Première publication dans Texte, revue de critique et de théorie littéraire, no 45/46, 2009, pp. 81-98.

 

Prolégomènes méthodologiques

 Au moment de dresser mon propre bilan de la sociocritique à partir de mon point de vue d’historien de la littérature, il me vient d’abord à l’esprit des scrupules et des doutes, par lesquels il me faut commencer.

Mes scrupules portent sur ma participation à ce panorama collectif, et sur ma légitimité à porter jugement sur la sociocritique. Depuis mon initiation à la « dix-neuviémité » par Claude Duchet, je peux sans doute me considérer comme un vieux compagnon de route de la sociocritique, entré dans la carrière en un temps où l’on croyait encore qu’il y avait des combats collectifs à mener et des terrains à conquérir. Cependant, je n’ai jamais brandi pour mes travaux l’étendard de la sociocritique et je n’ai jamais puisé directement ni explicitement dans sa boîte à outils théorique pour tracer mon propre itinéraire de recherche.

Quant à mes doutes, ils portent sur la sociocritique elle-même et ils me permettent donc d’apaiser mes scrupules aussitôt après les avoir avoués. En effet, je ne suis pas bien sûr que la sociocritique forme un corps de doctrine constitué, muni de concepts dont la définition fasse l’unanimité ou de méthodes clairement arrêtées. Elle s’identifie trop intimement avec la démarche individuelle de quelques pionniers : j’ai cité Claude Duchet, mais il faudrait ajouter aussitôt, parmi d’autres, les noms d’Henri Mitterand, de Régine Robin, de Marc Angenot, de Jacques Dubois ou de Philippe Hamon, même si, pour tel ou tel, la sociocritique a pu être concurrencée par les notions de sociologie de la littérature ou de poétique. Je n’hésiterais pas non plus à y annexer des philosophes comme Pierre Macherey ou Jacques Rancière. À vrai dire, je me la représente comme une nébuleuse, un ensemble flou, une camaraderie qui a rassemblé des chercheurs autour de quelques convictions communes, bien plus que comme une théorie arrêtée et verrouillée : cette sorte de camaraderie que Baudelaire disait admirer dans ses Conseils aux jeunes littérateurs, « en tant qu’elle est fondée sur des rapports essentiels de raison et de tempérament1. ». Claude Duchet, à qui l’on doit le mot et la chose dans son célèbre article de 19712, a d’ailleurs lui-même été toujours trop attentif à la liberté intellectuelle, trop méfiant aussi, en bon flaubertien, au risque de figement de la pensée qui menace tout système constitué, pour avoir souhaité que la sociocritique se dise un jour au singulier. Au demeurant, ce sont, très significativement, deux ouvrages collectifs qui ont essayé, malgré tout, d’en esquisser les contours mouvants3. Rien ne serait donc pire que de vouloir, après coup, rigidifier ce qui, dans son principe même, s’est pensé et voulu comme un espace de débat et de confrontation pluridisciplinaire.

Ces scrupules et ces doutes accumulés ont abouti pour mon usage à quelques mises en garde méthodologiques que je me suis d’abord confiées à moi-même, et que je voudrais adresser ici à mon lecteur.

La première est de simple bon sens. Une théorie se juge non à son raffinement conceptuel ni à son pouvoir de séduction, mais à sa productivité explicative, autrement dit à sa capacité à rendre compte des phénomènes qui appartiennent à son domaine d’application. C’est vrai de toute théorie, mais davantage encore d’une théorie qui porte sur les questions d’histoire. En historien de la littérature, je vais donc essayer ici de répondre à cette question simple, en évitant les détours et les prolégomènes inutiles : en quoi la sociocritique rend-elle plus apte d’une part à comprendre l’historicité de la littérature, d’autre part à décrire et à expliquer les manifestations concrètes de cette historicité ? Peut-être me dira-t-on que, justement, considérer la sociocritique à partir de l’histoire littéraire fausse la perspective, parce que la sociocritique, dont l’objectif est d’inclure la littérature dans l’ensemble des discours sociaux (ou du discours social), récuse par principe ce privilège fait à la pratique littéraire. L’objection est parfaitement recevable ; j’ajouterai même que, dans nos sociétés contemporaines, où la littérature est destinée à perdre en superficie et en autonomie au sein de systèmes culturels de plus en plus complexes et intégrés, ce désaveu de l’histoire littéraire est sans doute la solution la plus sage. Mais il faut alors aller jusqu’au bout de cette logique et ne pas réintroduire subrepticement la « littérature » ─ ses catégories, ses formes génériques, ses auteurs ─, en le faisant avec d’autant moins d’états d’âme qu’on a décidé, une fois pour toutes, que c’étaient là choses secondaires. Comme nous sommes encore loin d’une telle ascèse, il faut bien, au moins provisoirement, continuer à faire de l’histoire littéraire : en ce qui me concerne, je m’en tiendrai strictement à mon point de vue d’historien de la littérature, tout en admettant les limites fortes qu’il impose à mon champ de vision.

La deuxième mise en garde est aussi affaire de point de vue et concerne cette fois le lieu d’où parle la sociocritique. Car ce lieu est triplement déterminé.

