Première publication dans Lire Simenon. Réalité/Fiction/Ecriture (Christian Delcourt et alii, dir.), Paris-Bruxelles, Nathan-Labor, Dossiers Média, 1980, pp. 17-45.

 

La question des rapports entre l’œuvre et la vie d’un écrivain n’est pas une question neuve. Il est permis toutefois de penser qu’elle n’a jamais été posée de façon satisfaisante et qu’elle mérite d’être reprise sur nouveaux frais. On connaît les deux options classiques. Tantôt on considère que, la vie déterminant l’œuvre dans un rapport immédiat, celle-ci est le reflet ou la transposition de celle-là et trouve donc en elle son modèle explicatif : ce qui peut conduire à la confusion de la biographie et de l’analyse textuelle. Tantôt, à l’inverse et souvent par réaction, on tient qu’il existe une parfaite séparation qualitative entre œuvre et vie et que les éléments biographiques sont incapables d’éclairer ce qu’a d’irréductible la création. Que l’on confonde ou que l’on distingue, dans un cas comme dans l’autre il n’y a pas véritablement explication et c’est d’un même idéalisme que les deux démarches relèvent. Cet idéalisme, on voudrait le dépasser ici à l’occasion d’un examen de la situation littéraire de Georges Simenon ; on voudrait tenter, pour cet écrivain, une élucidation sociologique de la relation entre les textes et la biographie ou tout au moins entre certains de leurs aspects respectifs.

Notre analyse laissera de côté la problématique du sujet « existentiel » et de ses manifestations. Son propos sera de faire apparaître l’écrivain comme agent d’une pratique sociale ou plus exactement d’un ensemble de pratiques, y compris la pratique littéraire. Cette notion de pratique est ici introduite de façon à permettre une mise en rapport plus adéquate d’un vécu et de la production qui lui correspond. Avant tout, la pratique d’un agent s’affirme dans son unité, exigeant ainsi que l’on traite œuvre et vie comme un ensemble. Mais il s’agit d’un ensemble articulé dont les constituants sont en situation d’interaction ou de détermination réciproque. On saisira ainsi la pratique globale d’un écrivain comme Simenon dans trois ordres de faits qui correspondent à autant d’interventions du sujet : une position de classe liée à l’appartenance sociale, une carrière s’exprimant dans une position institutionnelle et se fixant dans un statut d’écrivain, une production littéraire que l’on envisagera ici exclusivement sous l’angle du statut du texte.

La définition de ces trois constituants relève d’un champ théorique assez cohérent et d’abord d’une conception institutionnelle des pratiques littéraires. On fera donc référence à la littérature comme système et comme organisation : système qui, pour l’époque moderne, est relativement autonome et doté d’une légitimité propre ; organisation qui est le lieu de rapports de concurrence et de domination. Le statut d’un écrivain est le résultat de choix personnels opérés à l’intérieur du jeu de positions qu’est le système littéraire. En somme, le statut traduit le mode suivant lequel un sujet s’est choisi comme écrivain à différents moments de sa carrière, et a opté en conséquence pour certaines formes textuelles, depuis le choix d’un genre jusqu’à celui d’une écriture (au sens de Barthes). À ce titre, le statut établit le lien entre conditions de production et production même, renvoyant à un seul et même enjeu situé au centre d’une pratique unitaire. Cela ne signifie pas, bien entendu, que cet enjeu soit aisé à définir ni qu’il se manifeste avec la même intensité ou la même évidence à tout moment de la carrière. Par exemple, le travail du style implique un investissement d’un type particulier qui déborde les limites du jeu institutionnel, de ses positions et de ses stratégies, jusqu’à remettre éventuellement en question les directions empruntées initialement.

Mais c’est la position de classe qui, par son action déterminante, domine tout l’ensemble et l’unifie en dernière instance. La notion même demande à être précisée. La position de classe d’un individu est évidemment fonction de son appartenance de classe mais elle ne se confond pas avec elle. Elle consiste en la manière selon laquelle cet individu perçoit, conçoit et vit sa situation dans le champ social. Ou encore dans la façon dont il donne sens à son aventure personnelle en fonction des rapports de classe. Mais la conscience qu’a l’individu de sa position s’affirme sans doute moins comme solidarité avec le groupe d’appartenance que comme distance et opposition par rapport à d’autres groupes que le sien. C’est ce qui donne à la position de classe son caractère actif et en quelque sorte polémique, ce qui la charge aussi d’une animosité pouvant se retourner contre la classe d’appartenance (cas d’individus frustrés ou en rupture). On aura compris qu’idéologie et position de classe ne sont pas entièrement distinctes même si la seconde est plus structurée et plus orientée.

Il s’agira donc de montrer comment chez Simenon la position de classe engage la carrière et détermine le statut de l’écrivain. Il faut noter d’emblée que Simenon est de ces auteurs qui entretiennent des rapports incertains, des relations distantes avec l’institution littéraire. Sa marginalité, qui n’est celle ni des poètes maudits ni des écrivains réfractaires, résulte d’une propension à occuper des zones intermédiaires, des lieux qui se signalent par leur flou institutionnel. Ainsi sonœuvre amalgame certains traits de la littérature cultivée avec d’autres appartenant à la littérature moyenne ou à la production massive. Par ailleurs, il a manifesté tout au long un comportement d’attirance-refus envers les instances littéraires, les rôles académiques, les formes de la consécration ou de la mode, se souciant en général de se tenir à l’écart mais veillant aussi à appeler l’attention sur lui de temps à autre.

Il s’ajoute encore à cela que le destin singulier de l’homme et de l’œuvre n’aide en rien à rendre l’image de Simenon transparente. Pour l’homme, c’est une certaine légende qui vient interférer, légende qui s’est nourrie d’un rituel spectaculaire de la création, ainsi que de la confusion entre l’auteur et tel de ses personnages. Pour l’œuvre, c’est son extraordinaire fortune qui brouille les lignes de la représentation. Il faut redire que Simenon est un des auteurs les plus lus du xxe siècle et que la traduction a fait de lui un écrivain mondialement connu. Il faut relever encore que ses romans ont participé largement de cette vaste circulation des récits mise en train par les grands médias, du cinéma à la télévision. On se trouve là devant un phénomène d’amplification des données du littéraire qui n’est pas seulement quantitatif. À partir d’un certain degré d’adaptation, un texte (une histoire) mène une vie seconde qui déplace la perception ou la compréhension que l’on peut avoir de lui.

L’analyse à laquelle Simenon va être soumis fera intervenir des déterminations extérieures au sujet individuel ; elle tendra ainsi à réduire le rôle d’initiative de ce dernier et à faire ressortir que, jusqu’à un certain point, il n’est pas entièrement maître de sa pratique ; elle mettra aussi en évidence ce qu’une carrière implique d’opportunisme et de calcul parfois mesquin. Par rapport à l’image idéalisée de l’écrivain que la critique a répandue, l’interprétation proposée ici risque de sembler décevante et dévalorisante. Que l’on sache toutefois que n’importe quel auteur, si important soit-il, est susceptible d’être soumis à ce type d’examen et d’explication. Que l’on veuille bien tenir compte aussi de ce que pareille analyse critique renforce la signification et la portée historiques de son objet.

 

1. Appartenance sociale et position de classe

Par sa famille, Georges Simenon appartient à la petite bourgeoisie. Fils d’un chapelier, son père fut, toute sa vie durant, comptable dans une compagnie d’assurances. Fille d’un commerçant en bois dont les affaires ont fini par tourner mal, sa mère fut d’abord vendeuse dans un grand magasin, puis, une fois mariée, elle tint le ménage, tout en prenant, à partir d’une certaine époque, des étudiants en pension. La famille provient donc de la petite bourgeoisie traditionnelle, celle des artisans, des commerçants et de la petite production. Mais on voit aussi que les parents de Georges se sont tournés, en devenant employés (comptable, vendeuse), vers les formes de la petite bourgeoisie nouvelle. Ce fut pour mener une existence étroite et peu aisée, que la mère acceptait beaucoup moins bien que le père (de là, les « logeurs »). La conversion n’a rien de brutal et elle se produit au sein d’une classe qui, toute diversifiée qu’elle soit, conserve à l’époque une assez forte unité. Pour Désiré, le père de Georges Simenon, par exemple, la famille et le quartier d’origine, tous deux commerçants, demeurent un milieu très proche, spatialement et mentalement. Cependant, cette conversion est porteuse de tensions. C’est que, pour le couple Simenon, il y a élévation sociale et déclassement tout à la fois : l’élévation réside dans l’accès à la fonction d’employé et au travail semi-intellectuel qu’elle comporte, le déclassement est lié à la vie anonyme et aux maigres revenus. Il n’est guère douteux que le fils fut sensible à cette contradiction et qu’il en reçut la marque.

