Première publication dans Lendemains, n° 105-106, 2002, pp. 89-98.

 

La poésie moderne a renoncé, comme on sait, à se conformer à un modèle stable. Et, de Baudelaire à Breton, pour faire vite, elle s’est réinventée de période en période, d’école en école. Mais cette réinvention continue n’a rien eu d’un pur désordre. Elle demeurait projet collectif rien qu’à maintenir une logique à l’intérieur même de la succession des ruptures. Une sorte de transmission du flambeau s’opérait ainsi entre écoles successives et concurrentes. En quelque sorte, en opposition au groupe « sortant », un groupe « entrant » déposait sa marque de fabrique et se mettait en situation de réguler et de codifier « l’espace des possibles » pendant quelques années. Tout poète nouvellement débarqué avait à se choisir par rapport à lui et en somme à se conformer à son pouvoir. Période heureuse des avant-gardes où chaque révolution engendrait sa propre terreur, mais une terreur bienfaisante en ce qu’elle établissait des balises, qu’elle traçait des frontières, donnait des orientations, tout en maintenant une conception haute du poétique. Et puis est venu le temps d’une dispersion des pratiques faite de brouillage et d’exténuation des repères. Et c’est comme si désormais chacun avait à tâche de définir son petit territoire avec le propos de refonder la poésie pour son propre compte. Je suis à moi seul la poésie ou à tout le moins ma poésie. Ce qui peut se lire à la fois comme acte d’orgueil démiurgique et comme geste pathétique de déréliction.

Francis Ponge représente un moment clé à cet égard. Entre son « parti pris des choses » et son « compte tenu des mots », il a édifié au long des années un système poétique qui semblait ne devoir rien à personne et déroutait par son caractère improbable. Advenait avec lui une poésie qui, se réclamant de Malherbe et de La Fontaine, mariait un classicisme retrouvé avec une modernité rusée et espiègle qui semblait faire fi, avec le plus grand dédain, des alternatives qui avaient marqué le débat sur la poésie depuis un siècle – l’option Valéry versus l’option Breton-Aragon, par exemple. Ponge fit si bien que, ayant procédé subtilement à sa propre mise à l’écart à l’intérieur de « l’espace des possibles », il se vit adopté par les clans les plus divers et offrit son œuvre aux lectures les plus opposées.

La disparition des grands modèles comme la fin des groupes et des esthétiques collectives auraient donc eu pour conséquence une singularisation extrême de toute expérience et de toute affirmation poétique. Mais est-ce aussi simple et n’a-t-on pas affaire là à un effet de champ soigneusement entretenu par les poètes ? La poésie de Francis Ponge elle-même n’est-elle pas le produit d’un bon usage des ressources du champ, c’est-à-dire du dépassement le plus adéquat de la crise du surréalisme et des alternatives que cette crise proposait ? Et, après tout, n’aurait-on pas vite fait de repérer une génération d’épigones dans la postérité de Ponge ?

Observons que le poète contemporain se déploie dans un espace d’écriture/lecture fortement circonscrit, où l’air littéraire est raréfié. Par excellence, il est auteur écrivant pour ses pairs et contraint à tourner dans le cercle d’échange le plus restreint. Or, ce cercle de haute connivence est en même temps peu institué dans la mesure où, à l’intérieur d’une pratique générique mal définie, les enjeux de pouvoir deviennent indistincts. Ce qui induit une conscience particulière de ce qui s’écrit, de ce que font les autres, de la poésie en gestation. En fait, le poète aujourd’hui se trouve, à l’intérieur même d’une proximité forte avec ses confrères, dans un isolement structurel marqué. Notre question ici même est de savoir comment il gère cette tension entre appartenance et solitude. Autrement dit, on voudrait voir si, à travers un positionnement problématique où sont à l’œuvre des forces anomiques, une volonté commune arrive à se faire entendre et dans quelle mesure elle remet en cause le statut de la poésie.

