Première publication dans Texte, revue de critique et de théorie littéraire, no 45/46, 2009, pp. 67-80.

 

Que veut dire la tentation si répandue aujourd'hui de donner suite à des œuvres littéraires canonisées, de les relancer par des prolongements plus ou moins parodiques, de leur emprunter un personnage de second plan pour lui donner une seconde chance ? Voir par exemple la Bovarymania qui fait fureur en France et ailleurs depuis quelques années. Il n'est pas de saison sans que l'illustre roman ne soit l'objet d'une relance singulière, qui balance entre fiction et commentaire. Signe, dira-t-on, d'un épuisement de l'invention littéraire, comme si, pour les écrivains, il ne restait plus qu'à réécrire. Ce qui est sûr, c'est que, par ce procédé, il est rendu hommage ─ un hommage parfois moqueur ─ aux grandes œuvres, dont apparaît ainsi le sens inépuisable et l'aptitude à nous parler plus que jamais. On pourrait d'ailleurs imaginer que ces suites données prennent la forme des remakes cinématographiques, où l'œuvre de départ serait réécrite dans la succession de ses épisodes et chapitres au profit d'une véritable remise à jour. Toujours est-il qu'il existe un goût et une passion de la reprise qui est un fait d'époque.

On notera toutefois que des entreprises plus purement critiques ne se sont pas laissées gagner par le mouvement, dans la ligne de ces variations sur Madame Bovary qui sont plus proches de l'essai que de la fiction1. Mais, qu'il s'agisse de Flaubert ou d'autres romanciers, l'on voit tout de même se dessiner quelque chose d'approchant dans quelques travaux. Apparaissent ainsi des analyses qui, avec mesure, prennent des libertés avec le texte des grands romans ou tout au moins avec leur protocole de lecture tel qu'il s'est fixé au cours du temps. En ces tentatives encore peu nombreuses, le texte de référence n'est pas modifié mais il connaît tout au moins une redistribution de ses accents ─ et notamment à la faveur d'une mise en valeur d'un personnage ou d'un épisode placé jusque-là en retrait. Comme il m'est arrivé d'aller en ce sens, je prendrai ici la liberté de m'en expliquer et de rapporter mes démarches à une réflexion sur l'analyse sociocritique des textes.

Simple, l'idée de départ est, en cours d'examen d'une fiction narrative, de prendre pour point d'appui un personnage auquel la structure textuelle ne rend pas justice et qui en conséquence ne va pas jusqu'au bout de ses possibles. À ce personnage, l'analyse donne une parole qu'il n'avait pas, postulant ainsi une autonomie au moins partielle de la fiction en regard de son auteur. Il s'agit là, on l'a compris, d'un coup de force critique qui fait irradier un élément du texte bien au-delà de ce que celui-ci semblait annoncer. Car l'indépendance prise par le personnage retentit nécessairement sur la ligne d'ensemble de la fiction et conduit son interprétation en des directions imprévues. Il s'ensuit que des sens inédits surgissent qui peuvent aller jusqu'à entrer en contradiction avec ce que le roman semblait initialement poser. Un peu plus loin, je donnerai une pleine illustration de cette démarche. Mais, dans le même esprit, l'analyse peut encore procéder autrement et s'attacher à récuser cette fois certains aspects de l'action romanesque. Lorsque, analysant Le Chien des Baskerville, Pierre Bayard démontre, texte à l'appui, que le travail d'identification du coupable par Sherlock Holmes conduit ce dernier à commettre une erreur sur la personne, il propose une version « corrigée » du crime et de la culpabilité qui fait apparaître par ailleurs chez Holmes des arrière-plans psychiques pour le moins troubles. De la sorte est proposée une lecture enrichie et plus cohérente du roman dans le registre psychologique privilégié par Bayard2.

Faire la leçon tout ensemble à Sherlock Holmes et à Conan Doyle, est pour le moins un jeu excitant dans lequel entre pas mal d'ironie. Mais ce jeu n'a pas sa fin en lui-même. Il se veut réappropriation critique de la fiction et exercice d'une liberté à son égard dont le but est, dans le respect du texte, de proposer une nouvelle lecture de ce dernier, adaptée à des conditions de vie et de savoir qui ne sont plus celles du temps de l'écriture du roman. L'intention est donc d'activer un univers textuel que tant de lectures superposées ont fini par figer et de le rendre à une actualité tout à la fois littéraire et sociale. Comme on vient de le suggérer, différentes formules d'activation du roman sont à envisager. Mais chacune d'elles engage les autres d'une certaine façon. Dans l'exemple emprunté à Pierre Bayard, c'est d'abord la structure scénaristique qui est mise en cause et sa cohérence contestée avant que ne dessine une perception neuve des personnages. Dans les analyses auxquelles je vais venir, c'est le personnage qui commence par être réévalué avant que l'action du roman ne soit réinterprétée. En chaque cas, l'intention est de réintroduire l'œuvre prise en compte dans la circulation actuelle des fictions et de ce qui les inspire.

