Deuxième partie. La production
Chapitre III. L’écrivain dans le temps
I. Tels qu’en eux-mêmes…
La production littéraire est le fait d’une population d’écrivains qui, à travers les siècles, est soumise à des fluctuations analogues à celles de tous les autres groupes démographiques : vieillissement, rajeunissement, surpopulation, dépeuplement, etc.
Pour obtenir une définition, ou du moins un échantillonnage significatif, de cette population littéraire, on peut envisager deux procédés extrêmes. Le premier serait de répertorier tous les auteurs de livres publiés (au moyen de l’imprimerie ou par tout autre moyen) dans un pays entre deux dates données. Le second serait de s’en remettre à une liste de bonne foi, telle que l’index d’un manuel d’histoire de la littérature de qualité reconnue.
En fait, ni l’un ni l’autre de ces procédés n’est satisfaisant. Le premier repose sur une définition mécanique de l’écrivain : l’homme qui a écrit un livre. Or nous avons vu qu’une définition mécanique du livre est inacceptable car elle ignore la nécessaire convergence ou compatibilité d’intentions entre lecteur et auteur. De même, l’écrivain considéré comme un simple « producteur de mots » est sans signification littéraire. Il n’acquiert cette signification, il ne se définit comme écrivain qu’après coup, lorsqu’un observateur placé au niveau du public est capable de le percevoir comme tel. On n’est écrivain que par rapport à quelqu’un, aux yeux de quelqu’un.
La vision critique de l’index paraît donc plus juste. Mais il suffit de dépouiller l’index d’un manuel de littérature pour s’apercevoir, compte tenu de l’accroissement de la population littéraire, que la proportion des auteurs cités augmente à mesure qu’on s’approche de la date où le manuel a été composé. La progression est d’abord très lente et l’on peut pratiquement la considérer comme négligeable jusqu’à l’époque où apparaissent des écrivains dont la vie chevauche celle de l’auteur du manuel, c’est-à -dire qui vivaient encore au moment où cet auteur commençait ses études : pour le manuel de Lanson, par exemple, la cassure se produit aux premiers romantiques. À partir de cette date, le critère de choix se fait de moins en moins exigeant. Une deuxième cassure est atteinte si l’auteur a l’imprudence de mener son manuel jusqu’à une époque tout à fait contemporaine, c’est-à -dire aux écrivains vivant et surtout produisant encore au moment où il écrit (pour Lanson les symbolistes). En ce cas ou bien les dernières pages du manuel ressemblent à ce catalogue mécanique que nous voulons éviter, ou bien le choix qui est fait, parfaitement arbitraire et subjectif, ne ressemble en rien à celui que fera un historien une ou deux générations plus tard.
Ceci revient à dire que l’image d’une population d’écrivains littérairement significative ne peut être obtenue qu’avec un certain recul. Euripide disait qu’on ne peut dire un homme heureux qu’après sa mort : de même, c’est seulement après sa mort que l’écrivain se définit comme membre de la collectivité littéraire.
L’élaboration que le recul historique fait subir à la population d’écrivains est à la fois quantitative et qualitative.
Quantitativement, le tri décisif et le plus sévère est celui de la première génération extérieure à la zone biographique : tout écrivain a rendez-vous avec l’oubli dix, vingt ou trente ans après sa mort. S’il franchit ce seuil redoutable, il s’intègre à la population littéraire et il est assuré d’une survie à peu près permanente ─ du moins tant que dure la mémoire collective de la civilisation qui l’a vu naître. La résistance des écrivains à cette « érosion » historique est variable : il y a des zones friables dont il reste peu de survivants (le début du xviiie siècle en France par exemple) et des noyaux durs qui ont mieux résisté à l’épreuve (la deuxième moitié du xviie siècle en France).
D’autres tris interviennent ultérieurement. Il y a aussi des « récupérations » spectaculaires qui remettent « en service » un écrivain oublié ou négligé depuis de longues années. Mais, le plus souvent l’oubli n’avait pas été complet et il s’agit d’un reclassement plutôt que d’une redécouverte : tel fut le renouveau shakespearien en Angleterre au xviiie siècle. L’allure générale de la population des écrivains n’est guère affectée par ces modifications surtout qualitatives.
En effet, ces reclassements à l’intérieur d’une collectivité déjà définie ont un caractère interprétatif. Le plus souvent, ils sont obtenus par la substitution aux intentions originelles de l’auteur, devenues inintelligibles, de nouvelles intentions supposées, compatibles avec les besoins d’un public nouveau : c’est le mécanisme que nous appellerons plus loin la « trahison créatrice ».
L’incidence qualitative du recul historique a été mise en lumière par le psychologue américain Harvey C. Lehman grâce à une méthode particulièrement ingénieuse1. Lehman a utilisé une liste de livres « de premier plan » établie après consultation par le National Council of Teachers of English. Cette liste comprenait 337 ouvrages de 203 auteurs morts au moment où elle a été établie et 396 ouvrages de 285 auteurs vivants. Lehman a d’abord recherché à quel âge chaque auteur a écrit ceux de ses livres qui figurent sur la liste. Puis, pour les auteurs vivants d’une part, pour les auteurs morts de l’autre, il a réparti les œuvres par groupes d’âge : tant d’œuvres écrites entre 20 et 25 ans, tant écrites entre 25 et 30, etc., et dressé les courbes correspondantes. La différence entre les deux courbes saute aux yeux. Celle des « morts » atteint rapidement son point culminant entre 35 et 40 ans et se met ensuite à descendre. Celle des « vivants » monte plus lentement, atteint son point culminant entre 40 et 45 ans, mais ensuite demeure à un niveau assez élevé jusqu’à 70-75 ans. La conclusion est évidente : la sélection opérée par le recul historique s’applique aux œuvres de maturité et surtout de vieillesse qui sont éliminées au profit des œuvres de jeunesse. L’âge critique moyen se place aux abords de 40 ans.
