Première publication dans Textyles, no 15, 1999, pp. 12-16.

 

Il y a bien des années déjà que Pierre Bourdieu a ouvert de nouvelles perspectives à l’interprétation sociologique des faits de littérature, en mettant au jour des notions comme celles de « marché des biens symboliques » et de « champ littéraire ». C’est à décrire la genèse et la structure de ce dernier qu’est voué son grand ouvrage Les Règles de l’art (Seuil, 1992). Par ailleurs, l’intérêt qu’il porte aux cultures minoritaires ou dominées s’est exprimé à maintes reprises, et notamment dans la revue Liber qu’il dirige et dont une livraison mémorable a été consacrée à la Belgique. Nous lui avons demandé de revenir, à l’occasion de ce numéro de Textyles, sur l’analyse qu’il réserve aujourd’hui au champ littéraire belge dans ce qui fait la position complexe et incertaine de ce champ.

Jacques Dubois : Plantons le décor. Depuis qu’elle existe, c’est-à-dire depuis un siècle et demi, la littérature belge a toujours été tiraillée entre deux tentations : celle de se fondre dans la littérature française, sa grande voisine tutélaire, l’autre de s’affirmer comme indépendante et comme spécifique. Le débat a rejailli récemment. Alors que cette littérature n’est pas enseignée dans les écoles (hormis dans les départements universitaires, et encore), on voit de plus en plus les jeunes lecteurs s’intéresser aux auteurs du cru, les lire, les connaître. Cela correspond sans doute à l’apparition d’une génération d’écrivains particulièrement affirmée et dynamique, faisant montre d’une aisance inédite – les Toussaint, Savitzkaya, Roegiers, Haumont, Outers, Cliff, Nothomb, Blasband, Lamarche, Lippert, etc. Cela correspond peut-être aussi au fait que cette littérature est de plus en plus étudiée pour elle-même, avec des instruments qui permettent de sortir des formes antérieures de la célébration complaisante. Je pense ici à ces jeunes analystes et historiens qui travaillent dans votre ligne ou selon des perspectives proches comme Aron, Biron, Grawez, Dirkx, Bertrand, Denis, etc. Ils portent sur la littérature belge et ses institutions un regard interprétatif renouvelé et notamment sur les contradictions qui travaillent cette littérature. Michel Biron en particulier a pu montrer comment la littérature belge, prise dans une double et souvent contradictoire exigence d’autonomie, a ressenti plus qu’aucune autre ce qui fait l’aporie de toute modernité1.

Mais commençons par une question préjudicielle. Il y a quelques années déjà, vous aviez proposé une première description du statut de la littérature belge2 et, par la suite, à travers les dossiers de Liber notamment, vous avez assez régulièrement manifesté un intérêt pour les cultures ou littératures périphériques. Est-ce que cet intérêt trouve sa source dans la conception que vous vous faites du champ littéraire et des rapports de domination qui sous-tendent les sphères artistiques ?

Pierre Bourdieu : En effet, le papier que j’avais fait sur la littérature belge, sur la littérature française de Belgique, partait de considérations théoriques. C’était une sorte de cas d’école puisque vous aviez là, me semble-t-il, un cas de littérature dépendante littérairement et autonome politiquement. Donc, comme dans le cas de la Suisse ou du Québec ou comme dans le cas de l’Autriche par rapport à l’Allemagne, on a une situation dans laquelle une frontière politique vient diviser le champ littéraire et, en un sens, le champ littéraire est plus fort que le champ politique. C’est intéressant parce que ça prouve qu’il y a une spécificité de la domination littéraire. On peut être libre politiquement tout en restant dominé littérairement. De ce fait, j’avais été porté à accentuer l’effet de domination. À l’occasion du numéro de Liber que nous avons consacré aux problèmes de la Belgique, essentiellement à travers les trois papiers de Pascale Casanova3, qui sont tout à fait fondamentaux – et qui devraient lui valoir d’être nommée Belge d’honneur...–, il m’est apparu que, à côté de ce que j’avais beaucoup accentué, à savoir la domination, l’attraction du central, la fascination de Paris (que P. Casanova décrit très bien à propos du cas extrême de Michaux, cas d’assimilation parfaitement réussie de quelqu’un qui se fait oublier et s’oublie comme Belge), il y a ce qu’elle appelle la colère belge, la colère des Belges. Et, dans un papier sur Bruxelles, qui est apparemment un simple compte rendu d’un livre un peu historico-hagiographique, elle fait apparaître le rôle étonnant qu’a joué Bruxelles tout au long du xixe siècle comme capitale de la deuxième chance contre ce Paris qui dominait le monde littéraire tout entier, et comme lieu de toute une série de contestations. Et elle rappelle par ailleurs, dans un travail qu’elle est en train de faire et qui sera, je pense, une chose très importante, que les Belges ont été des modèles pour les Irlandais, pour les Norvégiens, pour une série de petites nations. En outre, dans un autre papier à propos de Cobra, elle faisait voir qu’il y avait non seulement des résistances spontanées et individuelles à la domination mais même une résistance organisée.