Toutefois, l'analyse ne s'arrête pas là. Elle ne trouve sa portée véritable que dans la mesure où elle fait concorder le questionnement de la structure narrative avec ce qu'on peut appeler, au moins provisoirement, une bifurcation idéologique de la fiction dans son ensemble. C'est qu'il ne peut y avoir de transformation du rôle d'un personnage ou d'un épisode sans que n'émergent des significations nouvelles indexables sur des registres des valeurs et des savoirs. C'est que, par exemple, l'acteur mobilisé par l'analyse ne l'est pas au petit bonheur. Il est d'emblée tiré du lot en tant que vecteur d'une signification dont on peut dire qu'elle le déborde en même temps qu'elle déborde le texte. Il dit en somme quelque chose que le texte « ne sait pas » ou qu'il ne sait encore que potentiellement. Vu autrement encore, le personnage « débusqué » est, par rapport au scénario dans lequel il s'inscrit et à l'univers dont il fait partie, un « analyseur » au sens où, élément d'un système, il révèle ce système à lui-même rien qu'à le perturber de l'intérieur. Au terme, la nouvelle connaissance du texte se fait connaissance tout court, comme on le verra plus loin.

Ainsi la démarche décrite suit un trajet qui commence par le jeu ─ ce jeu qui est au principe de tout acte de fiction et que prolonge la lecture ─ et qui conduit à une interprétation sérieuse. Pour le dire de façon plus nette, ce trajet part d'un désir et aboutit à un savoir. Mais le trajet du désir au savoir ne prend corps qu'en passant par ce que l'on peut appeler un refoulé de la fiction. Entendons par là une vérité de l'action ou du personnage mis au jour que le texte gardait jusque-là enfouie. Reprenons un à un chacun de ces trois termes.

Dans toute lecture entre de la passion et de la pulsion. Faut-il laisser retomber celles-ci sous prétexte que l'on vise à une science de la littérature dont il faut bien dire le caractère incertain ? Dès le moment où il fait choix d'activer le texte et d'en contester jusqu'à un certain point la structure interne par mobilisation d'un personnage ou d'un épisode, l'analyste participe de la création, la prolonge et la relance, et il le fait nécessairement dans le désir. Il sait cependant qu'il agit de la sorte à l'intérieur de balises strictes qu'il se doit de respecter (le texte dit ce qu'il dit). Mais en même temps il projette la passion éveillée en lui par le récit et tout son habillage sur un au-delà de ce qui lui est raconté ou, plus simplement encore, sur des données textuelles qu'une lecture néglige et n'aperçoit pas. Dans La Chartreuse de Parme, Stendhal a voulu que le personnage de Clélia Conti se tienne toujours comme en réserve du texte et voie son rôle minimisé3. Insignifiance de l'actrice poussant à la discrétion du narrateur ? Dans le fameux compte rendu que fit Balzac du roman, c'est tout juste s'il nomme la jeune femme. Pourtant, la « petite sectaire de libéralisme » est un puissant moteur de désir, et pas seulement dans l'ordre amoureux. Un examen attentif la montre emportée par une rare résolution qui fait d'elle le personnage qui, seul de tous dans La Chartreuse, va jusqu'au bout de son projet. Lorsque, bravant les obstacles et interdits, Clélia se donne à Fabrice à même la cellule de l'Obéissance passive, elle accomplit en tant que jeune femme et que fille du chef de la prison un acte scandaleux et d'une rare violence symbolique. Ce qui n'apparaît au lecteur d'aujourd'hui que s'il marque un temps d'arrêt et prend distance par rapport à une scène aussi dense qu'elliptique.

