Définitions
Il y a essentiellement deux grandes manières de définir ou d’appréhender le concept de « représentation », déjà présentes et recensées à l’âge classique, comme l’indique notamment le Dictionnaire universel de Furetière. Les travaux du philosophe Louis Marin et de l’historien Roger Chartier ont insisté sur cette double définition.
1. D’une part, ce qu’on appelle « représentation » peut désigner la présentification d’une absence au moyen d’un langage. La notion renvoie alors ou bien à l’acte de représenter (qui consiste à rendre médiatement présente ou sensible une chose absente, que cette chose soit empiriquement inexistante, immatérielle ou matériellement présente ailleurs, dans l’espace ou dans le temps), ou bien au produit sémiotique de cet acte : ainsi parle-t-on couramment, par exemple, des représentations littéraires de tel ou tel phénomène, de tel ou tel événement, de telle ou telle figure. Dans cette acception du concept, représenter consiste ou bien à « présenter à nouveau (dans la modalité du temps) », ou bien à mettre « à la place de (dans celle de l’espace) », le préfixe « re- » ayant « la valeur de la substitution », au sens où le signe présent se substitue à la chose absente (Marin, 1981, p. 9).
Ainsi définie, la représentation, qu’elle soit une image mentale ou un discours explicitement verbalisé, fait apparaître une absence par le recours à des signes qui en tiennent lieu. Elle est « l’instrument d’une connaissance médiate qui fait voir un objet absent en lui substituant une “image” capable de le remettre en mémoire », la relation représentative étant « mise en rapport d’une image présente et d’un objet absent, l’une valant pour l’autre » (Chartier, 1998 [1989], p. 79). Et c’est parce que les représentations ne sont pas ce qu’elles représentent (les langages ne se confondent jamais avec les réalités qu’ils cherchent à décrire) qu’elles peuvent contribuer, précisément, à façonner et à construire ce dont elles tiennent lieu. En ce sens, la relation entre une représentation et son objet en est une, double, de manifestation et d’interprétation : représenter, c’est non seulement faire apparaître mais aussi, par le fait même, conférer une signification à l’objet représenté. Rendre présent, c’est, en somme et nécessairement, représenter d’une certaine manière, au détriment d’autres possibles. De nature toujours sémiotique, les représentations peuvent mobiliser plusieurs médias et relever de plusieurs genres discursifs spécifiques et codifiés – il appartient à la sémiologie de décrire les propriétés des divers modes ou systèmes de représentation, les différences qui distinguent, par exemple, les représentations langagières que sont les mots, où la relation entre le signifiant et le signifié est largement immotivée et donc essentiellement conventionnelle, des représentations « analogiques » que sont les images figuratives, où le signe et le référent ont des propriétés communes, au point où la représentation peut devenir, comme dans l’image photographique, une « émanation [chimique] du référent » (Barthes, 1980, p. 126).
2. Le terme « représentation », d’autre part, traîne aussi avec lui une deuxième famille de sens, dont relève la signification théâtrale ou dramatique de la notion. La « représentation », en effet, peut aussi signifier la « monstration d’une présence », la « présentation publique d’une chose ou d’une personne » (Chartier, 1998 [1994], p. 176). Représenter rime alors avec exhiber : « dans la modalité particulière, codifiée, de son exhibition, écrit toujours Chartier, c’est la chose ou la personne elle-même qui constitue sa propre représentation ». Représenter, ce n’est plus, ici, rendre présente une absence, mais plutôt « montrer, intensifier, redoubler une présence » (Marin, 1981, p. 10). Le préfixe « re- » ne désigne plus une substitution du présent à l’absent mais une « intensité », une modalité de la présence, une manière d’attirer l’attention sur celle-ci, de la mettre en scène. Ainsi peut-on dire des acteurs sociaux qu’ils sont « en représentation », ou encore parler des « représentations de soi » pour désigner la manière dont les individus, dans le cadre de la communication et des interactions sociales, fabriquent, livrent, « performent » et contrôlent une certaine image d’eux-mêmes.