Ce résultat peut être vérifié par divers autres procédés. On peut retenir en tout cas que l’image d’un écrivain, l’aspect sous lequel il vivra désormais dans la population littéraire, « tel qu’en lui-même l’éternité le change », est approximativement celle qu’il offrait aux abords de la quarantaine2.
L’échantillonnage d’une population littéraire doit tenir compte de ces divers facteurs. C’est un travail long et délicat. Pour la plupart de ses travaux statistiques, Harvey C. Lehman a utilisé des listes de « meilleurs livres » établies par Asa Don Dickinson, ancien bibliothécaire de l’Université de Californie. Le procédé de sélection de Dickinson consiste à recouper des listes de types divers en classant les œuvres en grade1, grade 2, etc., selon le nombre de listes sur lesquelles ces œuvres figurent. Lehman se sert des œuvres du grade 8.
De façon beaucoup plus modeste et moins systématique, c’est un procédé analogue que nous avons employé pour établir l’échantillonnage de 937 écrivains français nés entre 1490 et 1900 sur lequel sont fondées la plupart des observations qui suivent.
Notre but est de donner à l’échantillonnage une base sociologique aussi large que possible. Il serait donc imprudent d’utiliser, comme nous le suggérions tout à l’heure, l’index d’un manuel de littérature, même limité aux auteurs morts. Nous n’atteindrions ainsi que les écrivains du type « lettré ». Les phénomènes littéraires, en effet, s’ordonnent, dans une société donnée, en circuits fermés et souvent sans communication les uns avec les autres. Il y a une population d’écrivains qui correspond au public « lettré » ; c’est celle que nous connaissons le mieux et que nous révèle l’index du manuel de littérature, mais, nous le verrons, elle ne représente qu’une partie de la population réelle. Maurice Leblanc, le père d’Arsène Lupin qui appartient au circuit « populaire », Beatrix Potter, poétesse des petits lapins, qui appartient au circuit « enfantin », n’ont guère chances d’être cités dans un manuel de littérature. Or ils ont eu et ont encore un public considérable, ils sont à l’origine d’incontestables faits de littérature.
Il sera donc préférable d’utiliser comme documents de base non des index de manuels, mais plutôt des listes de caractère encyclopédique (Petit Larousse, Dictionary of National Biography, etc.) et de les recouper avec des listes spécialisées d’origines différentes (Dictionnaire des œuvres, catalogues de rééditions, de traductions, bibliographies, tables de magazines courants, etc.). On obtiendra ainsi un échantillonnage possédant une signification sociologique réelle.
Tout échantillonnage est discutable dans son détail, mais l’expérience prouve que si des précautions convenables ont été prises, on obtient par cette méthode une répartition normale dont l’allure générale ne change guère si l’on modifie les éléments du choix ou la sévérité du critère.
II. Générations et équipes
Le premier phénomène que permet d’étudier un pareil échantillonnage est celui de la génération.
La génération telle que l’entendent Albert Thibaudet ou Henri Peyre est un phénomène évident : dans chaque littérature, les dates de naissance des écrivains se groupent par « pelotons » dans certaines zones chronologiques. On trouvera dans l’ouvrage d’Henri Peyre un répertoire complet de ces générations valable pour plusieurs littératures européennes3.
À titre d’exemple citons la grande génération romantique en France, autour de 1800, qui, après une génération relativement pauvre, voit naître entre 1795 et 1805 Augustin Thierry, Vigny, Michelet, Auguste Comte, Balzac, Hugo, Lacordaire, Mérimée, Dumas, Quinet, Sainte-Beuve, George Sand, Eugène Sue, Blanqui et Eugène de Guérin. D’autres grandes générations sont celles de 1585 en Espagne, de 1600-1610 en France, de 1675-1685 en Angleterre, etc.
La notion de génération ne saurait toutefois être utilisée sans un certain nombre de précautions.
Le premier écueil à éviter est celui de la « tentation cyclique ». Il est en effet séduisant d’imaginer que ces groupes chronologiques d’écrivains se succèdent à intervalles réguliers. Quand Henri Peyre parle du « rythme alterné des générations », il fait allusion à un mécanisme infiniment complexe que nous analyserons plus loin, mais ne prétend pas que ce rythme soit régulier. Plus audacieux (ou moins prudent) Guy Michaud voit dans la succession des générations un rythme sinusoïdal et même hélicoïdal dont la période correspond à une vie humaine, soit environ soixante-dix années4. Malgré tout l’attrait d’une pareille hypothèse et le vif désir que nous avions de la vérifier, nous n’avons jamais, pour notre part, pu découvrir de rythme régulier vraiment indiscutable dans la succession des générations. Toutefois, pour être juste, il faut reconnaître que certains phénomènes littéraires présentent à l’occasion des récurrences, des modifications périodiques où l’unité de soixante-dix ans semble jouer un rôle.
Par exemple, la « vie » d’un genre littéraire ─ tragédie élizabéthaine, tragédie classique, roman réaliste anglais du xviiie siècle, mouvements romantiques ─ est en général de 30 ou 35 ans, soit la moitié d’une vie d’homme. Une expérience dont nous ne pouvons malheureusement donner ici la représentation graphique semble corroborer cette observation. Nous y avons superposé des courbes représentant, dans notre échantillonnage, la proportion respectivement des romanciers, des poètes, des dramaturges et des prosateurs divers à l’ensemble de la population littéraire (les polygraphes comptant chacun plusieurs fois). Il apparaît assez nettement que le tableau change radicalement tous les 70 ans et partiellement tous les 35 ans selon que tel genre domine les autres ou subit une éclipse. Il est toutefois difficile d’établir la moindre relation entre ce rythme semble-t-il régulier et celui des générations d’écrivains.