Or, si Stendhal restreint le rôle de Clélia, s'il tait la violence de ses conduites, c'est sans doute par un conformisme d'époque auquel il se plie d'une façon d'ailleurs ambiguë. Avec la Sanseverina, il ose plus carrément parce que cette grande hystérique qui a vécu échappe de tout son statut aux convenances. Avec Clélia, jeune femme de bonne famille qui cède à la passion, il s'en tient à une explication convenue, expliquant ses actes par la force de l'entraînement, loin de toute signification politique. C'est bien là que réside le « refoulement », lié non seulement à des contraintes d'époque mais encore à un centrage du récit sur un héros qui, en un sens, ne cesse pas de faire écran devant les partenaires féminins. Ainsi mettre au jour la portée symbolique des actes de Clélia, c'est pointer un inconscient du texte sans pour autant faire appel à quelque herméneutique. Des éléments narratifs précis suffisent à asseoir une version transgressive du comportement de Clélia et à fonder une interprétation structurée.

Mais, comme déjà indiqué, la mise au jour d'un refoulé du sens ne se limite pas à la sphère des façons d'agir du personnage activé. Une compréhension plus large des choses et des causes en est inséparable. Elle implique dans l'analyse une mise en rapport des arguments du texte et de connaissances extérieures à celui-ci. D'une part, le personnage ne peut être autonomisé que dans la mesure où la fiction dûment scrutée permet de l'inscrire dans une logique d'action en partie inaperçue et de lui attribuer l'intelligence de cette logique. Mais, d'autre part, pour que cette logique comme cette intelligence trouvent à se dire il faut pouvoir les référer à des catégories conceptuelles et abstraites que le texte ne contient pas et qui ne peuvent venir que de savoirs externes. Opération en boucle de caractère dialectique, où le texte et le commentaire extérieur n'en finissent pas de renvoyer de l'un à l'autre. Si Pierre Bayard peut réinterpréter le roman de Doyle, c'est que son savoir de psychologue lui sert à détecter et à rencontrer des sens retors dans l'histoire des Baskerville. Si Clélia Conti mérite d'être tirée du lot, c'est que, bafouant les règles de l'honnêteté féminine dans des conditions singulières, elle réclame, mine de rien, qu'un discours socio-politique procure une consistance à ses actes.

Ainsi « activer » un roman, c'est tout ensemble en assurer une compréhension renouvelée et en extraire les éléments d'explication du monde qu'il renferme et qui étaient restés en latence. Impensé des œuvres en cause, ces éléments se révèlent disponibles sous deux conditions : la première réside dans la liberté prise avec les fictions ; la seconde dans les connaissances que l'analyste peut mettre en œuvre pour les éclairer. Après tout, donner un nouveau sens aujourd'hui à La Chartreuse de Parme, c'est aller dans le sens de son auteur qui pensait qu'il ne serait lu et compris que dans le courant du xxe siècle et allait jusqu'à dater l'année de la « bonne lecture » à venir. Comme quoi il est plus que temps de s'y mettre. Si je m'y emploie pour ma part, c'est avec l'espoir de jeter un pont entre roman et science sociale ou encore de faire voir que le premier a beaucoup à dire à la seconde. Mais la reprise ici même d'un cas auparavant traité aidera sans doute à y voir plus clair.

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Clélia Conti objet de désir et source d'un savoir chez Stendhal. De même et plus encore Albertine Simonet dans À la recherche du temps perdu. Arrêtons-nous à cette dernière pour rappeler les grandes lignes d'un parcours interprétatif4. À l'origine donc, un personnage sous-estimé par la critique alors même qu'il occupe de larges pans de l'œuvre et même un volume entier de l'œuvre, alors aussi qu'il est dit figurément le « seul roman » du héros. Mais l'aveuglement des commentateurs n'est pas sans excuses. C'est d'abord que la jeune femme est peu lisible pour le héros lui-même qui n'en finit pas de s'interroger ou d'interroger autrui à son propos. Et l'on ne s'étonnera donc pas que le personnage ait inspiré naguère l'une de ces réécritures évoquées en commençant5. C'est ensuite que la petite Simonet, enfant de la classe intermédiaire, était mal intégrable à l'univers et à l'esprit d'un roman où elle semble entrée par effraction. Ne relève-t-elle pas de tout un habitus « moyen », que l'écrivain se plaît à dire sans intérêt ? Et, par ailleurs, la turbulente maîtresse de Marcel ne donne-t-elle pas dans un lesbianisme évanescent et joyeux, tout à l'opposé de cette homosexualité mâle à laquelle le roman fait sa part sous les dehors pervers et sombres qu'elle manifeste chez les Charlus et autres Saint-Loup ?

