Si en sociologie de la littérature parler d’horizon d’attente renvoie aux théories de la réception de Hans Robert Jauss, l’expression a été auparavant utilisée par d’autres (Gadamer, Husserl). Le rappeler permet de bien saisir la filiation théorique dans laquelle les travaux de Jauss s’inscrivent, en l’occurrence le courant phénoménologique, mais avec une perspective qui laisse une large place à la question du social. Jauss se réfère d’ailleurs dans son Esthétique de la réception (Jauss, 1990) aux théories d’Alfred Schütz (sociologie phénoménologique, Schütz, 2007; 2008), mais aussi à Peter Berger et Thomas Luckmann (constructivisme social) notamment pour montrer la spécificité de l’expérience réceptive, introduire la subjectivité de l’acteur, la dimension intersubjective et sociale de l’expérience esthétique. Autant d’éléments qui expliquent tout l’intérêt de son approche pour les sociologues de l’art, c’est ce qui est développé dans cette notice.
Si le dessein de Hans Robert Jauss est de renouveler l’histoire littéraire, de sortir d’une analyse qui s’articule autour de l’histoire des formes, d’une catégorisation des genres littéraires, des auteurs et de leurs œuvres, en introduisant le concept d’horizon d’attente, il va au-delà de ce dessein initial et fournit un outil conceptuel qui sera largement repris dans les études littéraires mais pour l’analyse des œuvres en général.
C’est dans son ouvrage Pour une esthétique de la réception (Jauss, 1990) qu’il définit l’horizon d'attente, concept qu’il affinera et précisera au fil de ses travaux. Il en aura lui-même un usage formel, se référant à sa définition initiale, et parfois des usages plus informels en introduisant une pluralité de déclinaisons de ce concept. Ainsi selon lui,
« l’analyse de l’expérience littéraire du lecteur échappera au psychologisme dont elle est menacée si, pour décrire la réception de l’œuvre et l’effet produit par celle-ci, elle reconstitue l’horizon d’attente de son premier public, c'est-à -dire le système de références objectivement formulable qui, pour chaque œuvre au moment de l’histoire où elle apparait, résulte de trois facteurs principaux : l’expérience préalable que le public a du genre dont elle relève, la forme et la thématique d’œuvres antérieures dont elle présuppose la connaissance, et l’opposition entre langage poétique et langage pratique, monde imaginaire et réalité quotidienne » (Jauss, 1990, p. 49).
L’analyse fondée sur le concept d’horizon d’attente permet selon lui une approche renouvelée de l’expérience esthétique, qui diffère de la théorie du reflet, du formalisme, etc., engage à en saisir la complexité et permet de restituer au récepteur un rôle actif dans le processus de réception. Il s’agit pour Hans Robert Jauss de spécifier que la rencontre entre un individu et un objet artistique se construit selon un processus qui réfère à différents registres et s’inscrit dans un certain contexte. Cette rencontre est donc à la fois singulière et originale, collective et partageable. Faire le lien entre ce qui relève de l’œuvre et du domaine de la création (dans leur actualité et dans leur historicité), ce qui renvoie au lecteur (à son parcours et ses attentes personnelles) et à son expérience subjective, sans oublier de prendre en compte l’arrière-plan social et contemporain dans lequel cette rencontre se produit, est particulièrement utile au sociologue pour sortir d’une approche qui considère comme « séparés » le domaine de la création et celui de la réception. Pour reprendre ses propres termes :
« Une analyse de l’expérience esthétique du lecteur ou d’une collectivité de lecteurs, présente ou passée, doit considérer les deux éléments constitutifs de la création du sens – l’effet produit par l’œuvre, qui est fonction de l’œuvre elle-même, et la réception, qui est déterminée par le destinataire de l’œuvre – et comprendre la relation entre texte et lecteur comme un procès établissant un rapport entre deux horizons ou opérant leur fusion » (Jauss, 1990, p. 259).
Dans la réception du lecteur se croisent des éléments particuliers et communs, individuels et partagés, qui réfèrent à l’histoire sociale, à l’histoire de l’art, tout autant qu’à l’histoire personnelle de chacun. Ainsi,
« une œuvre littéraire, même lorsqu’elle vient de paraître, ne se présente pas comme une nouveauté absolue dans un désert d’information, mais prédispose son public par des indications, des signaux manifestes ou cachés, des caractéristiques familières, à une forme de réception particulière. » (Jauss, 1990, p. 55)
En ce sens, il importe moins pour Hans Robert Jauss d’objectiver la pratique par le biais d’indicateurs et d’analyseurs extérieurs (sociologie des consommations et des pratiques culturelles) afin de dessiner des tendances, que d’observer et de comprendre la manière dont le lecteur s’approprie l’œuvre, et comment il inclut dans sa compréhension de celle-ci sa précompréhension du monde. L’expérience esthétique est saisie sous l’angle d’un processus où chacun insère sa précompréhension et des « attentes concrètes correspondant à l’horizon de ses intérêts, désirs, besoins et expériences tels qu’ils sont déterminés par la société et la classe à laquelle il appartient aussi bien que par son histoire individuelle » (Jauss, 1990, p. 259).
C’est là un point important à relever parce qu’il engage Jauss à proposer une approche ouverte de l’expérience réceptive qui implique une forme de relativisme1, à tout le moins une certaine indétermination, par la pluralité des possibilités qui s’offrent au moment de la rencontre avec une œuvre :
« La fusion des deux horizons : celui qu’implique le texte et celui que le lecteur apporte dans sa lecture peut s’opérer dans la jouissance des attentes comblées, dans la libération des contraintes et de la monotonie quotidienne, dans l’identification acceptée telle qu’elle était proposée, ou plus généralement dans l’adhésion au supplément d’expérience apporté par l’œuvre. Mais la fusion des horizons peut aussi prendre une forme réflexive : distance critique dans l’examen, constatation d’un dépaysement, découverte du procédé artistique, réponse à une incitation intellectuelle – ce pendant que le lecteur accepte ou refuse d’intégrer l’expérience littéraire nouvelle à l’horizon de sa propre expérience » (Jauss, 1990, p. 259).
La vie quotidienne et la fonction sociale de l’expérience esthétique trouvent de cette façon toute leur place dans l’analyse de Jauss ; il parvient à préserver la spécificité de l’expérience esthétique du lecteur, tout en montrant la possibilité qui s’offre à lui par cette expérience de renouveler, de transformer son expérience ordinaire, de vie quotidienne : c’est la rencontre des horizons d’attente (social, de l’œuvre et du lecteur) qui produisent cet effet. Les horizons se croisent et façonnent la réception qui, si elle peut s'opérer de façon spontanée dans la jouissance des attentes comblées, peut aussi « prendre une forme réflexive : distance critique dans l'examen, découverte du procédé artistique, réponse à une incitation intellectuelle » (Jauss, 1990), ouvrir à « cette expérience de l’autre qui s’accomplit depuis toujours, dans l’expérience artistique, au niveau de l’identification spontanée qui touche, qui bouleverse, qui fait admirer, pleurer ou rire par sympathie, et que seul le snobisme peut considérer comme vulgaire » (Jauss, 1990, p. 161).
S’il y a pu avoir des réserves quant à ce concept, par la difficulté de le rendre opératoire, parce qu’il est détaché des contingences du réel (le lecteur idéal de Jauss n’existerait que dans les théories de l’auteur, a-t-on pu lire), l’horizon d’attente, lorsqu’on l’utilise comme un modèle d’intelligibilité, construit pour saisir la complexité d’une expérience et ses effets, et qu’on l’intègre à des approches sociologiques appropriées (sociologie phénoménologique, interactionnisme symbolique par exemple) se révèle d’une réelle portée et d’une réelle efficacité. Appliquée à l’œuvre littéraire et à l’expérience du lecteur, l’analyse en termes d’horizons d’attente se révèle tout aussi féconde pour d’autres domaines de création2.
Bibliographie
Berger (Peter L.), Invitation à la sociologie, trad. de Christine Merllié-Young, Dominique Merllié (éd.), Paris, La Découverte, « Repères. Grands Classiques », 2006, URL : < http://www.cairn.info/revue-francaise-de-sociologie-2008-1-page-197.htm >.
Berger (Peter L.) & Luckmann (Thomas), La construction sociale de la réalité, Paris, Méridiens Klincksieck, 1986.
Jauss (Hans Robert), Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, « Tel », 1990.
Jauss (Hans Robert), Petite apologie de l’expérience esthétique, Paris, Allia, 2007.
Jauss (Hans Robert), « La jouissance esthétique », Poétique, vol. 10, no 39, 1979, pp. 261-274.
Schütz (Alfred), Essais sur le monde ordinaire, Paris, Le Félin/Kiron, « Le Félin poche », 2007.
Schütz (Alfred), Le chercheur et le quotidien : phénoménologie des sciences sociales, Paris, Méridiens Klincksieck, 2008, URL : < http://www.cairn.info/revue-francaise-de-sociologie-2009-4-page-843.htm >.
Passeron (Jean-Claude) & Pedler (Emmanuel), Le Temps donné aux tableaux, Marseille, Cercom/Imérec, 1991.
Notes
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On pourrait ici reprendre l’expression de Jean-Michel Berthelot en précisant que c’est un relativisme réfléchi, raisonnable et cohérent et non un relativisme qui se confondrait avec une forme de nivellement où tout se vaudrait.
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On pourra citer par exemple l’usage qui en est fait dans Passeron & Pedler.