J.D. : Donc, Cobra vous apparaît comme l’exemple d’une inversion de la relation ordinaire de tutelle et de domination. Et ce mouvement, qui excédait les frontières des arts et des nations, vous incite à revoir votre conception de la domination symbolique.

P.B. : Le cas de Cobra est intéressant parce qu’il fait voir que, outre cette sorte de propension à la subversion, qui est liée à la position de dominé dans l’espace littéraire, on voit apparaître dans certaines conjonctures des entreprises organisées de résistance. Il m’est apparu rétrospectivement que l’application que j’avais faite un peu à la légère de mon modèle était franchement mutilante. Plusieurs autres papiers d’écrivains ou de critiques belges qui figuraient dans ce numéro ont renforcé ce sentiment et je pense – et là je rejoins votre question – qu’une prise de conscience plus aiguë de la spécificité de la domination littéraire, des médiations par lesquelles elle s’accomplit, de la dimension incorporée, intériorisée, quasi corporelle, de soumission qui est inscrite dans toute domination symbolique, pourrait être à l’origine d’un mouvement de libération littéraire. Il y a des colonisations symboliques. Et, au risque de paraître présomptueux, je dirai qu’une des intentions de Liber, c’est d’unifier, dans une sorte d’internationale intellectuelle des nations, des traditions qui, pour des raisons historiques, occupent des positions dominées et qui, à ce titre, peuvent être particulièrement actives, dynamiques, dans des luttes pour une forme nouvelle d’internationalisme.

J.D. : On peut faire état à cet endroit des deux interprétations de la littérature belge qu’ont proposées concurremment Marc Quaghebeur et Jean-Marie Klinkenberg, et dont Damien Grawez a fait ressortir, dans Textyles4, les inflexions différentes en dépit d’une base interprétative commune. Pour Quaghebeur, quand il se manifeste, le propre de cette littérature tiendrait avant tout à une rébellion envers la langue qui marquerait les différentes époques et écoles et qui, expression d’un inconscient collectif, se voudrait fondatrice d’identité. Ce qui donne ces « irréguliers du langage » qu’une exposition a naguère mis en évidence et qui rassemblent éventuellement des tentatives assez disparates. Pour Klinkenberg, l’affirmation autonome ne serait certes pas indifférente aux faits de langage mais tiendrait pour l’essentiel d’un positionnement institutionnel, éditorial, etc., et d’une certaine manière de percevoir et de vivre les rapports de domination. Ce qui ferait que, selon les époques et les générations, on voit son intérêt tantôt dans une grande appartenance française et tantôt dans la revendication d’une autonomie.

P.B. : Ce n’est pas exclusif !

J.D. : Ce n’est pas exclusif.

P.B. : Mais je pense qu’il peut y avoir une sorte d’habitus littéraire national, qui est le produit d’une situation, d’une position constante de résistance à la domination, etc. Cela a été beaucoup dit des Irlandais...

J.D. : Des Autrichiens peut-être aussi.

P.B. : Oui, il y a une sociologie des rapports de force symboliques de nation littéraire à nation littéraire qui peut permettre de comprendre les choses que l’on ne comprend pas lorsqu’on fait une sociologie des rapports de force politiques. Évidemment, les rapports de force littéraires vont souvent de pair avec les rapports de force politiques, mais il y a des cas où cela n’est pas si simple. Par exemple, les rapports États-Unis-Angleterre, qui tournent en faveur des États-Unis, ont été longtemps favorables aux Anglais. Il y a une politique proprement littéraire...