Il l’est d’abord politiquement. Comme l’écrivait Claude Duchet en 1979, la sociocritique « s’efforce de contribuer à la mise en place d’une critique matérialiste et au développement de la recherche marxiste. Elle ne pourra avancer dans cette direction que par le dialogue avec les enseignants et chercheurs qui intègrent à leur réflexion et à leur pratique une préoccupation du social […]4 ». Cet ancrage historique est capital pour la compréhension de la sociocritique. D’une part, il rappelle que cette dernière est née dans un contexte idéologique très précis, où il s’agissait aux universitaires littéraires de gauche ─ disons la chose ainsi ─, au lendemain de mai 1968, à la fois de s’opposer à l’histoire littéraire traditionnelle (post-lansonienne) et à la vogue de la poétique structuraliste en tentant de concilier le matérialisme historique et les acquis de l’analyse formelle des textes. D’autre part ─ ce point est peut-être plus important que l’autre ─, la sociocritique se définit moins par des concepts précis que par une commune éthique professionnelle, la conviction que « la préoccupation du social » doit aussi se marquer dans la manière d’étudier et d’enseigner la littérature, autrement dit encore que la recherche littéraire est un moyen, parmi d’autres, de manifester un engagement politique concret. Au fond, la sociocritique s’inscrit dans la lignée du romantisme révolutionnaire et républicain qui a pris corps après 1830, et dont le mythe de l’École républicaine, à partir de la Troisième République, était un avatar adapté aux préoccupations nationalistes de l’Époque : ce n’est pas un hasard si tous les dix-neuviémistes, sociocriticiens de cœur ou de profession, lorsqu’ils se sont constitués en société, ont décidé de nommer Romantisme leur revue, dont Claude Duchet a été l’animateur infatigable pendant près de vingt-cinq ans. Pour le dire en un autre terme d’époque, il ne faut jamais oublier que la sociocritique est une praxis bien avant que d’être une théorie.

Puisque nous sommes au xixe siècle, restons-y. Voici un autre fait remarquable, qu’on aurait méthodologiquement tort de négliger : la plupart des sociocriticiens avoués sont, pour la totalité ou une partie importante de leurs travaux, des dix-neuviémistes. Les raisons sont évidentes. Je viens d’en suggérer une : les sociocriticiens sont de gauche et ont donc une affinité idéologique avec le siècle de la révolution industrielle et des révolutions politiques qui l’accompagnent. De plus, le xixe siècle voit l’avènement du réalisme littéraire, dont la première vocation est la représentation du social, qui est le problème sociocritique par excellence. Mais il reste à mesurer les conséquences de ce lien étroit entre xixe siècle et théorie critique. Bien des théories d’histoire littéraire sont nées de l’étude d’un corpus déterminé et se sont construites par extrapolations successives, au risque de perdre de leur pertinence par excès de généralisation et parce qu’on n’a pas su ni voulu penser le rapport entre la théorie et son premier corpus d’application. Formulons donc ce soupçon, ne serait-ce que pour y faire face une bonne fois et pour l’écarter définitivement : la sociocritique ne serait-elle pas simplement le nom que les dix-neuviémistes (une partie d’entre eux) auraient donné à l’étude de leur corpus, compte tenu de ses particularités formelles ─ dont l’examen relèverait, non d’une théorie critique, mais d’une histoire littéraire s’assumant comme telle ?

Enfin, il faut aussi savoir de quel lieu parle la sociocritique : lieu géographique s’entend. La sociocritique peut être française, belge, québécoise ou autre. Très heureusement, la recherche s’internationalise de plus en plus, mais cette internationalisation du dialogue scientifique a d’autant plus de chance d’être bénéfique si elle prend en compte les spécificités nationales. C’est encore plus vrai pour la sociocritique, qui est née d’un contexte politique précis et en réaction aux formes institutionnelles de l’enseignement littéraire, particulièrement en France. La sociocritique française était confrontée à des difficultés et à des enjeux qui lui étaient propres, qui expliquent en très grande part ses divergences avec les autres orientations sociocriticiennes et qu’il serait absurde ou du moins inconséquent de vouloir gommer. Je partirai donc de cette singularité de la sociocritique française, pour en pointer les faiblesses ou les ambiguïtés, avant de m’attarder sur la question, capitale à mes yeux, des corpus textuels puis d’esquisser les grandes lignes de la « poétique historique de la communication littéraire », qui est le nom que je donne à ma conception de la sociocritique.

La postérité incertaine de la sociocritique française

Il faut commencer par ce triste constat : pourtant née et baptisée en France, la sociocritique n’y a pas vraiment pris racine et Claude Duchet s’est toujours lui-même appuyé sur un vaste réseau international de chercheurs plutôt que sur des relais universitaires français. Si la sociocritique laisse sa trace dans les panoramas historiographiques ou comme référence familière, si l’emploi du mot peut servir encore à connoter l’esprit d’une démarche, très peu de chercheurs littéraires, reconnaissons-le, la revendique clairement et place sans ambiguïté leur travail sous sa bannière.

On peut interpréter de façon optimiste cette évanescence de la sociocritique. L’idée d’une socialité de la littérature ne faisant plus problème, chacun s’accordant sur la nécessité d’une forte contextualisation des textes littéraires, le mot même de sociocritique, qui a servi de slogan et de machine de guerre contre la vieille histoire littéraire ignorante des réalités sociales, serait devenu inutile. En somme, chacun ferait de la sociocritique sans le dire et même sans le savoir, et cette inconscience serait paradoxalement un signe de progrès général. Mais c’est pousser l’optimisme un peu loin. Au contraire, on ne peut qu’être frappé, en France ─ c’est encore là une particularité, au regard des orientations générales de la recherche littéraire dans le monde ─ , par le retour en force d’une sorte de traditionalisme historique, du biographisme le plus étriqué, des vieilles périodisations fondées sur de prétendus mouvements littéraires détachés des réalités culturelles ; et tout autant, cette fois sur le versant de la critique, par la reviviscence d’un esthétisme abstrait, d’une certitude heureuse à l’égard des hiérarchies les plus arbitraires et les moins historicisées. Il faut l’admettre. Une parenthèse sociocritique semble bien en passe de se refermer.

