Première publication dans la Revue d’Histoire Littéraire de la France, no 1, mars 2009, pp. 5-20. 

 

Lamiel est le roman de tous les possibles. Certes, l’inachèvement qui lui est propre est au principe de cet effet. Mais l’impression d’ouverture qu’éveille son texte procède aussi bien de deux autres causes : d’un côté, l’imprévu déconcertant des conduites de l’héroïne ; de l’autre, la forme elliptique que le romancier donne volontiers à sa narration, faisant que plus d’un énoncé demeure comme suspendu. Que la cabaretière du village dise à une pratique, à propos des Hautemare, « c’est bête », et l’on voudrait en savoir plus sur cette Merlin, qui juge ainsi ses concitoyens à l’emporte-pièce et bouscule un ordre établi en la personne du bedeau-maître d’école. Bien avant Lamiel, la narration stendhalienne nous a sans doute accoutumés à ses raccourcis et à ses allusions mais voici que le contexte du roman – villageois, burlesque, étrange –, la porte à une désinvolture dans le récit des faits, qui conduit aussi bien à appuyer (et jusqu’à l’incongru) qu’à esquiver ou à bifurquer. Le lecteur peut se satisfaire de cette frivolité textuelle et y trouver agrément. De façon plus profitable, il peut aussi la questionner en exploitant l’incertitude dont elle est empreinte pour se déporter vers de petits réseaux de sens secondaires à l’intérieur d’une histoire directrice.

C’est ce second parti que l’on prendra ici dans l’esprit de mettre au jour une articulation plus complexe qu’il n’y paraît entre les grands ensembles de signification que le texte porte au premier plan. Et ceci nous conduira du social au social au travers du corporel, du psychique et de l’érotique, ce qui me semble conforme à la démarche générale du roman. Ainsi on vérifiera que, sous un déroulement trop visiblement linéaire, le récit est riche de détours et de recoins.

 

Le corps social

Plus que Le Rouge ou que La Chartreuse, Lamiel s’impose en roman social d’entrée de jeu. Une mission cléricale dont l’apogée est une mise en scène visant à terrifier le bas peuple, un groupe de lavandières se liguant pour houspiller un bourgeois : deux charivaris innocents à première vue mais qui se prêtent, en contexte de Restauration, à une lecture sociopolitique. Et surtout des troubles collectifs qui préludent à des événements plus individuels mais non moins « bruyants ». Pour le reste, au village de Carville, l’Ancien Régime se survit sans mal. La duchesse affiche une sotte arrogance qui va jusqu’à humilier les autres châtelains du canton ; son ducaillon de fils est toute vanité et ne songe qu’à la couleur de ses gilets. Leur domination à tous deux s’appuie sur des intermédiaires trop prévisibles, le curé Du Saillard, congrégationniste militant, et l’instituteur Hautemare qui, soutenu par sa femme, s’entend à rentabiliser la situation avantageuse qu’on lui a faite. Tout en bas de l’échelle, un peuple qui chahute ou est chahuté mais endure la vie de toujours. Seul pourrait troubler l’ordre le docteur Sansfin qui représente l’athéisme, la science et le progrès mais ne prêche les Lumières qu’en songeant à favoriser ses intérêts et se ralliera volontiers à la Congrégation si elle lui garantit une carrière. Il est vrai que sa bosse lui trouble l’esprit et donne à son ressentiment de classe une dimension pathologique. Cela dit, ce grand donneur de leçons contribuera utilement à la formation de Lamiel.

Dans ce cadre qui demeure si figé en apparence, il y a cependant du jeu. C’est d’abord que, Sansfin mis à part (et l’on y reviendra), les femmes prédominent à tous les étages de la hiérarchie sociale. La duchesse est veuve, madame Hautemare mène son mari, la Merlin donne son avis sur toute chose. De plus, les cercles de référence du roman, qui, aux yeux de la même Lamiel, font foi sur l’état des mœurs et des pensées sont tous féminins : cercle des servantes de la duchesse (qui renchérissent sur la domination), cercle des dévotes réunies chez Hautemare (qui veillent à l’ordre moral en dehors des instances qualifiées), cercle des lavandières enfin. Face à quoi, le rugueux Du Saillard certes, encore qu’on ne le voie guère exercer son pouvoir, mais surtout des hommes démunis– Hautemare, Jean Berville ou Fédor de Miossens, – dont on peut dire avec la Merlin : « c’est bête » ! C’est surtout très soumis. Féminisée majoritairement, la communauté villageoise n’en assure pas moins la reproduction sociale et morale. Mais, dans la même ligne et sans trop le vouloir, elle produit également Lamiel. C’est la mère Hautemare qui décide de l’adoption de l’orpheline ; ce sont les trois cercles susnommés qui éveillent la gamine aux problèmes de la vie à travers leurs propos ou leurs conduites ; c’est la duchesse qui donne sa chance à Lamiel, lui confie un lectorat émancipateur et s’éprend d’elle au point d’inverser les rôles et de s’installer auprès d’elle en compagne dévouée. On retrouvera quelque chose de ce rôle de transmission féminine dans les conseils que l’actrice Caillot prodigue à l’héroïne lorsque, arrivée à Paris, celle-ci vit dans un cercle de mondains jouisseurs. Toujours est-il que tantôt en l’informant et en la faisant s’interroger, tantôt en suscitant le rejet en elle, tantôt en lui montrant le chemin, les femmes de Carville ont fabriqué avec Lamiel une manière de bombe sociale de caractère artisanal qui explosera sur différents modes par la suite.

