Tout commence au beau milieu des années 1960 au département de Philologie romane de l’Université de Liège. Jacques Dubois, après une thèse sur les Romanciers de l’instantané (1963) et après avoir enseigné notamment à l’université du Minnesota, y est nommé professeur associé dans le service du Pr Maurice Piron, philologue par ailleurs très ouvert à la francophonie et aux marges de la littérature (il fondera le Centre d’Études québécoises et le Fonds Simenon, qui conserve les archives de l’écrivain dont s’occupera Jacques Dubois jusqu’à sa retraite). Depuis près de trois quarts de siècle, la philologie et l’analyse textuelle dominent les études littéraires à Liège, parfaitement sourdes aux avancées des sciences humaines. Avec quelques-uns de ses collègues, Jacques Dubois contribue rapidement à secouer le joug de cette tradition, et ce, à travers deux disciplines en apparence peu conciliables. La rhétorique, tout d’abord : il fonde le Groupe µ avec Francis Édeline (chimiste), Jean-Marie Klinkenberg (linguiste), Philippe Minguet (philosophe), Francis Pire (philosophe) et Adelin Trinon (spécialiste du cinéma), un collectif interdisciplinaire qui revisite de fond en comble l’ancienne rhétorique en proposant une nouvelle typologie des « tropes » qui donnera lieu à deux essais majeurs, Rhétorique générale (1970) et Rhétorique de la poésie (1977). La sociologie de la culture, ensuite : avec le sociologue Paul Minon et Philippe Minguet, il crée la commission « Arts et société » qui envisage, dans la foulée de ce qui se développe en France, mais aussi au Québec, une lecture sociale de la production des faits artistiques. La sociologie de la littérature naît du croisement de ces disciplines : même si Jacques Dubois l’investira prioritairement dans une perspective institutionnelle, elle ne négligera jamais – ce sera même une constante – les mécanismes textuels qui sont au fondement de la production littéraire. Il publiera dans ces années une stimulante lecture idéologique de L’Assommoir dans une perspective althussérienne et figurera parmi les pionniers de la sociologie littéraire et de la sociocritique (il est au sommaire du collectif de Robert Escarpit, Le Littéraire et le social en 1970 et du premier numéro de la revue Littérature, intitulé « Littérature, idéologies, société », l’année suivante).

En 1978, Jacques Dubois publie un essai qui fera date : L’Institution de la littérature, sous-titré Introduction à une sociologie. S’y propose, bien au-delà d’une synthèse, une exploration de trois courants qui ont renouvelé l’histoire littéraire, la philosophie de la littérature de Sartre, la sémiologie de Barthes et la plus récente sociologie du champ de Bourdieu. Tout un chantier se met en place à partir de ce concept d’institution que son auteur a toujours entendu dans son double sens : d’une part la littérature comme institution sociale, certes très particulière mais d’une efficace aussi redoutable que les autres, avec ses rouages, ses instances, ses luttes de pouvoir ; d’autre part la littérature comme dynamique instituante, portée depuis le XIXe siècle par de multiples mécanismes d’autonomisation, qui touchent non seulement ses dispositifs sociaux, mais aussi ses ressorts les plus spécifiques, génériques, stylistiques ou poétiques. Dans les années 1970, cette façon de concevoir la littérature n’avait rien d’évident ; elle était même perçue par beaucoup de caciques académiques et académiciens comme iconoclaste parce qu’elle désacralisait le littéraire en le sortant de sa mythologie romantico-créationniste. Dans ses enseignements, notamment au sein des cours de « Sociologie de la littérature » et de « Genres paralittéraires » qu’il a créés (et qui existent toujours), Jacques Dubois n’a pas cessé de convertir quantité d’étudiants et de chercheurs à sa « méthode » (encore que le terme soit peu approprié dans le cas de Dubois qui ne s’est jamais enferré dans une méthode au sens cartésien du terme) ; assurément il est le père fondateur de ce qui s’appelle parfois l’École de Liège (quoique l’appellation n’ait jamais été labellisée) et qui s’est maintenue, diversifiée et renforcée jusqu’à aujourd’hui encore.

Dubois a toujours été homme de collectifs : dans les années 1980, il associe deux de ses étudiants à une analyse institutionnelle de la genèse et de la formation du premier groupe surréaliste français ; dix ans plus tard, il s’entoure de plusieurs chercheurs et crée le GREGES, qui publiera Le Roman célibataire (1996), une étude sur le romanesque décadent. Il participera par ailleurs à la création et à la direction, entre les années 1980 et 2000, de plusieurs collections de tout premier plan : « Espace Nord » (Labor), « Babel » (Actes Sud) et « Point-Lettres » (Seuil). Il n’est cependant pas homme d’école dans le sens où il aurait été à la tête d’un magistère doctrinaire – rien de plus éloigné de lui que l’idée de doctrine. Il fonde, certes, et rassemble, mais c’est à ses « disciples » de prendre le relais. Et lui d’explorer d’autres pistes, toujours innovantes et souvent imprévisibles. En témoigne son livre Le Roman policier ou la modernité (1995). Notons la conjonction dans le titre, si discrète et tellement significative en ceci qu’elle avance l’hypothèse que le policier est (avec le poème en prose) le seul genre inventé par le XIXe siècle. Se déploie dans cet essai toute une nouvelle typologie du genre, mettant au cœur de sa dynamique non pas le coupable et l’enquêteur, mais un « tourniquet de rôles » dans lequel le suspect, d’ordinaire négligé, tient la vedette. Cet essai n’est pas fondamental seulement pour l’intelligibilité nouvelle qu’il propose du roman policier, mais pour la manière si particulière qu’a Dubois d’articuler une lecture historico-sociologique sur une approche socio-poétique, le moindre fait de texte trouvant à se comprendre dans l’orbe des enjeux sociaux.

