendu ─ au mal entendu ─ il suffirait de se déboucher les oreilles, d’être patient et bienveillant, de faire bien attention. Mais peut-être que dans plusieurs cas, ces cas que Jean-François Lyotard classait comme les « différends29 », les humains ne comprennent pas leurs raisonnements réciproques parce qu’ils n’usent pas du même code et du même répertoire de moyens argumentatifs ? Ces termes de répertoire et de code supposent que, pour se faire comprendre argumentativement, et pour comprendre son interlocuteur, il faut disposer, parmi les compétences mobilisées, de règles communes de l’argumentable, du connaissable, du débattable et du persuasible. Et qu’un problème naît si ces règles ne sont pas régulées par une universelle, transcendantale et anhistorique Raison, si ces règles ne sont pas les mêmes partout et ne s’imposent pas à tout le monde. Or, toutes les normesargumentative que l’on trouve dans les traités et les manuels sont et furent de tous temps soumises elles-mêmes à discussion, elles sont valides pour les uns mais guère pour les autres — ce qui n’empêche pas les humains de discuter sans être jamais tout à fait d’accord sur elles, mais ce qui rend vaine la volonté de fixer normativement ou ne trahit qu’une sorte d’angoisse pédagogique face à la confusion irréductible de la dialectique. Aucun argument dialectique, pas même ceux que Chaïm Perelman classait comme « quasi-logiques », n’est logiquement rigoureux, ni nécessaire dans ses conclusions ni applicable en toutes circonstance. Nous nous contentons en discutant et en débattant d’articuler du probable à du probable non parce que nous aimons rester dans le doute, mais parce que nous pensons que des raisonnements imparfaits et le doute partiel valent mieux que le noir total.

Je propose comme tâche primordiale de la rhétorique renouvelée l’étude des divergences de manières de raisonner et des coupures argumentatives dans toute leur diversité. Ce n’est pas une question spéculative, mais un problème empirique qui réclame une multitude d’études de terrain et des évaluations concrètes des écarts et des degrés de mal-entendus. Il appartient à mon sens à la rhétorique d’objectiver et interpréter les hétérogénéités « mentalitaires » et les dialogues de sourds constatés, et de caractériser et classer les logiques divergentes qui sous-tendent les ainsi nommées idéologies.

En finir avec les rhétoriques intemporelles

Les coupures dont je fais état sont encore plus patentes lorsque nous abordons une argumentation avec le recul du temps, même parfois avec un recul assez bref. Les traités de rhétorique intemporels ont fait leur temps. L’objet de recherche que je me suis donné au cours des années est l’étude des discours qui se croisent dans un état de société, des discours comme faits historiques, variables par la nature des choses. La rhétorique en forme une partie essentielle, centrale. Rien en fait n’est plus spécifique à des états de société et aux groupes sociaux en conflit que l’argumentable qui y prédomine. Il est particulièrement révélateur pour l’étude des sociétés, de leurs contradictions et de leur évolution, d’étudier les formes du dicible et du persuasible, les genres et les topoï qui s’y légitiment, y circulent, s’y concurrencent, y émergent ou se marginalisent et disparaissent. Le rhétoricien comme l’analyste du discours doivent se faire, à cet égard, à la fois historiens et sociologues ─ avec leurs objets et démarches particuliers certes, proches cependant de ceux de l’historien des idées, du sociologue de l’opinion, des croyances, du critique des idéologies politiques, du politologue. Ce qui se dit et s’écrit n’est jamais ni aléatoire ni « innocent ». Une querelle de ménage a ses règles et ses rôles, sa topique, sa rhétorique, sa pragmatique, et ces règles ne sont pas celles, à coup sûr, d’un mandement épiscopal, d’un éditorial de la presse financière ou de la profession de foi d’un candidat-député. De telles règles ne dérivent pas du code linguistique. Elles forment un objet particulier, autonome, essentiel à l’étude de l’homme en société. Cet objet, c’est la manière dont les sociétés se connaissent en parlant et en écrivant, la manière dont en une conjoncture donnée l’homme-en-société se narre et s’argumente.

