Première publication dans Littérature, n° 12, 1973, pp. 3-11.
Que, dans le processus littéraire, l’accent soit mis sur la production du sens ou sur les formes de la transaction et de la communication, que le texte soit surtout vu comme un système clos ou davantage comme un réseau de références à des significations et représentations extérieures à lui, la notion de code revient fréquemment dans le débat et apparaît comme la mieux à même de désigner les contraintes et normes qui régissent le fonctionnement textuel. Pourtant, ce terme de code, emprunté à la linguistique et par-delà à la théorie de l’information, correspond bien plus à un carrefour de perspectives qu’à une définition ferme, en ce domaine où il s’agit de penser la socialité du discours littéraire, de son écriture. Lorsqu’aujourd’hui nous faisons état d’un code idéologique, c’est par recours à l’idée vague d’un répertoire plus ou moins ordonné d’archétypes et de stéréotypes, répertoire existant de telle façon que le propos littéraire ne s’énoncerait jamais sans le présupposer, sans y renvoyer comme aux conditions de possibilité de son énonciation. En schématisant fortement les choses et par souci d’introduire un peu de clarté, nous dirons que la notion de code réservée à la littérature fluctue entre deux définitions à première vue peu conciliables et qui formeront l’horizon de notre réflexion. La première de ces définitions est d’orientation sémiologique ; nous la trouvons chez Umberto Eco :
« Le code est le modèle d'une série de conventions de communication dont on postule l’existence pour expliquer la possibilité de communication de certains messages »1
suivie de cette autre :
« Un code en tant que “langue” est une somme de notions, identifiées à la compétence du locuteur pour des raisons de facilité, mais composées en fait de la somme des compétences individuelles constituant le code comme convention collective. Le code en tant que “langue” est donc un réseau complexe de sous-codes et de règles combinatoires qui va bien au-delà de notions comme “grammaire” »2.
La seconde définition relève de la théorie des idéologies ; nous la rencontrons, par exemple, dans le récent ouvrage de Charles Grivel, Production de l’intérêt romanesque, exprimée en ces termes : le code idéologique est la « pensée de classe en tant qu’elle s’offre à la transmission, qu’elle entend être connue, admise et qu’elle possède les moyens d’entretenir son expansion. Le code représente une collection de règles constructrices de la pensée dominante. Et tout d’abord, de ses concepts et catégories »3. Cette opposition du code-langue et du code-pensée n’est cependant pas irréductible. U. Eco a fait la part de l’idéologique dans la situation de communication et a tenté, dans La Structure absente, une formalisation sémiotique de l’idéologie. Par ailleurs, la conception que, dans S/Z, Roland Barthes se fait des « codes culturels » ─ cette strate d’énoncés erratiques qui connotent le texte par la citation de lieux communs ─ révèle une intégration des deux points de vue puisque les unités culturelles en cause, tenues pour affleurements de l’idéologie, ne s’avèrent codifiables qu’à travers un effet sémiotique précis, un décrochage de la signification fondé sur une stéréotypie et une redondance particulières des messages.
Sans aller plus avant dans cette discussion, nous partirons de l’observation que le texte littéraire manifeste plusieurs niveaux de codage. Il relève avant tout du code de la langue, et d’un état historiquement déterminé de cette langue. Il est régi par le code d’une rhétorique spécifique. Il l’est encore par les exigences de manifestation de sa littérarité, y compris l’inscription dans un genre. Il est enfin codifié par son rapport à de grands schèmes idéologiques et à des formes signifiantes qui interprètent et transmettent ces schèmes. Ces niveaux ne sont pas autonomes ; ils s’articulent, s’emboîtent et se hiérarchisent à l’intérieur du texte en fonctionnement. La question est de savoir comment s’opère cette intégration et comment aussi la structure du texte en est dépendante. La difficulté de répondre à cette question provient de ce que le texte littéraire est, comme on l’a souvent remarqué, à lui-même son propre code. Il institue une sorte de « langage privé » en cela qu’il surimpose une codification singulière au code commun ou encore qu’il transforme le code commun en un code inédit. Mais en même temps et à tout moment, le texte est le produit d’un travail de reprise et de transformation qui met en jeu des éléments extérieurs à lui. Il répète, il reproduit, il reprend des unités déjà soumises à différents codages. Donc, à chaque instant, il s’indexe sur une certaine extériorité ou antériorité, par « emprunt » à des systèmes de représentation et à des pratiques signifiantes. Le texte est largement itération et, en ce sens, une de ses fonctions est d’affermir le Code, qu’il s’agisse de la positivité idéologique ou des modèles de la communication. Il n’empêche pourtant qu’il se constitue en un idiolecte articulant, en les transformant, les sociolectes dont il se rend tributaire.