Ainsi classe moyenne et lesbianisme vécus de façon cumulée par Albertine se présentent en faits sociaux considérables sur lesquels l'univers mental de la Recherche vient buter dès À l'ombre des jeunes filles en fleurs. Non que le héros-narrateur les néglige ─ c'est même tout le contraire ─ mais bien plutôt qu'il en parle comme d'une réalité exotique. Pour le souffreteux Marcel, les amies d'Albertine, vêtues pour la plage, sont mal identifiables. « Ces jeunes filles, note le narrateur, bénéficiaient [...] de ce changement des proportions sociales caractéristique de la vie des bains de mer [...] elles [prenaient] à mes yeux une proportion énorme, et impossible de leur faire connaître celle que je pouvais avoir6. ». De là, une véritable angoisse chez le héros, que ne suffit pas à dissiper la rayonnante aura impressionniste dont s'entourent les jeunes filles, par ailleurs amies du peintre Elstir. De là, en même temps, l'affleurement d'une petite sociologie des bains de mer, qui incite le narrateur à noter qu'en tenue de sport, les « fils du propriétaire véreux d'un magasin de nouveautés7 » apparaissent au timide Marcel comme des demi-dieux.

Autour d'Albertine, Proust a multiplié les marques d'indistinction, qui font d'elle une énigme à bon rendement romanesque. Elle semble surgir de la mer sur une plage normande au milieu d'un ébat de mouettes. Elle est orpheline, élevée de façon incertaine par une tante. Elle doit avoir des liaisons féminines. Elle semble faire des études mais on n'en sait pas plus. Elle survient dans la vie de Marcel le plus souvent à l'improviste. Elle quitte Marcel de façon impromptue pour se tuer en montant à cheval.

Plus largement, Proust a fait de la jeune naïade l'annonciatrice de certaine modernité en ce que, au seul passage d'Albertine, se défont des cloisons sociales qui sont aussi des barrières du sens. Il est vrai que, dans un univers fortement clivé en classes antagonistes, celui des Guermantes et des Verdurin, la jeune femme représente un ensemble d'êtres qui se vivent comme une non-classe, même si celle-ci comprend des petits-bourgeois particulièrement typés. De même, dans un monde où la culture d'élite toise de haut la culture populaire traditionnelle (celle de Françoise, par exemple), l'impressionnisme qu'affectionne Albertine, marqué par le flou dans la représentation et la multiplicité des points de vue, brouille les codes. Ainsi Proust met au jour un moderne dans lequel domine un principe de non-contradiction, et cela vaut en matière sociale, culturelle, sexuelle.

« Être de fuite », comme la nomme Proust, Albertine Simonet est par là même un ludion social, d'autant plus ludion que son personnage est fortement dispersé en texte. Elle peut faire penser au personnage médiateur qui dans les romans réalistes a pour rôle essentiel de faire traverser au lecteur différents milieux. Mais, à la différence de celui-là, Albertine n'occupe pas un poste d'observation. Elle est bien davantage, cet « analyseur » dont il fut question plus haut. Là où elle passe, elle perturbe, agite, brouille les distinctions entre milieux et entre castes, quitte à ne procéder qu'en douceur. Le romancier va même l'introniser en rebelle et en républicaine à certain moment. « Celle (= la haine) d'Albertine pour les gens du monde, écrit-il non sans nuance et précaution, tenait, du reste, très peu de place en elle et me plaisait par un côté esprit de révolution ─ c'est-à-dire amour malheureux de la noblesse ─ inscrit sur la face opposée du caractère français où est le genre aristocratique de Mme de Guermantes8. » Voilà apparemment qui suffit à faire de la jeune femme un « être de désir », désirante et désirable à l'intérieur du dispositif social dans lequel elle s'inscrit. Qu'elle interloque le héros, ce n'est guère douteux, mais qu'elle fasse jubiler le romancier par narrateur interposé est plus sûr encore. C'est que, tout au long de son parcours, elle pose une succession d'énigmes qui sollicitent sans trêve le sociologue amateur et l'incitent à émettre des hypothèses.