Une histoire rhétorique reste à concevoir, elle serait l’étude de la variation historique et culturelle, de l’historicité des types d’argumentations, des moyens de preuve, des méthodes de persuasion. Cette histoire du persuasible n’est pas même ébauchée, mais il en existe des bribes ici et là. Je me rapporterai à un petit livre sur la variation historique du raisonnable et de ce que l’auteur, historien de l’Antiquité, disciple et ami de Michel Foucault, nomme des « programmes de vérité » : je parle de l’essai de Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leur mythe ?30. J’en paraphrase un sommaire exemple. Cicéron ne croyait certes pas, comme le faisait la plèbe romaine, que Jupiter s’était transformé en cygne pour aller séduire Leda, mais il n’est pas vrai que sa non-croyance sur ce point était tout bonnement l’identique de la nôtre. Cicéron était un évhémériste : il rationalise partiellement les dieux en les tenant pour des héros divinisés. Cette distance vis-à-vis des croyances populaires reste néanmoins enfermée dans un « programme de vérité » incommensurable avec ceux qui se proposent en notre temps. On pourrait parler de limite de « conscience possible » de la part de Cicéron (pris comme exemple d’une doxa lettrée romaine et non comme individu singulier) : les dieux sont des héros divinisés, c’est argumentable, même et surtout si ce n’est pas l’opinion du vulgaire ; les dieux et les mythes sont de pures fictions, ceci demeure en dehors du concevable historiquement déterminé.

La question de la croyance n’est pas archéologique et il n’est pas besoin de remonter dans la longue durée. Dès que l’historien du contemporain se demande, en transposant Paul Veyne : est-ce que les leaders de l’Internationale socialiste avant 1914, Jean Jaurès, Karl Kautsky ou Émile Vandervelde ont « cru à leur mythe », ce mythe qu’ils ont argumenté en des centaines de pages ─ à savoir à la socialisation des moyens de production, remède à tous les maux de la société, apportée par une révolution prolétarienne imminente et débouchant sur une joyeuse Démocratie du travail, vous vous heurtez à des difficultés qu’il n’est pas oiseux de poser. Il est impossible à tout le moins de donner une réponse univoque et tranchante.

Le grand historien américain Carl L. Becker a développé naguère le concept de « climats d’opinions » successifs à situer dans l’histoire des idées et entre lesquels l’incompréhension est radicale31. Il analyse un passage de Thomas d’Aquin sur le droit naturel, un développement sur la monarchie chez Dante. Une évidence lui saute aux yeux. Ce n’est pas que le lecteur moderne soit en désaccord avec eux ou qu’il pense autrement sur ces sujets, à supposer qu’il en pense quelque chose, c’est qu’il se trouve, dit Carl Becker, devant une manière de raisonner radicalement autre, une manière qu’il ne peut percevoir que, de bout en bout, aberrante. « Ce qui me gène, » écrit en substance Becker, « est qu’on ne saurait écarter Dante ou Saint Thomas comme des gens peu intelligents. Si leur argumentation nous est inintelligible, ce fait ne peut être attribué à un manque d’intelligence de leur part. Qu’une argumentation appelle ou non l’assentiment ne dépend donc pas tant de la logique qui la soutient que du climat d’opinions dans lequel elle baigne32. ». Que les démarches persuasives du passé ne nous semblent plus ni persuasives ni rationnelles ne permet pas de les écarter car il n’est pas raisonnable de penser que le présent soit le juge ultime du passé — et il n’est pas indifférent de voir que, dans le passé, certaines idées, certaines thèses aient découlé d’un effort soutenu de rationalité et de démonstration, alors que ces raisonnements mêmes nous sont devenu aberrants, plus encore que non convaincants.

Du relativisme ? Non point !