Deuxième observation, les générations littéraires diffèrent des générations biologiques en ce qu’elles constituent des groupes numériquement identifiables, des « pelotons ». Au contraire, dans la population générale d’un pays, la répartition des groupes d’âge varie très lentement et dans des limites relativement étroites. La pyramide des âges d’une population générale diffère de la forme « en cloche » idéale par un certain nombre de détails caractéristiques que la démographie interprète, mais reste en gros fidèle à cette forme. La pyramide des âges d’une population littéraire, suite d’étranglements et d’élargissements dramatiques, ne peut guère se ramener à un type idéal.
On trouvera à la figure 1 deux exemples de pyramides des âges de la population littéraire française à 20 ans de distance. Sur la première, qui indique la situation en 1810, les grands philosophes ont disparu (ils auraient entre 90 et 100 ans), mais on distingue encore au niveau des 70 à 80 ans le renflement de la génération de Beaumarchais et de Bernardin de Saint-Pierre, dont l’abbé Delille est un des derniers survivants. À une dizaine d’années de distance, elle est suivie par une puissante génération qui s’étale sur vingt ans et va, en gros, de Rivarol (57 ans) à Mme de Staël (44 ans) et Chateaubriand (42 ans). C’est la génération des Conventionnels et de Napoléon ; la guillotine y a pratiqué de cruelles saignées que fait ressortir le pointillé sur notre figure, mais, nombreuse, dans la force de l’âge, elle domine encore le monde des lettres. La génération qui suit semble comme s’étioler à son ombre ; les grands noms y sont rares et s’y suivent de loin en loin, Nodier (30 ans), Béranger (30 ans), Lamennais (28 ans), Stendhal (27 ans). En 1830, tout change : la grande génération de la Révolution et de l’Empire s’est effritée et laisse le champ libre aux jeunes talents. Lamartine atteint la quarantaine, Vigny et Balzac viennent de dépasser la trentaine, Hugo en approche, Musset a vingt ans. Cette éclosion va durer encore cinq ans ─ le temps de nous donner Gautier ─ puis, la scène littéraire étant de nouveau saturée, viendra un nouvel étranglement jusqu’à la génération de Flaubert et de Baudelaire.
Une étude systématique des pyramides des âges au cours des siècles permet d’affirmer qu’une génération d’écrivains n’apparaît pas avant que le gros de la génération précédente ait franchi le cap des 40 ans. Tout se passe comme si l’éclosion n’était possible qu’à partir d’un seuil d’équilibre, quand la pression des écrivains en place s’affaiblit au point de céder à la pression des jeunes.
Une troisième observation découle de la précédente. Quand on parle d’une génération d’écrivains, la date significative ne peut être la date de naissance, ni même celle des vingt ans. En effet, on ne naît pas écrivain, on le devient, et il est bien rare qu’on le soit devenu à vingt ans. L’accession à l’existence littéraire est un processus complexe dont la période décisive se place quelque part, aux abords de la quarantaine, mais est essentiellement variable : il faut songer à une zone d’âge plutôt qu’à un âge précis. Ainsi, tard venu à la littérature, Richardson (né en 1689) est le contemporain biologique de Pope (né en 1688) mais doit être rattaché à la génération de Fielding (né en 1707). Il est fréquent que des générations jeunes comprennent dans leurs rangs un « pilote » plus âgé qu’elles ; à des degrés différents, Goethe, Nodier, Carlyle ont joué ce rôle.
La notion de génération, séduisante au premier abord, n’est donc pas absolument claire. Peut-être vaudrait-il mieux lui substituer celle d’« équipe », plus souple et plus organique. L’équipe est le groupe d’écrivains de tous les âges (bien que d’un âge dominant) qui, à l’occasion de certains événements, « prend la parole », occupe la scène littéraire et, consciemment ou non, en bloque l’accès pour un certain temps, interdisant aux nouvelles vocations de se réaliser.
Quels sont les événements qui provoquent ou permettent ces accessions d’équipes ? Il semble bien que ce soient des événements de type politique comportant un renouvellement de personnel ─ changements de règnes, révolutions, guerres, etc.
On trouvera à la figure 2 un graphique extrêmement suggestif. Il indique, pour les trois derniers siècles en France, la proportion des écrivains de 20 à 40 ans au total des écrivains en train de produire. Il est évident que lorsque la courbe monte, cela traduit un rajeunissement de la population littéraire et lorsqu’elle descend un arrêt du recrutement, l’équipe en place vieillissant sans se renouveler. Les cassures inférieures indiquant un « départ », l’accession d’une nouvelle équipe, correspondent toutes à des détentes (fin des guerres de religion en 1598, fin de la Fronde en 1652), à des fins de règnes (Louis XIV, Louis XV, Napoléon Ier, Napoléon III). Les cassures supérieures indiquant un « blocage », correspondent toutes à des raidissements politiques : celui de Richelieu, symbolisé par l’Académie, celui de Louis XIV, celui de Louis XV, celui du gouvernement révolutionnaire confirmé et aggravé par le nouvel académisme du Premier Empire, celui de Guizot après les journées de septembre. On distingue même le coup de frein donné par l’« ordre moral » au rajeunissement qui a suivi la dislocation du Second Empire.
Dans son livre The French Book Trade in the Ancient Regime (Harvard, 1958), David T. Pottinger donne des chiffres qui permettent de calculer la « courbe de productivité » des écrivains français de 1550 à 1800. Elle correspond exactement, mais avec un décalage d’une vingtaine d’années, avec la courbe d’âge5.
La même méthode appliquée à la littérature anglaise donne des résultats identiques. On observe notamment deux grandes périodes de « vieillissement » : sous la Reine Elisabeth Ire de 1588 (Invincible Armada) à 1625 (mort de Jacques Ier) et sous la Reine Victoria de 1837 à 1877.
On pourra peut-être regretter de ne trouver dans ces courbes aucun rythme régulier, aucune périodicité mesurable. Il serait sans doute satisfaisant de voir les faits littéraires s’ordonner selon un rythme mathématique et mécanique, mais n’est-il pas plus révélateur de constater leur solidarité profonde avec la vie de la cité, quitte à définir maintenant la nature de cette solidarité ?