Ainsi s’est formé un modèle socio-familial quelque peu incertain et qui, en termes de référence de classe, n’a jamais été bien perçu par les membres mêmes de la famille. L’écrivain a rappelé que sa mère avait songé à faire de lui un pâtissier. Or, ses parents l’ont inscrit, au moment des études secondaires, dans l’un des meilleurs collèges catholiques de Liège. Sans doute le désir de promotion sociale l’a-t-il emporté dans la famille Simenon comme il l’emporte dans beaucoup de familles de la petite bourgeoisie lorsque se joue l’avenir d’un enfant doué. Cependant, il apparaît que cette aspiration n’a pas été assez forte pour attacher le jeune Simenon au cursus scolaire. On sait que ce dernier quitte le collège et interrompt ses études à l’âge de quinze ans. Divers facteurs ont dû déterminer cette rupture : la mauvaise santé du père (il mourra trois ans plus tard), un élan de personnalité du fils qui trouve à s’affirmer dans cet acte, le sentiment qu’éprouvait ce petit bourgeois d’être peu reconnu dans un milieu dont il ne possédait pas entièrement le code. On notera encore que le jeune Georges a grandi, que ce soit à l’école ou chez lui, dans un climat idéologique conservateur et répressif. Jeune, il a partagé l’incompréhension effrayée des siens face à cet Autre que représentait un prolétariat montant et revendicatif :

« La grève générale, cela doit être plus terrible, une sorte de transvasement monstrueux, un débordement, une invasion, des dizaines de milliers d’êtres qu’on ne connaît pas, qu’on ne veut pas connaître, qui vivent dans la mine, devant les fours à cuivre ou à zinc et dont les enfants vont à l’école gratuite, tout ce monde mal lavé et mal élevé, qui jure et qui boit du genièvre, sortant soudain des zones sombres où on l’a parqué, la haine aux yeux et l’injure à la bouche »1.

À Liège, cité de houillères et d’usines métallurgiques, en ce début de siècle, le centre bourgeois de la ville percevait sur un mode fantasmatique la banlieue prolétarienne, et l’enfant des Simenon apprenait à se situer socialement à partir de ces images et de ces points de référence.

Il est donc acquis que la dotation culturelle du jeune Simenon abandonnant l’école ne sera jamais considérable. Il n’est pas un héritier (dans le sens où l’entendent Bourdieu et Passeron) et, en rompant avec l’école, il s’est même exclu délibérément de l’héritage. Toutefois, relevons cette relation d’attirance quelque peu fétichiste qu’il entretient très tôt avec la pratique lettrée et qui s’exprime dans son attrait pour les livres, dans son amour du papier et des crayons, etc. Marque typique peut-être de la disposition culturelle des petits bourgeois que cette saisie des choses qui privilégie l’apparence et la forme : « Certains crayons jaunes, trop durs pour que je m’en serve à l’école, me paraissaient plus nobles, plus aristocratiques que n’importe quel objet »2.

Le Simenon qui va entrer dans la carrière, c’est aussi l’enfant d’une ville, Liège au début du xxe siècle, Liège où l’écrivain est né et a passé son enfance et sa jeunesse. Cette ville de province, alors métropole industrielle, est-elle différente des autres villes de province ? Il faudrait toute une analyse pour le dire à coup sûr. Capitale d’une principauté pendant plusieurs siècles, Liège possède une longue tradition d’autonomie. C’est pour cela sans doute que la mentalité liégeoise s’est toujours montrée plus ou moins réfractaire au principe de l’état belge. Si Liège relève de deux capitales, l’une politique et administrative (Bruxelles), l’autre culturelle (Paris), elle a résisté vaille que vaille à la force d’attraction du centralisme institutionnel. D’esprit indépendant, au cœur d’une région dont les traditions populaires et dialectales sont vivaces, elle n’est pas de ces villes françaises que la situation provinciale anémie ou éteint peu à peu. Il est même permis de parler d’une « insularité » liégeoise. Cela n’implique pas que cette ville soit, à travers le temps, un foyer intense de culture mais cela veut au moins dire qu’il existe ou qu’il a existé à Liège une dynamique régionale qui s’exprime dans la tendance à se suffire à soi-même et dans la fierté de soi, une fierté qui tourne éventuellement à la complaisance. De cette disposition générale, dont les traces et manifestations sont loin d’avoir disparu aujourd’hui, l’œuvre de Simenon, par tout un côté, porte le témoignage.

Entre cette insularité et la position du petit bourgeois, il existe une homologie certaine, un rapport de parenté et de renforcement mutuel qui mérite d’être examiné dans la mesure où il est une des composantes majeures de « l’univers Simenon ». Sans doute l’association de la petite bourgeoisie et du provincialisme va-t-elle pour ainsi dire de soi. D’une part, on voit que le petit bourgeois et surtout le petit bourgeois traditionnel peut mieux remplir son rôle et affirmer son importance dans le cadre restreint de la vie provinciale : il est chez lui au centre de la ville moyenne ou petite, il y règne symboliquement sur le tissu urbain et d’autant mieux qu’il est de souche populaire. Ainsi de la famille paternelle de Simenon, famille modeste, installée et insérée au cœur de Liège : « Les Simenon, tous les Simenon sont chez eux, dans leur quartier, dans leur maison, dans leur paroisse, et ils comprennent ce que les cloches de l’église disent d’heure en heure »3.

D’autre part, la mesquinerie inhérente à la vision des petits bourgeois consonne bien avec la fermeture et l’étroitesse provinciales : dans ce champ clos, la petite bourgeoisie manifeste une propension particulière à relever et à ressentir, souvent douloureusement ou avec ressentiment, les différences de statuts sociaux, à comparer et à discriminer les « rangs ». La province est tout à la fois son royaume et son île maudite4. La contradiction est singulièrement lisible dans l’attitude du couple que forment les parents Simenon telle qu’elle est décrite dans Je me souviens et dans Pedigree. On voit le père de Georges se mouvoir heureux, tranquille et confiant dans son petit cercle de vie, dans sa routine sans perspectives, affichant une satisfaction qui ne doit rien à personne ainsi qu’un goût de l’existence simple et bon enfant, pendant que la mère est sans cesse requise par le qu’en-dira-t-on et par les distinctions sociales, avec un grand souci du paraître et du rang de chacun :

« Désiré, lui, n’est pas sensible à ces nuances. Il dit “Ta famille... Ma famille...” Pour lui, d’un côté, il y a de vrais Liégeois, des citoyens d’Outremeuse, de la rue Puits-en-Sock, artisans ou employés, peu importe. Peu importe aussi qu’une maison ait une loggia ou n’en ait pas, que les occupants en soient propriétaires ou locataires. La seule distinction entre les hommes serait celle entre les patrons et les employés, entre M. Mayeur et lui. Tout le reste est sans importance »5.

C’est tout un espace mental qui se dessine de la sorte, espace tributaire d’une idéologie. Délimité par deux attitudes antithétiques en apparence mais étroitement liées, il représente l’être au monde et l’être aux autres de tout un groupe social, la petite bourgeoisie provinciale. Il témoigne d’une seule et même conformité, celle de la classe moyenne à la ville moyenne. Souvent faite de conformisme, cette conformité est un peu plus qu’une évidence. Elle s’explique en profondeur par la situation de marginalité objective que connaît la petite bourgeoisie par rapport à ces deux grands acteurs de l’histoire moderne que sont la bourgeoisie et le prolétariat6. Dépourvue de rôle dans le procès historique principal, peu assurée de son unité, menacée même de disparition, la classe moyenne, dans sa version traditionnelle tout au moins, éprouve le constant besoin de s’affirmer et de se donner des compensations. Elle trouve dans le cadre citadin provincial le site le plus propice à son émergence parce qu’elle y bénéficie d’une reconnaissance qu’elle n’a pas ailleurs. Sa stratégie consiste à s’approprier un espace en entretenant des relations de familiarité, d’étroite communication avec les lieux institutionnels qui le délimitent. Ainsi des Simenon qui se déplacent petitement mais avec une aisance familière entre école, église, banque et grand magasin comme entre les remparts d’un univers réservé et sûr, selon une manière de vivre qui trouvera de nombreux échos dans les romans du fils.

Les éléments biographiques que l’on vient de réunir permettent d’approcher la question initialement rencontrée de la position de classe propre à Simenon. Cette position paraît s’ordonner autour de trois lignes de force qui sont comme les trois temps d’une dialectique :

1° La rupture juvénile est au départ de la carrière. Si elle n’est qu’un geste rituel à certains égards, elle engage aussi tout l’avenir. Rupture avec les études mais également rupture avec la famille, la ville, un milieu. Rupture avec toute une classe en fin de compte ; n’avons-nous pas vu que celle-ci tendait à superposer étroitement et à confondre les domaines de l’action sociale et n’avons-nous pas à comprendre que, pour un petit bourgeois, quitter sa famille et sa ville, c’est d’abord quitter sa classe ? Montant à Paris, s’engageant dans la carrière de journaliste, puis dans celle d’écrivain, le jeune Simenon s’extrait d’un groupe et de ce qu’il représente de fermeture, de routine et d’absence de perspectives. La recherche d’un succès rapide par la littérature populaire et « industrielle », le désir d’argent et de luxe sont, dans la même optique, des revanches sur une certaine médiocrité. Sans doute la forme même de la rupture comme celle de la revanche demeurent-elles dans la ligne de l’idéologie première. Le geste romantique du départ s’accomplit selon un projet individualiste et quelque peu cynique. Mais il reste qu’il y a bien eu ce « passage de la ligne » décrit par Simenon dans l’un de ses romans et que, s’isolant de sa classe, le jeune homme n’a visiblement plus voulu endosser les points de vue et les attentes de celle-ci. On remarquera encore que, durant son existence, Georges Simenon répétera plusieurs fois le geste du départ et de la rupture (voir, par exemple, l’installation aux États-Unis). On notera enfin que, chaque fois qu’il placera sa vie sous le signe de la dépense ou de l’excès, ce sera encore manière de se venger tout en renouant peut-être avec l’origine populaire de la famille paternelle.

2° Toute une fidélité à la mentalité petite-bourgeoise caractérise cependant Simenon ; elle est surtout présente dans le style personnel. On surprend l’écrivain aventureux et cosmopolite qui mène, à mainte occasion, une existence réglée et pantouflarde. On perçoit même chez ce prodigue une propension à accumuler, à collectionner au sein même de la dépense, qu’il s’agisse des productions littéraires ou des expériences sexuelles – toujours plus ou moins comptabilisées (tant de romans, tant de jours pour un roman, tant de femmes, etc.). Surtout, que l’on songe à ce que représente Maigret en tant que substitut et double fraternel de son auteur. N’est-il pas par excellence la figure bourrue et nostalgique du petit bourgeois paisible égaré dans la jungle des crimes ?

On sait de plus que Simenon se réclame volontiers d’un intérêt et d’une sympathie pour les « petites gens ». Tout laisse voir qu’il entend par là non les prolétaires qui sont, en gros, absents de son univers de représentations mais une certaine fraction de la classe moyenne, celle où dominent les isolés, les humiliés, les vaincus. Si ceux-ci ne sont pas toute la petite bourgeoisie, ils en sont une composante typique dans la mesure où l’évolution du capitalisme tend à isoler cette classe et à la réduire au silence, dans la mesure surtout où elle déclasse certains de ses agents et les laisse en arrière du mouvement de l’histoire. L’attention de Simenon à l’égard des « petites gens », pour légitime et généreuse qu’elle soit, n’en relève pas moins d’un effet idéologique bien défini : elle fait d’un type social singulier l’humanité commune, le représentant de tout l’homme. Elle résulte également d’une certaine incapacité à saisir l’ensemble des composantes de la société et leurs relations. Il n’est pas étonnant dès lors que Simenon se dise volontiers indifférent à la politique et à l’histoire7. Il n’a pas choisi cette indifférence ; elle lui est imposée par sa position et elle empêche le « tableau social » que propose son œuvre d’avoir, faute de base sociopolitique, la dimension balzacienne que l’on pouvait attendre. Tout au plus Simenon fait-il montre d’un populisme assez flou, qui se marie sans difficulté avec sa volonté générale d’apolitisme. Ou bien encore il se réclame d’une attitude anarchiste toute passive, qui rappelle ses débuts liégeois et la fréquentation en 1919 de « La Caque », groupe marginal de poètes et d’artistes :

« Je suis un véritable anarchiste, moi aussi, mais, comme je vis en société, comme malgré moi je profite de celle-ci, je considère comme de mon devoir d’en suivre les règles. Sans y croire. Sans les enseigner à mes enfants. Je les suis d’autant plus scrupuleusement que je n’y crois pas, que c’est ma façon de “payer ma part” »8.

Quelque peu paradoxale, cette attitude rappelle celle du Meursault d’Albert Camus. Dans un cas comme dans l’autre, on assiste au même renversement d’un rapport objectif : petit bourgeois exclu des rapports sociaux décisifs, « l’étranger » est celui qui prétend rejeter la société qui le rejette. Ainsi, chez Simenon, tout sincère qu’il soit, l’indifférence est le masque sous lequel se déguise un sentiment d’exclusion sociale, hérité de la classe d’origine. Pose bienveillante et sympathique si l’on songe que, chez d’autres, à la même époque, l’attitude réactionnelle se tournait en fascisme...

3° L’option anarchiste comme forme de dégagement n’est que l’une des figures sous lesquelles se manifeste le trait majeur du comportement social de Simenon, la neutralité. Cette neutralité est comme l’issue donnée à des contradictions personnelles, et notamment à cette opposition-fidélité à la classe d’origine. L’élection par l’écrivain de la Suisse et de Lausanne comme lieu de résidence ne s’explique pas seulement par les contingences mais possède une forte portée symbolique. Ce lieu de confort est aussi un lieu de retrait et de retraite dans le pays occidental réputé neutre par excellence. Mise à part une quinzaine d’années passées à Paris durant la période d’émergence (1922-1937), Georges Simenon s’est volontiers tenu à l’écart des pôles sociaux de haute intensité (ne recherche-t-il pas, aux États-Unis comme en France, la province et la campagne ?), à l’écart surtout des centres du pouvoir intellectuel et littéraire. Qu’il participe, d’autre part, d’un certain type de littérature moyenne (nous y reviendrons), remarquable en ceci qu’elle évite les thèmes propres à susciter la controverse d’idées, va de pair avec ce genre d’éloignement et avec un comportement neutraliste. De même pour sa mythologie de l’écrivain, qui préfère à l’image de l’homme de lettres celle de l’artisan, héritée du naturalisme (voir Quand j’étais vieux, p. 390). En bref, nous voyons fréquemment l’homme et l’auteur pratiquer une stratégie du dégagement qui se présente comme le dernier mot d’une position de classe et de ses transformations. Quel sens donner à cette neutralité lorsqu’elle fait dire à Simenon qu’il n’appartient à aucun clan et à aucune classe ? On peut comprendre que la rupture originelle n’a jamais été complète et n’a peut-être même été qu’illusoire. En ce lieu neutre où il a choisi de s’établir, Simenon reproduit la situation de marginalité et de retrait qu’il a connue étant jeune au titre de petit bourgeois provincial. Certes, la réussite, l’audience, l’aisance ont inversé cette situation pour celui qui bénéficie d’elle mais ne l’ont pas transformée dans sa structure sociologique profonde. Ainsi le parcours n’a pas engendré de véritable conversion mais a plutôt conduit celui qui en était le sujet à aménager sa position de classe d’origine, à en tirer le meilleur parti, non à l’abandonner.

 

2. Statut littéraire

Georges Simenon entre en littérature par la porte de service, le journalisme. Il n’a alors que seize ans et il débute par des besognes modestes (chroniques, chiens écrasés mais aussi contes) dans un journal de province, La Gazette de Liège. Lorsqu’il débarque à Paris, il remplit d’abord des fonctions de secrétaire auprès de personnages en vue, tout en amorçant une carrière d’auteur populaire par la publication de contes et de romans de série, érotiques le plus souvent. On sait qu’il fit paraître de ces produits par centaines, et notamment dans la presse. Il collabora aux journaux d’une autre manière encore, comme reporter par exemple.

Quel est le projet de ce Simenon des débuts, abordant la vie parisienne ? Veut-il devenir journaliste, romancier ou songe-t-il simplement à vivre d’expédients en attendant que s’offre à lui la chance d’une quelconque réussite ? On ne saurait le dire avec certitude et il est vraisemblable que lui-même, à l’époque, n’y voyait pas trop clair. Deux choses au moins ressortent : d’une part, écrire est son plus sûr talent et, de l’autre, il est habité d’un vif désir, d’un grand appétit de réussir, d’émerger, de conquérir. Une audace un peu plébéienne le porte, qui va bientôt produire ses effets. En attendant, Simenon ne choisit guère, et l’on peut dire qu’une liaison étroite existe entre la faible dotation sociale et culturelle qui est sienne et les besognes de littérature alimentaire et de mercenariat auxquelles il se livre. Ces besognes sont le prix que paye le jeune provincial démuni pour assurer sa « sortie de classe ». Il fréquente à cette même époque la bohème mais, prudent et lucide, se garde bien de s’y laisser emporter. Par ailleurs, il n’a pas (ou ne conçoit pas d’avoir) accès aux circuits légitimes et mondains de la grande littérature. On peut soupçonner qu’il se réserve et diffère sa véritable entrée en littérature, comme semblent en témoigner les pseudonymes variés qu’il utilise pour signer ses écrits.

Entre 1920 et 1930, au moment des débuts de Simenon à Paris, deux mouvements littéraires sont au premier plan ; bien différents, ils luttent sur des terrains quasi distincts pour s’approprier le « capital symbolique ». Il y a le courant de la NRF, qui se rassemble autour d’une revue et d’un éditeur, et il y a le groupe surréaliste, avant-garde radicale contestant l’existence même de la littérature. Georges Simenon aurait pu être entraîné par l’un de ces mouvements. On ne saurait dire s’il fut tenté de l’être. Il ressort en tout cas d’un examen de la situation qu’il n’avait guère sa place ni dans l’un ni dans l’autre. Rien ne le préparait à l’aventure surréaliste, avec laquelle il manquait d’affinité idéologique, tout imprégné qu’il était d’un rationalisme classique et de morale traditionnelle. Par contre, il aurait sans doute pu se reconnaître dans l’humanisme des auteurs de la NRF et y adhérer : c’est d’ailleurs de ce côté-là qu’une certaine consécration lui viendra plus tard. Mais cette fois jouait la barrière des classes qui l’écartait d’un courant dont les participants se recrutaient en majorité dans la grande bourgeoisie française. L’écrivain justifiera plus tard sa voie solitaire en invoquant une horreur personnelle pour les cénacles et les coteries. Mais on peut n’y voir à nouveau qu’une manière de dénégation provenant de quelqu’un que le milieu littéraire n’a pas vraiment accueilli en temps voulu.

La philosophie de ces débuts est peut-être celle que développera Simenon dans un curieux roman intitulé Le Passage de la ligne (1958). Elle dit en somme que, pour passer cette ligne qu’est la barrière des classes, on ne peut guère compter que sur le hasard, celui notamment de certaines rencontres heureuses, inspirées par le destin9. Elle interprète de la sorte sur le mode mythique le fait que l’on ne se choisit pas mais que l’on est choisi, et essentiellement en fonction de l’origine sociale.

C’est par rapport à cela que Simenon va rechercher le succès au sein même de la littérature de grande diffusion et assurer son émergence par cette voie. Pour cela, il reprend à son compte une stratégie qui a fait ses preuves et qui était déjà celle de Ponson du Terrail avec son Rocambole ou de Maurice Leblanc et de son Arsène Lupin. S’appuyant sur une maison d’édition, la maison Fayard, il va lancer une série de récits qui mélangent réalisme et aventures en se centrant sur un seul héros, le commissaire Maigret10. Il le fait avec la résolution, la hardiesse, le culot11 de ceux qui n’ont rien à perdre, du jeune provincial d’outre-frontière qui tente d’autant plus volontiers le coup de force qu’il est tenu à distance de la hiérarchie culturelle française, de ses codes et de ses modes. Le succès viendra, à la fois commercial et symbolique. Vendus en volumes à bas prix, ces récits policiers atteignent le grand public. Leur auteur va connaître une célébrité indissociable de celle de son héros, la célébrité des vedettes.

La démarche qui est à l’origine de ce succès, à la faveur duquel un écrivain se fait un nom, ne correspond pas, à première vue, à ces stratégies de conversion dont maints auteurs tirent leur réussite12. On ne saurait dire que Simenon se lance soudainement, avec la série Maigret, dans une voie nouvelle ; plutôt, il s’accomplit dans sa direction première. Il reste fidèle aux genres populaires et qualifiera lui-même sa littérature de semi-alimentaire. De plus, dans la mesure où la fiction démarque ici le fait divers, ce type de roman prolonge une pratique familière à Simenon. On ne peut ignorer cependant la part d’audace et de novation propre à sa tentative. Durant cet entre-deux-guerres, en France, le système littéraire, qui était en pleine évolution, n’avait guère fait place au roman policier tel que le connaissaient les pays anglo-saxons et qui reposait à la fois sur la personnalité d’un enquêteur (policier officiel ou privé) et sur une énigme à résoudre à la manière d’un puzzle. Avec Maigret, Simenon vient à la fois combler cette lacune et réinventer le genre puisqu’il en donne une version qui très tôt aura la réputation d’être bien française. Modifiant par là les données du champ littéraire, il transforme son propre statut.

Simenon crée donc un genre à l’intérieur d’un genre. Il fonde aussi une sorte d’empire, l’empire Maigret, dont la forme de production et de diffusion ne se limitera pas au livre mais s’étendra bientôt aux grands médias – presse, cinéma, plus tard télévision. Il a, en effet, mis au point un objet particulièrement apte à circuler dans les grands réseaux de la communication et qui supporte allègrement toute forme de transformation (adaptation, traduction, etc.). De cette façon, il se maintient entièrement à l’intérieur de la littérature sérielle et industrielle, même s’il confère à celle-ci une dignité particulière. Il se voit même contraint d’intégrer à son activité littéraire des besognes de gestion auxquelles il fera face en bon entrepreneur, se montrant toujours très attentif aux aspects matériels et juridiques du métier d’écrivain et concevant vraiment l’écriture comme une pratique sociale.

À cet endroit, le statut de l’écrivain va se définir à la rencontre de deux processus différents. La réussite dans la sphère de grande production est avant tout, nous l’avons vu, une réussite économique et populaire. Elle représente un cas typique d’émergence fulgurante et cependant durable comme en permet de temps à autre la culture de masse et qui comporte le bénéfice du vedettariat. On manque à ce propos de données sur la composition du public de Simenon mais on peut supposer qu’il s’agit d’un public assez diversifié socialement, plus petit-bourgeois que prolétarien de toute façon. Parallèlement s’est développé pour Simenon un procès lent et d’ailleurs inachevé de montée dans la hiérarchie littéraire. Il est lié au fait que l’auteur va se dégager du roman policier pour donner des romans de facture plus classique, romans dits psychologiques qui vont le rapprocher de la sphère légitime de la littérature française13. Une certaine reconnaissance viendra de cette sphère. Quelques-uns de ses membres – Gide, Jacob, Cocteau, Miller – rendront hommage à l’auteur des récits policiers. Gallimard le publiera. Il faut toutefois noter que l’institution ne le consacre qu’à demi, avec réticence, et le maintient aux abords de la grande littérature. N’a-t-il pas voulu d’elle, lui qui condamne volontiers les cénacles et renvoie dos à dos académisme et avant-gardisme ? On croirait plutôt que c’est elle qui continue à le juger de mauvaise compagnie...

L’apparition du roman à la Simenon n’est pas, croyons-nous, un épisode erratique dans l’histoire des lettres françaises. Il participe d’une restructuration du champ littéraire durant l’entre-deux-guerres. En effet, arrive dans ce champ tout un public semi-cultivé et qui demande des objets esthétiques de bonne qualité mais de consommation facile : pour ce public moyen, il faut des produits d’un type nouveau que l’on définira eux-mêmes comme moyens. Ainsi va naître un roman moyen dont le propre est de reprendre et de banaliser des thèmes et des formes lancés auparavant par la littérature novatrice. Le roman de Simenon rencontre précisément ce courant et il va peu à peu se réserver un secteur dans la littérature moyenne. Il y procède de deux manières qui sont autant de compromis. D’un côté, l’auteur des Maigret trouve à conférer une légitimité inédite au roman policier, en lui ôtant une partie de ce qui faisait sa spécificité. Il réduit, en effet, la structure d’énigme et les péripéties au rôle de support d’une mise en œuvre romanesque plus sérieuse et plus noble (décrire un milieu, analyser des caractères, cerner des destins). U. Eisenzweig parle justement à ce propos d’une « poussée, jusqu’à la cohérence littéraire la plus grande, de l’individualisation du personnage enquêteur »14. De l’autre et en sens inverse, il pratique un roman psychologique, cautionné aussi bien par Dostoïevski que par Mauriac, qui a pour ingrédient une donnée criminelle et policière : celle-ci servira d’amorce à une lecture qui n’est pas sans aspiration mais qui a besoin d’être incitée. Les deux voies conduisent à un résultat semblable et donnent à l’œuvre une incontestable unité. Parce qu’elle occupe une position moyenne dans la hiérarchie littéraire, une telle œuvre éveille des sentiments ambivalents, et peut-être aussi bien chez ses lecteurs qu’auprès des « experts ». C’est qu’elle ne jouit que d’une semi-légitimité. Ainsi, on peut observer qu’elle n’a guère été jusqu’ici accompagnée de sa critique15, tandis que les manuels scolaires ne lui faisaient qu’un accueil timide16. Pourtant aussi, une fraction de ses lecteurs n’hésite pas à la traiter comme une œuvre consacrée (par la possession de la collection complète des romans ou la manifestation d’une familiarité avec l’ensemble des titres, par exemple). Tout ceci implique qu’elle paraît bien vouée à ce statut moyen qu’elle partage avec plusieurs autres.

Le roman moyen, c’est aussi la perpétuation de l’esthétique réaliste ou naturaliste. Il prolonge un courant majeur de la littérature du xixe siècle, à une époque où, en France tout au moins, les avant-gardes ont déclassé cette esthétique. Chez Simenon, la reprise s’accompagne à la fois d’une accentuation de certaines postulations du réalisme (héros humble qui devient terne jusqu’à l’anonymat) et d’une mise à jour du mode d’analyse et de représentation, qui s’enrichit par exemple de certains acquis de la psychanalyse. Elle implique aussi une fidélité à ce dispositif traditionnel que constituent le personnage centré, l’histoire narrée de façon linéaire, un décor nettement posé, une fresque sociale à multiples volets. Tout cela fait parfois apparaître Simenon non seulement comme l’héritier de Balzac, de Zola et des grands Russes mais encore comme le dernier romancier, comme le dernier inventeur d’histoires émouvantes et d’univers fictifs. C’est aussi ce qui garantit pour un large public la lisibilité de cet écrivain et qui lui procure cette audience quasi universelle qu’il connaît. À ce point, bien des questions se posent. Est-ce son caractère moyen (au sens ici défini) qui rend le roman simenonien si apte à l’exportation et à la circulation ? Sans prétendre répondre à la question, on l’évoquera sous un aspect particulier. Simenon connaît la vogue en U.R.S.S., où il est traduit, abondamment lu, étudié aussi. Maigret serait même tenu pour un héros positif au sens que le réalisme socialiste donne à cette expression17. Le fait ne manque pas de piquant et demande explication. On avancera que l’humanité active de Maigret, sa généreuse compréhension des autres doivent entrer pour beaucoup dans cet accueil favorable. Mais surtout, l’idéologie petite-bourgeoise, telle qu’elle a été évoquée plus haut, doit avoir sa part dans ce phénomène. Il est permis de penser, en effet, que cette idéologie est encore vivante et active dans la population soviétique ou dans une partie de cette population. En raison de quoi, on imagine aisément tout un public rendu sensible à la sympathie simenonienne pour les petites gens, à la faveur de ce malentendu déjà relevé sur ce que sont ces « petites gens ».

Une remarque pour terminer sur le rituel de création qui a été souvent évoqué – par Simenon lui-même – et est devenu légendaire. Il participe à la fois et contradictoirement d’une programmation méthodique jusqu’à la manie et d’un état de transe. C’est d’une étrange cérémonie qu’il s’agit puisque, à l’intérieur d’une machinerie de production très contrôlée et dominée par une exigence de rendement18, s’accomplit un événement sacrificiel, violent, presque orgasmique, le moment de l’écriture. Ici, on ne peut manquer de mettre en parallèle les deux mythes personnels chers à Simenon : d’un côté, cette transe scripturale bien ordonnée et répétitive et, de l’autre, le rituel sexuel partagé avec des femmes de rencontre ou de commande, tout aussi concerté et plus répétitif encore (« J’ai eu 10 000 femmes depuis l’âge de treize ans et demi », déclare Simenon à Fellini). Nous voyons ainsi se former une image soutenue de l’acte d’écriture où se conjoignent expression et répression d’un désir, de sa violence, avec le triomphe assuré du dispositif répressif.

De cette dualité, les textes gardent trace. Tout l’appareil régulateur des romans, tout ce qui les inscrit dans un système très défini est fort développé chez Simenon : on citera le héros-récurrent ou le héros-type, le genre (policier ou réaliste-psychologique), la série ou la collection, l’œuvre comme ensemble et comme fresque. Bref, tout un protocole de lecture qui vaut comme emblème d’une méthode et d’une maîtrise, comme signe d’une fermeture aussi. Pourtant, ce système et son ordre comportent une faille. Et c’est l’auteur qui lui-même nous alerte : il n’a pas cessé d’écrire toujours un peu le même roman, de mettre en scène toujours le même destin. Qu’advient-il de l’édifice monumental des deux cents romans dans cette perspective, et des séries, et de la fresque ? Ce recommencement, cette répétition – qui est autre chose que la redondance stéréotypique – n’échappe pas au lecteur exercé. Exemple : ces récits nombreux dont le héros est un homme, de préférence bourgeois et mûr, qui abandonne là sa carrière, les siens, la routine pour tenter l’aventure et prendre en charge son destin. Simenon a brodé sans fin sur ce canevas19. Et l’on doit convenir qu’il y a là une obsession que ne manque pas de faire ressortir le caractère fantasmatique de tels récits. Disons-le : il s’agit d’une « folie » du texte et elle n’est pas tout à fait compatible avec le modèle opportuniste du roman moyen. C’est là sans doute la grande contradiction de l’œuvre : elle fait son intérêt, peut-être sa valeur et demande une analyse interne qui ne relève pas de la présente étude.

Au total, le statut littéraire de Georges Simenon se place sous un double signe, largement référable à la position de classe de l’écrivain. Sous le signe de la littérature moyenne tout d’abord. Par cette littérature, ajustée à un public moyen et aidant à le constituer, Simenon retrouve et reconnaît sa classe d’origine, en même temps qu’il se reconnaît en elle. Or, cette littérature, telle qu’il la pratique, est constamment une littérature du compromis (entre roman psychologique et genre policier, entre archaïsme et modernité, etc.), un compromis rappelant ceux que tout petit bourgeois est amené à réaliser pour assurer sa place dans le monde. Sous le signe de la revanche et de l’appropriation en second lieu. En tant que machine répétitive à produire du succès, de l’argent, l’œuvre est sans nul doute une réponse très massive à quelque frustration. Elle est aussi conquête et aménagement personnels d’un domaine qui, pour celui qui les entreprend, prend vite valeur de domaine réservé. Simenon répète un peu le comportement du bourgeois qui domestique pour son compte une partie de l’espace urbain et institutionnel, lorsqu’il dispose autour de Maigret et du genre policier son œuvre en un ensemble clos et voué à fonctionner hors des concurrences et des comparaisons.

 

3. Statut du texte

En fonction de la position de classe et du statut littéraire tels qu’ils viennent d’être décrits, il s’imposerait de mener une analyse des romans de Simenon qui vise à évaluer l’efficace des déterminations sociales et institutionnelles sur une pratique d’écrivain. Ce travail de grande ampleur ne saurait être mené ici. On voudrait pourtant l’ébaucher en procédant à une enquête limitée et en quelque sorte indicative. Cette enquête consiste en un relevé et une classification des personnages-héros dans la moitié de l’œuvre. On pourrait reprocher à pareille investigation d’en revenir aux illusions de l’analyse de contenu et de ressusciter la vieille et dangereuse idée de l’œuvre littéraire comme reflet. Mais le présent repérage des héros et de leur qualification sociale va dans une autre direction et possède une autre portée. Il ne s’agit pas en tout cas de mesurer la conformité au réel de certains contenus « bruts ». L’objectif est de caractériser sommairement une « société du texte » en tant qu’elle traduit l’image que se fait un écrivain du « sujet social », afin de voir comment cet écrivain laisse passer et laisse parler sa position de classe dans le texte (comment il l’affiche, la dissimule, la transfigure, etc.). Il est aussi d’isoler un élément qui, pour les usagers, entre dans la définition du genre ou de la classe de textes : en effet, le rôle social du héros peut être, pour le lecteur du roman populaire ou moyen, un indicateur de la catégorie littéraire, comme en témoigne l’usage d’un genre fortement codifié tel que le « roman médical ». Bien entendu, il faut tenir compte des incertitudes et hésitations qui peuvent entourer le repérage du héros de roman ou sa définition sociologique.

Secondairement, pareille enquête se justifie par le grand nombre de romans qui composent l’œuvre de Simenon. Véritable population de récits et de personnages, cette œuvre permet de croire qu’une fois les classifications faites, on verra se dégager des fréquences significatives. Ajoutons que l’enquête ne prendra pas en charge les romans policiers et ne s’occupera que de l’autre volet de la production, à savoir les 116 romans dits psychologiques. Ce choix vise à privilégier la partie de l’œuvre où s’exerce le moins la contrainte sérielle.

Le classement des personnages se fera suivant une distribution des catégories socioprofessionnelles en quatre classes. Ces classes sont la grande bourgeoisie, les petits producteurs, la petite bourgeoisie, le prolétariat. Nous y ajouterons un groupe composé de professions qui n’ont pas une définition de classe stable, comme par exemple le métier d’artiste. Entre les classes considérées, les séparations ne sont pas toujours tranchées. On voit ce qui apparente petits producteurs et petits bourgeois (l’artisan et le commerçant, par exemple) et qui les place en position de « troisième force » entre bourgeoisie et prolétariat. On perçoit aussi qu’entre la « suite » de la grande bourgeoisie (haut personnel politique et financier, managers, professionnels de l’idéologie, etc.) et certaines fractions de la petite bourgeoisie, la distinction ne se fait pas toujours clairement (que l’on songe par exemple aux professions libérales). Enfin, il faudra tenir compte de ce qu’une prolétarisation s’est opérée, au cours du xxe siècle, de certains agents appartenant initialement à la petite bourgeoisie.

C’est donc sur base de cette distribution que l’on a procédé au recensement. Tout en sachant qu’un héros ne qualifiait pas nécessairement sur le plan sociologique l’univers romanesque auquel il appartenait, nous avons abouti à la répartition suivante des romans:

 

Tableau de 116 romans de Simenon repartis selon le statut socioprofessionnel des héros

 

 0. Non classés –  Total : 520

Les Sœurs LacroixIl pleut, bergèreLa Fenêtre des RouetTante JeanneLe Confessionnal.

1. Héros appartenant au prolétariat – Total : 19

– Prolétaires de l’industrie : La Porte (invalide, ancien mécanicien), Le Chat (surveillant de travaux retraité).

– Prolétaires de l’agriculture : Le Coup-de-Vague (ouvrier agricole), La Veuve Couderc (ouvrier agricole).

– Domestiques : Marie qui louche (bonne), La Marie du port (servante d’auberge).

– Employés de bureau et de commerce : Les Suicidés (employé de mairie), Le Fils Cardinaud (employé d’assurances), Les Noces de Poitiers (petit employé), Un Nouveau dans la ville (secrétaire dans une entreprise), L’Escalier de fer (voyageur de commerce), Crime impuni (réceptionniste d’hôtel), L’Homme au petit chien (commis de librairie), Le Veuf (dessinateur de publicité), La Cage de verre (correcteur d’imprimerie).

– Techniciens inférieurs : Les Rescapés du « Télémaque » (cheminot), L’Homme de Londres (aiguilleur), Le Nègre (chef de halte), Novembre (laborantine).

 2. Héros petits producteurs – Total : 10

– Agriculteurs exploitants : La Maison du canal (fermier(e)), Le Haut Mal (exploitant agricole), Les Demoiselles de Concarneau (patron-pêcheur), Le Blanc à lunettes (colon-planteur), Le Bourgmestre de Fumes (propriétaire d’une manufacture de tabacs), Le Rapport du gendarme (fermier(e)), Le Clan des Ostendais (patron-pêcheur), La Jument-Perdue (rancher), Le Fond de la bouteille(rancher), Le Riche Homme (bouchoteur).

– Artisans : néant.

3. Héros appartenant à la petite bourgeoisie – Total : 26

– Petits commerçants : Le Coup de lune (commerçant), Le Cheval-Blanc (aubergiste), Chez Krull (commerçant), Les Fantômes du chapelier (chapelier), L’Horloger d’Everton (horloger), Le Petit Homme d’Arkhangelsk (petit commerçant), Le Train (petit commerçant), La Mort d’Auguste (restaurateur), Dimanche (aubergiste), Les Innocents (bijoutier).

– Cadres moyens et supérieurs : Le Passager du « Polarlys » (capitaine de la marine marchande), Les Pitard (capitaine de la marine marchande), L’Homme qui regardait passer les trains (fondé de pouvoir dans une firme), L’Oncle Charles s’est enfermé (comptable), Pedigree (comptable), Une Vie comme neuve (comptable contrôleur), La Boule noire (gérant d’un supermarché), Le Déménagement (directeur d’une agence de voyages), Feux rouges (employé dans une agence de voyages).

– Cadres intellectuels de la fonction et des services publics, journalistes : L’Âne rouge (journaliste), L’Évadé (professeur de lycée), La Maison des sept jeunes filles (professeur de lycée), Les Quatre Jours du pauvre homme (journaliste), Les Autres (professeur de dessin), La Mort de Belle (professeur de lycée).

4. Héros appartenant à la grande bourgeoisie – Total : 34

– Industriels : La Vérité sur Bébé DongeLe Destin des Malou.

– Gros commerçants et agriculteurs : Le Locataire (gros commerçant), Le Bilan Malétras (gros entrepreneur), Les Complices (gros entrepreneur), La Chambre bleue (gros commerçant), Le Testament Donadieu (armateur).

– Professions libérales : 45° à l’ombre (médecin), Ceux de la soif (médecin et professeur d’université), L’Assassin (médecin), Les Inconnus dans la maison (avocat), Malempin (médecin), Bergelon (médecin), Le Cercle des Mahé (médecin), Lettre à mon juge (médecin), Le Grand Bob (médecin), En cas de malheur (avocat), L’Ours en peluche (médecin), La Main (avocat).

– Hauts personnels des domaines politique, judiciaire, universitaire, économique : Les Gens d’en face (diplomate), Quartier nègre (ingénieur principal), La Fuite de monsieur Monde (directeur de firme), Le Temps d’Anaïs (administrateur de société), Les Témoins (magistrat), Le Fils (actuaire), Le Président (homme politique), Betty (P.D.G.), Le Train de Venise (directeur de firme), Il y a encore des noisetiers (P.D.G.).

– Personnalités de la presse, des arts et des spectacles : Les Volets verts (acteur), La Vieille (pilote de course), Les Anneaux de Bicêtre (directeur de journal), La Prison (directeur d’hebdomadaire), La Disparition d’Odile (étudiant, père écrivain).

 5. Héros sans définition de classe précise – Total : 22

– Artistes : Le Suspect (régisseur de théâtre), Trois Chambres à Manhattan (acteur), Antoine et Julie (prestidigitateur), Strip-tease (strip-teaseuse), Le Petit Saint (peintre).

Aventuriers et marginaux : Le Relais-d’Alsace (escroc international), Les Clients d’Avrenos (drogman), Les Fiançailles de M. Hire (escroc), Long Cours (vagabond), Faubourg (aventurier), Chemin sans issue (homme à tout faire), Touriste de bananes (voyageur), Monsieur La Souris (clochard), Cour d’assises (aventurier), L’Outlaw (marginal), Le Voyageur de la Toussaint (marginal), L’Aîné des Ferchaux (aventurier), Au bout du rouleau (aventurier), Le Passager clandestin (joueur), La Neige était sale (oisif, fils de prostituée), L’Enterrement de monsieur Bouvet (aventurier), Les Frères Rico (gangster).

Cette distribution des romans et personnages appelle les observations suivantes :

1° Entre elle et la répartition en classes d’une population comme la population française à un moment quelconque du xxe siècle, il n’y a pas de correspondance. Prévisible, le fait est également compréhensible : un romancier, même réaliste, ne se soucie pas de donner un reflet statistiquement correct de la société qu’il décrit. Par ailleurs, cependant, la représentation de l’univers social est assez diversifiée pour que toutes les classes et catégories soient à peu près mises en scène. En ce sens, l’œuvre de Simenon serait un peu une « comédie humaine ». Nous verrons pourtant que cette première impression ne résiste pas entièrement à un examen plus attentif.

2° Il ne ressort pas d’emblée que la petite bourgeoisie soit la classe la plus représentée. Mais il s’impose à ce propos de procéder à quelques regroupements pour obtenir une vue plus exacte des choses. Ainsi il est permis d’unir petite bourgeoisie et membres de la petite production au sein de la même classe moyenne et de la même idéologie. Par ailleurs, si aujourd’hui les petits employés sont prolétarisés, Simenon a plutôt tendance à nous les présenter à un moment où ils n’ont pas encore basculé dans le vaste ensemble prolétarien, à un moment où le comptable et le commis peuvent encore se considérer et être considérés comme des petits bourgeois. À l’autre bout de l’échelle, Simenon fait intervenir des représentants des professions libérales, médecins surtout, qui sont plus proches, par leurs revenus et leur mode de vie, de la petite que de la grande bourgeoisie. De la sorte, par une extension en tache d’huile, la classe moyenne gagne à elle différentes fractions et finit par constituer un personnel d’une bonne cinquantaine de membres, soit près de la moitié des héros. La distribution approximative serait la suivante :

petite bourgeoisie : 26 personnages,

petite production : 10 personnages,

professions libérales : 12 personnages (au maximum),

employés : 8 personnages (au maximum).

À l’intérieur de cette couche, privilège est en outre accordé à la fraction traditionnelle et descendante contre la fraction nouvelle et montante. Petit commerce et petite industrie dominent, avec l’appoint de quelques membres des professions libérales. Tout ceci n’est sans doute que trop conforme et à l’origine sociale de l’écrivain et à l’image qui s’est constituée de son œuvre.

3° La grande bourgeoisie est, elle aussi, bien représentée et son effectif correspond approximativement au tiers des personnages-héros. De plus, elle apparaît dans sa diversité.

Deux restrictions toutefois à cette estimation. En premier lieu, l’auteur rabat volontiers sur les membres de cette classe une problématique petite-bourgeoise, soit qu’il fasse apparaître le parvenu sous le grand bourgeois, soit que l’aventure vécue par le grand bourgeois se nourrisse d’une nostalgie de vie humble et simple (voir Il y a encore des noisetiers). En second lieu, lorsque la bourgeoisie est figurée davantage pour elle-même, c’est moins de l’intérieur que depuis un théâtre où elle est exhibée dans ce qui la rend fascinante à d’autres, avec son luxe et sa distinction.

4° Qu’il soit ouvrier ou paysan, le prolétariat est de toute évidence sous-représenté. L’absence des travailleurs de l’industrie est même pour ainsi dire complète. Il est frappant que, à côté de deux ouvriers agricoles et de quelques employés des chemins de fer, les deux personnages les plus proches du monde de la production soient un invalide et un retraité (dans La Porte et Le Chat). La présence de deux domestiques achève de donner à cette classe une présence très latérale.

5° On a enfin rassemblé en un groupe tous les déviants, héros hors classe et hors loi tels qu’aventuriers et escrocs, clochards et bohèmes. S’y adjoignent quelques artistes de condi­tion modeste. Au total, une vingtaine de personnages et de romans. Ils n’étonnent sans doute pas dans un univers romanesque à peine dégagé du genre policier et de sa mythologie aventurière. Il reste qu’ils forment un groupe compact et que leur présence, autant que celle des autres catégories, met en cause Simenon et l’interpelle sur sa position face à l’histoire et aux classes sociales. En prendre acte, c’est passer à une interprétation plus globale des données.

S’il faut en conclusion désigner un sujet privilégié du grand récit que nous fait Simenon depuis son premier roman, on n’hésitera guère à le reconnaître dans la petite bourgeoisie, une petite bourgeoisie de type traditionnel. Non seulement cette classe procure à Simenon un héros typique mais elle lui transmet encore une mentalité qui contamine l’ensemble de l’univers romanesque. Ici intervient à nouveau la position de classe de l’écrivain, qui l’induit à surfaire le rôle du petit bourgeois et à étendre les caractères de celui-ci à la société entière. Voilà donc le petit-bourgeois devenu sujet d’une Histoire qui, par ailleurs, est largement escamotée. Sa promotion s’accomplit à la faveur d’un pathos aisément reconnaissable, cette sympathie compatissante à l’égard des petites gens, c’est-à-dire de la foule indistincte des laissés pour compte, des exclus de la compétition, des vaincus aussi. On pourrait croire qu’il s’agit du plus grand nombre, et par exemple des prolétaires. Nous avons vu qu’il n’était question que d’une fraction de classe limitée, dont le drame est de voir son existence compromise par le cours de l’histoire. C’est ainsi que, par un singulier transfert, une espèce quelque peu archaïque témoigne pour l’homme tout entier. Mais il est vrai aussi que ce groupe limité est, dans la chaîne sociale, le maillon le plus sensible à ce processus de restructuration du capitalisme qui entraîne la prolétarisation de larges couches petites-bourgeoises.

Ce transfert a valeur de revendication et l’on peut s’interroger sur son statut idéologique précis. Souvenons-nous qu’au moment où Simenon jette les bases de sa grande série romanesque, certaines petites bourgeoisies d’Europe constituent ou œuvrent à constituer les partis fascistes, qu’elles mettent d’ailleurs au service d’autres groupes sociaux. C’est là l’expression d’une forte crise à l’intérieur de la classe bourgeoise, aboutissant, comme on le sait, à créer un état d’exception en Italie puis en Allemagne. Il est donc permis de se demander, en raison au moins de la concordance historique, si la position réactionnelle petite-bourgeoise dont on trouve trace chez Simenon a quelque chose à faire avec l’idéologie fasciste. Il apparaît qu’il n’en est rien. Ainsi, chez les héros de Simenon, on ne rencontre pas le ressentiment célinien, lui aussi contemporain. On ne reconnaît pas non plus les aspirations fascisantes à rétablir l’ordre, à s’emparer du pouvoir, à « purifier » de façon violente la société, etc. Rien de tout cela, et bien plutôt chez beaucoup de personnages une tendance contre-institutionnelle débouchant parfois sur des attitudes anarchisantes. Être passif, attentiste, le petit bourgeois de Simenon est fidèle à un certain humanisme respectueux des autres et ses sympathies seraient plutôt tournées vers les prolétaires, ces autres « petites gens », que vers la grande bourgeoisie.

Mais à l’égard des petites gens, Simenon ne se contente pas d’éveiller un pathos qui n’est après tout que manifestation de surface. Il structure, au sein de l’univers romanesque, le champ social-idéologique, en opposant à l’ensemble petit-bourgeois le groupe des déviants et des aventuriers. Système à deux pôles antinomiques, mais aussi complémentaires. La déviance est, pour le groupe des conformistes, un horizon mythique, le lieu des solutions imaginaires. On sait que plus d’un héros adopte ce genre de solution et que le passage d’un pôle à l’autre est récurrent dans l’œuvre. Il existe même un personnage qui accomplit le parcours en allant de la déviance à la routine : dans Le Suspect, Chave, membre d’un groupe anarchiste, choisit en fin de course la vie de famille terne et mesquine avec une sorte de délectation. Un véritable échange s’établit donc entre les deux ensembles les plus typés, les plus marqués de la population romanesque21. De la sorte l’un est toujours un peu le commentaire et comme la face inversée de l’autre, et Simenon établit une singulière équivalence entre ces opposés. Il donne à voir par là que l’aventure et la déviance, l’anarchie ou la vie clocharde sont les formes de conversion dont rêve le petit bourgeois en son for intérieur. Selon une position de classe commune à l’auteur et à ceux qu’il représente, le héros revendique pour lui une liberté fantasmatique, qui est échappée hors des institutions et de leurs contraintes.

Au fond, le texte de Simenon pose cette question, qui n’est que le produit d’une contradiction plus fondamentale : comment se garder petit-bourgeois tout en devenant anarchiste ou clochard ? Comment jouer ce double jeu avec innocence et sans trahir trop visiblement la logique de l’Histoire et du jeu social ? À problème mythique, solution mythique évidemment. Mais la forme la plus accomplie de cette solution, nous la trouverons moins dans le groupe de romans évoqués qu’auprès du personnage qui domine en fin de compte toute la production, Jules Maigret.

On le sait, Maigret n’est pas un policier comme les autres. Commissaire à la P. J. française, il prend volontiers des libertés avec les règles de l’institution à laquelle il appartient et a tendance à se comporter comme un enquêteur privé. Surtout, lui qui est à l’ordinaire mêlé aux péripéties les plus sordides ou les plus périlleuses, qui affronte le monde du crime, a tout de l’honnête fonctionnaire et du père tranquille, aimant ses habitudes et son petit confort, les pantoufles et la pêche. Là réside le paradoxe. Celui qui porte les signes les plus évidents de la mentalité et du style petit-bourgeois est aussi celui qui se complaît à la fréquentation des milieux louches, des climats équivoques. Voyons-le, dans Liberty-bar, savourer l’atmosphère trouble de ce havre des déchus qu’est le café de la grosse Jaja. On sait également que Maigret aime à se mettre dans la peau de ceux qu’il suspecte : cette attitude mentale, cette manière de transfert est au principe de sa méthode d’investigation. De la sorte, le représentant de l’ordre et de la loi s’approprie quelque chose du marginal ou du déviant sur lesquels il enquête. Partant de là, on peut voir en Maigret l’image du petit bourgeois fantasmant sur une réalité qui lui échappe d’autant mieux que toute sa condition la nie. On observe aussi que ce qui était conversion chez d’autres personnages devient ici conciliation des pôles opposés en une seule figure, celle du commissaire. La portée d’une telle conciliation s’accroît de ce que Maigret est clairement reconnaissable comme double du narrateur, comme substitut de Simenon romancier. Ainsi se forme de ce dernier une image ambiguë, celle de l’investigateur autorisé et autoritaire conjointe avec celle de quelqu’un qui n’accède à l’existence et à l’épaisseur que par identification aux autres22.

L’intéressant est que Maigret peut explorer les coulisses du mal et de la déviance parce qu’il appartient à l’institution policière. Ce qui lui procure une position d’arbitre. Dans la lutte entre le criminel et la justice ou encore entre le déviant et le bourgeois, il se présente comme un intermédiaire distant et conciliant. Certes, par profession et vocation, il est du côté du pouvoir répressif mais, en esprit ou en acte, il conteste suffisamment ce pouvoir pour ne pas s’associer à toutes ses règles et à tous ses décrets. Ne lui arrive-t-il pas de donner sa chance au coupable en renonçant à le désigner ou à le livrer ? Quelque peu voyeuse, cette neutralité bienveillante ne manque pas de rappeler le Simenon toujours tenté de se maintenir en retrait du monde, de ses institutions et de ses luttes. À cet endroit, nous touchons peut-être au plus central d’une position de classe. Car on sait que le petit bourgeois aime à se penser en dehors des rapports sociaux, au-dessus des antagonismes, dans une posture de compromis peu compromettante qui l’autorise, croit-il, à exercer un arbitrage sur l’Histoire. Dans la sphère restreinte qui est la sienne, Maigret commissaire et romancier est bien cet arbitre.

Antananarivo, décembre 1978


Notes

  1. Simenon (Georges), Je me souviens, Œuvres complètes, Lausanne, Rencontre, 1968, vol. 17, p. 147.

  2. « G. Simenon répond à sa femme », dans Elle, mai 1978, p. 5.

  3. Simenon (Georges), op. cit., p. 134.

  4. On se rappellera que, pour l’analyste du roman occidental qu’est René Girard (Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Grasset, 1961), le désir envieux et mimétique de ce qu’est l’autre ou de ce qu’il possède est un trait que propage dans les sociétés modernes occidentales la classe bourgeoise tout entière et qui constitue sa marque sur ces sociétés.

  5. Simenon (Georges), op. cit., pp. 80-81.

  6. Voir, à ce propos, Baudelot (Christian), Establet (Roger) et Malemort (Jacques), La Petite Bourgeoisie en France, Paris, Maspero, « Cahiers Libres », 1975, et notamment la première partie « Éléments de définition ».

  7. Sur l’apolitisme de Simenon, voir divers passages de Quand j’étais vieux (Paris, Presses de la Cité, 1970), par exemple les pages 34 et 144.

  8. Simenon (Georges), Quand j’étais vieuxop. cit., p. 154.

  9. On retrouve ici la figure de la convocation, qui est l’une des deux figures constitutives de toute biographie, l’autre étant la figure de vocation (voir Groupe u, « Rhétoriques particulières. Les biographies de Paris-Match », Communications, no 16, 1970, pp. 110-124).

  10. Il est clair que, dès ses débuts, le personnage de Maigret est voué à ne pas s’enfermer dans le rôle du simple policier. Il possède une dimension supplémentaire et tient du justicier mais aussi, et d’une manière euphémisée et presque ironique, du surhomme.

  11. On rappellera que la collection des Maigret fit l’objet, le 20 février 1933, d’un lancement au cours du « Bal anthropométrique » qui se déroula à la Boule Blanche de Montparnasse et que Simenon organisa lui-même.

  12. Voir, à ce propos, Charle (Christophe), La crise littéraire à l’époque du naturalisme. Roman – Théâtre – Politique, Paris, PENS, 1979.

  13. Sur la structuration du système littéraire, voir Dubois (Jacques), L’institution de la littérature, Paris/Bruxelles, Nathan/Labor, 1978.

  14. Eisenzweig (Uri), « Genèse et structure du roman policier. Hypothèses de travail », Degrés, no 16, hiver 1975, p. 10-11.

  15. Le présent ouvrage comme d’autres travaux en préparation témoignent, à cet égard, d’une évolution sur laquelle il serait utile de s’interroger.

  16. Certains manuels d’enseignement du français comme langue étrangère lui font place : le caractère simple et direct du style de Simenon se confirme ici.

  17. Pour affirmer cela, je me réfère notamment, faute de sources mieux établies, à une citation que Le Monde du 17-18 août 1975 faisait de l’hebdomadaire soviétique Literatournaya Gazeta et de l’un de ses articles touchant au roman policier. J’extrais de cette citation le passage suivant : « D’ailleurs, le genre policier en U.R.S.S. perpétue les traditions humanistes de la littérature russe, notamment en s’efforçant d’expliquer pourquoi tel homme est devenu dangereux pour la société et comment il peut être sauvé… Les héros du roman policier soviétique sont toujours positifs et vraisemblables, alors que dans les romans occidentaux, le commissaire Maigret est une heureuse exception. »

  18. « Longtemps, j’ai signé avec Gallimard un contrat annuel de six romans parce que cela correspondait, comme revenu, à mon train de vie. Il fallait bien que les romans tombent dans l’année. Je devais les livrer à date fixe. J’ai donc connu, en moins pressantes, les difficultés qui ont tant pesé sur Balzac » (Simenon (Georges), Quand j’étais vieuxop. cit., p. 279).

  19. Voir sur ce point Dubois (Jacques), « Simenon et la déviance », Littérature, no 1, 1971, pp. 62-72 ; Edmond (Paul), « Lettre à mon juge de George Simenon ou la communication périlleuse », Études de littérature française de Belgique offertes à J. Hanse, sous la direction de Michel Otten, Bruxelles, J. Antoine, 1978, pp. 385-396.

  20. Dans ces romans, la reconnaissance du héros ou de son statut social fait question. Nous les avons donc laissés de côté.

  21. Il peut arriver aussi que le parcours décrit s’effectue à l’intérieur même de la petite bourgeoisie. Dans Une Vie comme neuve, le héros, à la suite d’un hasard qu’il exploite, transforme sa vie sur un mode mi-réel mi-imaginaire mais sans changer de statut social.

  22. Cette ambiguïté se retrouve dans la relation entre le nom du personnage (Maigret, le « petit maigre ») et sa prestance ou sa lourdeur physique.


Pour citer cet article :

Jacques Dubois, « Statut littéraire et position de classe », Sociologie, institution, fiction. Textes rassemblés par Jean-Pierre Bertrand et Anthony Glinoer, site des ressources Socius, URL : http://ressources-socius.info/index.php/reeditions/28-reeditions-de-livres/sociologie-institution-fiction-textes/205-statut-litteraire-et-position-de-classe, page consultée le 28 mars 2024.

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