Le « concept flou » d’imaginaire social (Leblanc 1994) n’a pas fait l’objet de synthèses encore satisfaisantes, bien qu’il figure au cœur de certains travaux qui ont fait date dans le champ philosophique (Baczko, 1984 ; Castoriadis, 1975), et qu’il soit revendiqué par certains historiens (Barrière, 1995), comme l’a montré Alain Corbin en ce qui concerne la recherche sur le xixe siècle et l’histoire des sensibilités (Corbin 2010). Pour autant, l’imaginaire social a souvent inquiété les historiens, qui craignaient de s’égarer dans les méandres de représentations éloignées de la factualité historique. L’expression a également été employée en tant que synonyme de termes tels que « représentations », « mentalités », « croyances » ou « mythe », comme par exemple dans les travaux de Georges Duby (1978) ; elle n’accédait pas dans ce cas à un niveau conceptuel particulier.
Néanmoins, pour les historiens du culturel, le concept d’imaginaire social permet de penser la dimension performative des représentations, les effets que les imaginaires peuvent avoir sur les pratiques, les comportements, les manières de s’approprier le monde et les sensibilités collectives (Corbin, 1982). Il permet également de penser la formation des identités sociales et des positions différentielles qu’occupent des groupes d’individus (Lyon-Caen, 2007). Ces dernières années, l’histoire culturelle et l’histoire des représentations se sont donc appropriées plus frontalement la notion, comme le prouvent les nombreux travaux de Dominique Kalifa, et tout particulièrement son dernier ouvrage sur les « bas-fonds », présenté comme l’« histoire d’un imaginaire » (Kalifa, 2013).
Il reste que c’est du côté des études littéraires que les chercheurs ont plus volontiers investi l’imaginaire social, depuis les travaux fondamentaux de Gilbert Durand (1960) en anthropologie structurale et sur la base de notions empruntées à la psychanalyse (Jung, Lacan). Si les archétypes identifiés par Durand sont apparus quelque peu figés – leur anhistoricité était justement ce qui rebutait les historiens de s’y aventurer davantage –, les littéraires y voyaient matière à un travail fécond sur les grands corpus. L’ajout de « social » permettait d’infléchir la notion d’imaginaire, de la réintroduire dans l’histoire des productions/appropriations collectives, comme la sociocritique s’y emploie au travers de travaux proches de telles préoccupations, notamment autour du « discours social » (Angenot, 1989 ; voir aussi Robin, 1993). Plus récemment, la recherche en sociocritique s’est aussi interrogée sur les impacts des représentations littéraires et culturelles sur le monde social, partant du principe que ces œuvres avaient des effets concrets sur la société et les sensibilités collectives (Prévost, 2015 ; Boucher, David & Prévost, 2014). Ces études effectuent d’ailleurs un retour à la pensée de Castoriadis pour qui le processus « d’institution imaginaire de la société » permet de comprendre comment les collectivités élaborent de grandes réponses aux questionnements sur leurs identités, et par là forment des réseaux de significations, au fondement de leurs institutions (Castoriadis, 1975).
Ces dernières années, Pierre Popovic s’est employé à préciser la notion d’imaginaire social, et ce faisant à dégager nettement le champ de la sociocritique par rapport aux autres approches sociales de la littérature (Popovic, 2011). Popovic conçoit ainsi l’imaginaire social comme une forme de mise en récit particulièrement significative, activée collectivement par une société à un moment de son histoire. « L’imaginaire social est composé d’ensembles interactifs de représentations corrélées, organisées en fictions latentes, sans cesse recomposées par des propos, des textes, des chromos et des images, des discours ou des œuvres d’art » (Popovic, 2008, p. 24). Dans un récent ouvrage, Popovic prolonge cette définition :
« L’imaginaire social est ce rêve éveillé que les membres d’une société font, à partir de ce qu’ils voient, lisent, entendent, et qui leur sert de matériau et d’horizon de référence pour tenter d’appréhender, d’évaluer et de comprendre ce qu’ils vivent ; autrement dit : il est ce que ses membres appellent la réalité » (Popovic, 2013, p. 29).
Héritant des travaux de Castoriadis et Ricœur, Popovic indique que l’imaginaire social est le lieu d’une littérarité générale, définie comme le produit de cinq modes majeurs de sémiotisation – la narrativité, la poéticité, la théâtralité, la cognitivité et l’iconicité.
Bibliographie
Angenot (Marc), 1889, un état du discours social, Longueuil, Le Préambule, 1989 (réédition Médias 19, 2013, URL : < http://www.medias19.org/index.php?id=11003 >).
Baczko (Bronislaw), Les Imaginaires sociaux. Mémoires et espoirs collectifs, Paris, Payot, 1984.
Laborie (Pierre), « De l’opinion publique à l’imaginaire social », Vingtième siècle, revue d’histoire, n° 18, 1988, pp. 101-117.
Barrière (Philippe), Grenoble à la Libération (1944-1945). Opinion publique et imaginaire social, Paris, L'Harmattan, 1995.
Boucher (François-Emmanuel), David (Sylvain) & Prévost (Maxime), L’invention de la rock star. Les Rolling Stones dans l’imaginaire social, Québec, Presses de l’Université Laval, « Quand la philosophie fait pop ! », 2014.
Castoriadis (Cornélius), L’Institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975.
Corbin (Alain), Le Miasme et la jonquille. L’odorat et l’imaginaire social, xviiie-xixe siècles, Paris, Aubier, 1982.
Corbin (Alain), « Imaginaires sociaux », dans Dictionnaire d’histoire culturelle de la France contemporaine, Paris, Presses universitaires de France, 2010.
Duby (Georges), Les Trois ordres ou L’imaginaire du féodalisme, Paris, Gallimard, 1978.
Durand (Gilbert), Les Structures anthropologiques de l’imaginaire. Introduction à l’archétypologie générale, Paris, Presses universitaires de France, 1960.
Falardeau (Jean-Charles), Imaginaire social et littérature, Montréal, Hurtubise, 1974.
Kalifa (Dominique), Les bas-fonds. Histoire d’un imaginaire, Paris, Seuil, « L’Univers historique », 2013.
Leblanc (Patrice), « L’imaginaire social. Notes sur un concept flou », Cahiers internationaux de sociologie, vol. 97, 1994, pp. 415-434.
Lyon-Caen (Judith), « Une histoire de l’imaginaire social par le livre en France au premier xixe siècle », Revue de synthèse, n°s 1-2, 2007, pp. 165-180.
Popovic (Pierre), Imaginaire social et folie littéraire. Le second Empire de Paulin Gagne, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, « Socius », 2008.
Popovic (Pierre), « La sociocritique. Définition, histoire, concepts, voies d’avenir », Pratiques, n°s 151-152, décembre 2011, pp. 7-38.
Popovic (Pierre), La mélancolie des Misérables. Essai de sociocritique, Montréal, Le Quartanier, « Erres Essais », 2013.
Prévost (Maxime), L’Aventure extérieure. Alexandre Dumas mythographe et mythologue, Paris, Champion, « Romantisme et modernité », à paraître en 2015.
Robin (Régine), « Pour une socio-poétique de l’imaginaire social », Discours social/Social Discourse, vol. 5, n°s 1-2, 1993, pp. 7-32.