Est-ce que, ce faisant, je mets en question, comme le ferait un relativiste, la rationalité humaine indissociable de la dignité de l’homme. Aucunement. Considérer les hommes égaux en esprit et la raison humaine comme leur bien commun et le seul lien qui peut les unir, je le veux. J’admets que c’est une valeur démocratique, et en tout cas une fiction raisonnable que de considérer comme doté de raisonle Corps politique. J’admets que la raison « communicationnelle » mérite d’être défendue en tant que seule alternative à la violence dans les rapports sociaux et à l’autisme « identitaire33 ». Ceci ne retire aucune pertinence au constat que je développe, qu’il existe des manières diverses de gérer son potentiel de rationalité et d’orienter et enchaîner ses raisonnements et que la capacité pratique de raisonner à haute voix et d’argumenter n’a qu’un lointain rapport avec l’idée de la raison universelle comme instrument de la connaissance véridique. Cette raison courante, je sais du moins ce qu’elle n’est pas. Elle n’est pas une sorite, une chaîne de propositions rigoureusement déduites et réciproquement vérifiées ; elle n’a pas la forme d’un manuel de géométrie, axiome, théorèmes, corrélats ; elle n’est pas orientée vers un jugement qui tranche avec des attendus débarrassés des « passions » par dessus la tête des parties en présence et doit se targuer que les arguments qu’il avance sont universellement valides aux yeux d’un Auditoire universel, qu’ils peuvent et doivent porter à l’assentiment tout homme éclairé par la raison juridique.

Personne, en dehors de l’expérience de laboratoire et en dehors des conventions du prétoire, dans la « vraie vie », n’a jamais toutes les données pertinentes, ni le souci de les rassembler, ni le temps de les tester et de les évaluer, de sorte qu’il est raisonnable de prendre des raccourcis, de simplifier en noir et blanc, de trouver une « cause » ultime au malheur des temps, de laisser de côté de la complexité non-maîtrisable, d’extrapoler et de généraliser, de se donner des conclusions qui excèdent les données, qui passent sur l’inconnu et l’ignoré, et des conclusions plus fermes et plus susceptibles d’asseoir une décision qu’il n’est « logique ». Le monde sur lequel je raisonne excède toujours immensément le vérifiable : je raisonne et délibère et argumente sur ce qui se passe dans la tête des autres, sur ce qui va se passer demain, sur ce qui pourrait se passer, sur les inextricables causes de ce qui vient de se passer. L’homme qui argumente sur le monde empirique se trouve en une situation difficile. Au contraire du laboratoire où j’ai construit un mini-monde contrôlé et maîtrisable sur lequel, sans être vitalement concerné par les résultats éventuels, je ne pose que des questions circonscrites, bien balisées et prévues, le monde au dehors sur lequel je raisonne et dispute, le monde qu’on appelle empirique, et le devenir même à court terme, sont toujours moins rationnels que ma raison (ou que l’usage déraisonnable que je suis tenté d’en faire ─ ne serait-ce que parce que je suis dans la nécessité de le maîtriser ou de me donner l’illusion de le faire). Ce monde est en grande partie inconnaissable, imprévisible, immaîtrisable alors que je suis « embarqué » dedans et souvent sous pression d’urgence pour lui trouver un sens.

Par ailleurs, une théorie de la rationalité rhétorique qui ne se donnerait pas comme objet important les débats byzantins sur le sexe des anges serait partiale dans ses prémisses. Les humains au cours des siècles ont beaucoup plus débattu et argumenté sur le sexe des anges (et sur la Souveraineté du peuple et sur la Révolution prolétarienne et sur les Lois de l’histoire) que sur du concret directement connaissable. Toute théorie du raisonnement doit distinguer résolument argumentativité et rapport raisonnable à l’empirie. Du théologien au paranoïaque, l’homme n’argumente jamais autant et aussi bien que quand il a perdu tout rapport avec le réel. La démonstration rhétorique fonctionne très bien dans le vide, plutôt mieux que dans le plein. Je lisais en écrivant mon traité les journaux de la mi-juillet 2005. Dans l’Église catholique, y apprenait-on, le débat sur les bébés morts sans baptème reprenait de plus belle : allaient-ils, en fin de compte, dans les Limbes oui ou non ? Le journal m’apprenait que plusieurs théologiens contemporains doutaient que les Limbes soient compatibles avec la justice de Dieu. Eh bien, c’est ce qu’il faut précisément appeler un bon argument. On s’étonnera tout de même qu’il ait fallu vingt siècles pour qu’il devienne persuasif.