J.D. : Encore faut-il avoir les moyens de cette politique. Et par exemple pouvoir s’appuyer sur ces repères que sont les grandes œuvres novatrices. Des littératures mineures comme l’autrichienne ou l’irlandaise ont pu se prévaloir d’écrivains de grande dimension, dont quelques-uns s’affirmaient en rupture avec la littérature de domination autant qu’avec la littérature d’appartenance. Joyce, Beckett, Bernhard ont été des modèles et des moteurs à cet égard. La littérature de Belgique a manqué de ces grands repères et, tout en ayant une production de qualité au cours des temps, n’a peut-être pas eu les figures de proue qu’elle espérait ou méritait.

P.B. : Maeterlinck a été très, très important...

J.D. : Mais, plus tard, Michaux ou Simenon ont échappé à la Belgique...

P.B. : Maeterlinck a eu un rôle énorme pour les Irlandais, un peu comme Ibsen. Ce sont des écrivains qui ont été extrêmement importants pour tous les petits pays, au titre de maîtres à penser de la libération. Il y a une explication à la particularité de la Belgique, c’est la domination écrasante de Paris. Paris dominait le monde littéraire et être dominé directement par Paris, dans la même langue, c’est une situation très défavorable. C’est la même chose pour les colonisés de la France. Ils ne sont pas du tout dans la même position que tous les colonisés de l’Angleterre (Beckett, par exemple), qui eux avaient Paris comme recours.

J.D. : Est-ce qu’on ne peut pas dire que les cartes se redistribuent aujourd’hui dans la mesure même où la littérature française n’a plus temporairement l’aura, la force de centralisation qu’elle a eue si longtemps ? De telle sorte que les littératures périphériques sont depuis quelque temps emportées dans un double mouvement, qui est celui de l’européanisation de la culture et celui de l’émergence des identités mineures. Comme si le vent était favorable, face à une littérature française qui manque, même si c’est de façon temporaire, de pôles d’attraction, à une internationalisation de l’espace littéraire.

P.B. : Les rapports de force à l’intérieur du monde littéraire ont sans doute beaucoup changé. C’est compliqué. Actuellement le pôle commercial américain a pris de plus en plus de poids par rapport au pôle littéraire. Dans l’espace littéraire proprement dit, je pense que Paris reste encore très fort, que les gens souhaitent être traduits à Paris. Mais il est très difficile de parler de cela parce que c’est évidemment un enjeu de lutte. Dès que des essayistes tels que Domenach ont dit « le roman français est fini », aussitôt en Allemagne ou aux États-Unis, cela a eu un succès fou pour des raisons immédiatement intelligibles. Et cela a aussi beaucoup de succès chez les mauvais écrivains du Figaro qui se réjouissent d’entendre dire que le roman, c’est-à-dire la littérature d’avant-garde, est mort. Ce sont des débats très compliqués où les gens sont à la fois juge et partie et ont des intérêts cachés tellement évidents qu’on peut soupçonner tous les jugements d’être des prises de parti intéressées. C’est pourquoi j’hésite toujours à intervenir. On en revient à votre question. Il est vrai que j’ai tendance de plus en plus à passer de l’analyse à la critique. Il faut inventer une nouvelle forme de lutte et le champ littéraire est un des lieux de lutte politique spécifique très importants qui est abandonné aux écrivains qui sont souvent enfermés dans leur narcissisme...

J.D. : Vous n’ignorez pas que la Belgique connaît depuis un an à peu près et sans discontinuer des événements très secouants. C’est toute une société qui est remise en cause. Beaucoup d’intellectuels de toute espèce sont intervenus au cours de ces événements, et en particulier un grand nombre d’« intellectuels organiques ». Très peu les écrivains. Même les plus bavards sont restés discrets. Mais cela ne mérite peut-être pas d’être relevé.

P.B. : Ce silence pose problème. Sans doute les grands écrivains sont-ils tellement absorbés dans leur tâche, tâche très étrange, très difficile, que même avec toute la bonne volonté du monde, ils sont un peu perdus, et puis, ils n’ont pas les instruments d’analyse, ni les armes. Il y a aussi peut-être le fait qu’il n’existe pas de modèles. En tout cas, c’est une question que je me suis beaucoup posée à propos du Parlement des écrivains dont j’avais lancé l’idée avec un peu de naïveté. J’ai découvert que c’était très difficile d’entraîner les écrivains dans des actions rationnelles et spécifiques à la fois. Signer des pétitions contre la prolifération de l’arme atomique ou mener des actions du type Pen Club pour la défense de tel ou tel écrivain persécuté, c’est facile. Mais des actions spécifiques, je veux dire des actions qui concernent les intérêts spécifiques des écrivains, c’est beaucoup plus difficile. Un des rôles que pourrait jouer la sociologie – parce que la sociologie de la littérature comme toutes les sciences peut être appliquée –, c’est d’essayer de donner à la fois des fins et surtout des moyens rationnels à des actions politiques spécifiques, des actions littéraires en faveur de la littérature, des actions artistiques en faveur de l’art. On assiste, dans le monde entier, à une régression de l’art d’avant-garde et même à une sorte de restauration de l’art pompier. Or, il est très difficile de mobiliser les gens contre ce genre de phénomène sournois. Par exemple, on se mobilisera parce que quatre ou cinq personnes ont écrit dans une revue de la nouvelle droite, la droite fasciste. Mais il pourra arriver que ceux qui dénoncent les compromissions politiques avec l’extrême-droite (comme celles de Jean Clair ou de Jean Baudrillard), sacrifient au même conservatisme esthétique (je pense aux critiques du Monde ou de Art Press). Il est extrêmement difficile de faire prendre conscience aux gens qu’il y a des luttes politiques d’art, ou de philosophie, ou de littérature, qui ne sont pas réductibles à des luttes politiques au sens ordinaire.

J.D. : Le concept d’autonomisation joue un grand rôle dans votre théorie. Par ailleurs, on a l’impression que vous avez tour à tour pensé l’autonomie des sphères de la production moderne tantôt comme une faillite de la démocratie culturelle (les artistes se coupent du public) et tantôt comme une disposition propice à la vie intellectuelle et même aux engagements (l’artiste ou l’homme de science interviennent avec d’autant plus de poids dans l’espace public qu’ils ont accumulé de capital dans leur sphère propre). De ce point de vue, qu’en est-il des littératures encore peu autonomisées et qui conservent donc un certain ancrage social (Québec par exemple, Belgique peut-être) ? On pourrait croire qu’elles sont plus propices à l’action intellectuelle et, en même temps, cela ne se vérifie guère dans la pratique (la Belgique me paraît connaître une assez forte rétention des écrivains par rapport au champ social).

P.B. : L’intention d’autonomie (la littérature autonome) peut s’affirmer par rapport aux forces économiques et politiques d’une part ou par rapport aux forces spécifiques, c’est-à-dire proprement littéraires, dominantes. Ce sont deux choses tout à fait différentes : les littératures de petits pays subissent très fortement la domination du littéraire mais elles peuvent sous certaines conditions – il y a eu de grandes révolutions : autrichienne, irlandaise, etc. – s’appuyer sur l’autonomie politique pour faire des subversions littéraires. Mais cela suppose une prise de conscience héroïque des formes spécifiques que prend la domination, en matière de langue notamment. Cela suppose – comment dire ça ? – une prise de conscience de ce qu’il y a de spécifiquement littéraire dans la domination. Alors que très souvent, sous l’influence du marxisme par exemple, on a politisé en délittérarisant ; on a transporté les luttes du terrain littéraire au terrain politique. Vous avez des gens qui étaient très révolutionnaires politiquement mais très conservateurs littérairement. Mais inversement, des gens qui, étant subversifs littérairement, étaient suspects d’être conservateurs politiquement, comme si c’était une forme d’escapisme. Les révolutions spécifiques sont très mal reconnues, partout d’ailleurs, en littérature, en religion, dans tous les champs.

J.D. : Comme le Québec, mais moins que le Québec, la littérature de Belgique est une littérature où le mécénat d’État est important. En tout cas, et sans avoir de point de comparaison avec la France, je puis dire que, dans le dernier demi-siècle, l’État, ses instances culturelles ont beaucoup fait pour promouvoir la littérature du pays, ont apporté un soutien réel aux écrivains, même si aucune politique d’enseignement de cette littérature n’a été mise en place. Diriez-vous que ce soutien étatique à la littérature est gros d’effets pervers ?

P.B. : Pas nécessairement. J’ai un point de vue qui peut paraître paradoxal. Les productions que l’on peut appeler d’avant-garde pour aller vite, sont des productions sans marché, qui ne peuvent survivre dans une grande mesure qu’artificiellement, grâce à des aides, etc. Est-ce que cela implique nécessairement une dépendance ? Pas du tout. Prenez l’exemple de la sociologie. Elle peut s’intéresser aux objets que lui assigne l’État aujourd’hui : les pauvres, les exclus, la drogue, etc. Mais elle peut aussi se servir des moyens que lui assure l’État pour étudier l’État. Elle peut se servir de la liberté que donne l’État pour critiquer l’État. Le fait de recevoir des subsides de l’État n’implique pas du tout que l’on soit soumis aux exigences et aux verdicts de l’État. Au contraire, du jour où on a la tenure, du jour où on est professeur titulaire, on a une liberté garantie. Encore faut-il s’en servir... Ce qui pose la question des conditions véritables de l’autonomie. Est-ce que l’indépendance vient uniquement par l’argent ? Est-ce qu’elle ne vient pas aussi par des médiations telles que la position occupée dans les classements spécifiques dans le champ ? J’appelle cela la loi de Jdanov, une loi très triste : les dominés dans un champ, littéraire, artistique, philosophique, sociologique, etc. ont une propension particulièrement grande à l’hétéronomie, c’est-à-dire à se plier aux demandes de l’église, du parti, de l’État, du roi, alors que les gens les plus consacrés selon les normes spécifiques, les plus reconnus par les pairs, sont ceux qui ont le plus de liberté. C’est une loi tendancielle, ce n’est pas mécanique. Il y a de grands soumis parmi les consacrés, mais la corrélation est très, très forte...

J.D. : Mais est-ce pourquoi la Belgique a donné de très grands formats dans des genres mineurs et très fortement commercialisés, comme Hergé dans la bande dessinée, Simenon dans le policier, Ray dans le fantastique ou Brel dans la chanson ? Comme s’il s’agissait de conjurer la domination subie par une domination choisie. Comme si tout un territoire paralittéraire, qui a d’ailleurs pas mal gagné depuis en légitimité, s’était constitué, à un certain moment, en espace d’expansion des « colonisés » et en conséquence de libre expression.

P.B. : On peut comprendre pourquoi les dominés sont grands parmi les petits, les mineurs... Je ne sais plus si c’est Bernard Shaw qui disait que les Irlandais sont les bouffons des Anglais. Il avait remarqué qu’ils étaient souvent bons dans la satire, dans la comédie, etc., et dans l’autodérision. Cela a été dit à propos des Juifs. Les peuples stigmatisés, dominés, sont portés à faire de nécessité vertu et à se défendre contre l’intériorisation de la domination en se tournant eux-mêmes en dérision. Il y a aussi que, faisant de nécessité vertu, on peut tenter d’exceller dans ce qui est abandonné aux dominés parce que les dominants le dédaignent.

Paris, avril 1997.


Notes

  1. Biron (Michel), La Modernité belge. Littérature et société, Bruxelles/Montréal, Labor/Presses univ. de Montréal, « Archives du Futur », 1994.

  2. Bourdieu (Pierre), « Existe-t-il une littérature belge. Limites d’un champ et frontières politiques », Études de lettres, 1985, vol. III, pp. 3-6.

  3. Voir Liber, no 21-22 (La Colère des Belges), mars 1995, suppl. au no 106-107 des Actes de la Recherche en Sciences Sociales ; et en particulier les articles de Pascale Casanova : « Même pas étranger » (pp. 13-17), « La colère de Cobra » (pp. 15-17) ainsi que le compte rendu d’un ouvrage de Ph. Roberts-Jones, Bruxelles Fin de Siècle (p. 11).

  4. Grawez (Damien), « Littérature et conceptions historiographiques en Belgique francophone », Textyles, no 13, 1996, pp. 111-135.


Pour citer cet article :

Jacques Dubois et Pierre Bourdieu, « Champ littéraire et rapports de domination (entretien avec Pierre Bourdieu) », Sociologie, institution, fiction. Textes rassemblés par Jean-Pierre Bertrand et Anthony Glinoer, site des ressources Socius, URL : http://ressources-socius.info/index.php/reeditions/28-reeditions-de-livres/sociologie-institution-fiction-textes/212-champ-litteraire-et-rapports-de-domination-entretien-avec-pierre-bourdieu, page consultée le 28 mars 2024.

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