Une autre explication vient à l’esprit. La sociocritique étant née par réaction au structuralisme, le reflux de la vague structuraliste aurait enlevé à la sociocritique à la fois son principal adversaire et sa raison d’être. Mais, là encore, l’argument ne tient pas longtemps. Il suffit de comparer avec la poétique genettienne : celle-ci est issue du même engouement structuraliste mais elle est parvenue pourtant à faire souche, au point de fournir désormais tous les manuels scolaires en vérités narratologiques intangibles. Notons néanmoins que la sociocritique comme le structuralisme se situant au confluent des études littéraires et des sciences du langage, une partie de ses outils a trouvé à s’employer du côté de l’analyse du discours, en abandonnant le terrain, sans doute plus secondaire et peut-être moins hospitalier, de l’histoire littéraire.

Quant à cette résistance de l’histoire littéraire, j’y vois, à bien y réfléchir, deux raisons principales : l’une politique, l’autre institutionnelle.

Politiquement, je l’ai dit, la sociocritique était dans son principe et sa motivation mêmes de gauche, et impliquait la volonté de parler autrement de la littérature, de lui ôter son halo idéologiquement suspect de sacralité esthétique, de la replacer dans l’ensemble complexe des réalités sociales et culturelles où elle figure au même titre que toutes les autres. Cette ambition désacralisante s’est traduite concrètement par l’engagement des sociocriticiens dans de grandes entreprises éditoriales qui avaient pour objectif de diffuser cette nouvelle vision de la littérature : Claude Duchet en codirigeant avec Pierre Barbéris le volume consacré au xixe siècle dans le Manuel d’histoire littéraire de la France des Éditions sociales, Henri Mitterand en pilotant aux éditions Nathan le profond renouvellement de tous les manuels scolaires de français, dont plusieurs ont fait date et ont marqué profondément de leur empreinte une ou deux générations d’enseignants. Mais le déclin des études littéraires, l’évolution consumériste et technologique de nos sociétés occidentales, le reflux de la culture française dans un système de plus en plus mondialisé, toutes ces raisons et d’autres encore du même ordre ont encouragé un repli frileux vers les valeurs littéraires, une défense de la bonne vieille littérature, abstraitement considérée comme la seule légitime dépositaire des valeurs humanistes. Les littéraires de gauche se sont alors mis à défendre les valeurs mêmes contre lesquels la sociocritique avait essayé de lutter en prônant la lucidité historique contre la révérence culturelle. Autant et même davantage que les autres, étant plus profondément hostiles à la société où ils vivaient, ils ont repris à leur compte, avec la passion excessive des nouveaux convertis, un discours de plus en plus nostalgique sur la littérature, une représentation massivement patrimoniale faisant la part belle aux rééditions, aux biographies, à l’exhumation des correspondances et des reliques auctoriales. Bref, pour le bonheur des tenants de l’histoire littéraire traditionnelle qui n’en demandaient pas tant, ils ont eux-mêmes déserté les rangs de la sociocritique, dont l’échec, en France, est donc d’abord politique, et logiquement contemporain du déclin idéologique de la mouvance marxiste.

La raison institutionnelle est encore plus forte. Malgré les quelques velléités soixante-huitardes qui ont vite fait long feu, la recherche française n’a pas su ni surtout voulu prendre ses distances avec le poids, le prestige et, pour tout dire, le quasi-monopole du monographisme qui sévit dans les études littéraires. Ce tout monographique a une raison simple : l’imbrication totale de l’enseignement secondaire et de l’université en France, qui assigne à la recherche littéraire son seul vrai objectif, pérenniser et légitimer le culte admiratif rendu aux « grands écrivains », que les enseignants des collègues et lycées seront chargés de diffuser dans les classes. De fait, lorsque le clou de l’enseignement universitaire consiste dans le cours d’agrégation, toujours consacré à l’un des ces grands auteurs panthéonisés et que l’agrégation elle-même, ce concours de recrutement d’enseignants du secondaire de niveau master, jouit d’un prestige bien supérieur à la thèse, on comprend sans peine que toutes les considérations historiques ou théoriques qui éloignent de cette excellence agrégative sont condamnées à passer pour inutiles ─ pire, pour nuisibles.

Dans ce contexte, la sociocritique n’a pu qu’agir à la marge, servant seulement à modifier et à moderniser l’exercice canonique de l’explication de texte. Suivant les règles très codifiées d’une sorte d’herméneutique scolaire, l’explication de texte, telle qu’elle a été transformée par la révolution textualiste des années soixante, consiste en effet à faire dire au texte le plus de choses possible qu’il ne dit pas explicitement ; elle est, en somme, une machine à produire de l’implicite. Dans ce cadre, la sociocritique, qui a permis d’amener à la lumière les enjeux politiques dont sont tissés en profondeur les textes littéraires, a permis de remotiver la pratique de l’explication et de lui donner l’assise théorique qui lui manquait ─ puisque la sociocritique a l’avantage de justifier à la fois la microlecture textuelle et l’ancrage contextuel. Ajoutons, pour lever toute ambiguïté, que ce travail de décryptage idéologique n’est pas seulement très excitant du point de vue critique, mais, bien fait, il se révèle globalement pertinent et efficace, en particulier pour l’interprétation des textes du xixe siècle, où le politique est en effet presque toujours omniprésent et cependant nécessairement latent, du fait de la censure directe ou indirecte qui continue à peser au moins jusqu’à la Troisième République.