Rhétorique et analyse du discours social

Je propose de m’arrêter ici ayant tracé un élémentaire programme et délimité une axiomatique. Ce programme n’est pas isolable d’une théorisation du discours social34, répertoire du thématisable et du probable dans un état de société et répertoire des règles valides d’inférence. Le discours social d’une époque comporte des thèmes récurrents, des « sujets obligatoires » comme on dit au lycée, sur lesquels tout le monde, les intellectuels notamment, planche, des idées à la mode, des lieux communs, des effets d’évidence et de « cela va de soi ». Tout débat public, si âpres que soient les désaccords, suppose un accord préalable sur le fait que le sujet « existe », qu’il « mérite » d’être débattu, qu’un commun dénominateur sert d’assise aux polémiques. Régis Debray le rappelle très justement : « Il n’est pas besoin d’épouser les mêmes idées pour respirer le même air. Il suffit qu’on s’accorde à tenir ceci ou cela pour réel : ce qui est digne d’être débattu. Par ce choix préalable, aussi spontané qu’inconscient, s’opère l’essentiel qui est le partage entre le décisif et l’accessoire35. »

Ce qu’on appelle une « culture » est composé de mots de passe et de sujets de mise, de thèmes dont il y a lieu de disserter, sur lesquels il faut s’informer et qui s’offrent non seulement aux « médias » mais à la littérature et aux sciences comme dignes de méditation et d’examen. L’hégémonie se présente ici comme une thématique, avec des savoirs vulgaires et des savoirs d’apparat, des « problèmes » partiellement préconstruits, des intérêts attachés à des objets dont l’existence et la consistance ne semblent pas faire de doute puisque tout le monde en parle. On touche ici à ce qui est le plus perceptible dans une conjoncture, à ce qui étonne ou agace le plus le lecteur d’un autre pays ou d’une autre époque : de tous ces « objets » que l’on nomme, que l’on valorise, que l’on décrit et commente, combien n’apparaissent plus comme étant des objets connaissables mais, avec le recul du temps, sont réduits au statut d’» abolis bibelots d’inanités sonores ». À celui qui est immergé dans les discours de son époque, les arbres cachent la forêt. À assister aux débats acharnés en politique, aux confrontations d’esthétiques antipathiques l’une à l’autre, à percevoir les spécialisations et les spécificités, les talents et les opinions, la pression de l’hégémonie reste cachée. Ce qui est caché est le système sous-jacent et il faut que ce système soit tu pour que les discours aient leurs charmes et leur crédibilité.


Notes

  1. Whateley (Richard), Elements of Rhetoric, London, Murray, 1828.

  2. Cité par Booth (Wayne), The Rhetoric of Rhetoric, Oxford, Blackwell, 2004, p. IX.

  3. Bentham (Jérémie), Book of Fallacies, London, John H. L. Hunt, 1824. ; Ibid.,« Traité des sophismes politiques », dans Bentham (Jérémie), Œuvres de Jérémie Bentham, Bruxelles, Société belge de librairie, 1840, vol. 1,pp. 435-504.

  4. Mill (John Stuart), A System of Logic, Ratiocinative and Inductive, London, J. W. Parker,1843 (Traduction française : Système de logique déductive et inductive. Exposé des principes de la preuve et des méthodes de recherche scientifique, Traduit sur la 6e édition anglaise de Louis Peisse, Paris, Ladrange, 1866. 2 vol.). Réédition en facsimile : Ibid., Liège/Bruxelles, P. Mardaga, 1988.

  5. Nietzsche (Friedrich), « Rhétorique et langage », traduction de Lacoue-Labarthe et Nancy, Poétique, vol. 2, 1971, pp. 99-130.