C’est toutefois un homme qui mettra au point le mécanisme d’horlogerie déclenchant la bombe et ses effets. Sansfin apporte à Lamiel la méthode et la technique. Il donne à un bagage fruste une forme moderne et sophistiquée, lui enseignant les bases de certain machiavélisme. Ce faisant, il croit instrumentaliser sa protégée quand l’inverse est bien plus vrai. Preuve en est que ce personnage diabolique et qui aime à se poser en fin stratège ira se décomposant au fil du récit jusqu’à s’éclipser. Bref, ce Méphisto régional se dissout dès qu’il a transmis sa science – qui tient en peu de mots : curiosité, mise en doute, cynisme – à une élève dont l’autonomie fièrement conquise revient à expérimenter par elle-même et sur elle-même.

Voilà donc comment la petite Lamiel se retrouve deux fois fille du diable. Elle est ainsi surnommée par les villageoises estimant que les Hautemare n’avaient pas à adopter cet « enfant trouvé » mais bien plutôt, en bonne tradition familiale, la fillette d’un neveu, tout « jacobin » que fût ce dernier. Elle apparaît par ailleurs comme l’héritière quelque peu démoniaque d’un bourgeois moderne. Dans les deux cas, elle se montre donc antinomique de toutes celles dont elle procède. On sait combien Stendhal est séduit par les personnages qui brisent avec la reproduction familiale, que la rupture soit imaginaire (Julien) ou effective (Fabrice) et combien il cultive un romanesque de la naissance mystérieuse et du destin fatal. Pour une sociologie mieux ajustée à nos convictions et à nos expériences de vie, il eût sans doute été bien suffisant que la petite Lamiel soit simplement une Hautemare qui, convertissant un héritage ascensionnel en anticonformisme, transforme une banale crise d’adolescence en subversion organisée. Mais ne récrivons pas le roman. Observons tout de même que la jeune fille ne se départit jamais complètement d’un attachement à ses « oncle » et « tante » et qu’elle reste toujours fidèle à ses origines rurales dans ses manières d’être, jusqu’à surjouer certain style campagnard lorsqu’elle fréquente les salons libertins. Il est un naturel de terroir chez Lamiel, qui la fait aimer autant du vieux baron de Montran à Paris que de madame de Miossens à Carville :

« Les avis charitables des femmes de chambre l’avaient amenée à une singulière allure, elle marchait lentement, il est vrai, mais elle avait l’air d’une gazelle enchaînée ; mille petits mouvements pleins de vivacité trahissaient les habitudes campagnardes »1.

« Ces grâces, si piquantes, [ = celles de Lamiel] devaient tout leur empire : 1o à la nouveauté ; 2o à leur naturel exquis et précisément à ce qui montrait à chaque instant que Lamiel ne devait pas ce qu’elle était seulement à un salon du grand monde. » (p. 210)

Paradoxe : la vivacité naturelle du personnage vaut autant comme forme d’héritage revendiquée que comme marque d’autonomie différenciant la jeune femme des autres paysannes qui, dans sa situation, se croiraient tenues de faire les demoiselles. Nulle contradiction là, mais une incarnation si tenace d’un social originel qu’elle semble transgresser, comme on va le voir, ce social même.

 

Le corps de Lamiel

Lamiel est un roman très physique, où l’importance du corps est sans trêve réaffirmée. La bosse de Sansfin et la démarche de gazelle de l’héroïne sont comme les deux emblèmes de cette « corporalité ». Laideur contre beauté, toutes deux en excès, mais non sans que la seconde ait sa faille. Surtout, le corps social se lit dans le corps charnel des personnages et il y va bien d’une « connaissance par corps » d’effet général. Pourtant, on ne peut ignorer que les acteurs les plus inscrits dans la norme sociale n’ont guère droit à la description physique. Nous savons sans plus que la duchesse « a de beaux traits et est encore fort bien, malgré ses cinquante-deux ans » (p. 88) ; nous apprenons, à propos d’un portrait qui le représente, que le jeune duc a une physionomie « insignifiante » (p. 103). Ces indications pauvres proviennent d’ailleurs de personnages, comme si le narrateur n’avait pas à en juger. Et si celui-ci procure des informations plus directes, c’est toujours de manière fugace. Ainsi des commis qui harcèlent Lamiel en chemin nous saurons juste qu’ils ont « des mains de maréchal-ferrant » (p. 168), ce qui est façon de les donner pour des parvenus grossiers. De façon plus biaisée encore, il peut y aller parfois d’un simple patronyme : le curé Du Saillard est pour le moins saillant et l’abbé Clément ne se départit pas d’une grande douceur de ton.