Dans le domaine de l’analyse sémiologique des arts, des discours et de la littérature, cette deuxième définition de la représentation, comme l’a bien vu Louis Marin, ouvre la voie – on y reviendra plus loin – à l’étude de la discursivité propre des discours, c’est-à-dire à l’étude des procédés par lesquels ceux-ci exhibent leur appartenance à un genre particulier, non seulement représentent (au sens où ils ont des objets et parlent du monde extérieur) mais se présentent comme des représentations en faisant apparaître les codes qui les définissent. On peut prendre l’exemple des discours savants tels qu’ils se produisent et se diffusent dans le circuit universitaire : ceux-ci, en effet, relèvent d’un genre discursif caractérisé par des procédés (formulations typiques, recours systématique à un métalangage, appareillage bibliographique, prolifération de références savantes plus ou moins rigoureuses ou approximatives, etc.), destinés, notamment, à mettre en scène le savoir et l’autorité scientifique et, dès lors, à permettre, sur des bases rhétoriques qui ne sont pas seulement connaissance mais aussi mise en scène de celle-ci, une accentuation du capital symbolique (Bourdieu, 1984, p. 44 et 160).
La première acception du concept de représentation (présentification d’une absence) suppose une séparation ontologique radicale entre ce qui représente et ce qui est représenté, qui recoupe la distinction classique posée par les théories sémiologiques entre le signe et son référent extra-sémiotique ; le deuxième sens (monstration d’une présence) implique au contraire une certaine identité, par et dans l’acte de représentation, entre le signe et son objet (qui se signifie lui-même). La distinction entre les deux définitions est essentielle mais elle cache en même temps un dénominateur commun. Dans un cas comme dans l’autre, une même logique fondamentale est à l’œuvre : représenter, c’est rendre manifeste quelque chose. La représentation renvoie toujours au processus et à la forme par lesquels une « réalité », matérielle ou immatérielle, réelle ou fictive, se trouve montrée, évoquée ou présentée à un public (que celui-ci soit réel ou virtuel, effectivement présent ou seulement imaginé). En somme, la notion de représentation nomme la manière qu’a une chose d’être manifestée ou de se manifester elle-même.
Dans les sciences humaines et sociales de même que dans les études littéraires, l’ensemble des emplois et des usages, pluriels et variés, de la notion de « représentation » (que celle-ci soit fortement conceptualisée ou mobilisée en tant qu’élément d’un lexique commun) dérivent d’une manière ou d’une autre de ces deux grandes acceptions classiques.
Historique des emplois et usages actuels
1. Dans sa première acception (rendre présente une chose absente), le concept de « représentation » a joué un rôle capital dans la tradition sociologique, telle qu’elle s’est constituée dans le sillage des travaux des sociologues classiques.
En effet, les « représentations collectives » constituent l’une des pièces maîtresses de la sociologie durkheimienne. « Par cela seul que la société existe, il existe aussi, en dehors des sensations et des images individuelles, tout un système de représentations » qui aménage la vie commune et forme, écrit Durkheim, l’« assiette mentale » de la collectivité, socle de la vie sociale grâce auquel « les hommes se comprennent » et « les intelligences se pénètrent les unes les autres » (1968 [1912], p. 623). Produits sociohistoriques irréductibles à la pensée individuelle, ces représentations (comme le sont par exemple les mythes, les légendes ou les conceptions religieuses) relèvent de cette classe particulière de phénomènes que Durkheim cherche à isoler lorsqu’il définit, en délimitant sa nature et ses spécificités, le « fait social » : extérieures aux individus, c’est-à-dire partiellement indépendantes de leurs manifestations individuelles, et s’imposant à eux, les représentations collectives exercent, à l’instar de tous les « faits sociaux », une « contrainte » sur les manières de penser et d’agir. « Ce qu’a de tout à fait spécial la contrainte sociale, c’est qu’elle est due, non à la rigidité de certains arrangements moléculaires [comme l’est pour Durkheim la contrainte exercée par les « milieux physiques »], mais au prestige dont sont investies certaines représentations » (2009 [1901], p. 37).