Mais le refoulé albertinien est d'un autre ordre encore et plus étroitement corrélé à la structure même du personnage. Rappelons-nous ici que Roland Barthes faisait de l'inversion la figure dominante de la Recherche9. Et non pas tant l'inversion sexuelle mais une inversion sociale voulant que fréquemment un personnage apparaisse à l'inverse de ce qu'il est réellement. Exemple : la princesse Sherbatoff croisée dans un train est prise pour une tenancière de maison close alors qu'elle fut dame d'honneur de la grande duchesse Eudoxie. Ou dans un autre genre : dans l'espoir de s'élever au rang des duchesses, madame de Cambremer jeune s'épuise à admirer l'art réaliste le plus attaché à décrire la misère. Or, note encore Roland Barthes, en ces cas, Proust fait en sorte que coexistent les deux valeurs antagonistes qu'inspire le personnage et si bien que madame Sherbatoff soit tout à la fois à la fois maquerelle et princesse.

Or, Albertine porte cette inversion à son comble. C'est qu'elle concilie en elle, ainsi qu'on vient de le voir, deux genres sexuels, deux classes, deux cultures. Son ambivalence multiforme devient ainsi l'horizon indépassable de certaine sociologie proustienne. Pour le comprendre, il faut tenir compte du fait que, se posant en déterministe d'entrée de jeu, Proust donne à voir que, sur le trajet au long duquel il fait agir différents facteurs, ceux-ci connaissent maintes réfractions qui les détournent de leur orientation initiale. À l'arrivée, on trouve donc ces formations inversées et paradoxales dont on vient de parler. Et c'est bien là que s'origine une sociologie originale et passablement ironique, qui fait en continu la part de la contingence. On y trouve donc des princesses-maquerelles et des snobs du misérabilisme. On y trouve de même, durant la Grande Guerre, un Charlus vieille France devenu pro-Allemand, qu'assaillent sous cette forme les dispositions contradictoires qui sont en lui. Dans les trois cas, l'attitude paradoxale est expression d'une faille dans la structure psychique et dans la conduite de la carrière. Mais elle révèle surtout le caractère retors de nombre de déterminations voulant qu'une part de contingence finisse par s'introduire dans ce qu'a d'impérieux la nécessité.

Dans ce contexte, Albertine est bien la grande contingente, celle qui, de toute sa mobilité, rend poreuses par sa seule présence les limites entre castes ou classes. C'est pourquoi la dire de la classe moyenne n'est pas trop satisfaisant. Elle est un paradoxe social comme elle est un paradoxe sexuel. Nous venons de la percevoir en républicaine aristocratique. Elle se partage entre un amour vulgaire des bronzes de Barbedienne et un goût racé des robes de Fortuny. Sexuellement, elle participe certes de la « Gomorrhe moderne », assemblée virtuelle de toutes les lesbiennes et grand puzzle qui réunit des pièces socialement disparates en un tout dont l'observateur proustien cherche en vain la clé. Mais elle est aussi la maîtresse de Marcel, après tout, et trouve un plaisir ambigu à ce rôle, comme nous l'a dit La Captive, le film de Chantal Akerman, inspiré de La Prisonnière10. Donc petite maîtresse autant que gouine intrépide et passant sans vulgarité ni compromission d'un rôle à l'autre.

Ainsi faire voir comment, à force de réfractions déterministes en cascade, le grain de sable de la contingence vient enrayer l'engrenage de la causalité, c'est mettre en mouvement une dialectique qui ravit et porte Marcel Proust en ce qu'il est inséparablement romancier et sociologue. Le romancier y affine son sens de la singularité de la personne et de l'imprévu de l'action ; le sociologue y affûte la complexité de son déterminisme et le fait qu'en tout destin entre du désordre. Cela sur fond d'une ironie qui confine à la « double contrainte ». Ainsi, lorsque, pour la première fois, Charlus entre chez les Verdurin, ce « mauvais lieu », il est sous le coup de deux injonctions qu'il s'adresse à lui-même : manifester sa supériorité de classe, dissimuler son homosexualité. Or, croisant les deux consignes malencontreusement, il va juste parvenir à manifester...son homosexualité. Et cela suffit pour que, sur la scène des salons, Charlus s'instaure à jamais en paradoxe vivant. Lui pareillement est figure emblématique d'une manière de penser les pratiques sociales.