La « connaissance par corps » paraît donc bien réservée aux deux acteurs principaux mais avec cela qu’elle produit un effet de halo bien plus large. C’est que les corps en cause, le difforme et l’accompli, encombrent l’échange de leur forte présence. La bosse de Sansfin pour sa part obsède le texte. Physiquement et symboliquement lourde à porter, elle rappelle sa présence dès que le docteur entre en scène. Non seulement elle tourmente celui qui la porte mais elle attire sur lui lazzis et mépris. Elle détermine son action à maints égards : en conduites dissimulatrices (le port d’un manteau de fourrure pour cacher la difformité, les ruses enseignées à son élève), en conduites compensatrices (la jouissance qui provoque chez lui la mort de patients jeunes et beaux, les projections libidineuses en direction de Lamiel et de la duchesse), en conduites conquérantes (la volonté de s’imposer par n’importe quel moyen). En tous ces cas, Sansfin est bien une âme en excès, tout comme l’est sa bosse physiquement. C’est bien pourquoi elle transforme dans la croyance villageoise le bossu en figure maléfique. Mais, sous nos yeux, la bosse stigmatise autrement encore le contrefait. C’est que Sansfin résume à lui seul toute la condition bourgeoise en ce que celle-ci manifeste à l’époque une impatience frénétique de parvenir, la prétention à se faire la meilleure position, la rage d’accéder au pouvoir par de bas calculs. En somme, les prétentions sociales de Sansfin, qui pousseraient facilement le bon docteur à écraser physiquement les autres, s’expriment dans la difformité d’un corps qui se contorsionne pour arriver.

En contraste, le corps de gazelle de Lamiel est tout en élan. Le portrait qui lui est consacré est cependant centré sur le visage de la jeune fille. Tardif, il ne manque pas de saveur en ce qu’il est de la plume d’un abbé Clément qui, amoureux, se reproche dans une lettre à un ami les tentations qu’il éprouve. Or, ce naïf montre une certaine science de l’esthétique féminine et, bien qu’amoureux, ne donne pas dans une cristallisation excessive : il juge la jeune fille trop grande et trop maigre, ses yeux trop petits, son menton trop long et elle a surtout « le coin abaissé de la bouche d’un brochet » (p. 109). Voilà donc la gazelle dotée d’une bouche de poisson à la moue effrayante, dénotant quelque malveillance ou méfiance envers autrui ou, plus largement, la misanthropie que Stendhal prête à la disciple de Sansfin. Sournoisement, le romancier délègue ainsi à l’un des personnages secondaires le soin de relativiser la beauté de son héroïne à la faveur d’une manœuvre où la volonté réaliste de ne pas idéaliser se conjugue avec une violence dans la représentation qui est la marque du roman.

De toute façon, ce n’est pas la beauté qui prime chez la jeune femme mais davantage un esprit de délibération immédiate et de décision impromptue, qui la fait héritière de bien d’autres personnages stendhaliens. Et c’est à l’image de la course allègre qui emporte le personnage en toute occasion. Tel petit fait, qui n’est pas que de caprice ou de coquetterie, illustre bien cette promptitude résolue :

« Lamiel avait mouillé son mouchoir ; elle le passa sur la joue malade et se jeta dans les bras du duc. S’il n’eût pas été si heureux et si timide, il obtenait là tout ce qu’il désirait avec tant d’ardeur ; mais lorsqu’il osa, il était trop tard d’une minute » (p. 173).

Le mode ambulatoire qui caractérise Lamiel s’apparente plus à la course qu’à la marche. La jeune fille vagabonde à grandes enjambées en plusieurs circonstances : successivement après l’épisode des lavandières, quand elle retrouve sa condition de paysanne, lorsqu’elle s’est débarrassée à Rouen de Fédor, avec Caillot sans doute aussi. La course aux champs (en sabots et bonnet de préférence) a triple valeur : elle signifie échapper à l’ennui qui toujours guette, renouer avec un naturel qui commence par la liberté du corps, dénoncer les contraintes de tous ordres. Mais surtout on ne peut s’empêcher de penser ici à un curieux mythe (et si actuel) : celui de la jeune fille libre qui épuise gaiement dans l’exercice physique une énergie libidinale. Modernité de Lamiel : il est passionnant que le personnage conjoigne course dans les champs et lecture, course dans les champs et révolution (elle se paye une petite émeute jacobine quand duc et duchesse ont fui le village suite aux événements parisiens), course dans les champs et vie urbaine, et finalement nature et culture dans une dialectique toujours provocante.

On aura à reparler du corps de Lamiel à propos des curieux traitements qu’elle lui fait subir. Mais, pour l’heure, relevons qu’il s’exprime encore à travers ses prolongements ordinaires que sont l’habit et l’habitat. Aimant à déconcerter, l’héroïne donne sens à ses tenues, dont certaines interloquent. La voici rejoignant le jeune duc par temps de pluie dans un accoutrement qui est défi à l’élégance alors qu’elle vient à peine de renoncer aux robes de la duchesse :

« Lamiel, en gros sabots et bonnet de coton sur la tête, et vêtue d’un morceau carré de toile cirée au milieu duquel il y avait un trou pour passer la tête, se rendit à tout hasard à la cabane des sabotiers, au milieu du bois de haute futaie. » (p. 161)

Le même corps habite et, par exemple, s’accommode à merveille de la demeure que l’on érige pour elle, tenant du château par son luxe, attenante à la chaumière familiale par sa localisation. D’habit en habitat, un habitus déjà incertain s’y déconstruit, brouillant les frontières de classe. Ou comment l’on devient courtisane...