La question qui se pose dès lors à l’analyste de ce jeu double, de ce codage ambigu, est celle du point de saisie dans le texte des manifestations et de la mise en rapport d’une régulation externe et d’une régulation interne. Or, on ne peut se contenter de repartir ici de bipartitions aussi sommaires que contenu-forme ou que dénotation-connotation. Par ailleurs, l’analyse est souvent écartelée entre une vision du texte comme système global et une approche de la texture de l’« œuvre », de l’œuvre comme amas de « lexies » (Barthes). On dépassera dans une certaine mesure ces difficultés en se rappelant que ce qui assure le codage du texte littéraire relève davantage de la condition de possibilité que de la réalisation. On pourrait dire de la présence du code en texte ce que Foucault note à propos de l’énoncé, qu’il « n’est pas une unité à côté ─ en dessus ou en dessous ─ des phrases ou des propositions ; il est toujours investi dans des unités de ce genre [...] ; il caractérise non pas ce qui se donne en elles, ou la manière dont elles sont délimitées, mais le fait même qu’elles sont données, et la manière dont elles le sont »4. En effet, le code est toujours à entendre comme un ensemble de normes et de contraintes par rapport auxquelles le discours textuel se pose et se définit. Elles sont les conditions de possibilité de sa mise en forme comme elles sont celles de sa lecture, conditions qu’à l’ordinaire le discours n’exhibe pas, n’explicite nullement. Que le code soit, par l’écrivain, reproduit, inversé, transformé ou subverti, il ne donne pas directement à lire les modalités de ce qui l’institue ou de ce qu’il institue, de ce par quoi il a permis au texte de devenir texte. Nous aurons toujours à reconstituer en arrière-plan ou dans les marges la double série de règles dans laquelle le discours est pris et qui autorise son déploiement. Certes, les idées reçues ─ la Vulgate ! ─ que Barthes repère dans le texte balzacien ou que Flaubert insérait ironiquement dans ses romans après les avoir répertoriées sont pleinement du texte. Mais elles ne sauraient être le code idéologique lui-même dans la mesure où elles sont les produits d’un fonctionnement, c’est-à-dire des concrétisations partielles issues d’un système de règles. Il reste toutefois qu’apparaissant importées dans le texte et demeurant en rupture par rapport à lui, elles sont d’importantes modalités d’indexation et par conséquent de visibles relais entre code et texte. Par leur contenu, elles parlent à découvert l’idéologie ; par leur position dans la narration, elles dévoilent le système textuel.