Chapitre IV. L’écrivain dans la société
I. Les origines
Pour situer un écrivain dans la société, la première précaution à prendre est, semble-t-il, de se renseigner sur ses origines. Dans les cas individuels, la plupart des biographes prennent cette précaution. On est bien moins éclairé sur les traits collectifs de ces origines. Il faut ici rendre hommage au psychologue britannique Henry Havelock Ellis qui fut en ce domaine un précurseur et qui, dès la fin du siècle dernier, appliquait une méthode statistique à ce qu’il appelait l’analyse du génie6.
Des recherches de Havelock Ellis, on peut retenir deux préoccupations principales : la recherche des origines géographiques et la recherche des origines socio-professionnelles.
Depuis quelques années, la géographie littéraire est à la mode7. Peut-être ne faut-il pas trop lui demander : de la géographie on glisse vite au régionalisme, et du régionalisme au racisme. Pour notre part nous nous sommes contenté jusqu’ici d’exploiter la donnée brute du lieu de naissance. Elle suffit à mettre en lumière un certain nombre de phénomènes qu’il faudra ensuite expliquer.
Elle permet en particulier d’étudier pour la France le passionnant problème de l’équilibre Paris-province. Nous n’avons pas ici la place de reproduire le graphique qui illustre cet équilibre. Il suffira d’indiquer ceci : étant donné que 31 % des 937 écrivains considérés sont nés à Paris, la proportion des Parisiens par rapport à l’ensemble des écrivains en train de produire est particulièrement forte entre 1630 et 1720, avec un point culminant de 50,2 % entre 1665 et 1669. Le xviiie siècle, au contraire, est essentiellement provincial, surtout entre 1740 et 1744 (28,2 % de Parisiens) et entre 1780 et 1784 (28,1 % de Parisiens). Au xixe siècle, le phénomène de la « diffusion nationale » que nous observerons plus loin maintient la proportion aux abords de 31 % avec un faible « sommet » parisien de 35,9 % entre 1860 et 1864. Ces indications fragmentaires confirment les idées fréquemment exprimées par notre collègue M. Pierre Barrière, sur l’alternance Paris-province.
La figure 3 présente la répartition de la densité de naissances d’écrivains durant 6 périodes. On voit que pour la période 1490-1580 (de Rabelais à Mathurin Régnier), c’est la province du domaine royal qui domine : Normandie, Champagne, vallée de la Loire, Aunis et Saintonge, Périgord. La période 1580-1650 (de Racan à La Bruyère) est avant tout parisienne et rouennaise (souvenons-nous de Corneille). La période 1650-1720 (de Fénelon à d’Alembert) est au contraire provinciale : elle se caractérise d’abord par l’entrée en scène de la Bretagne et du Midi de langue d’oc, puis par la multiplication des centres provinciaux. À Rouen s’ajoutent Tours, Grenoble et surtout Dijon dont l’Académie est en pleine activité. Entre 1720 et 1790 (de Marmontel à Lamartine) la provincialisation s’est encore accentuée ; avant la Révolution les zones les plus denses se groupent autour des sièges de Parlements, mais bientôt on voit entrer en scène au moment de la Révolution des régions jusqu’ici silencieuses : c’est le commencement de la « diffusion ». Cette diffusion s’accentue entre 1790 et 1860 (de Scribe à Jules Laforgue) : à de rares exceptions près tout le territoire national est productif, les zones les plus denses tendant à s’identifier avec les zones les plus peuplées (on distingue bien les aires de Marseille, de Bordeaux, de Lyon, de Lille, etc.). Une dernière carte, plus sujette à caution, esquisse ce que pourrait être la répartition pour les quarante années 1860-1900 (de Barrés à Saint-Exupéry) : la concentration urbaine se confirme (Toulouse, Nice, Besançon, Nancy, Caen entrent en scène) et peut-être pourrait-on distinguer maintenant l’influence des Universités.
C’est avec une grande prudence que nous indiquons l’influence possible des milieux et institutions ─ cours, académies, parlements, centres urbains, universités ─ sur les vocations littéraires. Les recherches qu’on entreprendra pour élucider ces phénomènes devront être menées avec une extrême circonspection. Il faudra pousser plus loin l’analyse et la critique ─ notamment en tenant compte des déplacements, des origines accidentelles ─ avant de tirer des conséquences exploitables des phénomènes signalés ci-dessus.
Il faudra surtout établir la difficile statistique des origines socio-professionnelles sur laquelle n’existent jusqu’ici que des travaux partiels et peu satisfaisants. Deux sondages rapides portant sur quelques écrivains français et anglais du xixe siècle montreront ce qu’on pourrait espérer de pareilles recherches.
Catégories | Angleterre | France | ||
Parents | Écrivains | Parents | Écrivains | |
% | % | |||
Aristocratie oisive | 18 | 2 | 8 | 0 |
Clergé | 14 | 4 | - | 4 |
Armée, marine | 4 | 2 | 24 | 4 |
Professions libérales, universités | 14 | 12 | 16 | 8 |
Industries, commerce, banque | 12 | 2 | 20 | 0 |
Diplomatie, haute administration | 10 | 8 | 4 | 16 |
Petite administration, employés | 8 | 10 | 8 | 8 |
Lettres et arts | 8 | 44 | 8 | 52 |
Politique | 2 | 4 | 4 | 8 |
Technique | 2 | 2 | 0 | 0 |
Manuels, paysans | 8 | 0 | 8 | 0 |
Pour chaque pays, la première colonne fait ressortir les milieux favorables à l’incubation des écrivains. Pour l’Angleterre c’est toute la zone qui va de la gentry à l’upper middle class marchande, mais, vu son importance numérique réelle dans le pays, c’est évidemment le clergé qui est le milieu privilégié avec l’énorme proportion de 14 %. Le fils de pasteur est en effet un personnage courant parmi les écrivains anglais du xixe siècle. En France, le clergé catholique ne peut ─ et pour cause ─ revendiquer le même privilège. Il est dévolu à l’armée : au fils de pasteur répond le fils d’officier (en général de l’armée napoléonienne). En dehors de l’armée, l’aristocratie étant à peu près éliminée par la Révolution, c’est, comme en Angleterre, la haute bourgeoisie commerçante ou de profession libérale qui fournit la masse des écrivains.
La deuxième colonne donne des renseignements d’un autre ordre : elle indique en effet la catégorie à laquelle appartiennent les écrivains eux-mêmes. On remarquera que, dans un pays comme dans l’autre, à peu près la moitié (44 % en Angleterre, 52 % en France) appartiennent à la catégorie « lettres et arts », c’est-à -dire que, socialement et professionnellement, ils vivent de leur activité artistique : ce sont les « gens de lettres ». Or 8 % à peine d’entre eux étaient issus de ce milieu. D’autre part 32 % des écrivains des deux pays soit exercent des professions libérales (le plus souvent ce sont des universitaires) soit font partie de la haute ou de la basse administration : les proportions étaient analogues pour les parents (32 % en Angleterre, 28 % en France), ce qui prouve que ces catégories, au contraire des autres, sont compatibles avec l’exercice d’une activité littéraire.
On en peut conclure que, d’une génération à l’autre, il s’est produit une concentration vers une zone moyenne de l’échelle sociale qui constitue ce que nous pourrons appeler le « milieu littéraire8 ».
Ce phénomène du « milieu littéraire » est caractéristique du xixe et xxe siècle. Il n’a pas toujours existé9. C’est pourquoi il nous faut maintenant examiner l’évolution des rapports économiques entre l’écrivain et la société, c’est-à -dire du métier d’écrivain.
II. Le problème du financement
Pour comprendre la nature du métier d’écrivain, il faut se rappeler qu’un écrivain ─ fût-il le plus éthéré des poètes ─ mange et dort chaque jour. Tout fait de littérature pose donc le problème du financement (à fonds perdus) de l’écrivain en tant qu’homme, distinct du problème du financement de la publication dont il sera question plus loin.
Ce problème est vieux comme le monde : il est proverbial de dire que la littérature ne nourrit pas son homme. Il serait d’autre part insensé de nier l’influence que les considérations matérielles ont eue sur la production littéraire. La littérature alimentaire n’est pas toujours la plus mauvaise. Le besoin d’argent a conduit Cervantes au roman, et donc au Quichotte et a fait un romancier du poète Walter Scott. Quant à la pauvreté littéraire du théâtre anglais pendant la première partie du xixe siècle, on peut avec assez de vraisemblance l’expliquer par l’indigence des droits d’auteur10. Il y a quelques années, une collection dont le succès n’a malheureusement pas été à la hauteur de ses mérites, posait pour un certain nombre de grands écrivains la question « De quoi vivaient-ils ? ». On trouvera là nombre d’indications des plus intéressantes11. Cette enquête doit être reprise et poursuivie de façon systématique.
Il n’y a au fond que deux façons de faire vivre un écrivain : le financement interne par les droits d’auteur, dont il sera question plus loin, et le financement externe. Ce dernier peut se ramener à deux types : le mécénat et l’auto-financement.
Le mécénat est l’entretien de l’écrivain par une personne ou une institution qui le protègent mais attendent de lui en retour la satisfaction du besoin culturel. Les relations entre client et patron ne sont pas sans rapport avec les relations homme lige-suzerain. Le mécénat, comme l’organisation féodale, correspond à une structure sociale fondée sur les cellules autonomes. L’absence d’un milieu littéraire commun (inculture ou absence des classes moyennes), le manque d’un procédé de diffusion rentable, la concentration de la fortune entre quelques mains, le raffinement intellectuel d’une aristocratie rendaient nécessaire l’apparition de systèmes clos où l’écrivain, considéré comme un artisan pourvoyeur de luxe, négociait sa production selon le système du troc, contre son entretien.
La familia du riche Romain de l’Empire représente sans doute la structure sociale la mieux adaptée à l’apparition du mécénat qui doit d’ailleurs son nom au fameux Mécène, ami d’Auguste et protecteur d’Horace. Mais le mécénat s’est surtout développé autour des cours princières, royales, voire papales. Il n’a cédé qu’au nivellement des fortunes, à l’accession de couches de plus en plus nombreuses à la vie intellectuelle et à l’invention de moyens rentables de diffusion comme l’imprimerie. Il se maintient encore sous la forme de mécénat d’État ou du moins de mécénat public.
Tout au long des âges le mécénat d’État s’est traduit par l’octroi de pensions plus ou moins régulières ou par l’attribution de fonctions officielles comme celles de poet laureate en Angleterre ou d’« historiographe du roi » en France. On peut considérer comme une forme de mécénat d’État les sinécures bureaucratiques auxquelles plusieurs écrivains français du xixe siècle ont dû de pouvoir vivre.
En marge du mécénat, on peut mentionner l’existence de mécénats indirects qui, agissant sur le marché littéraire, procurent à l’auteur des revenus qu’il n’aurait pu escompter autrement. Un gouvernement peut ainsi faire des commandes massives d’un ouvrage pour ses bibliothèques publiques et ses services de propagande. La méthode la plus courante est cependant celle du prix littéraire qui possède l’avantage d’être fort économique, la valeur du prix étant nominale, mais assurant à l’écrivain une vente considérable et, par conséquent, des revenus. Certains prix, comme le prix Nobel de littérature, comportent d’ailleurs des dotations importantes.
Il est difficile de faire le procès du mécénat. Mépriser cette pratique sous sa forme traditionnelle ou sous sa forme actuelle des « prix » est faire preuve d’un pharisaïsme ridicule. Outre le fait que le mécénat a eu le mérite de rendre possible l’intégration de l’écrivain à un cycle économique où il n’avait pas sa place, et donc de lui permettre d’exister et de produire, il faut mettre à son actif une influence souvent heureuse sur les lettres : si le mécénat de Louis XIV n’avait rendu Molière relativement indépendant de son public rentable, nous aurions beaucoup plus de Princesse d’Elide que de Dom Juan.