Ainsi le corps de Lamiel prend sens en se dégageant des normes au gré d’une subversion qui a le charme de la légèreté. En retour, ce corps s’engage en perturbant par sa seule présence la vie collective. Ce ne sont jamais que de petits troubles locaux mais qui entraînent facilement une redistribution des rôles et positions. De ce point de vue, Lamiel « en corps » est un analyseur de la vie sociale. C’est que par sa mobilité comme par son sens de l’interpellation, elle sollicite en permanence autrui tout en somatisant les échanges. Sa joliesse, sa vivacité, sa promptitude captent l’attention des femmes comme des hommes. Ainsi requise, la jeune femme rétroagit par la sollicitude qu’elle manifeste à autrui. C’est qu’elle veut voir et savoir : il faudrait ici évoquer diverses scènes de rencontres où sa curiosité se manifeste. Mais les autres ont intérêt à se garder de cette bienveillance, qui peut se faire impitoyablement judicative (« elle étudiait chez cet homme l’absence complète d’imagination » (p. 187)). Lamiel s’entend comme personne à ce double jeu qui consiste à attirer à elle tout en tenant à distance. Du coup, les autres s’empêtrent dans leur belle assurance. La duchesse, son fils Fédor, les Hautemare, Clément, Nerwinde en font l’expérience, qui se voient instrumentalisés tour à tour jusqu’à en perdre l’ascendant social qu’ils possédaient initialement sur la jeune femme. En deux traits, par exemple, on voit celle-ci exécuter l’un de ses prétendants à propos de mine et de mise. C’est le brochet qui attaque et qui mord :

« 1o voici cent vingt ans à peu près que l’on s’est avisé d’imprimer les lettres de Mme de Sévigné.

2o votre blanchisseuse met trop d’empois à vos jabots, et cela donne de la raideur à vos grâces. Soyez donc un peu plus échappé de collège » (p. 215).

 

Moteurs d’action

On en vient ainsi aux forces qui font agir le personnage ou qui l’agissent. Antérieure à toute chose, il y a la nécessité de combattre l’ennui. Principe stendhalien récurrent que celui-là. Comment échapper aux compagnies sociales momifiées et à leur enfermement ? Le terme « ennui » et ses dérivés sont partout dans le texte et il n’y a pas que Lamiel qui s’ennuie. Mais elle s’ennuie fort et jusqu’à en tomber malade. Pourtant, cette souffrance lui est bénéfique puisqu’elle la dote d’une âme, entendons qu’elle l’éveille à la sensibilité et lui procure une force morale :

« Les esprits sont précoces en Normandie. Quoique à peine âgée de douze ans, elle était déjà susceptible d’ennui, et l’ennui, à cet âge, quand il ne tient pas à la souffrance physique, annonce la présence de l’âme. » (p. 66)

Là s’origine la rupture avec le groupe paysan. Soumis à une vie d’habitudes et de travaux, les villageois ne souffrent pas de cet ennui alors que la duchesse et son fils, en parfaits oisifs aristocratiques, endurent le mal. Ainsi, d’emblée, Lamiel a les dispositions qu’il faut pour s’extraire de sa communauté et devenir sans retard un transfuge de classe. C’est donc en fréquentant le monde où l’on s’ennuie en tant que lectrice du château que l’héroïne va tout ensemble apprendre ce qu’est l’ennui et comment il faut à tout prix s’en délivrer. Car, où qu’elle soit, le spleen menace la gourgandine : c’est le cas au château comme dans la chaumière, à Paris avec Nerwinde comme à Rouen avec Miossens jeune. Sa névrose d’ennui (mais d’ennui subi) est à fleur de peau et la rend éminemment susceptible. Ainsi un simple mot exaspère la jeune femme s’il est « entaché d’ennui » (p. 196). La source de ce dernier est d’ailleurs le plus souvent langagière : tout discours convenu l’anéantit et d’autant qu’elle y lit conformisme, hypocrisie, moralisation de la vie collective, bref tout ce qui prive l’âme de son bonheur d’exister librement. Mais, comme on l’a vu, la liberté du corps est tout autant en cause : ne pouvoir s’ébattre, supporter les êtres au maintien empesé sont autant de motifs d’irritation.

Ce que Stendhal charge Lamiel de dénoncer ainsi est en vérité une sclérose des échanges sociaux qu’il attribue aux régimes restaurés et aux générations pusillanimes qui les ont traversés, dont une Miossens ou un Nerwinde sont des spécimens. Lamiel, certes, ne s’embarrasse pas de ces considérations sociopolitiques mais n’en constate pas moins que, dans les milieux qu’elle connaît, le mal s’est étendu à la passion amoureuse qui, dans son principe, exclut tout ennui : l’amour tel qu’on le fait à Carville ou le plaisir tel qu’on le prend à Paris sont de pesantes corvées. Pour Sansfin, le travail serait la meilleure façon d’échapper au mal qui mine la société française, mais sa protégée ne l’entend pas de cette oreille, même si à l’occasion elle prend une leçon de géométrie. La jeune femme a d’autres solutions. Pour elle, le remède le plus sûr est la rencontre avec l’extraordinaire qui toujours excite et entraîne son esprit (« L’idée du coup de pistolet, car elle croyait tout ce qui était extraordinaire, chassa bien vite l’ennui » (p. 199)). Il lui faut donc de l’aventure et du romanesque. Elle les trouve dans les livres pour commencer, dans la vie même par la suite.

