Définition
Au sens premier, le terme « posture » renvoie à la réalité du corps : une posture est une attitude, une façon de se tenir, de placer son corps, ses membres (se tenir debout, penché, raide, détendu, etc.). Mais ce sens initial est très immédiatement lié à la situation dans laquelle s’opère cette prise d’attitude. Par exemple, lors d’une cérémonie de funérailles, il est d’usage de se tenir tête baissée, mains jointes, avec un air triste et recueilli ; qui agirait autrement courrait le risque de se faire remarquer en mauvaise part. La posture apparaît donc alors comme l’expression d’un code social : elle suppose l’adéquation de l’attitude à la situation. Il est dès lors logique que l’usage courant ait étendu l’emploi du terme aux domaines moral, social ou financier. On dit par exemple d’un débiteur qui ne se trouve pas en mesure de payer une échéance, ou d’un homme politique impliqué dans une affaire de pots de vin qu’ils se trouvent en mauvaise posture. Et il est logique aussi que le terme puisse s’employer avec une connotation péjorative, pour désigner une attitude ou une conduite que quelqu’un affiche et qui semble appropriée à la situation mais ne semble pas correspondre à la réalité profonde de la personne concernée; en de pareils cas, « posture » signifie en fait « imposture ». Mais cette possible connotation péjorative, pour banale qu’elle soit, ne doit en rien occulter que les « postures » sont une dimension usuelle, permanente et nécessaire de tous les codes sociaux. Partout et en toute circonstance, la posture engage l’image qu’une personne donne de soi.
Affaire d’image, la posture peut donc se définir, conceptuellement, comme « une façon d’occuper une position » (Viala, 1993, p. 216) et d’ajuster son attitude à cette position (« On peut, par exemple, occuper modestement une position avantageuse, ou occuper à grand bruit une position modeste » (Viala, 1993, p. 216)). Elle est affaire de gestuelle et d’attitude du corps, mais aussi affaire de présentation de soi, par la vêture ou encore par les mots. Elle implique donc à la fois des éléments discursifs et des éléments non-discursifs (Voir Meizoz, 2007). Dans tous les cas, elle suppose un regard qui l’observe et l’évalue, un destinataire: une posture, socialement parlant, constitue un message. Et il s’agit bien de « posture » : non pas d’une disposition permanente de la personne, mais d’une manière de comportement qui, en une même personne peut varier selon les situations.
C’est en ce sens qu’elle offre un intérêt d’emploi dans les sciences humaines et sociales, notamment dans l’analyse des discours et dans la sociologie des arts et des Lettres, domaines auxquels on s’intéressera ici. Elle peut s’y appliquer à l’analyse d’une énonciation localisée, mais elle peut aussi s’appliquer plus globalement aux diverses images de soi que l’auteur d’un énoncé ou d’une série d’énoncés présente à ses interlocuteurs.
Contours conceptuels
De quelques leçons de l’histoire
Les artistes et les écrivains sont, par leur pratique même, des personnages publics. Il est donc légitime d’appliquer ce concept à l’analyse de leur façon de se présenter au public. Au fil de l’histoire, cette façon de se présenter au public passe par toute sorte de signes : le premier d’entre eux peut être le nom même ou le choix d’un pseudonyme, mais les éléments visuels et matériels sont également importants (depuis les gilets rouges des Jeunes-France jusqu’aux barbes et cheveux longs des Bohêmes en passant par l’habit d’Arménien de Rousseau). La posture se construit également par et dans tous les types de textes qui permettent l’interlocution avec le public : préface manifeste, discours à caractère autobiographique, interviews, correspondances, mémoires, etc. Le phénomène de mise en scène de soi de l’écrivain est connu de longue date, mais il s’observe plus intensément encore depuis l’essor des médias, notamment audio-visuels – en incluant dans ceux-ci les supports numériques.
Les frontières entre ces textes directement adressés au public et tout ce qui, dans une œuvre, vaut comme des signes d’intervention de l’auteur sont floues. Le lien entre posture d’auteur et voix de l’œuvre paraît étroitement lié dans les œuvres lyriques : que l’on songe à ce qu’implique un texte comme Ce que dit la bouche d’ombre de Hugo, qui a été regardé à juste titre comme affichant la posture du Mage (Bénichou). Mais l’articulation advient également dans des textes de fiction : les célèbres « Voici pourquoi » de Balzac introduisent dans l’œuvre une posture d’observateur pédagogue. Ainsi, il est possible que les mots, les vêtures et autres signes matériels soient associés. Ce sont alors, littérairement parlant, les mots qui comptent autant et davantage que les gestes et les attitudes affichés devant les yeux du public.
On peut donc proposer de reprendre la définition minimale et proposer une formulation du concept telle que :
« Il y a plusieurs façons d’occuper une position. On peut, par exemple, occuper modestement une position avantageuse, ou occuper à grand bruit une position modeste. On fera donc intervenir la notion de posture (façon d’occuper une position) […] si l’on passe de l’analyse d’un texte à celle de l’ensemble de l’œuvre d’un écrivain. En mettant en relation la trajectoire d’un auteur et les diverses postures (ou la continuité dans une même posture, ce qui est possible – et qui, pour le dire en passant, fait sans doute la « marque » spécifique d’un écrivain, cette propriété de se distinguer qu’on attribue aux plus notoires) qui s’y manifestent, on dégagera la logique d’une stratégie littéraire. En effet, chaque posture postule une façon de se situer par rapport aux destinataires » (Viala, 1993, pp. 216-217).
Posture et concepts associés
Le concept de posture ainsi défini prend son sens dans une série d’association avec d’autres outils d’analyse, qu’on peut indiquer suivant une série de couples, que l’on indiquera ici succinctement puisque nombre de ces concepts font eux-mêmes l’objet de notices dans le présent lexique.
- Postures et destinataires : si l’on entend posture au sens qui nous intéresse ici, elle est une manière de faire qui tient compte du regard (effectif ou possible) d’autrui. L’analyse en termes de posture ne peut donc être utile sans une prise en compte des destinataires effectifs. Elle suppose une analyse en situation réelle, une sociologie des scènes d’interlocution.
- Posture, discours et contexte : sur de telles scènes, la posture, gestuelle ou verbale, est discours, en tout cas partie d’un discours. Cela implique que l’on regarde tous les énoncés, y compris artistiques, et y compris littéraires de lyrisme ou de fiction, comme des propositions adressées à des destinataires (discours est à entendre en ce sens) ; donc que l’on s’inscrive dans une perspective pragmatique, que l’on envisager des interactions. Le recours au concept de posture implique dès lors une perspective d’analyse en situation, en contexte1.
- Posture et ethos : si la posture est liée au discours et, si elle passe par les mots, elle entre par là même en relation avec l’éthos. L’éthos, on le rappelle (voir la notice correspondante) est l’image de soi que l’orateur (originellement) et (par extension) tout locuteur – et donc notamment tout écrivain – donne de lui dans ses énoncés. Le principe rhétorique a été formulé, de façon bien connue, selon l’idée du vir bonus dicendi peritus, l’homme de bien qui parle bien. « Homme de bien » suppose une (bonne) qualité ontologique et donc sociale, une qualité de fond et non de circonstance. Idéalement, il y a là une possible négation de l’idée de posture, puisqu’il s’agit alors d’un être et non d’une attitude. Mais en fait, même en cas de coïncidence parfait entre l’être et le paraître, l’éthos relève toujours du paraître (apparaître comme homme de bien, compétent, sincère…) et de la créance que celui-ci obtient.
Cela posé, l’intérêt différentiel du concept de posture par rapport à celui d’éthos réside dans le fait que la posture peut inclure des éléments autres que verbaux, ou se construire au fil d’une série d’énoncés (par exemple, une œuvre, puis sa préface, puis le cas échéant des interventions dans les commentaires, voire dans les polémiques auxquels elle donne lieu). En bref, on peut dire que l’éthos rend compte de la présence du social dans un discours, et que la posture aide à saisir l’ensemble de la socialité d’un ou plusieurs énoncés.
- Champs, positions et trajectoires : s’agissant des arts et des Lettres, le concept de posture, d’extension générale, s’applique d’une façon particulièrement appropriée dans le cadre d’une sociologie des champs. Dans un espace social analysé en termes de champ, chaque individu occupe une ou des positions : une position se constate objectivement, elle est un état de fait, que l’intéressé l’ait voulue ou non. La figure est la traduction sociale d’une position et la posture, une façon de s’approprier la position, un « style » si l’on veut, dans la mesure où elle se manifeste dans des styles d’écriture différents (par exemple l’opposition entre un style « lettré soutenu » et un style « familier »).
De plus, les phénomènes de prise de posture peuvent se produire de façons diverses chez un même auteur au fil du temps. Ils construisent alors une série d’images de l’auteur. Et celles-ci entrent dans la logique de l’œuvre, en tendant à édifier une image globale de l’auteur. Un exemple assez frappant est celui de la construction de la figure sociale du « grand intellectuel », capable de pratiquer la création littéraire, la philosophie et aussi l’intervention sociale et politique, à la manière de Sartre.
Dans ce cas, l’analyse en termes de posture entre dans le cadre plus englobant de l’analyse de la trajectoire de l’auteur concerné (la trajectoire consistant en la série des positions occupées au sein du champ). On peut convoquer ici comme exemple le cas de Céline, qui, après la guerre et devant les poursuites pour collaboration et antisémitisme, se trouve en position d’accusé, en position faible dans le champ, et revendique alors une posture de styliste: « je n’ai pas la prétention d’apporter un message […] Je suis un styliste, un point c’est tout » (Céline, 1954, cité par Meizoz, 2007, p. 108). Le « styliste » apparaît donc bien là comme une posture, en opposition à celle de l’intellectuel. Mais si l’enjeu est de construire une image qui dominerait et synthétiserait l’ensemble de la carrière et de l’œuvre, en pratique, évidemment, il s’agit de réalités toujours aléatoires et mouvantes qui donc, en termes d’étude – et non plus de déclaration des auteurs eux-mêmes –, peuvent s’intégrer à une analyse en termes de stratégies
- Posture et stratégie : toute posture demande à être qualifiée. Par des qualificatifs descriptifs et par des évaluatifs. Ces derniers peuvent être « objectifs » : elle est adaptée à une situation (une position, des destinataires, un contexte), ou impropre, avantageuse ou « mauvaise » (« se trouver en mauvaise posture »). Mais aussi évaluatifs sociaux : posture scandaleuse, choquante, ou modeste, digne… À cet égard, il importe de prendre en compte ce qu’ont été les qualificatifs employés dans le temps du phénomène observé et non de juger selon des critères projetés depuis le présent sur le passé. Mais ces qualificatifs évaluatifs eux-mêmes doivent être intégrés dans une analyse en termes de qualificatifs descriptifs. Il ne saurait être question de dresser une liste des qualificatifs descriptifs possibles, pas plus d’ailleurs qu’un répertoire de postures possibles: les pratiques sociales sont indéfiniment inventives. Reste que des types majeurs peuvent être distingués, selon un jeu de couples d’oppositions fondées sur la relation aux destinataires : modeste/ prétentieuse, agressive/ défensive, conquérante/ conciliante, généreuse/ autocentrée…
En procédant de la sorte, il est possible d’intégrer l’observation des postures à celle des possibles stratégies des auteurs. Sans reprendre l’ensemble des analyses et réflexions qu’appelle le concept de stratégie2, il convient de rappeler quatre réalités liées à son emploi. La première, c’est que tous les artistes et auteurs n’ont pas nécessairement une stratégie : un peintre du dimanche, un cinéaste amateur, un écrivain occasionnel n’ont pas une stratégie d’œuvre ni de carrière – encore que ces pratiques puissent s’intégrer chez eux à une autre stratégie sociale. La deuxième, c’est que la stratégie sociale (l’entreprise de promotion ou de défense ou de compensation d’acquis sociaux) ne se confond pas avec les stratégies artistiques et littéraires : celles-ci se jouent dans la relation aux publics, celle-là en termes de places et de gains ou pertes. Le troisième rappel nécessaire est que toute stratégie exige d’être qualifiée. La définition première du terme (mettre en œuvre des moyens en vue d’une fin) est en effet de portée très générale, et donc le concept n’a d’intérêt que dans la mesure où il permet une description affinée des moyens et des modalités de leur mise en œuvre: stratégie offensive ou défensive, directe ou indirecte, fondée sur la prise de risque ou la recherche de sécurité… Et enfin, quatrième rappel, « stratégie » ne signifie pas calcul froid et entièrement conscient, mais implique une part de contraintes et d’inconscience : l’action se fonde nécessairement sur la situation où l’on se trouve (par exemple, être riche de rentes ou pauvre et en attente de revenus de ses œuvres) et des moyens dont on dispose (par exemple, être supérieurement instruit comme l’était Racine ou à peu près autodidacte comme le fut Rousseau). La conséquence de ces données premières ainsi rappelées est que les stratégies artistiques et littéraires prennent leur sens dans les choix esthétiques que l’on peut discerner chez les auteurs concernés : choix de genres, de sujets et de style, en ce qu’ils engagent des possibilités et impossibilités dans le champ d’action considéré.
En tenant compte de tels cadres d’analyses, le concept de stratégie permet de rendre compte de la logique profonde de certaines pratiques (ici, de la conception et réalisation d’œuvres d’art). Celui de posture lui est utile, en ce qu’il permet de discerner des ajustements successifs, réussis ou non, entre l’image de soi, la position occupée, et les positions vers lesquelles l’action en cours oriente nécessairement le devenir de celui/ceux qui la mènent. Plus largement, l’articulation de ces deux outils permet de discerner comment les choix esthétiques sont combinés, dans les pratiques, avec de telles images pour constituer des stratégies littéraires ou artistiques au sens propre, c’est-à-dire pour tenter d’imposer une « manière » artistique donnée comme une manière d’être.
- Posture, habitus et style : un dernier ensemble de liaisons conceptuelles entre alors en ligne de compte, celle d’un trinôme formé des notions de posture, style et habitus. Si l’on considère que l’habitus (voir la notice liée au concept) consiste en modèles sociaux incorporés, et incorporés au sens strict, donc passés en « seconde nature », y compris dans des déterminations inconscientes et corporelles, le lien entre le « style » et l’habitus est fort : si le style est la marque personnelle du locuteur dans l’énoncé, l’habitus qui fait partie des déterminations majeures de la personne se manifeste forcément dans des traits du style. Mais de même, la posture, comme manière de faire, se manifeste, lorsqu’il s’agit de son inscription dans les mots, donc dans le style (mais il va sans dire que l’idée de style peut s’appliquer aussi aux manières de se vêtir et de bouger). Dès lors, la posture constitue une catégorie d’analyse pertinente et utile pour rendre compte de telle ou telle particularité d’un énoncé, elle-même inscrite dans la dynamique englobante d’un style propre à un auteur, qui serait la manifestation textuelle de son habitus. Mais la posture intervient là comme une médiation, et c’est en cela qu’elle offre son intérêt le plus important : le style n’est pas l’expression directe d’un habitus, mais sa manifestation médiée par les exigences et les possibilités et impossibilités imposées par la logique du champ et traitées selon les choix qu’y opèrent les auteurs selon les situations où ils s’y trouvent. Dès lors, les postures valent comme outils d’analyse pour saisir en chaque situation les médiations, ou effets de prisme, que constitue toute entreprise de discours artistique.
Au terme de ce rapide parcours des associations conceptuelles logiques autour du concept de posture, ce sont bien ces deux derniers traits qui apparaissent comme les points marquants de son usage et de son utilité : les postures constituent des médiations entre un énonciateur et ses destinataires, et, à ce titre, des effetsdeprisme entre les éléments dont il parle (ou sur lesquels il écrit) et la vision qu’il en propose.
Parcours d’usages
Le concept de posture est d’emploi relativement récent dans la sociologie des discours et des arts. Mais il a donné lieu, soit en tant que tel soit sous des formes voisines, à des propositions qui lui confèrent d’ores et déjà une place dans l’outillage d’analyse et des preuves de son efficience.
Posture et sociologie de la littérature
C’est en sociologie de la littérature que ce concept a reçu ses applications les plus abouties. Parmi celles-ci, une place majeure revient aux travaux de Jérôme Meizoz. Celui-ci a donné une première étude fondée sur l’analyse de posture avec son Rousseau ou le gueux philosophe, en 2003 (Meizoz, 2003). Il a ensuite donné une série plus ample, sous le titre Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, en 2007 (Meizoz, 2007) et La Fabrique des singularités, en 2011 (Meizoz, 2011). