Les concepts de cotexte et de sociotexte ont été forgés par Claude Duchet dans le cadre de sa réflexion théorique sur la sociocritique, conçue par lui comme dépassement de l’opposition stérile entre les sociologies contextuelles de la littérature et les formalismes (structuralistes) pratiquant la clôture du texte. La sociocritique s’articule donc autour du texte, conservant ainsi une trace des débats avec les formalistes, texte qu’elle nomme sociotexte,

« ce qui implique une redéfinition de la référence socioculturelle (distinguée du référent proprement textuel), la substitution de la notion de co-texte1 à celle de contexte, la prise en compte des modalités de diffraction du discours social […], la distinction des niveaux de sens simultanément à l’œuvre dans les opérations de mise en texte, l’intégration dans l’examen du projet d’écriture (et des phénomènes de l’aval, production-création), et de l’amont (lecture), une attention accrue à l’historicité et à l’hétérogénéité des couches discursives présentes. » (Duchet & Tournier, 1994, p. 3572).

Le terme de sociotexte n’est pas une coquetterie destinée à marquer un territoire : il désigne clairement l’alliance d’un texte (donc d’une cohérence allant jusqu’à l’apparence de clôture) et d’un cotexte, qui n’est pas un extérieur, mais ce qui dans le texte renvoie à un extérieur ou joue à le faire. Il n’y a pas pour la sociocritique de contexte prédéfini, car il n’y a pas non plus pour elle de monde prédéfini, préétabli et indiscutable, ce qui la ramènerait inéluctablement à une pensée du reflet, de l’en-dehors. Claude Duchet a d’abord forgé la notion de (effet de) hors-texte (inspirée des gravures hors-texte qui se trouvaient à la fois hors et avec le texte, qui n’étaient pas le texte écrit mais ne pouvaient pas ne pas être lues avec lui). Mais il a ensuite préféré s’en débarrasser, pour cause d’ambiguïté. Car comment rejeter la notion de reflet et parler en même temps de hors-texte ? Cela semblait impliquer qu’il y avait quelque chose à refléter, et non une construction littéraire faite de références.

D’où le recours au concept, fondamental, de sociotexte. Ce qu’exprime le terme de sociotexte, c’est d’abord la socialité du texte, c’est-à-dire le social forgé par le texte lui-même, « tout ce qui manifeste dans le roman la présence hors du roman d’une société de référence » et « ce par quoi le roman2 s’affirme lui-même comme société » (Duchet, 1973, p. 449). « La socialité du texte, de l’écrit littéraire, théorisé sous ce nom, est moins la socialité affichée, instrumentalisée en discours ou figures explicites, que la socialité secrète, implicite, voire inconsciente3, comme les Mythologies que venait d’écrire Roland Barthes. » (Duchet & Maurus, 2011, p. 18). Se voulant d’emblée « poétique de la socialité », la sociocritique cherchait dans les textes ce qui venait certes du social, mais à la suite d’un processus, d’une transformation alors encore opaque, tout en ne cessant jamais de dire le social. C’était loin d’être la perspective des formalistes, d’autant plus que la genèse de l’œuvre et son écriture étaient lues elles-mêmes et par elles-mêmes comme des actes de socialisation. La fiction narrative construit des espaces, des temps, des systèmes de relations et de valeurs qui sont toujours liés à une forme d'organisation du social. (Duchet & Maurus, 2011).

Le but était clair pour la sociocritique, définir, élaborer sa propre théorie du texte, ce que veut signifier le néologisme sociotexte. Mais celui-ci cherchait aussi à dire que tout texte (défini comme cohérent et par sa cohérence) renvoie à autre chose que lui-même, mais qu’il contient : c’est le cotexte, ce qui va avec (et non à côté). Le cotexte, c’est toujours du texte.

En établissant cette distinction, la sociocritique « libère » d’une certaine façon le mot contexte. Il n’est pas question de le conserver dans son acception molle, qui concerne ce qui n’est pas l’œuvre, ce qui l’entoure, ce qui se passe au même moment, mais qui n’a jamais rien expliqué de l’œuvre et la tire immanquablement du côté de la sociologie. Car le contexte des sociocriticiens

« n’est pas la totalité de l’univers, il est la portion de l’univers avec laquelle le texte travaille. Parler du contexte d’une œuvre, c’est toujours partir d’une œuvre et de ce qui peut dialoguer du monde avec l’œuvre. Le lien est toujours problématique. L’espace contextuel est un espace dans lequel est inscrite la présence de l’œuvre. » (Duchet & Maurus, 2011, p. 45)

Cela ne peut se penser que de façon mobile et plurielle. « À chaque sociotexte son contexte », écrit Duchet (Duchet & Maurus, 2011, p. 45). On peut préciser : « À chaque lecture du sociotexte son contexte », réalité que met au jour tout processus de traduction. Car le contexte ainsi reconsidéré est tout à la fois contexte de production et contexte de réception4.