Notre question sera donc : que veulent les poètes aujourd’hui ? Que veulent en particulier ceux qui, commençant à se faire un nom, fût-il confidentiel, sont en mesure de faire entendre leur voix, y compris leur voix programmatique ? Ont-ils une idée partagée de leur pratique ? Ou bien, au contraire, nous renvoient-ils à cette dispersion qui semble le lot de la poésie depuis pas mal de temps ? Parmi d’autres, un objet s’offre à notre attention, qui va nous permettre une petite enquête sur la façon dont les poètes d’aujourd’hui tentent de se définir. Saisissons-nous de lui. Il s’agit d’une anthologie d’auteurs comme il en paraît régulièrement. Elle s’intitule Poé/tri, porte en sous-titre 40 voix de poésie contemporaine et est introduite avec allant par Franck Smith et Christophe Fauchon1. Objet vivant et chatoyant qui éveille, rien qu’à le parcourir, une joyeuse envie de langage neuf et de rêverie sur le monde. Oui, poésie pas morte et son être suit.

Poé/tri rassemble pour l’essentiel des représentants d’une génération qui accède à la notoriété et dont les âges sont pris dans une fourchette allant de 30 à 50 ans. On relèvera pourtant la présence de quelques « anciens » comme Michel Butor, Henri Meschonnic ou James Sacré. Mais on pointera surtout les noms de Pierre Alferi, Philippe Beck, Patrick Bouvet, Olivier Cadiot ou Nathalie Quintane, autant de figures en ascension. Au nombre des voix retenues, quelques-unes n’appartiennent pas à l’Hexagone, voix du Québec ou de Suisse. Les présentateurs assurent n’avoir pas procédé à un choix méthodique ou à une sélection fondée sur des critères précis. Ils se réclament davantage d’une sensibilité intuitive à l’état présent du champ poétique, déclarant de façon nonchalante : « On s’est branché sur le poétique et on a laissé passer, on a laissé dériver, dans une traversée des fluidités poétiques actuelles avec leurs seuils, leurs intercesseurs, les connecteurs, les déconnecteurs de zones convulsives. On a accédé par dérivations, par ombrage, par yeux semi-fermés et oreilles attentives, par détournement, par esprit d’anti-gravité, par développement autant que dévouement » (pp. 7-8). Somme toute, les deux préfaciers choisissent de ne pas choisir entre conceptions diverses et nous voilà renvoyés à une poésie qui se définit de la façon la plus tautologique. La poésie est ce qui se dit tel ou ce qui se pense comme tel et qui relève d’une mystérieuse auto-génération. Mais c’est là une bien ancienne manière d’éluder la question du genre et de ses conditions de production.

Dans Poé/tri, la contribution de chacun des auteurs se présente en trois volets : un texte poétique inédit, une « déclaration d’intention » qui est comme le credo poétique de l’écrivain, une note biographique de caractère assez libre. C’est évidemment au second de ces volets que l’on s’est intéressé ici de façon soutenue et à son caractère de prise de position déclarée. Il est vrai que vingt seulement des quarante intervenants ont profité de la possibilité qui leur était offerte et ont rempli le second volet, alors que les vingt autres s’en dispensaient. Les premiers se livrent à cet exercice en peu de mots, quelques formules le plus souvent. Ce qui nous fait au total un échantillon un peu mince, un matériau un peu fragile. À le parcourir de façon transversale, comme on le fera d’un bout à l’autre, on croit cependant pouvoir y reconnaître une cohérence, quitte à ce que l’on débusque celle-ci dans les interstices des textes plus qu’à même leur surface visible. Déjà, dans ce qu’il a de rapide, de provocant, d’énigmatique, ce bouquet d’interventions laisse le plus souvent transparaître une exigence forte et toute une fougue à s’exprimer et à se positionner. La volonté d’affirmation y affleure de façon impérieuse. Reste à voir s’il est possible de mettre dans cette floraison de formules, d’images, de principes un semblant d’ordre et, partant de là, si l’on peut dégager quelques tendances dont on cherchera à définir l’orientation. Ce sera au risque d’omettre des divergences, tout en sachant que « l’effet recueil » peut masquer des antagonismes et des conflits quant aux exigences de la pratique poétique.