Là est toute la manière du chercheur, qui se confirmera avec tous les objets de recherche qui seront les siens jusqu’à aujourd’hui encore. Une manière qui trouve à se déployer dans ce qu’on pourrait appeler des pas de côté significatifs. Son livre sur Proust, Pour Albertine (1997) en est sans doute la plus belle illustration : face aux traditionnelles lectures psychologiques de Marcel, Dubois choisit d’explorer non pas un personnage secondaire, mais quelque peu décentré pour toutes sortes de raison : Albertine. Ce qui donne lieu à une véritable sociologie de la Recherche telle que Proust la déploie lui-même dans ses recoins les plus insoupçonnés. Le fil rouge qui relie les dernières œuvres de Jacques Dubois tient de ce principe-là : dégager et scruter chez les « romanciers du réel », de Stendhal à Simenon (qu’il éditera dans la Bibliothèque de la Pléiade), en passant par Proust, leur « sens du social » et par là explorer ce qui fait du romancier, de tout romancier, un sociologue en puissance, doté de sa propre perspicacité à démonter les mécanismes sociaux.

Dans la trajectoire de Jacques Dubois, l’année 1990 opère un tournant significatif. Cette année-là, le professeur quitte partiellement ses fonctions universitaires pour s’engager dans le journalisme, en prenant pour trois ans la direction politique de la rédaction du quotidien liégeois La Wallonie. Engagement qui couronne en quelque sorte la militance du critique au côté du mouvement wallon — il avait co-signé- en 1982 le Manifeste pour la culture wallonne et fondé une revue, Carré Magazine (4 numéros, décembre 1981 – novembre 1982), qui entendait faire valoir la spécificité tellement niée de la littérature et des arts en Belgique francophone (parallèlement, il avait cofondé avec quelques universitaires de Bruxelles, Louvain et Mons la collection patrimoniale « Espace Nord »). C’est une autre facette du sociologue de la littérature qui se dessine avec cet engagement qu’on ne disait pas encore « citoyen » : il ne s’agissait plus seulement de spéculer sur la littérature, ses institutions et sa rhétorique, mais de contribuer à la rapprocher de la vie sociale et de peser sur celle-ci. C’est de cette période que datent aussi les premiers écrits de Dubois sur la littérature de l’extrême contemporain. Il consacre la dernière année de ses enseignements, en 1998, à l’exploration de ce qui s’est nommé, de manière éphémère, la « Nouvelle génération », autour de Michel Houellebecq et de Christine Angot (venait de paraître la fameuse anthologie Dix, coéditée par Grasset et Les Inrock). Critique engagé, Dubois a toujours défendu la littérature qui se fait, et ce jusqu’à aujourd’hui encore par une série de chroniques sur les sites de Mediapart puis de Diacritik.

L’engagement de Jacques Dubois dans la vie intellectuelle a fait de lui un essayiste au plus près de ce qui se transforme et se propose dans la critique des idées. Avec Figures du désir (2011), une nouvelle approche du littéraire se dessine, sans renier celles qui l’ont précédée. Le sous-titre est éloquent : Pour une critique amoureuse. S’attaquant aux héroïnes romanesques qu’il « aime », de Balzac et Zola à Christine Angot et Jean-Philippe Toussaint, en passant évidemment par Proust, Dubois instaure une véritable herméneutique du désir, ce qui l’autorise à revisiter, à la manière de la critique qu’on a qualifiée de « possibiliste », le cheminement et le profil de ses héroïnes du cœur. La critique-fiction devient ainsi sous sa plume un puissant instrument d’intelligibilité de la littérature dans une approche à la fois intime et participative, qui invite tout lecteur à s’approprier l’univers fictionnel au plus sensible de ce qu’il vit en lisant, en écrivant.

Voici donc une œuvre au sens fort du terme en ceci qu’elle est marquée d’une remarquable cohérence dans son projet. Cette cohérence tient de la fidélité à quelques concepts-clés. Institution et idéologie en forment la paire inaugurale, sur laquelle se greffera par la suite une autre paire : le sens du social et le désir. Cette évolution, cette cohérence, elles apparaissent clairement dans les articles retenus dans la présente anthologie et qui forment une véritable séquence au-delà de la diversité des objets traités (Stendhal, Simenon, le surréalisme ou encore la poésie contemporaine) et des modes d’énonciation (article de magazine, entretien, article savant). Une séquence critique et méthodologique, qui donne à découvrir un parcours intellectuel construit en liberté, curieux des grands auteurs tout autant que des marges de la littérature. Une séquence intellectuelle, surtout, qui met à l’avant-plan une relation particulière à la vie des idées et à l’écriture : la trop sommaire opposition barthésienne entre écrivain et écrivant est sans objet dans la trajectoire de Jacques Dubois.


Pour citer cet article :

Par Jean-Pierre Bertrand et Anthony Glinoer, « Préface », Sociologie, institution, fiction. Textes rassemblés par Jean-Pierre Bertrand et Anthony Glinoer, site des ressources Socius, URL : http://ressources-socius.info/index.php/reeditions/28-reeditions-de-livres/sociologie-institution-fiction-textes/221-preface, page consultée le 28 mars 2024.

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