Mais le sociotexte n’est pas une création ex nihilo. Un texte (un film, une peinture, un menu, une photo de journal sportif ou autres) émerge à un moment donné d’un ensemble déjà rempli, saturé de mots et de signes. Ceux-ci appartiennent à des « ensembles co-textuels mouvants, mais polarisés, de schèmes représentatifs, d’images-idées » (Duchet, 1988, p. 88), qui seront appelés par Claude Duchet sociogrammes. Ces sociogrammes sont travaillés par le texte selon autant de relations cotextuelles (avec d’autres discours, avec d’autres textes. De ce point de vue, il n’y a pas pour la sociocritique d’intertexte proprement soit, de relation directe de texte à texte, ce qui rattrape la notion de clôture. Entre l’Odyssée et Ulysse de Joyce, il y a tout un monde, qui doit conduire à éviter des notions comme celle de source. Les autres textes, selon des procédures spécifiques de sélection sont aussi ce avec quoi le texte se fait. (Popovic, 2011)

Le cotexte appartient à un ensemble de concepts solidement cernés et forgés au fil des années par la sociocritique, à mesure qu’elle passait de la topique de la socialité à celle de l’historicité. La triade (trace, indice, valeur) et le sociogramme (ensemble de représentations partielles tournant autour d’un noyau conflictuel) lui servent à garder à distance tout « réel », même rebaptisé « référent », persuadée qu’elle est qu’il est déjà là, déjà formalisé comme imaginaire social. La sélection opérée et redéfinie compose, précisément, le cotexte.

 

Bibliographie

Duchet (Claude), « Une écriture de la socialité », Poétique, n° 16, 1973, pp. 446-454.

Duchet (Claude), « Pathologie de la ville zolienne », dans Du visible à l’invisible. Pour Max Milner, sous la direction de Stéphane Michaud, t. 1, Paris, José Corti, 1988, pp. 83-96.

Duchet (Claude) & Maurus (Patrick), Un cheminement vagabond, Nouveaux entretiens sur la sociocritique, Paris, Honoré Champion, 2011.

Duchet (Claude) & Tournier (Isabelle), « Sociocritique », dans Dictionnaire universel des littératures, vol. 3, sous la direction de Béatrice Didier, Paris, Presses universitaires de France, 1994, pp. 3571-3573.

Popovic (Pierre), « La sociocritique : présupposés, visées, cadre heuristique – L’École de Montréal », Revue des Sciences humaines, n° 299, juillet-septembre 2010, pp. 13-29.

Popovic (Pierre), « La sociocritique. Définition, histoire, concepts, voies d’avenir », Pratiques, n° 151-152, décembre 2011, pp. 7-38.

Popovic (Pierre) & Maurus (Patrick) (dir.), Actualité de la sociocritique. Actes du symposium international de Paris, Paris, L’Harmattan, 2013.

Vachon (Stéphane) & Neefs (Jacques) (dir.), La politique du texte, enjeux sociocritiques : pour Claude Duchet, Lille, Presses universitaires de Lille, 1992.

 


Notes

  1. Les trois formes (co-texte, cotexte, co-textes) coexistent, de façon équivalente, comme socio-critique et sociocritique, qui marquent une sorte d’évolution interne.

  2. Ceci vaudrait pour toute forme littéraire (genre ?) et pour tout dispositif sémiologique.

  3. Il existe un débat au sein de la sociocritique quant à l’importation de concepts (remontant au moins à L’Ecriture et les textes de France Vernier, Paris, Editions sociales, 1974) en particulier psychanalytiques. Claude Duchet utilise plus souvent la notion (althussérienne) d’impensé, mais la question reste entière.

  4. « [I]l n’y a pas en sociocritique, écrit Pierre Popovic, de « contexte » donné, formaté ou construit d’avance. » (Popovic, 2010, p. 15).


Pour citer cet article :

Patrick Maurus, « Cotexte et sociotexte  », dans Anthony Glinoer et Denis Saint-Amand (dir.), Le lexique socius, URL : http://ressources-socius.info/index.php/lexique/21-lexique/167-cotexte-et-sociotexte, page consultée le 28 mars 2024.

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