  6. Perelman (Chaïm) et Olbrechts-Tydeca (Lucie), Traité de l’argumentation. La Nouvelle rhétorique, Paris, P.U.F., 1958, réédité en « poche », Bruxelles/Paris, Ed. de l’U.L.B./P.U.F., 1988.

  7. Toulmin (Stephen Edelstein), The Uses of Argument, New York/London, Cambridge University Press, 1958 (Traduction française : Les usages de l’argumentation, Paris, P.U.F., 1992.) Voir aussi la dernière version « updated » en anglais : The Uses of Argument, London, Cambridge University Press, 2003.

  8. Hamblin (Charles Leonard), Fallacies, London, Methuen, 1970(Réédition : Newport VA, Vale Press, 1986).

  9. Meyer (Michel) (dir.), Perelman, le renouveau de la rhétorique, Paris, P.U.F., 2004,p. 10.

  10. Bosco (Nynfa), Perelman e il rinnovamento della retorica, Torino, Giappichelli, 1983.

  11. Koren (Roselyn) et Amossy (Ruth), Après Perelman. Quelle politiques pour les nouvelles rhétoriques ?, Paris, L’Harmattan, 2002.

  12. Maneli (Mieczyslaw), Perelman’s New Rhetoric as Philosophy and Methodology for the Next Century, Dordrecht, Kluwer, 1994.

  13. Vannier (Guillaume), Argumentation et droit. Une introduction à la Nouvelle rhétorique de Perelman, Paris, P.U.F., 2001.

  14. Vignaux (Georges), L’argumentation. Essai d’une logique discursive, Genève, Droz, 1976 ; Ibid., Le discours, acteur du monde. Énonciation, argumentation et cognition, Gap, Ophrys, 1988.

  15. Plantin (Christian), L’argumentation, Paris, Seuil, 1996 ; Ibid., Essais sur l’argumentation. Introduction linguistique à l’étude de la parole argumentative, Paris, Kimé, 1990 ; Ibid. (dir.), Lieux communs, topoï, stéréotypes, clichés, Paris, Kimé, 1993.

  16. Meyer (Michel), Comment penser la réalité, Paris, P.U.F., 2005 ; Ibid., De l’argumentation, Paris, Vrin, 2005 ; Ibid., De la problématologie. Philosophie, science et langage, Bruxelles, Mardaga, 1986 (Rééedition : Paris, Livre de poche, coll. « Essais », 1994 ; Ibid., Logique, langage et argumentation, Paris, Hachette, 1982 ; Ibid., Les mots sans les choses, ou les fondements de la rhétorique, Tübingen, Niemeyer, 1991 ; Ibid., Qu’est-ce que l’argumentation ?, Paris, Vrin, 2005 ; Ibid., Questions de rhétorique : langage, raison et séduction, Paris, Livre de poche, 1993 ; Ibid., Perelman, le renouveau de la rhétorique, Paris, P.U.F., 2004.

  17. Lempereur (Alain) (dir.), L’Homme et la rhétorique, Paris, Klincksieck, 1989 ; Ibid.. (dir.), L’Argumentation. Colloque de Cerisy, Bruxelles, Mardaga, 1991 ;  Ibid., et Meyer (Michel) (dir.), Figures et conflits rhétoriques, Bruxelles, Éd. de l'Université de Bruxelles, 1990.

  18. Danblon (Emmanuelle), Argumenter en démocratie,Bruxelles, Labor, 2004 ; Ibid., La fonction persuasive. Anthropologie du discours rhétorique : origines et actualités,Paris, Colin, 2005 ; Ibid., Rhétorique et rationalité. Essai sur l'émergence de la critique et de la persuasion, Bruxelles, Éditions de l'ULB, 2002.

  19. Amossy (Ruth), L’argumentation dans le discours, discours politique, littérature d’idées, fiction,Paris, Nathan, 2000 ; Ibid., Les idées reçues, sémiologie du stéréotype,Paris, Nathan, 1991 ; Ibid. (dir.), L’image de soi dans le discours : la construction de l’ethos,Lausanne, Delachaux & Niestlé, 1999.