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Avec Albertine entre dans la Recherche tout un univers divergent qui fait bifurquer la fiction vers un autre ton, d'autres valeurs, d'autres idées sur le monde. Et l'on se dit que le romancier n'a pas entièrement prévu cette dérive de son texte, qu'il n'en a pas maîtrisé toutes les implications. Est-ce là un cas exceptionnel ? On a trop peu perçu les grands romans de la lignée réaliste sous cet angle. Après tout, n'échappent-ils pas tous, à un moment ou à un autre, au strict contrôle de leur auteur ? Ce qui les fait grands n'est-ce pas qu'ils produisent un surcroît de sens qui n'avait pas été programmé ? Ce qui inciterait à penser que le grand roman est celui qui ne sait pas où il va ─ et s'appliquerait mieux, chez Flaubert, à L'Éducation sentimentale qu'à Madame Bovary. Oui, la Recherche est typiquement une œuvre qui s'égare et se perd, comme en témoignent ses accroissements successifs, et quitte à revenir à son point de départ. Mais on peut parler de même des romans de Stendhal si on les considère dans leur ensemble et leur succession. Le parcours d'Armance à Lamiel est édifiant à cet égard et nous pousse à penser que Lamiel, albertinienne avant la lettre, est une Armance qui sort de sa clôture, jette sa gourme de façon originale et se libère violemment. Et elle dépasse si bien son créateur que celui-ci n'achève pas le récit de ses tribulations. La question devient alors : qu'est-ce qui nous met sur la piste de telles déviations productives ?

Fauteurs de troubles ─ et pas seulement au sens social, Lamiel et Albertine sont pareillement et tout ensemble en déficit et en excès de sens. Pour le déficit, c'est assez clair : les romans nous laissent avec beaucoup d'interrogations sur l'une comme sur l'autre et manifestent de la sorte la part de refoulement qui réside en elles. En ce qui concerne l'excès, il commence à poindre avec l'aura fantasmatique qui baigne les deux actrices, toutes deux orphelines, d'appartenance incertaine et sexuellement mal identifiées. Au sein de textes qui se conforment au credo réaliste et à ses codes, elles sont êtres de rêve : Albertine est présentée en fille de la mer ; Lamiel est nommée « fille du diable ». Cette « fantasmatique » signale le refoulement dont les deux personnages sont le lieu et c'est par là qu'elle ouvre à la lecture « défoulante » que nous défendons ici.

Avançons donc l'idée que les deux actrices participent d'une levée de censure dont le propre est de concerner inséparablement le sexuel et le social. Dans les deux domaines, leur appartenance fait question et, ce faisant, pointe vers les formes ordinaires de la domination et de la répression. Or, on sait que les formations collectives et jusqu'aux plus « avancées » n'en finissent jamais de faire barrage à la vérité sexuelle et à la vérité sociale, et tout spécialement à ce qui les lie l'une à l'autre. C'est ce que l'on voit chaque jour et jusqu'à aujourd'hui. Les romanciers critiques ─ Balzac, Stendhal, Flaubert, Zola, Céline... ─, sont précisément ceux qui se donnent à tâche de questionner ces oblitérations socialement « intéressées » et ce qu'elles recouvrent.

La conjonction dans leurs romans du sexuel et du social ou bien encore de l'érotique et du politique est déjà en elle-même pleine de sens. Montrer par là qu'il n'est pas de véritable séparation entre l'individuel et le collectif ou encore entre intériorité et extériorité relève déjà d'une rupture de doxa considérable. Mais, encore une fois, leurs fictions ne procèdent pas à celle-ci de façon déclarée. Pour qu'elle apparaisse, toute une pratique orientée des textes est nécessaire ─ celle qui est ici défendue ─ et elle s'inscrit dans une histoire de ces textes et de leurs lectures. Il n'en est pas de meilleure preuve que l'image de Stendhal et de Proust véhiculée longuement par la critique. L'un et l'autre ont été d'abord lus en écrivains du « je » et d'une psychologie autotélique. Ce qu'ils étaient aussi mais d'une façon toute particulière puisqu'ils reliaient d'emblée les faits relevant de la subjectivité à l'existence du groupe, de la classe, des échanges sociaux. Combien est symbolique à cet égard le fait que Marcel croit bon d'enfermer Albertine ou le fait que Fabrice ne voit Clélia que la nuit en secret ! En chaque occurrence, la fiction exprime son rêve de faire de la vie à deux une pure expérience psychique. Mais en chaque œuvre le principe de réalité fait violemment retour sous les espèces du social et le fait si bien même que les deux héroïnes en meurent.

