Ethos
Anthony Glinoer (Université de Sherbrooke) et Denis Saint-Amand (FNRS – Université de Liège)
Terme issu de la rhétorique grecque, l’ethos est directement lié au domaine de l’argumentation, et désigne en premier lieu l’image de soi, plus ou moins consciente et plus ou moins maîtrisée, que l’énonciateur construit dans son discours. Il s’agit d’un concept-clef des sciences du langage – et, en particulier, de l’analyse du discours –, dont la mobilisation au sein des études littéraires est relativement récente.
Dans la Rhétorique d’Aristote, l’ethos appartient avec le logos (les arguments jugés valides) et le pathos (les manières de toucher les sentiments du récepteur) à la triade des moyens employés par l’orateur pour convaincre son auditoire. On peut distinguer deux volets à l’œuvre dans cette première conception de l’ethos : d’une part, des valeurs morales universelles (la bienveillance, l’honnêteté et la sagesse) ; d’autre part, des données contextuelles (situation sociale de l’énonciateur, réputation, habitus — voir cette notice —, etc.). L’actualisation des éléments liés à ces deux volets et leur articulation produit une image de l’orateur, qui ne correspond pas forcément à sa personne réelle et peut se révéler différente de la représentation préalable que s’en faisait son auditoire. L’ethos désigne alors cette représentation de lui-même — censée inauguralement garantir sa crédibilité, son authenticité et sa sincérité — que l’orateur projette afin de susciter la confiance de son auditoire. Ce sens premier de l’ethos s’établit dans un contexte oral, dans l’espace public de l’agora, présupposant un dialogue entre l’orateur et son public (Amossy, 2010). Il concerne exclusivement, dans la tradition aristotélicienne, l’image de l’orateur produite dans le discours, pas l’image de sa personne réelle. L’ethos est en ce sens une construction discursive (Maingueneau 2002). En tant que stratégie argumentative, elle peut également servir les intérêts d’une personne autre que l’énonciateur : en prononçant son Pro Milone, Cicéron commence par affirmer qu’il est presque indigne de défendre une personnalité aussi vertueuse que Milon, accusé d’avoir assassiné Clodius. Cicéron, alors doté d’une excellente réputation au sein du monde romain, joue là sur la représentation favorable de sa propre personne que se fait préalablement son auditoire ; il nuance cette représentation en se dotant d’un ethos humble, ce qui a pour effet de favoriser la réception de son discours mais infléchit également la représentation que l’auditoire se fait de celui qu’il défend. En rhétorique, Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, dans leur Traité de l’argumentation : La nouvelle rhétorique (Perelman & Olbrechts-Tyteca), insistent, partant d’Aristote, sur la nécessité de la prise en compte d’un éventuel ethos préalable, manière de représentation a priori (souvent difficile à objectiver, mais proche de l’horizon d’attente — voir cette entrée) que l’auditoire peut se faire de l’orateur, et dont ce dernier peut profiter en la confirmant ou qu’il peut être tenté d’invalider, de corriger, de déjouer (voir aussi Amossy 1999 ; 2010).
C’est dans le domaine de l’analyse du discours (Amossy ; Maingueneau) que les développements les plus nombreux et les plus riches sur la question de l’ethos se sont produits. Rapidement, la problématique s’est étendue au-delà des seuls corpus oraux, dans la mesure où une manière de vocalité est considérée comme inhérente à tout type d’énonciation. Depuis le « Ceci est un livre de bonne foi, lecteur » ouvrant les Essais de Montaigne et l’incipit des Confessions de Rousseau, les exemples littéraires élaborés sur le principe d’une image d’auteur sincère et parlant à cœur ouvert sont innombrables, en même temps que la notion d’auteur comme garant d’une vérité textuelle trouve à s’affirmer. Souvent associé à la prose d’idées, cet ethos idéaltypique se rencontre toutefois en d’autres lieux, parfois fictionnels, qu’il s’agisse de la poésie (la Réponse à un acte d’accusation de Hugo feint d’accepter les griefs qui sont formulés à l’auteur, et ce dernier livre un autoportrait en révolutionnaire poétique sincère et engagé) ou du roman (le « parler franc » de Céline). Il est du reste fréquent que la construction de l’ethos ne se fasse pas explicitement, mais plus ou moins en creux du discours de l’énonciateur (de cette façon, le narrateur d’À la recherche du temps perdu ne revendique pas directement une forme d’authenticité, mais, en reconnaissant ponctuellement son ignorance première de certaines réalités qu’il est amené à décrire – comme la vie mondaine de Swann –, il diffuse une image de sa personne marquée du sceau de la sincérité). Tous ces exemples, en plus de mettre en évidence la nécessité de prendre en considération la façon dont à la fois la forme et le support infléchissent l’ethos, permettent également de poser la question du niveau où l’ethos se met en place : qu’il s’agisse d’une image du narrateur ou de l’auteur (lequel, selon la distinction de Dominique Maingueneau (2004) peut se décomposer en une trinité personne/écrivain/inscripteur), les effets et enjeux ne sont pas les mêmes.