 

Au commencement le verbe

La poésie toujours recommencée. Elle est donnée chez plusieurs comme acte inaugural, sans programme préalable. Valérie Rouzeau l’entend ainsi, invoquant une candeur coupable : « Les dernières pages publiées sont toujours pour moi les premières dans le désir d’un mouvement qui me mènerait à commencer tout le temps – comme si, mine de rien, je repartais chaque fois de zéro pour arriver à neuf en innocente qui n’a rien fait mais entend bien se rattraper ! » (p. 131). Marc Cholodenko acquiesce, qui tient chacun de ses volumes comme la recherche du « prochain monde vivable en poésie » (p. 46). Cela recoupe l’idée émise par d’autres qu’il n’est d’expérience poétique que liée au hasard, à la surprise, à la fulgurance, sans que s’y mêle quoi que ce soit d’une mystique de l’épiphanie. Leslie Kaplan marque ainsi la différence du poème avec le roman, quitte à admettre que le roman puisse faire sa part au poétique, et donc également au surgissement imprévu (p. 81). On relèvera par ailleurs l’absence de référence à une tradition, à un héritage, à quelques grandes figures modernistes. C’est tout juste si l’on voit passer les ombres de Mallarmé, de Verlaine et de Rimbaud. Sur l’inscription dans la modernité, Philippe Beck a cette pénétrante formule : « La querelle des Anciens et des Modernes s’achève en paix. Mais la paix est dure aussi » (pp. 17-18). Entendons que la fin – au moins apparente – des luttes laisse l’écrivain dans une vacance malaisée à gérer.

L’incertitude sur ce qu’il convient de faire a partie liée avec l’intime condition langagière du travail poétique. Certes, la langue donne à la pensée son mouvement, confère au rythme sa direction. Mais elle est aussi une aventure quelque peu périlleuse en ce que les paroles nous mènent et anticipent sur nos intentions. « Ferveur des mots qui nous précèdent et nous bercent d’avenir », constate Sylvie Fabre G. (p. 71). « Tels des cailloux blancs projetés devant soi afin de s’y retrouver un peu plus un peu plus tard, les mots de Marc André Brouillette tentent de tracer des itinéraires guidés par les sens », relève Brouillette, parlant de lui (p. 29). Cela dit, il y a plus d’un siècle à présent que la précellence accordée au langage fait partie du credo poétique. Mais ledit credo veut désormais se garder de toute imposture. Les mots sont ce qu’ils sont et ne procèdent pas de quelque magie. Jean-Pascal Dubost fait la part d’une « syntaxe hésitante et désobéissante, perturbée » (p. 64) et Philippe Beck encore nous parle de façon toute dialectique d’un « français, qui bouge, s’estompe difficilement, et s’enrichit en mourant indéfiniment » pour ajouter avec force : « Le langage n’est pas une erreur » (p. 18).

Le langage, soit, mais la poésie ? Acquise à la nécessité de son incessante relance, elle n’est assurée de rien. Ni de son être ni de son faire ni du succès de ce dernier. Plusieurs disent leurs inquiétudes. « Le poème, déclare Dubost, est l’objet de ces doutes. » (p. 64) « Trêve de plaisanterie je cours sûrement après quelque chose qui n’existe pas », s’exclame Valérie Rouzeau (p. 131). Et Frank Laroze nourrit son espoir d’un scepticisme sur la réussite de l’expérience poétique dans laquelle il s’engage : « Effervescente et sereine, toujours improbable : telle est la poésie qui me hante » (p. 87). Et quand, énigmatiquement, Patrick Bouvet nous dit, en clausule de son texte : « P. B. se méfie des fictions dont il est le héros » (p. 22), on s’avise de ce que les poètes ont, eux aussi, intégré les interrogations que, en un autre temps, « l’ère du soupçon » a suscitées chez les romanciers. En somme, le poète, plus qu’aucun autre, sait qu’il a pour « mission » inconfortable d’écrire contre toutes les langues de bois, contre les discours préfabriqués, contre les formes de tout ce qui relève de la « communication ». Ce qui lui enjoint de donner un sens plus pur aux mots de la tribu ou, mieux encore, de tenir le discours de ce qui n’est pas encore advenu, quitte à risquer à nouveau l’isolement.