Au bout du parcours, il est nécessairement une sociologie, celle qui est en puissance chez le romancier et que l'analyste ─ le socioanalyste ? ─ se donne à tâche de mettre au jour. Mais comment donner forme à ce savoir si spécifique à l'expérience romanesque et comment l'exporter éventuellement vers les disciplines de la science sociale ? Quel le chemin va suivre ce travail qui est à la fois d'extraction et de qualification d'un sens ?

Les exemples pris le disent, la « sociologie romanesque » se tient au plus près de la fiction. Enfouie ou non, elle n'est ni conceptualisée ni théorisée. Elle ne saurait prétendre non plus à former système, restant la plupart du temps fragmentaire. Ajoutons même qu'en raison de la pluralité du sens textuel, elle n'est pas davantage exempte de contradictions. C'est dire qu'il ne faut pas nourrir à son propos d'espérances excessives. Il n'est pas aisé pour l'analyste de maintenir la bonne distance entre le concret de la fiction et sa mise en forme abstraite, sachant qu'à trop perdre de l'élaboration imaginaire et scripturale du texte, c'est le meilleur de son sens qui risquerait de s'évaporer. Face au modèle réduit que constitue la fiction, il revient donc à l'analyse d'en élaborer un autre qui, partiellement décalé, redoublera le mouvement fictionnel tout en empruntant la voie d'une théorisation. De ce point de vue, faire correspondre le personnage d'Albertine à une grande figure d'inversion portée à son comble satisfait à la double exigence du concret et de l'abstrait en s'appuyant sur une forme-sens. Cette figure met sur la voie d'une dénégation ironique du déterminisme social qui est riche d'implications dans le contexte de la Recherche. En tant que manifestation théorique, elle reste proche de la textualité même et d'une façon l'englobe ; en même temps, défi à une sociologie trop linéairement déterministe, elle contribue au savoir social. Ainsi est atteint le double objectif qu'il convient de poursuivre. Qu'il le soit sur un mode ironique apporte sa note originale à ce que l'on peut appeler une sociologie romanesque, toujours critique dans sa visée.

Si elle est fragmentaire en regard d'un savoir plus général, la connaissance qui se dégage du texte de fiction est néanmoins en quête d'une signification d'ensemble susceptible de donner cohérence à cette fiction. Ici entre définitivement en jeu le travail interprétatif. La question est de savoir comment indexer les éléments de savoir mis au jour sur un discours proprement sociologique. Deux possibilités s'offrent, nettement distinctes quant à leur approche et à leur portée. Selon une première option, on tient le texte du roman pour illustratif de théories existantes et venant d'une certaine manière à leur rescousse, en particulier lorsque ces théories sont largement postérieures à ce qui dit le roman. Cette perspective a toujours tenté les sociologues depuis Max Weber. Et Pierre Bourdieu, même s'il se fonde sur une conscience fine de ce qu'est la création littéraire, ne procède pas autrement que son illustre prédécesseur lorsqu'il montre que L'Éducation sentimentale décrit la société parisienne en « espace des possibles » fortement structuré, présentant au jeune Frédéric Moreau l'éventail circonscrit des possibilités de carrière qui s'offrent à lui11. En cette circonstance, Bourdieu recourt à un concept qui remplit un rôle crucial dans sa propre théorie. Et d'ajouter que, là où la science sociale est lourdement démonstrative, où elle se doit de multiplier les arguments et les preuves, la fiction produit un schéma interprétatif plus économique que la sociologie en ce qu'il est ancré dans le concret d'un destin singulier et fait saisir la structure des relations avec une sorte de fulgurance. De fait, une seule scène de salon stendhalienne ou proustienne apparaît toujours en laboratoire d'étude expéditif et efficace de la trame des échanges entre agents du grand jeu collectif.