Le rôle sociohistorique des représentations a également été souligné, quoique dans un tout autre cadre, par Max Weber. Dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, il analyse les effets de la configuration religieuse du protestantisme et de son éthique propre (qui se représente, selon le sociologue, l’accomplissement du devoir au sein d’un métier temporel comme la plus haute forme d’activité morale de l’être humain) sur le développement du capitalisme, l’« esprit capitaliste » ayant dans certaines régions du monde précédé la mise en place effective d’une économie de marché. Il relativise du même coup le mode d’explication des phénomènes sociaux issu du matérialisme historique et met en évidence le poids des représentations collectives sur les pratiques concrètes, montre « comment les idées agissent dans l’histoire » (Weber, 2009 [1904-1905], p. 85).
Dans le domaine sociologique, la notion de « représentation » a connu une fortune considérable, ponctuant les théories d’auteurs très différents et ouvrant la voie à des perspectives variées ainsi qu’à plusieurs types d’analyse ; elle continue d’ailleurs d’irriguer fortement la sociologie contemporaine. Dans la lignée de l’école durkheimienne, les travaux de Denise Jodelet ont porté, par exemple, sur les « représentations sociales » entendues comme l’ensemble des savoirs de sens commun permettant aux acteurs sociaux d’interpréter l’univers qui les entoure. Ingrédients fondamentaux de la vie collective, manières de voir, de lire et de comprendre le monde, ces représentations régissent les relations interindividuelles et s’incarnent dans des pratiques et des conduites effectives, offrant à la sociologie la possibilité d’en étudier la formation, la diffusion et les effets – ceux notamment engendrés par le décalage référentiel qui éloigne les représentations (maniées par des individus et des groupes ayant des intérêts parce que toujours socialement situés) de la réalité (Jodelet, 1989, p. 53).
D’autres, comme Pierre Bourdieu, ont insisté sur le fait que les représentations du monde sont toujours et incessamment au cœur de jeux de pouvoir et de rapports de force. Si « la production symbolique intervient dans la lutte politique », c’est parce que « la production des représentations du monde social » est « une dimension fondamentale de la lutte politique ». Dans une perspective bourdieusienne, cette lutte prend effectivement, et constitutivement, la forme d’une lutte pour la définition légitime et le pouvoir de définition des mots et des notions communes avec lesquelles les membres d’une société pensent et décrivent leur univers. La politique, écrit encore Bourdieu, est « le terrain où on lutte pour imposer la manière convenable, juste, légitime de parler du monde social » (2002 [1978], p. 62). C’est en ce sens que le sociologue parle d’une « lutte des classements » dont l’enjeu est le « pouvoir d’imposer une vision du monde social », c’est-à-dire un ensemble de représentations de la société (des rapports inégalitaires qui la traversent, des groupes qui la constituent, des identités qui se confrontent en elle, des événements qui s’y produisent, etc.) visant à produire ou à faire advenir ce qu’elles nomment (Bourdieu, 1982, pp. 135-148). On pourrait prendre, pour illustrer cette idée, l’exemple québécois de la grande grève étudiante du printemps 2012 : dans le discours politique, la définition répétée du débrayage étudiant comme « boycott » (appellation luttant contre une autre, celle de « grève ») a rompu la reconnaissance implicite dont le droit de grève avait antérieurement pu faire l’objet pour ouvrir la porte, littéralement et directement, à une intervention d’ordre judiciaire et légal destinée à invalider la grève et à interdire les moyens de la rendre effective et de la faire durer (Gagnon, 2015a, p. 31 et suivantes). En ce sens, les deux définitions rivales de la mobilisation portaient en elles des effets et des conséquences matérielles palpables.
L’analyse des représentations et des systèmes de représentations se trouve également, aujourd’hui, portée par la vague et par la vogue de l’« histoire culturelle ». Issue à la fois de la « Nouvelle histoire » française des années 1970 et 1980 et des cultural studies, l’histoire culturelle est définie par ceux qui la pratiquent comme une « histoire sociale des représentations » (Ory, 2004, p. 13), ou encore comme une histoire visant à comprendre le social « dans l’infini des représentations et des interprétations qui le composent » (Kalifa, 2005, p. 82). Cette démarche suppose l’analyse croisée et transversale d’ensembles discursifs et représentationnels composites mais tient compte, en même temps, de l’irréductibilité des formes et des types de discours qu’elle étudie. En un mot, l’enquête culturaliste vise à faire l’histoire des ensembles de représentations en rapportant celles-ci aux spécificités génériques qui les déterminent de même qu’aux conditions, matérielles et intellectuelles, de leur production, de leur circulation et de leur réception (Melançon, 2006, p. 114).