Les diverses déclarations frappent d’ailleurs par l’absence d’emphase ou encore par la retenue rhétorique. Chacun tente de dire « au plus près serré » ce qu’il aime à dire, sans effets de manche ou de voix. On n’est plus au temps des prophètes ni des mages. Et puisque chaque entreprise est un commencement, une aventure, un risque, inutile de fanfaronner. Le poème ne sera rien de plus que ce qu’il est. Avec la tentation de retomber dans une conception autotélique de sa pratique ? Non, laisse entendre la commune parole, le poème n’est pas lové sur lui-même, car, s’il cherche à combler un manque, ce dernier se situe en dehors de lui. Ici, l’on touche à quelque chose d’essentiel et dont l’apparition peut surprendre. Une transitivité du texte que l’on pouvait croire perdue à jamais est revendiquée sans toutefois que son objet soit clairement désigné. Avec aussi le danger que, sur le trajet à parcourir, reviennent un idéalisme un peu naïf, une sentimentalité facile et se laissent percevoir des relents d’heideggerisme (épiphanie, poésie comme habitation, etc.). Pour Ariane Dreyfus, il s’agit, sur un mode ouvertement candide, d’aller à l’autre : « Je n’ai rien d’autre à vous dire que l’envie de vous atteindre et de ne pas mourir encore » (p. 62). Pour Sylvie Fabre G., il convient que l’autre vienne à soi dans un éblouissement escompté : « Ce dont nous sommes privés nous est alors rendu dans sa fulgurante beauté » (p. 71). Ainsi l’impulsion qui gouverne le poème et le tire vers l’avant ou vers l’ailleurs ne le préserve pas du retour d’une subjectivité complaisante. À sa façon, Philippe Beck met en garde contre ce risque : « J’écris des vers lyriques secs » (p. 17).

 

L’actualité le change

Toujours est-il que, pour cette génération, le temps n’est plus celui de la forme souveraine. Aux deux bouts du recueil, Ariane Dreyfus et Catherine Weinzaepflen se font écho dans une même abjuration de l’art pour lui-même. Quand la première dit : « Le poème n’a de sens que par le souffle moral qu’il donne, et non par de belles trouvailles » (p. 62), la seconde affirme : « Dans mes premiers livres, la recherche formelle me menait. Était le point de départ. [...] C’est désormais l’objet du livre qui entraîne la structure du texte, ses caractéristiques formelles » (p. 145). Mais rejet ou bien déplacement à caractère dialectique ? Il est surtout question de récuser une fois encore la vieille distinction forme/contenu au profit d’un travail sur le langage situé au cœur de la création poétique. On peut s’étonner que la génération montante soit contrainte d’y revenir encore, avant que d’adhérer au « surgissement de l’être par le langage » (Laroze, p. 87). Mais il faut croire que l’on n’en a jamais fini avec un effet idéologique dont le pouvoir d’imposition est toujours prêt à faire retour et à exercer ses dommages. Et c’est comme si l’expérience poétique exigeait que chacun se livre pour son compte à la purgation des vieilles illusions sur la forme et la représentation. On s’amusera d’ailleurs de voir que chacun entend mettre en œuvre ses moyens propres pour accéder au site où la langue est véritablement en travail de sens. Si, pour Boyer, il n’y faudra que « très peu de mots », Dubost se demande si une syntaxe « perturbée par des voix nombreuses » saura y pourvoir. Quand Fiat plaide pour l’intrusion du nom propre dans le verbe commun, Kaplan défend une poésie de la coupure, de la scansion, du rythme et du montage, rejoignant ainsi Henri Meschonnic qui a voué les réflexions d’une vie au rythme essentiel. On voit donc qu’il est bien une bonne forme pour autant qu’elle ne soit jamais tenue pour fin mais bien comme instrument d’une mise en œuvre conçue dans son pouvoir d’action ou d’intervention. De la sorte, si de grandes questions comme celles du vers ou de l’image, qui n’ont jamais cessé d’occuper les poètes, ne se voient plus posées comme telles, elles n’en sont pas moins l’horizon latent d’une pratique qui s’évite les débats théoriques oiseux.