L’écrivain égyptien Taha Hussein a donné au problème sa véritable signification économique :
« Il y a là un marché malhonnête : le mécène donne de l’or ou de l’argent que l’homme de lettres dépense au fur et à mesure qu’il le reçoit ; lui, il donne son art ou sa pensée, lesquels ne sauraient en aucun cas être dépensés12 ».
Autrement dit, bien qu’il ait rendu des services, le mécénat ne correspond plus aux exigences de morale sociale de notre temps et ne peut être considéré comme une institution saine. Pour le remplacer, Taha Hussein estime que le « second métier » est la solution la moins mauvaise, solution d’ailleurs fort ancienne :
« Aristote était le précepteur d’Alexandre, Pline le Jeune un haut fonctionnaire de l’Empire romain, Bacon un homme d’État du Royaume d’Angleterre, Chateaubriand un ambassadeur de France, puis un ministre, Mallarmé un professeur, Giraudoux un diplomate. Que d’écrivains furent moines, magistrats, médecins ! Parfois même ils furent hommes de guerre, tels Cervantes et Agrippa d’Aubigné13 ».
En fait, le second métier n’est qu’une forme de l’auto-financement. On pourrait même parler d’auto-mécénat quand le financement est assuré par une fortune personnelle, ce qui est de plus en plus rare : Byron fut un des derniers écrivains à vouloir être a gentleman who writes ─ il dut d’ailleurs y renoncer. Mais combien de bohèmes poétiques ont été financées par les économies héritées de prosaïques ancêtres ! ce fut notamment le cas de Verlaine14.
Auto-financement encore l’extraordinaire mélange d’activités rémunératrices qui permirent à Voltaire de vivre et de s’enrichir. On y trouve toute la gamme des ressources financières, y compris les pensions du mécénat, les bénéfices de l’éditeur, les droits d’auteur de l’homme de lettres, mais surtout la spéculation habile, l’ingéniosité commerciale de l’industriel horloger et la vigilance du propriétaire foncier grippe-sous15.
Mais il suffit de se référer à la statistique que nous avons donnée plus haut et à la liste de Taha Hussein pour s’apercevoir que le second métier appartient à un type bien défini : celui de la profession libérale ou de l’administration. C’est en fait plutôt un premier métier qu’un second, mais un métier qui, d’une part, laisse quelques loisirs et qui, d’autre part, ne demande pas une adaptation difficile aux conditions matérielles et morales requises par la création littéraire.
La première et peut-être la plus grave des objections qu’on peut faire au second métier est donc qu’il réserve l’exercice du métier d’écrivain à une seule catégorie socio-professionnelle. Ce n’est pas sans raison qu’on caractérise la littérature française actuelle comme une « littérature de professeurs ». Les conséquences sur la production elle-même ne sont pas bien graves. Comme l’affirme avec force Taha Hussein, prétendre déceler un ton didactique dans les œuvres d’un professeur ou une rapidité désinvolte dans les œuvres d’un journaliste parce qu’ils sont journaliste ou professeur, relève de la pire des critiques : celle des a priori. Plus inquiétant est le fait qu’une vocation littéraire chez un manuel ─ouvrier ou paysan ─ ne peut se réaliser grâce au second métier que moyennant un changement de catégorie sociale, le plus souvent impossible.
Une autre objection est d’ordre moral. Il n’est pas de profession ─ même libérale ─ qui n’ait ses exigences éthiques. Elles ne sont pas toujours compatibles avec la nécessaire liberté de l’écrivain ─ entendons liberté de suivre son imagination où elle le mène, liberté d’utiliser tous les éléments de son expérience pour recréer la réalité, liberté de posséder une vie privée en dehors de la profession.
Il faut donc considérer le second métier comme une solution acceptable, mais limitée dans ses effets. La société moderne peut s’en accommoder comme succédané du mécénat, cela ne la dispense pas de poser et de résoudre le problème de l’intégration du métier des lettres à son système économico-social.
III. Le métier des lettres
S’il fallait fixer une date symbolique de l’apparition de l’homme de lettres, on pourrait proposer 1755. C’est la date de la fameuse lettre écrite par Samuel Johnson à Lord Chesterfield pour refuser une aide vainement sollicitée par lui quelques années plus tôt, alors qu’il préparait son Dictionnaire :
« Sept ans ont passé, Monseigneur, depuis que j’ai fait antichambre chez vous et que j’ai été chassé de votre porte ; durant tout ce temps, j’ai poursuivi mon travail à travers des difficultés dont il est inutile de me plaindre et l’ai mené enfin à la veille de la publication sans un acte d’assistance, un mot d’encouragement, ni un sourire de faveur16 ».
Ce texte sonne le glas du mécénat. Johnson a réussi à vivre ─ à survivre ─ par sa plume. Il est juste de dire qu’il dut plus tard accepter une pension. C’est qu’il vivait à l’aube d’un combat qui allait durer deux siècles. Il existait en Angleterre depuis 1709 une loi connue sous le nom de Statut de la reine Anne qui accordait à l’écrivain une assez illusoire protection contre les abus des imprimeurs et libraires. Mais aucun contrôle légal n’était possible jusqu’à l’apparition d’exploitants commerciaux responsables de la propriété littéraire, c’est-à -dire d’éditeurs, vers le milieu du xviiie siècle. C’est la Révolution française qui donna le signal de cette réforme.
La protection du droit d’auteur consiste à garantir la jouissance de sa propriété littéraire à l’auteur pendant une période qui peut varier de 28 ans renouvelables aux États-Unis à la perpétuité au Portugal. En France, cette période couvre la vie de l’auteur plus cinquante années auxquelles viennent s’ajouter un certain nombre de prolongations stipulées par la loi. Durant cette période, l’écrivain peut céder ses droits par contrat.