Entre ici en jeu un second moteur d’action, dont le docteur Sansfin a enseigné les pouvoirs à la jeune fille. Il l’a incitée à mettre en œuvre une curiosité incessante et à s’interroger sur toute situation ou sur tout être de rencontre. Bonne disciple, Lamiel prend vite l’habitude de se demander quels sont les statut et position des gens auxquels elle a affaire et elle n’hésite jamais à poser des questions directes à ce propos. Telle est d’ailleurs la source de l’emprise qu’elle exerce sur les autres, au gré de ce qui ressemble à une enquête sociale. Un prétendant amoureux que l’on interroge sur lui-même et sur les motifs qui le font agir est déjà en position de perdre son ascendant premier : Lamiel en use ainsi avec Fédor, avec Nerwinde, avec Clément et du coup inverse la relation de domination dans laquelle elle se trouvait prise initialement. À ce stade, la curiosité transforme la névrose d’ennui en force, voulant que, corps et esprit portés en avant, la jeune personne déroute raseurs et gêneurs et les empêche d’exercer leurs ravages :

« Elle avait toujours présent à l’esprit le salon de la marquise de Miossens où elle s’était ennuyée jusqu’au point d’en tomber malade. C’était à cet ennui d’autrefois qu’elle devait d’être si séduisante aujourd’hui. » (p. 210)

La curiosité sert Lamiel autrement encore. Surplombant le désir dans ce qu’il a de pulsif, elle est façon de ne pas céder aux exigences immédiates de ce besoin. On peut partager la vie d’un prétendant dans un salon, dans une loge de théâtre ou au lit (encore qu’au lit ce soit le moins possible...), on peut s’employer à le connaître, sans pour autant s’engager auprès de lui et en tenant la passion à distance. Il s’agit toujours pour Lamiel de se garder et de gagner du temps (« une minute trop tard » !), en attendant sans doute la rencontre avec celui qui sera digne d’elle et se tiendra à la hauteur du jugement qu’elle porte sur la société. Nous rejoignons ici l’idée chère à Philippe Berthier, selon laquelle Lamiel se refuse à pactiser sentimentalement avec des gens qu’elle juge médiocres et se réserve pour celui qui correspondra à ses désirs profonds. Il devait s’appeler Valbayre2.

Mais cette curiosité comme stratégie dilatoire ne saurait à elle seule combler le personnage. Il est une autre force violente qui l’habite et demande à s’exprimer. On sait que d’emblée ses lectures ont privilégié tout ce qui est aventures, combats et crimes : Les Quatre Fils Aymon, les vies de Cartouche ou de Mandrin, La Gazette des Tribunaux... C’est évidemment une violence bonne et juste qui, dans ces récits, obtient ses suffrages. Or, très tôt le destin de Lamiel est comme voué à une violence corporelle qu’elle s’administre ou qu’elle permet qu’on lui administre dans le but d’anticiper sur certains événements qui menacent. Il s’agit d’expériences personnelles à caractère stratégique, voulant que l’héroïne impose à son corps une brutalité qui se retourne contre un autrui dangereux. Nous pensons à l’épisode de l’oiseau sanglant introduit dans la bouche de la jeune fille par Sansfin, au dépucelage commandé à Jean Berville contre rétribution et aux différentes occasions où Lamiel utilise une décoction de houx pour enlaidir d’une dartre son visage. Soit trois entreprises extravagantes qui font écho aux bousculades collectives du début de roman (affaire des pétards dans l’église, affaire de la boue jetée au visage de Sansfin qui tombe de cheval).

Le stratagème de l’oiseau est imaginé par le docteur mais la fille du diable se prête aisément au jeu : au cours d’un simulacre qui démarque la perte de virginité à venir, la gamine prend sur elle une épreuve effrayante qui vise à produire la terreur chez autrui, en l’occurrence chez la duchesse. Don et contre-don mais à caractère privatif. La duchesse attendrie y aliène une part de son pouvoir.

Dans le second cas, la jeune fille demande à un jeune villageois de l’initier sexuellement contre finances, inversant la forme classique de la prostitution. Et cette fois encore avec blessure où le sang fait sens. Lamiel s’est donnée vénalement ; en retour, elle a déclassé l’acte viril et dominateur. À messieurs les bons entendeurs, salut.

Enfin la dartre, cet autre simulacre, qui servira à répétition. Ici le personnage est en position défensive. Tu voulais ma beauté : je te donne ma laideur et tu me rends ton dégoût ou ta peur. J’ai donc barre sur toi ; plaçons l’échange sur un autre terrain que celui de la séduction.

Il est donc une Lamiel potentiellement violente. C’est le brochet encore ; c’est la jacobine qui court en bonnet et sabots tandis qu’elle pointe les trois sources de l’ennui le plus exécrable (« la haute noblesse, la grande opulence et les discours édifiants touchant la religion » (p. 140)) ; c’est la future amante de Valbayre. Elle contiendra cependant sa violence dans ses premières années parisiennes où, plongée de but en blanc dans un milieu inédit, elle fera surtout preuve de ses facultés d’adaptation.