Mais qu’est-ce qui se parle dans la langue, dans cette langue qui est toujours vouée, au gré de chacun, à faire sens ? C’est de là que vient une autre surprise. Plusieurs entendent faire accueil dans leurs textes à ce qui est le plus commun : la vie, le quotidien, le monde dans leur immédiateté sensible. D’un côté, il y aurait donc le langage fait désir et mouvement ; de l’autre, le monde comme il va ou ne va pas. Reste à tendre l’arc qui va permettre de les unir et, peut-être, de les ajuster l’un à l’autre. Beaucoup y vont d’un vœu de simplicité, mais d’une simplicité travaillée. Frédéric Boyer a cette belle formule : « la poésie est l’unique façon, et désespérée, d’écrire le quotidien sans la pesanteur du quotidien » (p. 25). Celle d’Yvert, qui se dit « dompteuse de vacuité », n’a rien à lui envier : « Il s’agit (la plupart du temps) de parler du (de mon) quotidien ; en célébrer les petits moments, les choses infimes et intimes, ordinaires » (p. 149). Vocation d’humilité verlainienne (pour ne pas dire coppéiste) ? N’en croyons rien. La vie au quotidien dans ce qu’elle a de primitif n’est jamais un donné que l’on recueille, mais elle réclame la découverte, l’invention, la construction. « Histoire d’amour, histoire du monde, histoire à construire – autant de récits, écrit Weinzaepflen, dans lesquels la poésie m’apparaît comme ma conscience morale d’écrivain » (p. 146). Aux fins d’atteindre le flux vital dans son surgissement, Sylvie Fabre G. privilégie un chemin plus affectif (« Il y a une vérité des choses et de l’être que nous apprenons dans la ferveur », p. 71), pendant qu’Ariane Dreyfus mise sur un mouvement proprement sensuel qui entend « Arriver à faire basculer le poème jusqu’au moment où c’est la vie qui donne le vertige » (p. 62).

Voilà comment se dessine une hexis poétique qui ne manque ni d’allant ni d’allure. Elle a mis à distance quelques catégories de référence dotées naguère encore de tout un prestige, du lyrisme à la métaphysique. Elle campe sur la ligne d’une présence au monde qui est d’un matérialisme tranquille, ne se payant pas de mots et reprenant les choses à la base. Rien pourtant d’un retour à quelque poésie domestique de petits-bourgeois pédestres comme en connurent d’autres époques. Le poète maintient son niveau d’exigence esthétique et morale, mais ne se berce pas d’illusions et ne verse pas dans l’imposture. Il sait d’ailleurs que, grand raffineur de langue et de sens, il a pour vocation de dresser des parois de résistance à ce qui menace de partout cette vie première en laquelle il a foi. Christophe Fiat parle de la langue comme « noyau de résistance inespéré compte tenu et du tout venant de la communication et de l’enflure technologique » (p. 74).