Il s’en est suivi que la sociocritique, tout en se banalisant dans la pratique interprétative, s’est fondue dans le travail herméneutique général et n’a plus guère été identifiée comme telle. Mais, surtout, la sociocritique a contribué puissamment à redonner force et autorité au sacrosaint principe qui tient depuis toujours pour acquises la singularité et la supériorité esthétiques du texte littéraire, au détriment de son intégration dans le vaste tissu discursif qui est son vrai terreau historique ─ donc, au détriment de ce qui devrait être la raison d’être de la sociocritique. Il en découle, dans la sociocritique française, une perpétuelle mauvaise conscience (ou mauvaise foi), où l’on ne cesse de faire semblant de vouloir s’éloigner du texte que pour s’y lover le plus voluptueusement possible : et il est vrai que ces contorsions ne manquent ni d’habileté, ni d’intelligence, ni même de sincérité.

Car la sociocritique, telle que je me la représente, n’est pas seulement une autre manière de parler des textes, l’art d’y lire autre chose que ce qu’on y lit sans elle : c’est, aussi et peut-être d’abord, le choix assumé de ne pas regarder les mêmes textes, voire de regarder parfois autre chose que des textes. Je suis d’ailleurs de plus en plus fermement convaincu que, au moins en histoire littéraire, l’essentiel réside dans le choix des bons objets de recherche. On peut toujours, bien sûr, gâcher une bonne idée, faute des outils adéquats, mais on aura du moins préparé le terrain à d’autres et indiqué la direction. En revanche, les subtilités les plus sophistiquées ne serviront à rien, sinon à rendre l’erreur séduisante, si l’on creuse au mauvais endroit : la sociocritique est d’abord affaire de corpus.

La sociocritique : questions de corpus

Pour cette affaire de corpus, on ne saurait sous-estimer l’œuvre capitale de Marc Angenot, élaborée autour du concept de « discours social ». Elle permet d’abord, et de la façon la plus formelle, de prévenir toute re-essentialisation subreptice de la notion de littérature. Marc Angenot y revient à plusieurs reprises, et notamment dans ces lignes :

« L’être de la littérature […] est dans son travail opéré sur le discours social, et non en ce qu’elle offrirait, en surcroît des journalismes, philosophies, propagandes, doctrines et sciences, des procès-verbaux à sa façon sur le « monde » ou sur l’ « âme ». […]

De telles thèses aussitôt posées excluent a priori, à mon sens, tout corrélat intemporel et essentialiste qui attribuerait à la fiction, à la production esthétique une fonction et une efficace permanentes ─ d’ironie, de subversion, de carnavalisation, de déconstruction ─ lesquelles en feraient l’alibi perpétuel des discours de schématisation assertive du monde, d’identité et de pouvoir5. »

La notion de « discours » évite en outre celle de « texte » et souligne à juste titre la nature fondamentalement discursive, donc communicationnelle, de toute production linguistique (écrite ou orale). Elle invite surtout à un préalable indispensable, à un exercice d’immersion, même provisoire et partielle, dans le discours social, pour en comprendre et, si je puis dire, en éprouver la force structurante6. Voici par exemple dans quels termes Marc Angenot décrivait le travail de lecture titanesque entrepris pour sa somme sociocritique 1889. Un état du discours social :

« J’envisage de prendre à bras le corps, si l’on peut dire, l’énorme masse des discours qui parlent, qui font parler le socius et viennent à l’oreille de l’homme en société. Je me propose de parcourir et baliser le tout de cette vaste rumeur où il y a les lieux communs de la conversation et les blagues du Café du Commerce, les espaces triviaux de la presse, du journalisme, des doxographes de l’ « opinion publique », aussi bien que les formes éthérées de la recherche esthétique, de la spéculation philosophique, de la formalisation scientifique7. »

La première partie de cet ouvrage (« Préliminaires heuristiques ») devrait être une lecture propédeutique obligatoire pour tout chercheur et, au-delà, pour tout étudiant littéraire. Car il n’y a pas de sociocritique ou d’histoire littéraire sans la confrontation, ne serait-ce qu’une seule fois et à titre d’épreuve initiatique, à un vaste corpus collectif : non pour en retirer une simple impression de sidération face à la masse, mais parce que la littérature, isolée de cette totalité faisant système, reste une notion inévitablement abstraite et déshistoricisée, quelque érudition qu’on y réinjecte après coup et dans les détails. Au demeurant, ce passage par de larges corpus est même capable de relégitimer le monographisme : lui seul, en effet, permet de situer les quelques textes du canon littéraire dans leur contexte historique réel et peut donner quelque autorité au discours toujours actuel sur la singularité ou la supériorité supposées des chefs-d’œuvre. Mais il pose par ailleurs des problèmes méthodologiques presque insurmontables, et c’est pourquoi il est si rarement entrepris.

Tout d’abord, comment délimiter ces corpus ? À partir de la massification de l’imprimé qui survient au xixe siècle, il devient matériellement impossible de tout lire ; comment alors opérer une sélection, sans que cette sélection ne prédétermine et en conséquence ne fausse les résultats de la recherche ? Là encore, Marc Angenot me paraît avoir fait le bon choix dans son 1889, en effectuant une coupe chronologique somme toute arbitraire. Bien sûr, l’année 1889 avait une très forte valeur symbolique (le centenaire de la Révolution), mais il n’est pas douteux qu’il aurait trouvé des résultats analogues pour les années 1888 ou 1890. Travaillant sur les journaux de la monarchie de Juillet, j’ai suivant la même logique choisi avec Marie-Ève Thérenty de faire un sort à l’année 1836, première année de publication de La Presse d’Émile de Girardin que nous avons baptisée pour l’occasion « an I de l’ère médiatique »8 ; sur le fond, nous aurions cependant tiré des enseignements équivalents si nous avions travaillé sur une autre année et, à vrai dire, le choix de la période à dépouiller se fait souvent au moins autant pour la bonne réception de la recherche qu’en fonction de critères rigoureusement historiques. D’autre part, à l’intérieur de l’année 1889 et compte tenu de l’énormité du domaine qu’il se proposait de sonder, Marc Angenot a eu raison de s’en remettre à de vastes sondages aléatoires, de manière à parvenir à une image aussi exacte que possible du discours social ; mais cette idée qu’un texte peut, sans dommage excessif, en représenter un autre contrevient, de façon très salutaire selon moi, à nos habitudes de commentateurs de la littérature.