Si l’ethos est avant tout une construction discursive, plusieurs chercheurs incluent dans cette notion une dimension liée au paraître, en considérant que l’ethos repose alors autant sur ce que dit le locuteur que sur le ton qu’il emploie et l’usage qu’il fait de son corps (Baumlin, 1994 ; Woerther, 2007 ; Amossy, 2010 ; Maingueneau, 2013). Plus encore, Erving Goffman, questionnant les mécanismes de présentation de soi sans recourir à la notion d’ethos dans The Presentation of Self in Everyday Life (1959 ; trad. fr. 1973), retient principalement le caractère non-verbal qui constitue l’image d’un individu. Pour Goffmann, cette image se construit non pas dans le discours, mais dans tout échange entre le locuteur et son interlocuteur ou public. Cette dimension extra-discursive infléchissant l’image du locuteur est toutefois considérée comme un élément distinct de l’ethos. C’est le cas chez Pierre Bourdieu, pour lequel l’ethos et l’hexis sont directement tributaires de l’habitus, principe structuré et structurant qui guide perceptions, appréciations et actions aussi diverses que les gestes, les manières de se tenir et de s’exprimer. C’est également le cas dans les travaux de Jérôme Meizoz, selon lequel l’articulation de l’ethos discursif et de données actionnelles ou comportementales constitue une posture (Meizoz, 2007 ; 2011) et qui invite à évaluer comment ces deux composantes se complètent, se prolongent ou se contredisent.
La pluralité des usages du concept d’ethos et la complexité de l’appréhension de ses actualisations sont en partie dues au fait qu’il résulte toujours d’une équation à plusieurs inconnues, dont chacun des composants doit être examiné spécifiquement : l’énonciateur, le public (ou destinataire) et le discours lui-même, à étudier sur le plan de l’expression (de sa forme au support qui l’abrite) et sur celui du contenu (voir Woerther, 2007 ; Maingueneau 2013). Dans les études littéraires, le concept d’ethos a été mobilisé de façon de plus en plus systématique depuis le début des années 2000. Différents travaux se sont développés en se focalisant tantôt sur l’énonciateur (Meizoz, 2007 ; 2011, qui interroge l’image que l’écrivain se construit discursivement et extra-discursivement dès lors qu’il occupe une position dans le champ littéraire), tantôt sur le destinataire (Maingueneau ; Amossy et Diaz, qui se sont penchés sur la façon dont le récepteur/le public (re)construit une représentation de l’écrivain à partir du message qu’il diffuse). Notons encore que différentes recherches ont exploré des pistes afférentes à ces problématiques premières : depuis l’étude des possibilités de la construction d’un ethos collectif et cohérent, au sein d’un groupe ou cénacle (Glinoer & Laisney, 2013) ou d’une maison d’édition (Dozo & Saint-Amand, 2013), jusqu’à l’approche d’invariants diachroniques en matière d’autoreprésentation, évoluant et s’actualisant avec les périodes tout en conservant certaines caractéristiques structurelles propres (par exemple, l’ethos de « maudit » – Brissette, 2005 ; voir aussi l’idée d’un répertoire postural, Meizoz, 2007).
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