S’il fallait donc renvoyer le poète actuel tel qu’aujourd’hui enfin l’actualité le change à une discipline de savoir plutôt qu’à une autre, on dirait volontiers qu’elle est celle du sociologue plus que du philosophe ou du linguiste. Rien pourtant, et l’on s’en doute, d’une science du social à système et à forme pédante. Il s’agit bien davantage d’une mise au jour de comportements communs inaperçus et de leur perception sous un angle inédit et généralement amusé. En somme, une sociologie du quotidien que l’on trouve aussi chez quelques romanciers qui ne sont pas sans attaches avec le travail poétique, que ce soit Marie Ndiaye, Christine Angot ou Jean Echenoz. À ceci près tout de même qu’ici le personnage est absent, la part narrative réduite, le décor allusif. Autant dire que le poète se déplace sur un vecteur étroit et qu’il ne procède que par indications fugaces autant que désarmantes.

 

La vérité pratique

Si l’abord du monde dans sa quotidienneté s’accomplit sans fadeur ni complaisance, c’est qu’il est motivé par autre chose que la volonté de représenter. Clairement, le poème se veut acte. Acte d’intervention en même temps que d’invention. Il porte avec lui l’idée d’un faire, qui, encore une fois, n’a pas pour seul objet de s’élaborer lui-même mais de se tendre vers un ailleurs et un autrui. Et cette volonté de ce qui est transaction autant qu’action parcourt vraiment tous les textes, quelles qu’en soient les modalités d’expression. Une même pulsion énergétique avec ce qu’elle peut avoir de décidé et de joyeux les traverse et les porte. L’énergie comme moteur du poème : assez belle ambition pour une forme qu’on croyait enfermée dans son isolement statutaire.

Soit, pour illustrer le propos, cette formule résolue d’Ariane Dreyfus, qui déjà dit tout : « Un poème, c’est le faire » (p. 62). Entendons qu’il se résorbe dans son action. D’autres vont élargir la perspective dans des formules non dépourvues d’échos anciens et d’espérances passées, depuis le « on écrit ni pour plaire ni pour déplaire, mais pour vivre et transformer la vie » (p. 106) d’Henri Meschonnic jusqu’au « L’usage poétique de la langue est révolutionnaire » (p. 74) de Christophe Fiat. Moins emphatiquement et de façon moins assurée aussi, Jean-Pascal Dubost se demande si sa syntaxe hésitante peut se muer en « signe de geste énergique ». Jusque dans ses doutes, le poème se conçoit ainsi comme force et comme facture. Il y va donc d’une volonté d’intervenir, fût-ce de façon toute symbolique. Quant à la modalité de cette intervention, deux solutions semblent se partager les acteurs. D’un côté s’annoncent les bâtisseurs, de l’autre prennent date les voyageurs. Parmi les premiers, on compte Leslie Kaplan qui entend construire « un objet par tous les côtés en même temps » (p. 81), Yannick Liron, qui prétend construire « un environnement qu’auteurs et lecteurs de poésie ont communément visité » (p. 97), ou encore Fabre G. qui veut « habiter la demeure du poème » (p. 71). Au nombre des seconds, on comptera Marc André Brouillette qui pense son entreprise poétique comme « un incessant voyage » (p. 29), Franck Laroze qui la conçoit comme « première et dernière des aventures » (p. 87) – l’idée d’aventure est aussi chez Christophe Fiat – ou même Marc Cholodenko qui veut se « reperdre à la recherche d’un prochain monde viable en poésie » (p. 46). Sédentaires ou nomades, tous se conçoivent dans l’accomplissement d’un faire ou tout au moins du signe de ce faire. Contemplons donc avec Patrick Bouvet cette effigie simple du poète actant : « P. B. a l’impression d’être debout dans ces moments-là » (p. 22).