 

La libertine lucide

Ce dernier quart du roman en sa partie achevée est d’ailleurs marqué par un relâchement de la cohérence textuelle. Le narrateur semble moins assuré dans ce qu’il affirme ou, à d’autres moments, il l’est trop et ne craint pas de dire une chose et son contraire en un espace réduit. Le texte flotte, et c’est comme l’annonce de son interruption prématurée. Plus sûrement, l’effet résulte de ce que le personnage lui-même est pris dans un jeu de forces qu’il ne domine pas d’emblée et où il est tiré à hue et à dia. Pourtant, les valeurs de référence propres à l’héroïne sont plus que jamais réaffirmées, soit le naturel, la lutte contre l’ennui, la curiosité. Mais elles le sont en discordance de l’être avec soi-même. Ainsi, à la page 194, l’on apprend avec surprise que celle « qui portait le naturel de son caractère écrit sur le front » a jadis rejeté Fédor pour la raison que « c’étaient surtout le naturel, le manque absolu d’imagination, la façon simple de dire les choses les plus décisives [...] qui lui faisaient tort aux yeux de sa ci-devant maîtresse » (p. 194). Pour ce qui est de l’ennui, on observe une réversibilité du même genre, voulant que Lamiel ennuie le comte d’Aubigné autant qu’elle est ennuyée par lui. Enfin, si la curiosité de la jeune courtisane est fortement réaffirmée (« la curiosité était toujours son unique et dévorante passion » (p. 212)), on n’en sait guère plus sur ce qui la nourrit. Les mondains qui entourent Lamiel offrent pourtant un bel objet d’étude mais ce sont plutôt eux que la jeune femme intrigue et sur laquelle ils s’interrogent.

S’il est toutefois une valeur sur laquelle l’héroïne ne transige pas, c’est celle qui a trait à la spontanéité vivante et sincère du langage. Pour la courtisane, le discours appris par cœur de Nerwinde trahit sa vanité, le style Sévigné de Lairduel révèle son caractère coincé. Et rien ne révèle mieux, à ses yeux, l’emprise pesante des conventions et des institutions qu’une parole empruntée. Face à quoi l’héroïne réagit par la moquerie. Destructeur, son rire est la meilleure façon de rester fidèle à elle-même et, pour reprendre la formule de Philippe Berthier, de « répondre sans tricherie aux réquisitions de son être »3, ainsi qu’elle fait à l’accoutumée.

Mais que, jetée de but en blanc dans le milieu de la courtisanerie et des liaisons faciles, la néo-parisienne patauge quelque peu s’explique par une contradiction plus essentielle. Celle qui, face à la tentation amoureuse, a fait vœu non de chasteté mais d’abstention sentimentale, se trouve – autre comble ! – embarquée dans le domaine où par excellence amours et plaisirs sont les occupations exclusives. On dira que le destin a choisi pour elle et que les amours vénales de la société mondaine n’engagent que modérément l’affectivité. De fait, en bonne courtisane qu’elle est très vite, Lamiel se comporte de façon réaliste, n’engageant d’elle-même que ce qu’il faut bien et retirant de la vie galante ces deux avantages que sont, d’un côté, l’échange de prestige entre amant noble et belle maîtresse et, de l’autre, les agréments que procure l’aisance matérielle. Ce que Lamiel revendique le plus franchement du monde :

« cette façon de vivre était agréable physiquement ; d’excellents dîners, des voitures rapides et bien douces, des loges bien réchauffées, riches, tendues d’étoffes dans toute leur fraîcheur et garnies de coussins à la dernière mode, avaient un mérite qu’il n’était pas possible de nier. L’absence de toutes ces choses brillantes eût choqué Lamiel, peut-être eût fait son malheur (ce n’est pas mon avis toutefois), mais leur présence ne formait point pour elle un bonheur ravissant. » (p. 212)

Aussi contracte-t-elle en toute clarté avec ses partenaires : « — Vous me plaisez, mais à condition de ne me jamais parler le langage de la passion » (p. 196). Au moindre écart de l’amant (s’il se montre jaloux, par exemple), elle sanctionne et se tourne vers un rival avec un art consommé de l’esquive. C’est là un jeu qu’elle joue avec beaucoup de rigueur comme devait le faire mademoiselle Raymonde avec MM. Leuwen père et fils en un autre roman. Le rendement dramatique d’un tel jeu est cependant faible et, dans le dernier quart du roman, c’est au tour du lecteur d’être gagné par l’ennui. Où sont donc passés la gazelle et l’imprévu si charmant de ses volte-face ? Seule demeure la question fondamentale : « suis-je insensible à l’amour ? » (p. 212), nouvelle version du refrain connu et carvillois : « qu’est-ce que l’amour ? »

Or, Lamiel reformulera cette question avec une vraie profondeur lors de la toute dernière séquence, où l’on retrouvera la jeune fille inventive, imprévisible et drôle des débuts. C’est qu’elle a rencontré le brave et doux abbé Clément traînant crotté dans les rues de Paris. Elle l’a fait monter dans sa voiture et s’est épanchée. Ils se voient à deux reprises. La première fois, l’abbé est frémissant d’amour inavoué ; la seconde il se montre terrifié par l’impiété effroyable de celle qu’il voudrait convertir. Au début, Lamiel se sent près de s’abandonner à celui qui comprend qu’elle pourrait le faire. Mais, au second rendez-vous, donné dans une chambre, la courtisane fait au prêtre le coup de la dartre et, le tenant ainsi à distance, se confesse à lui et n’omet rien. Viennent ainsi les questions qui heurtent de plein fouet la morale chrétienne et font de l’amour libre un drapeau :

« Je n’ai pas cru faire mal en me donnant à des jeunes gens pour lesquels je n’avais aucun goût. Je désire savoir si l’amour est possible pour moi. Ne suis-je pas maîtresse de moi ? À qui est-ce que je fais tort ? À quelle promesse est-ce que je manque ? » (p. 219)