Que l’exercice des codes littéraires ne se rende pas directement visible sans être pour autant dissimulé nous amène à souligner une autre de ses ambiguïtés. Le processus de codage, tel qu’il opère dans le discours à ses différents points, peut être tenu pour un processus qui n’apporte pas de signification mais en procure les conditions et qui, par ailleurs, augmente, au moins à un certain niveau, cette signification. Il y a, à la fois, dans l’exercice du code, sous-signification et sur-signification. Il est clair que le codage est essentiellement rapport entre éléments, même si c’est un rapport marqué ; il n’est pas dépourvu de sens, mais c’est sa manière de garantir le fonctionnement de la signification qui le définit avant tout. Si l’on s’arrête à la relation du texte à ce que l’on pourrait nommer les interprétants du code idéologique, on se trouve devant des séries d’indices qui, plutôt que de signifier, désignent et indexent. Ils correspondent à ce qui, dans le discours, est relation à des présuppositions ou, pour reprendre le terme de Foucault, à un « référentiel ». Le code rapporte le texte à un arrière-plan de modalités qui n’augmente pas le sens de ce texte mais le dessine, l’accomplit, le situe. Claude Duchet a pu montrer comment l’incipit du texte romanesque découpait un espace de signification fortement référable5. Tel premier vers d’un poème d’Éluard : « Immenses mots dits doucement », ouvre, par la consonance idéaliste de son lexique, par l’embrayage sur une isotopie du verbe et du secret, par sa rhétorique du paradoxe en puissance d’harmonie, par sa thématique de l’échange, par son refus des préalables ou précautions « narrati[f]s » ordinaires, sur un champ discursif dont le statut s’établit moins en partant de son contenu (et de la forme du contenu) que des registres où il s’inscrit par avance. Mais cette indexation même peut être tenue pour intervention d’un surcroît de signification. Ici, les choses s’éclairent lorsque l’on fait intervenir le processus de lecture. On se souviendra du caractère disjonctif de la communication littéraire, qui confère au fonctionnement de la transaction qu’est le texte un caractère aléatoire : destinateur et destinataire ne sont pas en présence et leurs modes de codage peuvent ne correspondre qu’imparfaitement6. Éventuellement variable, éventuellement multiple, l’indexation du texte prend, au moment du décodage, valeur de signification, de sur-signification. Le « référentiel » reflue sur le texte, s’installe en lui en l’instituant ; il donne au discours un statut qui le relie à d’autres discours, à d’autres pratiques signifiantes, et qui, par un jeu de concordances ou d’oppositions, le dote de valeurs symboliques ou thématiques. L’énoncé textuel voit s’accomplir sa signification de ce qu’elle s’enlève sur le fond d’autres énoncés. À ce niveau entre définitivement en jeu l’idéologie dont l’espace mental de l’écrivain comme du lecteur est tributaire et qui est à l’origine comme au terme de la mise en place du processus littéraire.
Parmi les questions que soulève la relation du texte à ses codes, il en est une particulièrement cruciale et à laquelle, après ce bref retour à une définition générale, nous voudrions nous arrêter. Il s’agit de la visibilité du code dans le texte ou, plus précisément, des formes par lesquelles le texte indique son rapport à un code et à une situation de communication. Cette manifestation est saisissable dès que le discours énonce d’une manière ou d’une autre son « programme » et s’énonce comme volonté de signifier. On parlera à ce propos d’intentionnalité, comme l’a fait Greimas dans Du Sens. Reprenant le terme aux philosophes7, Greimas l’utilise pour mettre en évidence le fait que le sens est aussi direction, force orientée : « le sens s’identifie avec le procès d’actualisation orienté qui, comme tout procès sémiotique, est présupposé par ─ et présuppose un système ou un programme, virtuel ou réalisé8 ». La même notion se retrouve chez différents auteurs qui l’appliquent à la signification en littérature, ─ de Roland Barthes dans S/Z (« La Littérature est une cacographie intentionnelle ») à Charles Grivel dans Production de l’intérêt romanesque (« le texte est toujours déjà lui-même lecture »). Nous tenterons de la préciser ici dans les limites où le texte donne à voir les indices de son codage. Bien entendu, il ne s’agit pas d’en revenir aux « intentions d’auteur » (en conformité ou en rupture avec le sens de l’œuvre). On ne ramènera pas le texte à son origine subjective, mais on se souciera de faire apparaître qu’il établit son programme comme son programme l’établit et qu’il s’entoure des marques d’un projet qui lui permet de signifier. Parler de l’intentionnalité d’un texte, c’est mettre l’accent, plutôt que sur sa signification immanente, sur ce qui subsiste en lui d’un modèle de la communication. C’est donc se reporter à son origine et à ses finalités, mais non telles qu’on peut les connaître extérieurement à lui : telles qu’elles font partie de son actualisation. Toujours à quelque degré, le texte se donne pour message émis à partir d’une certaine instance et destiné à un certain usage (voire à un certain usager). Il explicite sa visée et le lieu de son énonciation et, centrant sa parole sur un certain axe, il lui confère statut. Cette disposition du texte recoupe sans doute ce que la linguistique ou la sémiotique désignent par énonciation. Mais elle ne se limite pas là et l’intentionnalité s’étend aussi, par exemple, à des formes de la convocation en texte du sujet de l’expression et de la communication ─ qu’il soit sujet écrivant ou sujet lisant. Elle relève également de la valorisation du discours par l’écriture ou par la thématique et touche aux rhétoriques ─ rhétorique des tropes et rhétorique de l’argumentation. Certes, d’un texte à l’autre, l’intentionnalité ne s’affirme pas toujours sur le même mode. À chaque « genre », à chaque ensemble peut correspondre une actualisation particulière du code de l’intention. Si nous comparons poèmes et romans tels qu’ils apparaissent dans la tradition, nous trouverons dans les premiers une forme d’ellipticité du discours susceptible d’oblitérer les marques de l’énonciation (le statut du je parlant, par exemple). Le roman, par contre, qui déploie son texte dans un espace plus vaste, à l’intérieur d’une temporalité plus fortement accusée, sous le signe d’une vraisemblance plus prescriptive, se contraint à donner des garanties plus nombreuses quant à ses instances, à son usage, à ses visées. S’il ne s’agit là que de différences relatives, nous en tiendrons cependant compte ici même en prenant nos exemples du côté du roman.
Le texte met donc en place un modèle (ou des modèles) de déchiffrement, un programme (des programmes) de décodage. Il est en cela restrictif, puisqu’il balise l’univocité du sens. Il faudrait pouvoir mesurer l’efficace de ce modèle et comment il détermine la lisibilité du texte9. Mais, au préalable, on se demandera quelle place et quelle position vient occuper le réseau des indices d’intentionnalité. À première vue, il ne s’agit pas d’un espace réservé, et les formes et énoncés qui font valoir le projet ne sont pas indépendants ou détachés du système d’ensemble de la signification ; ils participent pleinement de l’économie textuelle. On peut observer, toutefois, à l’intérieur de certaines « régions », une concurrence telle entre le dire et le vouloir-dire et une telle pesée de ce dernier qu’à certains endroits le texte s’élude pour se transformer en ce que nous voudrions appeler un métatexte. Quand de la sorte se forme une rupture, l’équilibre textuel est en péril puisque le discours, affichant le code producteur face au « message », avoue fâcheusement le caractère itératif de ce dernier, au risque de le faire passer pour superflu. Le métatexte peut, à la limite, envahir à tel point le texte « programmé » qu’il le diluera dans la simple réduplication. En voici un exemple pris dans un roman auquel nous nous reporterons encore par la suite et qui appartient à la production de série, dite populaire ou triviale. Il s’agit d’un roman médical contemporain retenu à dessein parce que le métatexte s’y avère un appareil pesant et singulièrement réducteur. Dans La Nuit de bal d’André Soubiran, deuxième volume des Hommes en blanc, le narrateur met en place à plusieurs reprises un procédé qui nous semble typique du feuilleton et que l’on pourrait dénommer « du visage ou du regard qui parle ». Telle cette scène où deux chirurgiens pratiquent une opération, le Patron et l’Assistant, ─ l’un glorieux mais enfermé dans ses préjugés de vieillard, l’autre, jeune, ambitieux et soucieux d’imposer des techniques nouvelles. Nous lisons :
« Tandis que le Patron continue minutieusement ses surjets, les yeux de M. Legendre ont l’air de dire :
“Non, Maître, pour les jeunes chirurgiens, la chirurgie n’est plus tout à fait les grands gestes photogéniques de votre temps, les énormes incisions, les organes enlevés par kilos, les records sportifs contre la montre, les cliquetis de passe d’armes, dans le jeu fulgurant du bistouri. Cette ère spectaculaire, c’est déjà un peu le passé... ” »10
Ce que relie la notation du regard éloquent, fil menu qui relève d’un vraisemblable grossier quoique symboliquement connoté (les yeux au milieu du masque concentrant, avec les mains, toute l’« humanité » du chirurgien), ce sont deux ensembles signifiants tout à la fois distincts, placés comme sur deux plans différents, et réciproquement redondants. Le fragment 2 (le commentaire) s’offre comme prolongement interprétatif du fragment 1 (la scène d’opération), destiné qu’il est à accroître sa lisibilité, à lui apporter un complément de sens. Mais en fait il y a relation d’obédience du premier au second fragment, car celui-ci détient le sens « en programme » et réduit la scène au rôle d’ébauche incomplète et illustrative de la signification. En somme, à cet endroit, le roman reste pour une part en projet et l’ordre du code inverse celui de la lecture. Ainsi prend corps un métatexte qui est comme la butée où vient s’arrêter le déploiement textuel, face à l’idée, qui régit et qui restreint. Dispensée d’aller jusqu’au bout de son mouvement, la scène se mue en signifiant d’un signifié dont l’expansion est pure irruption de l’idéologique.
Comme on le verra encore par la suite, le métatexte peut donc prendre forme à partir d’une scission et d’un déplacement du sens. Mais cette distance n’est pas systématiquement requise. Ce qui règle son apparition est pour l’essentiel la marque visible d’une redondance. Il suffit donc bien souvent que le texte affiche un taux trop élevé d’itération, une information trop univoque ou isotopique par excès pour que l’on puisse y reconnaître l’action d’un vouloir-dire. Toute ambiguïté esthétique y est alors levée au profit d’intentions « démonstratives ». C’est bien ce qui se produit avec le roman médical du type Soubiran ou Slaughter, dont la qualification générique est déjà grosse d’intentions. Pas de texte plus confiné dans une même configuration sémantique. Le discours ne cesse d’y « médicaliser » son propos, de l’amour au travail, des conflits aux fêtes, des décors aux objets. Chaque phase s’y donne toujours comme extrait, extrait du vaste répertoire institutionnel des représentations de la médecine : l’idéologie joue à plein, et ses stéréotypes. On notera que cette saturation du texte par son propos et par son projet a pour « finalité » une validation du discours. Le discours s’énonce comme d’autant plus autorisé qu’il est constant dans sa démarche, centré sur son objet. II tire de sa redondance serrée la garantie d’un vrai et d’un sérieux ; ne laissant place à aucun interstice dans sa masse, il ne laisse pas de jeu à l’ambiguïté. À ceci près toutefois qu’un décryptage du roman médical y relèvera un déplacement fréquent, du système des représentations tel que, par exemple, sous le discours idéaliste de l’amour se lisent tels fantasmes sado-masochistes. Mais l’essentiel demeure ce mécanisme par lequel le texte produit ses garanties à l’égard du code en se métatextualisant. En est-il de meilleur exemple que ces références citatives où le narrateur de La Nuit de bal tire caution du prestige qu’apportent les « grands auteurs » qui ont exploité avant lui la thématique médicale, ici Martin du Gard (« le cri de joie qui monta spontanément de mon cœur en fête fut l’exclamation du jeune docteur Antoine Thibault »11), là Marcel Proust (« Souviens-toi de Proust, de son docteur Cottard, à la fois grand clinicien et opiniâtre imbécile »12) ?
Participent également d’un appareil de l’intentionnalité les marques les plus courantes par lesquelles un roman s’indexe, telles que titre, préface, préambule, incipit. L’attention est aujourd’hui attirée sur ces signaux. Leur énoncé présuppose que le texte est toujours synthétisable et réductible, vers l’amont à un projet ou scénario, vers l’aval à une conclusion ou à une interprétation. Ce renvoi dans le texte à une origine et à une finalité est un autre lieu où s’informe l’intentionnalité. On parlera à cet égard d’un cadrage du discours destiné à guider et à contraindre la lecture. Mais cet appareil ne se limite pas à ces indicateurs marginaux et on le voit gagner aussi le plein du texte. Se forment alors des îlots de condensation dont on pourrait dire qu’ils « titularisent » l’énoncé et qui servent de garde-fou, face au risque de dispersion du sens. Points de repère et relais, ils soulignent le fait que de proche en proche le discours, sous peine d’errer, doit aller droit devant et parvenir à son but.
Pour recueillir quelques échantillons de ce travail du texte, nous reviendrons à La Nuit de bal et à ses chirurgiens, dans un chapitre où, en une phrase et sans bavures, le sens recteur est donné dès la seconde page : « voir opérer le Patron, c’est vraiment comprendre ce qu’est l’Opération, travail des mains par excellence, œuvre suprême et fin en soi, art où tout dépend de l’homme même... »13. Ce que nous pourrions transcrire : voir écrire (opérer) Soubiran, c’est vraiment comprendre ce qu’est toute opération... Mais auparavant déjà et dès les premières lignes, le sens selon le code, c’est-à-dire un sens itératif quant à l’idéologie et anticipatif quant au récit, a connu un premier ancrage :
« C’est long, ce matin. D’ailleurs, c’est toujours terriblement long, chaque matin d’anesthésie. Le Patron, aidé par M. Legendre, “fait un estomac” ; il est en train de recoudre l’intestin à la paroi gastrique ; à petits gestes précis, il pique son aiguille, tire sur le fil, achève ses centaines de surjets minutieux à la fragilité desquels est suspendue une vie humaine : sa célèbre “chirurgie des couturières” »14.
Entrée en matière mais tout autant grille équationnelle destinée à enserrer tout le dire, à en circonscrire l’espace et à en produire le chiffre : ce matin = matin d’anesthésie = faire un estomac = (sauver dans le suspens d’un Acte) une vie humaine = (célébrer) la chirurgie.
Dans ce bref trajet qui va de la Circonstance au Sujet, tout le parcours idéologique est par avance reconnu. On remarquera aussi que l’écriture s’efforce de dissimuler sous une désinvolture feinte (« C’est long, ce matin ») la gravité du Code, sa pompe. Puis commence le récit qui va se dérouler avec, de relais en relais, de nouvelles formules condensatrices qui, à chaque fois, valident et surdéterminent le texte. Il arrivera également que la fonctionnalité narrative entre dans le jeu métatextuel, lui paye son tribut en sollicitant tantôt la causalité, tantôt l’actantialité. Dans le passage qui suit, une situation de communication est simulée, appelant, face au « héros », la présence de comparses propres à fournir 1’« écoute » d’une récapitulation du sens :
« Marianne et Chavasse étaient revenus de leurs cours et faisaient quelques pansements en m’attendant. Marianne s'informa aussitôt de l'opération. Par prudence et un peu aussi par lâcheté, j’évitai de lui raconter le retour imprévu et dramatique du patron ;j’avais peur qu’elle ne fît un coup de tête et qu’elle n’allât s’accuser. Cette générosité, sûrement, eût été vaine. Que pouvait-on espérer d’un Maître si odieusement autoritaire ? J’étais certain, maintenant, qu’il ne refuserait pas l’aubaine de ces trois années supplémentaires, où il pourrait abuser de son reste d’influence, s’obstiner, jusqu’à la fin, dans son erreur avec un entêtement orgueilleux de vieillard »15 [nous soulignons].
Nous avons là, dans la trame du récit, l’exemple même du résumé indicatif signalant les thèmes majeurs du message. Le texte se fige dans sa signification, la signification dans son code (grand acte de l’opération, dramatisme du retour, générosité contre autorité, maîtrise chancelante, etc.).
Nous ne pousserons pas plus loin l’analyse de ces quelques formes « métatextuelles », préférant, avant de terminer, prévenir une objection ou, tout au moins, soulever un point de méthode. Est-il licite de généraliser la notion, un peu risquée, de métatexte à partir d’une observation portant sur une forme dégradée ou stéréotypée du romanesque ? Ne rencontre-t-on pas, chez Hugo et chez Flaubert, chez Proust et chez Aragon, des effets variés de décrochage du texte, de reprise en synthèse du sens qui sont tout le contraire d’une célébration du code et d’un figement ? C’est évidemment par souci démonstratif ─ souci de vouloir dire ─ que nous avons retenu un exemple que l’on jugera grossier et où s’avoue une intentionnalité forcée. Mais nous convenons qu’il faudrait poursuivre l’examen sur des cas beaucoup plus complexes. Il s’y confirmerait, croyons-nous, outre que la relation du roman à ses codes est toujours première, est toujours donnée, qu’il est de la nécessité du texte de s’allier un métatexte, d’élaborer sa signification sur un réseau double ─ à l’intérieur du moins de la tradition reçue. La question, au total familière, est alors de savoir ce qui s’investit et ce qui se joue dans cet écart entre les deux plans. Il serait rassurant de pouvoir arrêter un critère de valeur ou de complexité selon lequel, chez l’un, Céline par exemple, le métatexte subvertit le code, chez l’autre, Proust peut-être, l’intentionnalité manifestée est feinte en vue d’un déplacement du sens ou de la transformation de ce sens en signe. Mais la loi du Code n’est pas aussi précaire. Sa légitimité, fondée sur l’itération et sur l’univocité, restreint la « liberté » du langage et tend à reconduire les inhibitions culturelles.
Notes
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Eco (Umberto), La struttura assente, Milan, Bompiani, 1968, p. 49.
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Eco (Umberto), La structure absente, Paris, Mercure de France, 1972, p. 111.
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Grivel (Charles), Production de l’intérêt romanesque, La Haye/Paris, Mouton, 1973, pp. 259-260.
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Foucault (Michel), L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 145.
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Duchet (Claude), « Pour une socio-critique ou variations sur un incipit », Littérature, no 1, février 1971, pp. 5-14.
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Voir Genot (Gérard), « Le jeu et sa règle d’écriture », Le Discours social, no 3-4, pp. 22-45.
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Voir notamment Sartre (Jean-Paul), « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité », Situations I, Paris, Gallimard, 1947.
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Greimas (Algirdas Julien), Du sens, Paris, Seuil, 1970, p. 16.
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Il serait sans doute plus juste de parler, comme le fait Grivel, de plusieurs programmes qui s’entrecroisent dans le champ du discours. L’intentionnalité n’est pas une, mais apparaît comme un jeu de directions. Ceci pourrait poser sur de nouvelles bases le problème de la lecture et des réceptions de l’œuvre. On s’étonne de ne pas voir se constituer des procédures expérimentales capables de démêler les déterminations diverses qui assurent la lisibilité du discours littéraire et de cerner cette lisibilité même. On sait que psychologues et pédagogues usent d’un « test de closure » visant à juger le degré de correspondance entre encodage et décodage (voir Landsheere (Gilbert de), Le Test de closure, Paris/Bruxelles, Nathan/Labor, 1973). Il y est demandé aux individus testés de combler les lacunes d’un texte où l’on a supprimé des lettres, des mots ou des symboles. Il n’est pas impossible d’envisager une procédure similaire pour tenter de mesurer non plus la « simple compréhension » d’un écrit mais l’efficace du code idéologique et les effets d’intentionnalité dans le texte littéraire.
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Soubiran (André), Les Hommes en blanc. La Nuit de bal, Paris, Le Livre de Poche, 1972, p. 285.
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Ibid, p. 139.
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Ibid, p. 175.
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Ibid, p. 2.
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Ibid, p. 281.
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Ibid, p. 292.