Construction, maison, voyage, aventure, on est certes dans des registres métaphoriques qui viennent parfois du plus profond de la tradition poétique mais qui trouvent à se réactualiser ici de façon prometteuse. Ils participent d’une volonté d’engager l’écriture dans des formes de l’agir dont on ne perçoit peut-être clairement ni la nature ni l’orientation mais qui se veulent tout au moins actes en puissance. Dans tous les cas, il s’agit de sortir de la vacuité quelque peu solipsiste que l’opinion associe encore volontiers à la pratique des poètes. Il est donc bien question d’un « agissement » des mots ou par les mots, de cet « agissement » dont les mots sont capables quand ils entendent faire bouger quelque chose dans le monde. Encore faut-il que le poète donne des gages quant à la mise en œuvre d’un projet dont on ne perçoit pas encore la vraie démarche.

Parlons donc méthode avec lui. La conception interventionniste va de pair avec l’idée que la poésie ne peut rester confinée à sa seule sphère et qu’elle doit s’étendre à d’autres champs d’expression que le sien ou se laisser pénétrer par eux. Qu’elle se fasse cercle dont le centre est partout et la circonférence nulle part. Ce qui se traduit aussi bien dans la projection comme illimitée que défend un Franck Laroze (« Et la poésie, tout écrite qu’elle naisse et doive se travailler, n’est pas faite, n’est plus faite pour le livre », p. 87) que dans la forme de condensation que prône une Catherine Weinzaepflen (« autant de récits dans lesquels la poésie m’apparaît comme ma conscience morale d’écrivain », p. 146). Mais cette préoccupation prend aussi des formes plus concrètes. Ainsi la poésie trouvera à faire correspondre son besoin d’agir à l’incorporation à elle-même d’éléments extérieurs : articles de presse chez Bouvet, musique en « cartes postales sonores » chez Potoski, images picturales chez Liron, plus simplement collection d’instants vécus chez Laugier ou chez Yvert. Tantôt on accueille et tantôt on va prendre, mais toujours on conçoit le poème comme mixage du discours avec des éléments pris au-dehors, dans un mouvement de concrétisation de l’univers des mots. On retiendra en particulier la proposition de Christophe Fiat esquissant une théorie de la connexion : la poésie, nous dit-il, branche la langue sur d’autres langues, des images, des sons et, par exemple, « cette connexion se fait par l’intrusion des noms propres dans la syntaxe » (p. 74).

Ainsi, l’art poétique se réactive d’emprunter à d’autres formes d’expression, et plus largement à un « référentiel » général. On voit ce qui se profile là derrière et que l’on a déjà indiqué : une socialité. Mais comment faire pour que le poème échappe à la trivialité de celle-ci et s’indexe sur une sociabilité heureuse ? On a vu déjà se profiler la formule d’une poésie comme manière d’exister et, par-delà, d’entrer en relation avec les autres, de se brancher sur le vaste monde. On la retrouve ici. C’est bien à elle que renvoie Potoski célébrant un mode de vie générateur du poétique : « J’aime le vertige de me sentir “à la maison” dans une rue d’Asie, sur une île chaude ou dans une ville polluée du bout du monde » (p. 118). Mais c’est aussi ce qu’entend Boyer se plaçant dans une perspective plus temporelle que spatiale : « Il faut très peu de mots, quelques formes familières, et se souvenir avec rigueur d’un langage d’humilié » (p. 25). Non contents d’être sensibles à l’effervescence du monde ou aux « voix nombreuses qui s’imposent cependant que j’écris » (Dubost, p. 64), d’autres ouvrent à une perspective politique, soit dans un langage quelque peu marqué (« Puisqu’on écrit ni pour plaire ni pour déplaire, mais pour vivre et transformer la vie », Meschonnic, p. 106), ou dans un propos davantage mis à jour (« J’appelle “ritournelle” […] cette langue dont la finalité est de nous libérer des aliénations par le sens et de notre fascination pour l’insensé », Fiat, p. 74). Nouvelle « poésie de la résistance » si l’on veut, mais où la « prise de position » n’est d’ordre ni thématique ni idéologique. Elle s’accomplit dans le double geste d’une pratique poétique comme mise en forme et comme façon d’exister.