Ensuite, plus le corpus est vaste, plus il est difficile de lui appliquer une grille d’interprétation fine et précise. À la limite, on peut se contenter d’élaborer des données statistiques, avec cette idée que les chiffres peuvent révéler des réalités textuelles de façon parfois plus nette ou plus significative que les méthodes d’analyse habituelles. J’ai ainsi essayé de jeter les bases d’une bibliométrie littéraire à partir des séries statistiques sur la production d’imprimés9. La lexicométrie, telle qu’elle a été notamment  pratiquée par Étienne Brunet, a de son côté donné des résultats intéressants10, mais suppose d’avoir accès à des textes numérisés : or, à ce jour, seuls les auteurs du canon littéraire ont donné lieu à des numérisations massives. En revanche, et il faudra y revenir, il est beaucoup plus difficile de concilier l’approche sérielle et l’étude détaillée des textes ─ de leurs structures ou de leurs contenus.

Enfin, les effets institutionnels de ces études de corpus sont au moins aussi importants. Le premier devrait être la multiplication de recherches, donc de thèses, portant non plus sur un, deux ou trois écrivains, mais sur des phénomènes littéraires où l’auteur ne serait plus un paramètre pertinent. L’histoire littéraire avancerait alors enfin vers l’objectif que, dans un article célèbre, Roland Barthes lui avait assigné dès 1960, « amputer la littérature de l’individu11 ». Le deuxième, dans la mesure où de telles investigations dépassent les forces d’un seul chercheur, même dans le cadre d’un travail au long cours, serait de favoriser enfin des démarches réellement collectives, où les membres d’une équipe se partageraient concrètement les tâches en fonction d’un objectif unique et réuniraient des données dont l’exploitation serait commune et concertée, sur la base de prémisses théoriques partagées. Mais, on le voit, tout ce paragraphe est rédigé au conditionnel : il est temps de revenir de l’optatif vers la réalité.

La réalité, justement, oblige à reconnaître que cette sociocritique fondée sur l’exploitation de larges corpus a des conséquences qui sont d’ailleurs parfaitement identifiées et assumées par Marc Angenot mais qui, du point de vue de l’histoire littéraire, peuvent être considérées comme autant d’effets pervers et partiellement invalidants.

La première est que la sociocritique, étant centrée sur la compréhension globale du discours social au travers de grandes masses textuelles, privilégie logiquement le décryptage de la doxa, le repérage des lieux communs, des clichés et de la topique argumentative ─ en un mot, tout ce qu’on appelait naguère la « critique de contenu ». Que cette doxa soit implicite ou explicite importe peu : dans tous les cas, l’analyse risque alors très vite d’apparaître comme  un commentaire plus ou moins redondant des textes eux-mêmes, ayant pour principal objectif de mettre en lumière la logique idéologique qui réunit et structure l’ensemble des énoncés discursifs et, pour ce qui est des œuvres littéraires, à mettre en relation le texte et le hors-texte.

En revanche, tout ce qui touche aux évolutions formelles ou génériques est globalement négligé, à moins qu’on ne puisse le rapporter lui aussi à de l’idéologique. Un exemple simple vaudra mieux ici que des considérations abstraites. Le matériau descriptif qu’offre le roman réaliste, à partir de Balzac, constitue une ressource inépuisable pour la sociocritique. Mais aucune enquête sociocritique n’a seulement entrepris, corpus à l’appui, de répondre à ces questions préalables : quand, comment, à la suite de quels processus historiques le roman, qui était essentiellement fait jusqu’alors de la juxtaposition d’épisodes narratifs et de séquences discursives (monologiques ou conversationnelles), s’est progressivement restructuré autour de la description ? Avant le roman réaliste, la description est d’abord une forme littéraire qui caractérise prioritairement le texte poétique ou savant, puis, avec le développement de la presse moderne après la Révolution, tend à être intégrée à la nouvelle culture journalistique : tout se passe comme si la roman réaliste opérait une synthèse ou un amalgame entre le poétique, le scientifique et le médiatique. Or, comprendre le processus historique qui a permis cet amalgame impliquerait de prendre la mesure de tous les phénomènes sociaux, culturels, communicationnels, formels qui y ont concouru et dont l’intervention doit être prise en compte pour l’interprétation sociogrammatique des descriptions elles-mêmes.

De plus, cette préférence donnée à la portée idéologique des textes conduit immanquablement à privilégier les formes littéraires qui, par nature ou par vocation, présentent la plus grande concentration d’éléments doxiques apparents, c’est-à-dire la prose d’idées, le discours journalistique et la fiction réaliste. « […] Narreret argumenter sont les deux grands modes de mise en discours », note très justement Marc Angenot ; autant sélectionner alors les textes qui paraissent les plus riches de signification sociale. Après tout, il s’agit là d’un principe d’évaluation et de sélection qui en vaut bien d’autres, et peut-être supérieurs à ceux qui n’ont qu’un fondement esthétique, bien plus difficilement objectivable. Là encore, un exemple concrètement permettra de montrer que l’histoire littéraire risque néanmoins de ne pas y trouver son compte ─ ni, peut-être, la sociocritique.