  20. Meyer (Michel), De la métaphysique à la rhétorique. Essais à la mémoire de Chaïm Perelman,Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1986,p. 7.

  21. Buffon (Bertrand), La parole persuasive, Paris, P.U.F., 2002, p. 73.

  22. Carrilho (Manuel Maria), Rhétoriques de la modernité, Paris, P.U.F., 1992.

  23. Van Eemeren (Franz H.) (dir.), Crucial Concepts in Argumentation Theory, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2001 ; Van Eemeren (Franz H.), Grootendorst (Rob) et Kruiger (Tjark), Handbook of Argumentation Theory : A Critical Survey of Classical Backgrounds and Modern Studies,Dordrecht & Providence RI, Foris, 1987 ; Van Eemeren (Franz H.) et Grootendorst (Rob), Argumentation, Communication, and Fallacies. A Pragma-dialectical Perspective,Hillsdale (NJ), Lawrence Erlbaum, 1992 (traduction française : La Nouvelle dialectique, traduction de Christan Plantin et al., Paris, Kimé, 1996).

  24. Ce que dit Cohen (Daniel), Arguments and Metaphors in Philosophy,Dallas, University Press of America, 2004, p. 25. Argumenter courtoisement en principe, mais il y a dans tout philosophe un guerrier éristique dès qu’il se sent « attaqué ».

  25. Phrase mise en exergue de Palmer (Humfrey), Presupposition and Transcendental Inference,New York, St. Martin’s Press, 1985.

  26. Ribot (Théodule), Logique des sentiments,Paris, Alcan, 1904, p. VIII.

  27. Aristote, « Art de persuader », De l’esprit géométrique. De l’art de persuader. De l’autorité en matière de philosophie, Édition de Charles Jourdain, Paris, Hachette, 1864.

  28. Angenot (Marc), Dialogues de sourds. Traité de rhétorique antilogique, Paris, Éd. Mille et une nuits, 2008.

  29. Jean-François Lyotard distinguait à côté des litiges où les gens ne s’entendent pas, mais acceptent certaines prémisses et fondent leur mésentente sur ces prémisses communes (ainsi dreyfusards et anti-dreyfusards acceptaient finalement la prémisse que le trahison militaire est un crime suprême), la situation où s’établit un différend, où il n’est plus même possible de parler dedésaccord entre les parties puisqu’aucune fondation commune ne subsiste qui permettrait de le mesurer et aucune règle arbitrale admise par les deux camps en présence ne transcende leur querelle.

  30. Veyne (Paul), Les Grecs ont-ils cru à leur mythe ?, Paris, Seuil, 1983.

  31. Becker (Carl L.), « Climates of Opinion », dans The Heavenly City of the 18th-Century Philosophers,New Haven, Yale UP, 2004.

  32. Ma traduction, Ibid., p. 5.

  33. Popper (Karl) dans The Positivist Dispute in German Sociology, sous la direction de Theordor W. Adorno,London, Heinemann, 1976, p. 292.

  34. Je renvoie à mon livre, Mil huit cent quatre-vingt-neuf : un état du discours social, Longueuil, Préambule, 1989. On pourra voir un résumé de la théorie dans : Théorie du discours social. Notions de topographie des discours et de coupures cognitives,Montréal, Discours social, 2006. On trouvera enfin une « application » des hypothèses exposées ici dans : Rhétorique de l’anti-socialisme. Essai d’histoire discursive, 1830-1914, Québec, Presses de l’Université Laval, 2004.

  35. Debray (Régis), L’emprise, Paris, Gallimard, 2000, p. 82.


Pour citer cet article :

Marc Angenot, « Nouvelles propositions pour l'étude de l'argumentation dans la vie sociale », dans Carrefours de la sociocritique, sous la direction d'Anthony Glinoer, site des ressources Socius, URL : http://ressources-socius.info/index.php/reeditions/24-reeditions-de-livres/carrefours-de-la-sociocritique/122-nouvelles-propositions-pour-l-etude-de-l-argumentation-dans-la-vie-sociale, page consultée le 19 mars 2024.

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