 

Indications

Intitulant leur introduction au recueil Poé/tri « Des expérimentations, des risques et des styles », Frank Smith et Christophe Fauchon croient voir la marque de la poésie nouvelle dans un mélange de légèreté futile et d’humour. Dans les textes programmatiques parmi lesquels on vient de déambuler, on n’a pas cru reconnaître un tel alliage. On y a relevé bien plutôt un mixte de gravité et d’entrain énergique. Certes, dans l’esprit du « montage » ou encore des « connexions » qui s’est affirmé, il est une part de traitement ludique du poème, mais ce jeu est au service d’une préoccupation supérieure, qui est de prendre en charge le monde et de le faire sur un mode critique. Si l’on veut fixer une tonalité commune, on dira qu’elle pose au départ qu’il n’y a pas lieu d’afficher trop de prétention quant à « ce que peut la poésie ». Modestie par conséquent, fût-elle quelque peu feinte et dont on trouve la trace dans tout ce qui semble mis au rancart ou tout au moins en retrait. Soit en vrac : la modernité avec ses complaisances spéculaires, le lyrisme, la métaphysique, l’engagement. Grand déblayage sans nul doute et si radical parfois que seul subsiste ce qui se tient sur une ligne de crête très mince : l’exigence langagière d’un côté, de l’autre la volonté de faire du poème une pratique de vie, un mode d’intervention, voire une forme d’apprentissage. À ce point, la modestie s’est reversée en audace et même tout bonnement en culot. Le poète entend déconcerter par tous les moyens et notamment en prenant son bien là où il le trouve, sans souci des genres et des frontières. Forme de transgression donc qui s’exprime dans la construction de langages inédits et comme désemparés.

Sur base de quoi se dessine une opération significative de « rentrée dans le circuit ». Elle s’amorce avec l’indexation du projet sur tout ce qui est vie, quotidien, contemporanéité comme avec la mise en relation du travail textuel avec d’autres pratiques artistiques ou expressives. Mais elle s’affirme surtout dans une volonté d’agir que l’on peut identifier comme manifestation stratégique de « bonne volonté ». À l’intérieur d’un genre et d’un champ qui ont largement perdu de leur crédit, se réclamer d’une pratique d’action marque un souci appuyé de se faire accepter à nouveau et de se retrouver inscrit au sein de la sphère commune. Comme si la poésie tentait un peu désespérément de se resocialiser et tout aussi bien de se resémantiser. Certes, il s’agit d’un investissement par le biais et qui se donne les gants de l’élégance et de la discrétion. Rien de brutal ni de trivial dans ce retour d’un social qui se veut allusion. On est bien loin à tous égards des grandes postures romantiques. Il n’est d’entrée en jeu que par la bande et en petits coups de main avec pour propos de désenclaver le social de ce qui aujourd’hui le fige et le stérilise. Long et patient travail, comme on l’imagine, et voué à passer par des propositions symboliques. Avec au bout cette question : comment se faire entendre ?


Notes

  1. Poé/tri, 40 voix de poésie contemporaine, présenté par Frank Smith et Christophe Fauchon, Paris, Autrement, « Littératures », 2001 (désormais indiqué dans le texte, entre parenthèses). Ce volume est paru en parallèle avec, dans la même collection, Zigzag Poésie, contenant en particulier 30 entretiens sur les grandes questions poétiques. Ce dernier aurait pu intéresser également notre enquête : si nous avons préféré nous limiter à Poé/tri, c’est qu’il nous offrait sur la question qui nous occupe des réponses moins calculées, plus primesautières et par conséquent plus susceptibles de révéler des intentions non contrôlées.


Pour citer cet article :

Jacques Dubois, « L'agir des mots », Sociologie, institution, fiction. Textes rassemblés par Jean-Pierre Bertrand et Anthony Glinoer, site des ressources Socius, URL : http://ressources-socius.info/index.php/reeditions/28-reeditions-de-livres/sociologie-institution-fiction-textes/214-l-agir-des-mots, page consultée le 10 dcembre 2024.

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