Les législations nationales furent complétées par la Convention de Berne en 1886. Cette Convention, révisée plusieurs fois, groupait en 1956, 43 pays. De leur côté, les pays américains avaient conclu, en 1889, la Convention de Montevideo. Dès 1952, l’U.N.E.S.C.O. a pris l’initiative d’une Convention universelle du Droit d’Auteur qui est entrée en vigueur en 1955 et groupe 40 pays, mais ne se substitue pas à la Convention de Berne.
L’influence de la législation du droit d’auteur sur la production littéraire sera mise en lumière par l’exemple de la littérature américaine au début du xixe siècle. Les éditeurs américains n’étaient alors liés aux éditeurs anglais par aucune convention. Ils pouvaient donc reproduire et vendre tous les ouvrages des grands auteurs anglais contemporains sans payer de droits. Cela les conduisait naturellement à négliger les auteurs américains qu’ils auraient dû rétribuer. Cette concurrence désastreuse contraignit les auteurs américains à se rabattre sur le magazine et en particulier sur le genre littéraire le mieux adapté au magazine : la nouvelle. C’est donc à ce fait que nous devons en partie d’une part la vogue du magazine aux États-Unis, d’autre part l’abondante production de nouvelles en Amérique au xixe siècle ─ notamment celles d’Edgar Poe17.
Toutefois, si les lois fixaient l’existence et la durée du droit d’auteur, elles n’en réglementaient pas toujours la jouissance. Au xviiie et au xixe siècle de nombreux procès opposèrent auteurs et éditeurs en particulier sur la protection mutuelle contre les éditions « pirates » (américaines ou hollandaises pour la plupart).
Il existe deux types de règlement des droits d’auteur : le forfait et le pourcentage sur la vente. Dans le forfait, l’auteur reçoit en une fois une somme par laquelle il abandonne tous ses droits à l’éditeur, quel que soit le succès ultérieur de son œuvre. Dans le paiement par pourcentage, l’auteur reçoit une fraction du prix de vente net de chaque livre vendu. Cette fraction peut s’étager de 5 % pour les ouvrages scientifiques à 12 ou 15 % pour les ouvrages à succès. Certains contrats prévoient même un pourcentage progressif selon le volume de la vente. De plus, l’éditeur fait en général à l’auteur une ou plusieurs avances de garantie sur un nombre stipulé d’exemplaires à certains moments définis (remise du manuscrit, mise en vente, etc.).
Entre ces deux extrêmes, il existe une variété infinie d’arrangements possibles. On peut citer comme exemple le contrat pour la publication de la Comédie humaine conclu par Balzac avec Hetzel, Paulin, Dubochet et Sauches. Il est assez typique de son époque. Balzac devait recevoir 50 centimes (ce qui était généreux) pour chacun des 60 000 exemplaires de l’édition (20 volumes à 3 000 exemplaires), soit 30 000 F. Mais si 15 000 F. devaient être versés comptant, et le furent, les 15 000 autres ne devaient revenir à Balzac qu’après écoulement des 2/3 de l’édition, ce qui n’arriva jamais. Encore Balzac dut-il, sur ses 15 000 F., rendre plus de 5 000 F. à l’éditeur pour corrections : en effet, au-delà d’une certaine limite, les corrections d’auteur sur épreuves sont à la charge de l’auteur... et Balzac raturait beaucoup.
Le développement de la radio, de la télévision, la conclusion d’ententes internationales ont donné une importance accrue aux droits d’adaptation et de traduction qui sont, en général, partagés entre l’auteur et l’éditeur. Un contrat d’édition prend donc de plus en plus le caractère d’une convention capital-travail et nombreux sont les pays qui ont senti la nécessité d’y garantir comme ailleurs les droits du travail par une législation appropriée. Cependant les abus sont encore nombreux et les contrats scandaleux à forfait sont encore fréquents. Il serait donc imprudent de considérer la carrière des lettres comme un moyen facile de s’enrichir.
En France rares sont les livres dont la vente globale atteint 10 000 exemplaires : moins de 4 % du total. Un romancier qui parvient à vendre 20 000 exemplaires de ses œuvres chaque année est donc une exception. Or le revenu correspondant à cette vente est (impôts déduits, car les droits d’auteur sont frappés par la taxe proportionnelle et la surtaxe progressive) de l’ordre de 800 F. par mois, cela moyennant un labeur acharné (2 romans en moyenne par an) et sans aucun bénéfice de la législation sociale. Autre exemple : un jeune romancier qui porterait un manuscrit à un éditeur avec l’idée de gagner 10 000 F. grâce à son œuvre possède une probabilité de réaliser son projet inférieure à ce que lui aurait procurée l’achat d’un dixième de la loterie nationale.
Des associations de tous ordres existent pour défendre les droits des auteurs. Une des plus vénérables est la Société des Gens de Lettres, fondée en 1838. Elle conjugue ses efforts avec la puissante Société des Auteurs, Compositeurs et Éditeurs de Musique. En Angleterre l’ensemble de la défense des détenteurs de copyright est dévolu à l’Incorporated Society of Authors, Playwrights and Composers, fondée en 1884, dont l’équivalent américain est The Authors’ League of America, fondée en 1912. Des sociétés de ce genre existent dans tous les pays. Certains pays ─ les pays communistes bien entendu, mais aussi la France ─ possèdent même des syndicats d’écrivains. Les revendications des écrivains tendent de plus en plus vers la reconnaissance d’une charte sociale.
Ce qui s’approche le plus d’une charte sociale en France est le projet de Caisse des Lettres dont le Parlement et les écrivains ont discuté pendant de longues années. La Caisse des Lettres qui a été instituée est loin de satisfaire les espoirs qu’on avait mis en elle, mais sa structure même, fondée sur le principe d’une sorte de sécurité sociale mutuelle, en fait une institution appelée à jouer un rôle important dans l’avenir. Son financement est assuré par des contributions de l’État, des éditeurs et par divers prélèvements sur les droits d’auteur.