L’amoralisme radical de ces propos est comme un hommage rendu à Sansfin. Si Lamiel les tient à un prêtre, c’est sans malice apparente. Si de surcroît elle les tient à un prêtre amoureux, c’est sans intention de rouler sur le lit proche, tant le couple est loin désormais de pareille pensée. Mais l’occasion est tout de même belle de relever ce curieux tropisme chez un Stendhal que l’on sait anticlérical, tropisme voulant que ses héroïnes les plus fougueuses s’éprennent d’hommes ayant à faire avec la condition religieuse. Mais décidément l’abbé Clément ne fait pas le poids et n’a rien de l’esprit de conquête d’un Julien ni d’un Fabrice. Aussi, lorsqu’il dit à Lamiel que l’on ne connaît bien un homme qu’en le voyant tous les jours et longtemps, la jeune femme y puise-t-elle l’inspiration d’une pirouette vengeresse : elle « disgracie » dès le lendemain son amant du moment. Quelle victoire encore sur des prétendants qui décidément ne méritent pas mieux, et plus largement sur les hommes ! Mais, en même temps, quelle défaite en regard de l’aspiration confuse qu’entretient la jeune femme à établir une relation vraie ! Affleure ici la grande mélancolie qui couve dans tout le récit.

 

Petite sociologie finale

Nous voilà ramenés à la dimension sociale d’un roman qui aurait pu s’inscrire dans la lignée des grandes œuvres réalistes mettant en scène la vie des cocottes et demi-mondaines, depuis Splendeurs et misères des courtisanes jusqu’à Nana en passant par L’Éducation sentimentale. Stendhal avait d’ailleurs prévu des scènes d’orgie où son héroïne menait la danse, comme l’indiquent certains brouillons du roman. Mais, en texte suivi, Lamiel n’apparaît ni en dévergondée ni en pauvre fille déchue et n’éveille pas de pathos équivoque comme le font ses consœurs chez d’autres romanciers. Dans ce monde d’entre-deux qu’est son univers d’accueil, elle affiche un détachement tranquille, ne se laissant pas entamer par la condition qui lui est faite et donnant le sentiment de se réserver pour d’autres causes.

Que la petite villageoise qu’elle fut se retrouve à Paris en courtisane typique ne manque cependant pas de logique. D’orpheline à cocotte, il est une continuité, qui réside dans un statut incertain, dans une identité fragile : Lamiel comme Saint-Serve sont, notons-le, des noms d’emprunt. De même, du statut de lectrice chez une duchesse à celui de femme qui agrémente la vie des hommes du monde, il est un lien. Dans les deux cas, il y va d’un service (Saint-Serve encore !), mais d’un service distingué dans lequel les réalités de la dépendance sont occultées. Le flottement qui nimbe ainsi la condition de la jeune femme s’accroît encore de divers détails : elle se prétend un père sous-préfet ; elle troque ses belles robes pour des habits de petite-bourgeoise ; d’Aubigné lui reproche son allure de femme de chambre ; dans la rencontre avec Clément, elle passe de la coquetterie de grande dame (joli ce chapeau qu’elle achète en passant rue du Dragon dans un magasin de modes) à la sobriété de la pénitente. Bref, une Lamiel qui, manquant d’assise sociale ferme, est vouée à voguer au gré des vents, toujours un peu hagarde.

Elle se définit encore par le milieu fréquenté, même si de ses prétendants on connaît bien peu de chose. En fait, le texte suggère qu’ils se ressemblent tous, se contentant de décrire un peu longuement d’Aubigné-Nerwinde, ainsi chargé de témoigner pour tous les autres. Plein de verve caustique, le portrait qui est fait du comte laisse entendre qu’il représente tout ce que hait Lamiel. Ainsi, face à l’orpheline dont le passé réside dans ses lectures, le comte est à lui seul une Histoire mais, et c’est le plus important, une Histoire reniée : il a honte de son grand-père qui était chapelier au temps de la Révolution ; il dilapide en viveur ignoble le bien de son père, glorieux général d’Empire. Le comte est par-delà à l’image d’une société entière, entre Restauration et Monarchie de Juillet : jouant les grands seigneurs libéraux, il n’est que prétention vaine et égoïsme sordide (« C’est un joueur d’échecs cauteleux que la bêtise du public prend pour un poète » (p. 204), est-il dit joliment de lui). Le comte incarne enfin une morale dégradée des rapports sociaux. Il irrite en particulier l’héroïne par la façon dont il maltraite la langue alors que, piteux personnage, il aime à tenir le crachoir (« il ne sentait pas les chutes » (p. 204)). De là que Nerwinde ruine toute possibilité de conversation vraie, et d’autant que sa mine souffrante empêche « les saillies qui font l’agrément de la conversation française et qui ont toujours besoin d’un certain degré de confiance dans les auditeurs, avec l’amour-propre desquels elles jouent le plus souvent. » (p. 205) Parce qu’il ôte toute grâce et tout imprévu à l’échange verbal, parce qu’il cultive l’hypocrisie du double discours (se montrant cérémonieux à la ville et insultant au logis), Nerwinde aboutit à ce que sa maîtresse lui ferme la porte de sa chambre. Le malheur des couples passe souvent par le verbe. Le malheur de Lamiel est de s’être méprise sur celui qu’elle a rencontré au débotté à la pension Le Grand sans voir qu’il avait l’œil petit et morne et les traits kalmouks. Elle l’a cru audacieux, ignorant qu’il renfermait « une âme glacée, mais égoïste avec passion » (p. 204). Elle n’a pas vu de la sorte qu’il était le pur produit d’une époque, celle dont, en un autre roman, Lucien Leuwen prend amèrement la mesure.