Quantitativement, les deux faits majeurs de l’histoire littéraire du xixe siècle, théâtre mis à part, sont probablement d’une part la progression hégémonique de l’imprimé périodique sous toutes ses formes, d’autre part la persistance d’une production versifiée envahissante, qui constitue la pratique littéraire dominante dans toute la sphère scolaire et parascolaire et qui demeure, durant tout le xixe siècle et au-delà, le mode privilégié d’expression de la subjectivité. Depuis une quinzaine d’années qui ont fait suite à une longue ignorance, des progrès spectaculaires ont été faits pour comprendre la portée culturelle et littéraire de l’émergence d’une vraie « civilisation du journal12 ». En revanche, le vaste continent de la production versifiée reste, à l’exception des œuvres individuelles de quelques vedettes de manuel, une terra incognita. Les spécialistes de poésie, en vertu de ce mythe historique qui voudrait que la modernité soit caractérisée par l’exténuation du vers et le triomphe de la prose poétique ou du vers libre, l’enveloppent dans leur tranquille mépris d’esthètes ─ alors que, aujourd’hui encore, la diffusion massive de la chanson et des formes diverses de poésie urbaine prouve très évidemment l’écrasante prédominance de la versification syllabique (même approximative !) et de la rime. Quant aux sociocriticiens, ils tiennent généralement pour insignifiante une forme textuelle qui, surdéterminée par le recours à des contraintes formelles et saturée par la rhétorique la plus conventionnelle, paraît incapable de dire quoi que ce soit d’intéressant sur le réel et sur la société.

Pourtant, il va de soi qu’un historien du culturel ─ ce qu’est, à sa manière, le sociocriticien ou l’historien de la littérature ─ devrait s’interdire tout jugement de valeur sur les diverses pratiques discursives. Surtout, comment imaginer que cette métromanie collective, cette fascination envahissante pour la versification, surtout aux années décisives de la jeunesse et de l’adolescence, n’ait pas de conséquences sur la représentation du monde réel ? Comment savoir si cette obsession métrico-poétique n’a pas des résurgences et des transmutations inattendues sur le plan des constructions idéologiques, alors même que nous savons bien que le tout fictionnel de nos cultures contemporaines a des effets très profonds sur le rapport des individus au politique ? Pour répondre à ces question fondamentales, il faudrait cette fois encore dépasser la surface des textes, entrer dans le détail des processus de la production discursive, envisager sous un quadruple point de vue (anthropologique, cognitif, idéologique, formel) les mécanismes littéraires pour les inscrire ensuite dans une histoire concrète : bref, il faudrait entreprendre une poétique historique de la communication littéraire, dont je voudrais pour terminer brièvement esquisser les traits.

Pour une poétique historique de la communication littéraire13

Le choix du terme de communication ne vise pas à réhabiliter une notion que, du moins en France, son annexion au langage de la publicité et de la propagande a absurdement condamnée. Mais il souligne opportunément, comme le fait aussi le mot de « discours » utilisé par Marc Angenot au détriment de celui de « texte », que la littérature est une réalité fondamentalement communicationnelle, dont la textualité n’est qu’une composante, d’ailleurs variable dans le temps. Par rapport cette fois au « discours », la « communication » a par ailleurs l’avantage de mettre l’accent aussi bien sur le processus lui-même que sur son résultat ; elle implique donc de prendre en compte d’une part les modalités et les supports concrets de cette communication (qui peut être orale, manuscrite, imprimée, enregistrée, électronique, etc.), d’autre part ses liens multiples avec toutes les autres formes de communication sociale, qu’elle soit discursive ou non (la conversation, la lettre, le journal, l’image, l’audio-visuel, la musique, etc.).

Je prendrai cette fois pour exemple la transformation de la littérature, à la suite de l’entrée en régime médiatique, autour de 1830. Elle se manifeste par quatre bouleversements textuels majeurs. Tout d’abord, le journal est périodique ; il lui faut assez de textes pour remplir exactement les pages de chacun de ses numéros. Cet impératif de périodicité, qui nous est parfaitement familier aujourd’hui, impose brutalement à la littérature les contraintes de notre actuelle « culture de flot » et qui y voient d’ailleurs très vite une remise en cause de leur statut et de leur prééminence. Ensuite, dans le journal, où le poème, le roman-feuilleton ou la critique de théâtre sont plongés dans un espace non structuré, où les textes sont seulement juxtaposés, la littérature fait l’expérience, radicalement nouvelle, du divers et de l’hétéroclite, au moins aussi déstabilisante que celle du fragmentaire. En troisième lieu, le fonctionnement pluriel et polyphonique du journal réinsère l’écrivain-journaliste dans une collectivité nombreuse : d’abord dans celle du journal où il travaille, ensuite au sein du réseau global des journalistes parisiens. La presse de l’époque forme à ce titre un vaste système dialogique qui mérite d’être étudié comme tel. Enfin, le journal est fonctionnellement conçu pour la représentation du réel sous toutes ses formes (la politique, les faits divers, la vie artistique et mondaine, etc.) : là encore, il n’est pas douteux que le journal est la principale source et le premier terrain d’application de ce réalisme littéraire qui, sous diverses formes, s’impose sous le Second Empire, en poésie comme en prose. Avant de décrire les contenus des articles, le premier travail de l’historien de la littérature est de prendre conscience lui-même de ce séisme culturel que représente une telle mutation du système littéraire. On ne peut pas comprendre, par exemple, le triomphe de la forme brève en poésie ─ forme considérée comme constitutive de notre modernité et rapportée généralement à des causes philosophico-esthétiques ─ si l’on perd de vue que le poème, alors publié dans les colonnes des journaux, des revues ou de la petite presse, doit parvenir à se loger au milieu d’un fatras hétéroclite de textes en prose, et donc gagner en concision, en force de concentration et en pouvoir de singularisation.

On l’aura compris par ce cas particulier : la poétique historique veut réévaluer l’histoire des formes elles-mêmes par rapport à l’analyse sociocritique des contenus (que ce contenu soit donné comme tel ou qu’il soit médiatisé par une forme), sans que l’une soit en aucune manière exclusive de l’autre ─ plus exactement, sans que l’une puisse en aucune manière se passer de l’autre. Cette poétique, qui voudrait aller au plus près des mécanismes de la production textuelle, implique d’ailleurs de reposer la question des rapports entre l’individuel et le collectif et permet donc de réintégrer sans difficultés la perspective monographique, mais seulement comme un de ses points d’application possible. Disons d’une formule que, dans la querelle Tarde/Durkheim qui a animé le débat sociologique de la fin du xixe siècle et où le premier refusait au contraire du deuxième d’admettre une solution de continuité radicale entre le psychologique et le sociologique, l’histoire littéraire serait plutôt du côté de Gabriel Tarde : on rêve ainsi d’une génétique historique de la littérature qui, à côté de la critique génétique actuelle tournée vers les questions de poétique formelle, nous permettrait de mieux comprendre, sur le plan individuel mais dans la perspective d’une histoire collective de l’invention textuelle, les évolutions du faire littéraire ainsi que l’émergence de nouveaux styles d’écriture, la formation ou la mutation des procédés, des pratiques d’écriture, des genres, etc. Dans un esprit analogue, Claude Duchet parlait déjà, en 1979, « d’une sociologie de l’écriture, collective et individuelle, et d’une poétique de la socialité14 ».

Mais, en regardant cette fois dans la direction opposée, cette poétique historique (c’est peut-être là sa principale différence avec la sociocritique qui, par définition, ne sort pas de la critique textuelle) doit faire de très longs détours loin des textes, au risque même de les perdre provisoirement de vue, avant d’y revenir pour leur poser de nouvelles questions. Elle doit notamment en passer par un patient cheminement à travers l’histoire des institutions littéraires, des publics, de l’édition et de la presse, et, par dessus tout, à travers l’histoire des modalités et des contenus de l’enseignement littéraire, dont l’influence est d’autant plus prépondérante qu’elle prédétermine, de façon infraconsciente, les modes de perception et d’appréciation des formes textuelles. Cependant, il reste bien entendu que ces détours ne se justifient que par leur éclairage qu’ils apportent à la compréhension de la communication littéraire. L’étude des modes de sociabilité littéraire (salons, cénacles, avant-gardes et autres groupes restreints), qui est particulièrement en vogue depuis quelques années et peut intéresser, en tant que telle, la sociologie historique, n’intéresse en revanche la poétique historique que dans la mesure où sont explicitées les formes d’interaction entre ces modes de sociabilité et les productions textuelles ─ ce qui est autrement délicat que la simple description sociologique.

Enfin ─ est-il utile de le préciser ? ─ on ne peut constituer cette histoire de la communication littéraire sans s’être confronté au problème que pose la définition de la littérature ─ puisque littérature il y a incontestablement, au moins du point de vue des représentations sociales. Bien sûr, il n’est pas question de prétendre le résoudre ici en quelques lignes. On peut néanmoins faire deux constats simples, pour se débarrasser du vieux débat sur l’esthétique et la valeur littéraires. En premier lieu, tout le monde s’entend à dire que la communication littéraire est un acte de communication à destination dite ouverte ou aléatoire, dont la publication en direction d’un public anonyme est la forme la plus simple, et qu’il implique, à un moment du processus, le recours à l’écrit ─  ce recours peut intervenir en amont de la communication, comme dans le cas de la récitation poétique ou de l’interprétation théâtrale. En second lieu, la littérature (du moins ce que ce mot a commencé à recouvrir à partir du 18e siècle) a toujours rassemblé des pratiques textuelles beaucoup plus diverses qu’on l’imagine souvent, et qu’on peut classer en trois catégories : des productions discursives correspondant grossièrement à la fois à nos actuelles sciences humaines et sociales (à des époques où elles n’étaient pas encore figées en disciplines académiques) et à l’écriture journalistique ; des formes qui reproduisent plus strictement les principes artistiques perpétués par l’École (qu’il s’agisse des genres héritées de la poétique antique, des Belles-Lettres ou du sens restreint qu’on donne dans l’enseignement actuel à la « littérature ») ; des productions ayant une fonction première de divertissement social (les modalités de ce divertissement variant selon celles de la communication littéraire elle-même : fictions en tous genres et jeux de société dans les salons aristocratiques de l’Ancien Régime, blagues et mots d’esprit dans la presse ou pièces de Boulevard au xixe siècle, best-sellers ou romans en série pour une consommation de masse au xxe siècle, etc.).

Entre ces trois catégories, il a toujours existé des relations de complémentarité ou de concurrence, mais pas à proprement parler de hiérarchisation ─ puisque chacune répond à un besoin social distinct et clairement identifié ─ ; d’autre part, apparaissent à leur intersection une multitude de formes mixtes, qui achèvent de brouiller les catégories. Le Bourgeois cultivé de 1840 peut lire un poème, s’intéresser à un article de fond de son journal quotidien, et terminer sa journée avec un vaudeville du Boulevard, sans que cette hétérogénéité ne remette en cause sa reconnaissance intuitive du fait littéraire lui-même, qui existe dès lors qu’un texte lui est adressé ─ en tant qu’il participe de l’espace public. À cet égard, la vision d’un système littéraire qui serait bipolarisé de façon linéaire entre littérature légitime et littérature non légitime et où la seule différence serait, si je puis dire, entre une littéraire plus littéraire et une littérature moins littéraire, est simpliste et caricaturale, même si elle est aujourd’hui admise et diffusée par la vulgate actuelle de la sociologie littéraire. Cette vision ne fait en réalité que reporter indûment sur le terrain social la hiérarchie strictement scolaire entre les textes du canon et les autres, et c’est elle qui, en créant un antagonisme artificiel entre la poétique historique et l’histoire sociale des pratiques discursives (ou la sociocritique) et en faisant porter un soupçon d’essentialisme esthétique sur l’étude historique des formes littéraires, a constamment faussé le débat autour de l’histoire littéraire.

La poétique historique de la communication littéraire n’est donc pas l’histoire de l’esthétique littéraire, mais simplement l’étude de pratiques discursives précisément circonscrites dans l’espace social, dont la nature littéraire découle non de ses formes textuelles (totalement hétéroclites), mais de son fonctionnement communicationnel, qui implique la mise en œuvre d’un art d’écrire ayant lui-même ses traditions et son historicité. Aussi, pour conclure, formulerai-je seulement cette simple suggestion : il suffirait peut-être, pour en terminer avec les mauvais procès et les faux dilemmes et même s’il m’est très souvent arrivé à moi-même de l’employer par commodité et pour me faire vite comprendre, de cesser, une fois pour toutes, de parler d’esthétique, puisque personne ne sait ce que le mot veut dire, appliqué à des productions linguistiques. Et, ceci fait, de se remettre, l’esprit tranquille, à l’histoire littéraire.

Université Paris Ouest (Nanterre la Défense)

 


Notes

  1. Baudelaire (Charles), « Conseils aux jeunes littérateurs », dans Œuvres complètes, vol. 2, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1976, p. 15.

  2. Duchet (Claude), « Pour une socio-critique ou variations sur un incipit », Littérature, n°1, février 1971, pp. 5-14.

  3. Duchet (Claude) (dir.), Sociocritique, Paris, Nathan, 1979 ; Neefs (Jacques) et Marie-Claire Ropars (dir.), La Politique du texte. Enjeux sociocritiques. Pour Claude Duchet, Lille, Presses universitaires de Lille, 1992.

  4. Duchet (Claude) (dir.), op. cit., p. 5.

  5. Angenot (Marc), « Que peut la littérature », dans La Politique du texte. Enjeux sociocritiques. Pour Claude Duchet, op. cit., p. 12.

  6. Voir Vaillant (Alain), Lieux littéraires/La Revue, n° 7-8 (dossier « Corpus collectifs »), 2005.

  7. Angenot (Marc), 1989. Un état du discours social, Longueuil, Le Préambule, 1989, p. 14.

  8. Thérenty (Marie-Ève) et Vaillant (Alain), 1836. L'an I de l'ère médiatique, Paris, Nouveau Monde éditions, 2001. Mais nous n'avons travaillé pour ce livre que sur un seul journal, donc à partir d'un corpus infiniment plus réduit que celui de Marc Angenot.

  9. Voir Vaillant (Alain) (dir.), Mesure(s) du livre, Paris, éditions de la Bibliothèque nationale, 1992 ; Ibid., La Crise de la littérature. Romantisme et modernité, Grenoble, Illug, 2005, chap. 4-5 : « Mesure de la littérature » et « Trois études de bibliométrie », pp. 75-124.

  10. Voir par exemple : Brunet (Étienne), Le Vocabulaire de Proust, Genève, Slatkine, 1983, 3 vol. ; Ibid., Le Vocabulaire de Victor Hugo, Genève, Slatkine, 1988. La numérisation en cours des journaux, à la Bibliothèque nationale de France, permet cependant des requêtes lexicales et laisse donc espérer, lorsque suffisamment de titres seront disponibles, des progrès spectaculaires en matière de lexicométrie historique.

  11. Barthes (Roland), « Histoire ou littérature ? », Annales, économies, sociétés, civilisations, n°3, mai-juin 1960 (Repris dans Œuvres complètes, t. 2, Paris, Seuil, 2002, p. 185).

  12. Kalifa (Dominique), Régnier (Philippe), Thérenty (Marie-Ève) et Vaillant (Alain), La civilisation du journal. Une histoire de la presse française au xixe siècle, Paris, Nouveau Monde éditions, 2011.

  13. Je reviens ici sur des propositions théoriques que j'ai déjà eu l'occasion de formuler. Voir, en particulier : Vaillant (Alain), « Pour une histoire de la communication littéraire », Revue d'histoire littéraire de la France, n° 3, 2003, pp. 549-562 ; Ibid., « Histoire culturelle et communication littéraire », Romantisme, n° 1, 2009, pp. 113-120.

  14. Duchet (Claude) (dir.), Sociocritique, op. cit., p. 4.


Pour citer cet article :

Alain Vaillant, « De la sociocritique à la poétique historique », dans Carrefours de la sociocritique, sous la direction d'Anthony Glinoer, site des ressources Socius, URL : http://ressources-socius.info/index.php/reeditions/24-reeditions-de-livres/carrefours-de-la-sociocritique/124-de-la-sociocritique-a-la-poetique-historique, page consultée le 23 avril 2024.

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