Pour le moment, l’homme de lettres que n’ont pas favorisé les gros tirages, qui n’a pas bénéficié du mécénat d’un prix ou que n’a pas enrichi quelque adaptation cinématographique, n’a, s’il refuse le second métier, qu’un choix limité de solutions. La plus simple est le salariat, en général sous la forme du journalisme, ou bien au service d’une maison d’édition comme lecteur, réviseur, conseiller littéraire. Il existe aussi le demi-salariat des écuries d’auteurs liés à certains éditeurs par des contrats de longue durée et qui vivent d’avances. En dehors de cela s’étend toute la gamme des menus travaux littéraires ─ adaptations, traductions, livres documentaires ─ qui gagneraient souvent à être confiés à des spécialistes malheureusement plus rares et plus exigeants. Au-delà encore, c’est le vaste domaine de la littérature alimentaire des pot-boilers, comme disent les Anglais. Elle a ses lettres de noblesse, notamment dans le roman policier et le roman d’aventures. Elle a aussi ses laideurs. Organisée en « usines », la littérature alimentaire peut fournir de confortables revenus à ces « entrepreneurs de littérature » dont Alexandre Dumas père fut un exemple, mais qui sont actuellement plus florissants que jamais. C’est là que les manœuvres de la plume que sont les « nègres » trouvent leur emploi en écrivant ce que d’autres signent ou ce que débitent sous des pseudonymes rose bonbon les marchands de cette sous-littérature des romans d’amour dont les neuf-dixièmes de la population assouvissent leur faim de lectures.
Nous atteignons ainsi le niveau le plus bas de cette population littéraire si curieusement déséquilibrée parce qu’elle n’a pu encore trouver son statut social et surtout économique dans la cité moderne. Seul un long travail d’analyse pourrait permettre de définir les causes profondes de ce déséquilibre. L’examen du système de distribution indiquera au moins quelques-uns des moyens par lesquels on y peut remédier.
Notes
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Lehman (Harvey C.), « The Creative Years: Best Books », The scientific Monthly, vol. 45, 1937, p. 65-75.
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Ce n’est là qu’une indication aux statistiques et il est facile de trouver des exceptions. Nous examinons le sens exact du facteur âge dans un article du Bulletin des Bibliothèques de France (mai 1960), intitulé : « Le facteur âge dans la productivité littéraire ».
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Peyre (Henri), Les générations littéraires, op. cit., p. 214-217.
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Michaud (Guy), Introduction à une science de la littérature, Istanbul, Pulhan Matbaasi, 1950, p. 252-256 et 258. Voir notamment le schéma de la page 259 expliquant les mouvements littéraires par l’alternance régulière des générations. Pour Guy Michaud la « journée » humaine de 72 ans est rythmée en 4 demi-générations de 18 ans, les deux premières « nocturnes » (point mort et flux), les deux autres « diurnes » (plénitude et reflux).
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Voir notre article du Bulletin des Bibliothèques de France sur le « Le facteur âge dans la productivité littéraire », op. cit.
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Havelock Ellis (Henry), A Study of British Genius, Londres, Hurst and Blackett, 1904. Voir le passage que H. Peyre lui consacre dans Les générations littéraires, op. cit., p. 80-81.
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Dupouy (Auguste), Géographie des lettres françaises, Paris, Armand Colin, 1942 ; Ferré (André), Géographie littéraire, Paris, Éditions du Sagittaire, 1946.
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On comparera nos chiffres avec une statistique publiée par L’Express le 27 novembre 1954 portant sur 128 romans publiés en 1954 : 41 % de « gens de plume » ; 16 % de professeurs ; 10 % d’avocats ; 7 % de fonctionnaires ; 5 % d’ingénieurs ; 2 % de médecins. Il faut y ajouter un certaine de « divers » parmi lesquels 4 % de « manuels ». Ces chiffres sont du même ordre que les nôtres et montrent bien que s’il y a eu changement, il est en faveur des professions libérales et surtout de l’Université.
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Dans son livre The French Book Trade in the Ancient Regime, David T. Pottinger donne des chiffres permettant d’établir un tableau du milieu familial des écrivains français aux xvie, xviie et xviiie siècles. On y notera l’absence d’un « milieu littéraire » : Noblesse d’épée 28 % ; Clergé 6 % ; Tiers-État 66 % ; Noblesse de robe et de clocher 31 % ; Haute bourgeoisie 20.5 % ; Moyenne bourgeoisie 4.5 % ; Artisans et Paysans 10 %.
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Jusqu'au Copyright Ad de 1842, les auteurs dramatiques anglais étaient pratiquement à la merci des directeurs de théâtres et de troupes. Voir à ce sujet une conversation révélatrice entre W. Scott et Byron dans Escarpit (Robert), Lord Byron, un tempérament littéraire, Paris, Le cercle du livre, t. II, 1957, p. 154-155.
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Publiée par les Éditions des Deux-Rives, cette collection comprenait notamment le Balzac de R. Bouvier et E. Maynal, le Verlaine de J. Rousselot, le Molière de J.-L. Loiselet et le Voltaire de J. Donvez.
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Hussein (Taha), L’écrivain dans la société moderne, communication à la conférence internationale des Artistes, Venise, 1952, publié dans L’artiste dans la société contemporaine, U.N.E.S.C.O., 1954, p. 72-87.
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Ibid.
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Voir Rousselot (Jean), De quoi vivait Verlaine ?, Paris, Deux-Rives, 1950.
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Voir Donvez (Jacques), De quoi vivait Voltaire ?, Paris, Deux-Rives, 1949.
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Lettre à Lord Chesterfield du 7 février 1755, citée par Boswell dans sa Life of Dr Johnson.
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La remarque est de Fred Lewis Pattee dans l’article « Short Story » de l’Encyclopaedia Britannica.