L’importance et le caractère central du concept de représentation, en histoire et en études littéraires (qui sont par définition l’étude des représentations littéraires du monde et des modes de représentation propres à la littérature) viennent de ce qu’il est, pour ainsi dire, un concept premier, au sens où il est à la source de plusieurs conceptualisations complexes qui en sont plus ou moins directement dérivées. Le concept d’« imaginaire social » en fournit un exemple contemporain, puisqu’il est actuellement au centre des préoccupations de l’histoire culturelle et de la sociocritique, qui le définissent globalement (au-delà bien sûr de légères divergences distinguant les approches et les auteurs) comme un « ensemble interactif de représentations corrélées, organisées en fictions latentes » (Popovic, 2008, p. 24), comme un « système cohérent, dynamique, de représentations du monde social » (Kalifa, 2013, p. 20) ou encore, dans une même perspective, comme l’ensemble instable et pluriel des représentations par l’entremise desquelles les individus qui composent une société se représentent ce qu’ils sont et ce que sont ou devraient être le passé, le présent et le futur du monde, social et naturel, dans lequel ils s’inscrivent (Gagnon, 2015b, pp. 68-80). Dans chacun des cas, l’imaginaire social renvoie à un processus continu de sémiotisation du monde (une « semiosis sociale » – Popovic, 2013, p. 22) et à un ensemble mouvant de représentations, lisible dans tous les langages qui traversent et parcourent une société. Il s’agit toujours et nécessairement d’un ensemble complexe dans la mesure où il est constitué de tensions, les discours qui le composent ayant des conditions matérielles d’énonciation, émanant d’individus et de groupes sociaux occupant des positions différenciées dans l’espace social et ayant, par le fait même, des points de vue différents sur le monde ou encore des raisons d’adhérer à tel ou tel ensemble de représentations plutôt qu’à tel ou tel autre – ce que Raymond Boudon appelle les « effets de position » et de « disposition » (1986, p. 106).
2. À l’instar de la première, la seconde grande acception du concept de « représentation » (monstration publique d’une chose ou d’une personne) a également connu, dans les théories sociologiques, une fortune appréciable. C’est ce qu’illustre de manière éclatante l’interactionnisme symbolique développé par l’École de Chicago, dont Erving Goffman reste sans doute aujourd’hui (du moins dans la francophonie) le représentant le plus célèbre.
Le modèle théorique goffmannien, en effet, a cherché à rendre compte, avec beaucoup de finesse, de la dimension « dramaturgique » de la vie sociale en étudiant les « interactions face à face ». Ce que Goffman appelle, dans La mise en scène de la vie quotidienne, la « représentation » de soi désigne la conduite qu’un individu peut être amené à « performer », dans le cadre de telle ou telle situation interactionnelle, de manière à produire et imposer une certaine image de lui-même. L’acteur est non seulement présent aux autres, mais marque, intensifie ou exacerbe pour ainsi dire sa présence en se présentant d’une certaine façon (Goffman, 1973, p. 23). Le sociologue américain revient inlassablement sur cette idée. C’est elle qui constitue la base théorique des analyses qu’il mène dans Les rites d’interaction, où il définit la « face » de l’individu comme une image de soi construite dans, par et pour son interaction verbale avec les autres (une sorte d’identité-marque-de-commerce) et la « figuration » comme le complément dynamique de cette face, c’est-à-dire l’ensemble des moyens et des actions que peut prendre un individu pour éviter de « perdre la face » et pour protéger l’image de lui-même qu’il entend défendre (Goffman, 1974, pp. 9-17). C’est encore cette idée que déploie, à sa manière, l’analyse du phénomène stigmatique, le « stigmate » étant, dans une perspective goffmannienne, un attribut ou un élément (matériel comme une différence corporelle ou immatériel comme un événement honteux) qui « jette un discrédit profond » (Goffman, 1975 [1963], p. 13) sur la personne ou le groupe social qu’il caractérise et qui, par conséquent, induit un certain type d’interactions sociales, dans le cadre desquelles les individus discréditables adoptent et développent des stratégies destinées à dissimuler efficacement l’existence d’une non-conformité à une norme ou à un modèle. Dans toutes ces situations analysées par Goffman, l’acteur social ne cesse jamais d’être en représentation de lui-même.
Bien que le concept goffmannien de représentation soit assez rarement mobilisé en sociologie de la littérature – il a cependant alimenté une lecture de l’œuvre proustienne (Belloï, 1993) et, plus récemment, une analyse de la dramaturgie des lectures littéraires publiques au xixe siècle (Glinoer, 2010) –, cette discipline connaît un certain nombre de notions qui, en substance, nomment et disent des phénomènes analogues, reposant en somme sur l’idée de « représentation » comme exhibition d’une présence. C’est le cas, notamment, du concept d’ethos, venu de l’ancienne rhétorique où il désigne essentiellement l’ensemble des « traits de caractère que l’orateur doit montrer à l’auditoire (peu importe sa sincérité) pour faire bonne impression » et emporter la confiance et l’adhésion de l’auditoire (Barthes, 1985 [1964-1965], p. 146). Si, dans la tradition aristotélicienne, l’ethos désigne un phénomène fondamentalement discursif, une représentation de l’orateur construite par et dans l’acte de discours (Maingueneau, 2004, pp. 204-205), la sociologie de la littérature récente a couplé les dimensions discursive et actionnelle de la représentation de soi auctoriale, accouchant ainsi de la notion de « posture », théorisée notamment par Jérôme Meizoz. La « posture », qui désigne d’abord chez Alain Viala la « façon de prendre et d’occuper une position » dans le champ littéraire (1993, p. 216), renvoie chez Meizoz à l’alliage d’éléments rhétoriques et d’éléments comportementaux au croisement desquels, dans telle ou telle situation, se forme une image de l’écrivain, plus ou moins volontaire, plus ou moins artificiellement élaborée. C’est, en un mot, « l’identité littéraire construite par l’auteur lui-même, et souvent relayée par les médias qui la donnent à lire au public », une « façon de faire face […] aux avantages et désavantages de la position qu’on occupe dans le “jeu” littéraire » (Meizoz, 2007, pp. 18-20).
Mais le concept de représentation entendu comme monstration d’une présence n’a pas seulement inspiré les sociologues ; il est aussi, en fait, au cœur de toute la théorie sémiologique moderne, telle qu’elle s’est élaborée (en reprenant des éléments déjà présents chez les logiciens de Port-Royal) au cours du xxe siècle, tant du côté des linguistes que chez les analystes et théoriciens du fait littéraire et artistique. Les travaux de Louis Marin ont, de ce point de vue, le mérite d’avoir synthétisé cette compréhension moderne du signe en insistant de manière remarquablement efficace sur la nature ambivalente de tout dispositif représentationnel. Tout signe présente en effet un double caractère : il n’est pas seulement ce qui s’efface devant la chose représentée, mais en même temps, et d’un seul tenant, une chose en lui-même, ayant une consistance propre, une matérialité, une « opacité » irréductible. Le signe ne peut donc jamais faire complètement oublier sa présence. Rendant présente une chose absente, il reste toujours lui-même, dans son épaisseur propre, présent en tant que chose, montrant ainsi à la fois, non seulement ce qu’il représente, mais le fait même de la représentation. Analysant plusieurs œuvres picturales du Quattrocento, Marin oppose ainsi ces deux dimensions du signe en montrant leur articulation concrète (et les tensions que celle-ci fait naître) dans les dispositifs représentationnels de la peinture renaissante. D’un côté la transparence de la représentation, de l’autre son opacité : la représentation a non seulement une « dimension transitive – “toute représentation représente quelque chose” – mais [aussi une] dimension réflexive – “toute représentation se présente représentant quelque chose” –, son opacité » (Marin, 2006 [1989], p. 68). Comme une fenêtre salie ou fissurée, la représentation rappelle toujours ainsi, de manière plus ou moins subtile, sa présence. D’où, chez Marin, le développement d’une analyse des moyens par lesquels la peinture exhibe les mécanismes mêmes de la représentation.
Cette double nature de la représentation (transitive et réflexive) n’est pas l’apanage exclusif de la peinture. À tout prendre, la sémiologie littéraire n’a pas cessé, au cours du xxe siècle, d’analyser les tensions à l’œuvre, dans le dispositif représentationnel de la littérature, entre la transparence et l’opacité. On pense bien sûr tout de suite aux travaux ayant mis en lumière la « spécularité » du texte et les modes de l’autoreprésentation littéraire, qui vont de la mise en abyme à la représentation, dans les textes, du livre, de la littérature et de la vie littéraire, procédés qui cumulent les fonctions référentielle – ils continuent, dans le récit, à signifier ou à raconter comme n’importe quel autre énoncé – et métadiscursive – ils permettent à la littérature de se prendre elle-même pour thème ou objet de réflexion (Dallenbäch, 1976, pp. 283-284).
Mais on pense surtout à l’ensemble des travaux ayant cherché à rendre compte de la « littérarité » de la littérature, des formalistes russes à la poétique structurale française. Les premiers se sont principalement donné le mandat d’étudier la matérialité même du langage poétique, considéré d’abord comme matière phonique, opaque et pouvant avoir une valeur en elle-même, lieu d’un possible divorce entre le son et le sens – la littérarité ou la poéticité, disait Jakobson, se manifeste lorsque « le mot est ressenti comme mot et non comme simple substitution de l’objet nommé » (1977 [1933-1934], p. 46). Mais la littérature, qui peut être en ce sens, pour reprendre une expression de Michel Foucault, une « expérience du dehors » où le langage brille dans son « être » même (2001 [1966], p. 549), n’est pas pour autant abolition de la référence : comme l’indiquait Victor Chklovski en définissant son concept de « singularisation » ou de « défamiliarisation », c’est dans la mesure où le texte littéraire est le lieu d’une perceptibilité du langage dans son être même, c’est dans la mesure où il peut offrir, par des jeux formels, une représentation atypique ou insolite du réel qu’il est susceptible de renouveler notre lecture du monde et de la libérer de l’« automatisme » où tend à l’enfermer la masse des discours et des lieux communs qui circulent dans une société (Chklovski, 1973 [1917], pp. 25-26). Dans le sillage du formalisme russe, insistant elle aussi, comme le fera Louis Marin, sur l’opacité relative des représentations littéraires, la poétique structurale française a souvent pris la forme d’une sorte de déconstruction de la transitivité de la représentation. Cela culmine évidemment dans les travaux qui ont porté sur les conventions et les procédés discursifs propres au « réalisme ». De l’« effet de réel » (Barthes) à l’« illusion référentielle » (Riffaterre), les poéticiens ont largement mis l’accent sur les modes de construction textuelle de la « reproduction » du réel (on lira à ce sujet le collectif Littérature et réalité, 1982).
Il faut, enfin et pour finir, revenir brièvement sur l’histoire culturelle, qui accorde elle aussi, depuis les travaux de Roger Chartier, une importance à la double nature de la représentation et aux diverses manières dont les représentations du monde, historiquement, se présentent au public, dans leur matérialité changeante, passant de l’écrit à l’oral, du livre singulier à la périodicité des numéros du journal s’enterrant successivement les uns les autres, du codex à l’écran d’ordinateur. Cette attention aujourd’hui portée aux supports de l’écrit et à leurs effets s’inscrit de toute évidence dans le contexte contemporain de la « révolution du texte électronique », mutations, écrit Chartier, qui « commandent, inévitablement, impérativement, de nouvelles manières de lire, de nouveaux rapports à l’écrit » et à l’information (1996, pp. 32-33). Ce souci de la matérialité a pour l’histoire culturelle une forte dimension programmatique, invitant ou incitant celle-ci à tenir compte, lorsqu’elle fait l’histoire des représentations, aux « formes matérielles de l’écrit » et du discours, qui influent sur la réception des œuvres, par ailleurs toujours en partie indéterminée (Chartier, 2008, p. 62).
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