La force du « roman sociologue » tient en fin de compte à ce que, selon la formule de Pierre Bourdieu, ce roman dévoile la réalité en la voilant et se fait de la sorte source de connaissance spécifique. Il dit alors un social que la sociologie ne dit pas et qui est fortement relié à la singularité du destin de ses héros comme du quotidien qu'il est donné à ces héros de vivre. Il est clair, par exemple, que la sociologie proustienne, si elle arrive à se transcender dans une grande figure générale comme l'inversion, s'appuie à l'origine sur de petits dispositifs qui ont trait au quotidien, au local, au détail, soit à toute une frange de faits que la discipline sociologique peine à prendre en compte parce qu'ils sont trop aux marges des lois qu'elle cherche à cerner12. Soit l'exemple, dans la gamme des inversions déterministes que l'on trouve chez Proust, ces personnages dont le propre est d'exprimer dans les circonstances de vie les plus communes et les plus immédiates une discordance discrète du comportement ─ comme si leur psychisme « boitait ». Deux logiques se rencontrent en eux, qui ne peuvent s'accorder. Peu descriptibles en théorie, ces phénomènes affectent une nébuleuse de personnages qui font de la même maladresse à entrer dans le jeu des concurrences et des classements leur signe distinctif. Proust fait ainsi son miel de profils biscornus qui sont comme les résidus des grands mécanismes que la science prend en compte. Mais l'on a compris que ce sont des résidus pleins de sens et qui garantissent l'autonomie d'une expérience sociale propre au roman.

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Roman sociologue, sociologie romanesque, socioanalyse : il n'est pas de terme stable pour dire aujourd'hui des tentatives diverses qui, par rapport à la sociocritique, prennent les choses comme à l'envers ─ toujours l'inversion ! Faire la sociologie du roman passe ici, en effet, par la demande adressée au roman de produire à même la fiction une sociologie du réel avec l'espoir ou le soupçon que, dans le même mouvement, ledit roman proposera une sociologie de lui-même et de sa production. Ce genre de tentative détournée est encore peu représentée, n'a pas de statut défini et se rencontre dans des travaux d'origines diverses. Parmi d'autres, une belle analyse comme celle que mène Michael Lucey dans Les Ratés de la famille13 appartient de plein droit à ce courant. Mais on peut désormais en citer d'autres. Dans tous les cas, ce genre de travaux traduit un rapprochement entre littérature et critique d'une part et science sociale de l'autre qui est réjouissant. S'y noue une alliance symptomatique d'une volonté neuve de rompre avec la division conservatrice et protectionniste des savoirs.

Université de Liège


Notes

  1. Dans le récent Mémoire d'un fou d'Emma d'Alain Ferry, le narrateur se console du départ soudain de sa femme en s'abandonnant à une passion voluptueuse pour l'être de papier qu'est « Madame Bovary ». C'est l'occasion pour lui d'une relecture inspirée et fortement érotisée du roman de Flaubert. Ferry (Alain), Mémoire d'un fou d'Emma, Paris, Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2009.

  2. Bayard (Pierre), L'Affaire du chien des Baskerville, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Paradoxe », 2007.

  3. Pour notre interprétation de La Chartreuse de Parme et du personnage de Clélia Conti, voir Dubois (Jacques), Stendhal. Une sociologie romanesque, Paris, Éditions La Découverte, coll. « Textes à l'appui », 2007. Plus spécialement, le chapitre 10, pp. 207-217.

  4. Voir Dubois (Jacques), Pour Albertine. Proust et le sens du social, Paris, Seuil, coll. « Liber », 1997.

  5. Voir Rose (Jacqueline), Albertine. A Novel, Londres, Chatto & Windus, 2001.

  6. Proust (Marcel), À l'ombre des jeunes filles en fleurs, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1994, p. 362.

  7. Ibid., p. 251.

  8. Proust (Marcel), La Prisonnière, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1991, p. 26.

  9. Roland (Barthes), « Une idée de recherche », dans Œuvres complètes III, 1968-1971, Paris, Seuil, 2002, pp. 917-921.

  10. Akerman (Chantal), La Captive, film de long métrage, Belgique, 2000, avec Stanislas Merhar et Sylvie Testud.

  11. Bourdieu (Pierre V.), Les Règles de l'art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, coll. « Libre examen », 1992, pp. 17-62.

  12. Il est vrai que l'on trouvera cette singularité-là traitée chez un sociologue tel qu'Erving Goffman dans sa Mise en scène de la vie quotidienne. Mais on a beaucoup dit que ce Goffman-là était à sa façon un romancier.

  13. Lucey (Michael), Les Ratés de la famille. Balzac et les formes sociales de la sexualité, traduction de Didier Éribon, Paris, Fayard, 2008.


Pour citer cet article :

Jacques Dubois, « Le roman sociologue », Sociologie, institution, fiction. Textes rassemblés par Jean-Pierre Bertrand et Anthony Glinoer, site des ressources Socius, URL : http://ressources-socius.info/index.php/reeditions/28-reeditions-de-livres/sociologie-institution-fiction-textes/219-le-roman-sociologue-2, page consultée le 12 novembre 2024.

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