Sur cette sombre toile de fond, on pourrait estimer que la pétulante Lamiel trouve difficilement sa place jusqu’à n’être, en contexte réaliste, qu’une pure imagination, exempte de toute inscription véritable. Stendhal accroît d’ailleurs le soupçon lorsqu’il dit la placer à « une hauteur incalculable » (p. 211). Mais reportons-nous à ces pages où surgit la formule et qui prennent en charge la contradiction foncière du personnage, la mettant partiellement hors-jeu. La question pour le romancier est de faire accepter un personnage qui s’adonne au plaisir avec grâce et efficience mais qui, dans le même mouvement, révoque résolument le libertinage. La solution réside dans une petite construction idéologique dotant son extraordinaire personnage féminin d’une « nature sociale » déroutante, dont le caractère ironique et paradoxal ne saurait échapper.

Pour ce faire, Stendhal a placé Lamiel au croisement de trois Histoires : celle de la Restauration avec les Miossens, celle d’un bourgeois éclairé en ascension avec Sansfin, celle enfin d’un retour de la flamme révolutionnaire avec 1830 (même si au village rien n’a lieu vraiment). Il a fait en sorte par ailleurs que, en pure déviante qu’elle est, elle n’adhère strictement à aucune d’entre elles ni aux configurations sociales qu’elles ont générées. En revanche, il la pourvoit en toute circonstance d’un réflexe peuple. Et ce réflexe est double : par haine de l’opulence et de la morgue des grands, Lamiel se sent spontanément jacobine et aime à scandaliser ; par dégoût de ce que l’Église a fait des campagnes et de la vie villageoise, elle se pose en femme des bois et des champs. Elle accommode ensuite ce double réflexe aux situations dans lesquelles elle se trouve entraînée malgré elle. Aussi la voit-on, devenue courtisane, qui excelle dans les parties de plaisir à la campagne. Elle est donc en son tréfonds une paysanne jacobine, ce qui forme un plaisant composé. Cela donne les violences que l’on sait, souvent défensives. Cela donne aussi des formes de bienveillance envers les autres. Cela fait surtout du personnage une manière de philosophe qui apprend à se tenir en réserve et qui s’entend à jouer le jeu sans le jouer vraiment.

Si la jeune courtisane ne pratique pas l’épigramme envers ses consœurs, si elle pardonne à « messieurs les hommes de plaisir » d’être « peu philosophes » et « minces observateurs de leur métier » (p. 210), c’est que : « elle étudiait, elle doutait, elle ne savait à quel parti s’arrêter sur toutes choses ; la curiosité était toujours son unique et dévorante passion. » (p. 212)

En fait, Lamiel a su démonter le mécanisme qui fonde la relation courtisane et qui explique les « antécédents, souvent fort scabreux » (p. 212) de ses amies comme le mépris que les libertins affichent envers elles. Elle a su dépasser ce rapport entièrement servile en faisant mine de s’y abandonner sans réserve et en allant jusqu’à mener le jeu. Car tel est le stratagème : Lamiel qui s’adonne aux plaisirs jusqu’au dévergondage ne prend pas de vrai plaisir à ces plaisirs. Elle en dénie par-devers elle le charme, le prestige, la valeur sociale tout ensemble. Elle pratique sans croire et le laisse entendre à travers la franchise de ses façons, ce « trait de bonté qui vous appelait auprès d’elle aux honneurs et au sans-façon de l’intimité » (p. 210). Une telle disqualification du libertinage s’opérant de l’intérieur est forcément toute symbolique et l’on peut se demander où et pour qui est la victoire. Obtenu en toute immoralité, le succès moral de Lamiel n’est pourtant pas à terme absolument différent de ceux que recueillent une Mathilde de La Mole ou une Clélia Conti par un procédé presque inverse. Honnêtes femmes, ces deux-là faisaient de l’adultère dans lequel elles versaient un acte de transgression leur permettant d’élever une protestation contre un ordre social honni – celui des pères. Lamiel, elle, conteste le même ordre mensonger et vain depuis le lieu même de l’immoralité instituée, à savoir les cercles libertins et mondains. Sa victoire est plus subtilement symbolique encore que celle de ses consœurs subversives mais elle annonce une transgression bien plus effective et qui aurait pu être d’une rare violence.


Notes

  1. Stendhal, Lamiel, Paris, Gallimard, « Folio-Classique », 1983, p. 78. Les références suivantes sont notées entre parenthèses dans le texte.

  2. Voir Berthier (Philippe), Lamiel ou la Boîte de Pandore, Paris, PUF, « Le texte rêve », 1994, et ceci en divers endroits.

  3. Ibid., p. 87.


Pour citer cet article :

Jacques Dubois, « Une sociologie amoureuse  », Sociologie, institution, fiction. Textes rassemblés par Jean-Pierre Bertrand et Anthony Glinoer, site des ressources Socius, URL : http://ressources-socius.info/index.php/reeditions/28-reeditions-de-livres/sociologie-institution-fiction-textes/215-une-sociologie-amoureuse, page consultée le 12 novembre 2024.

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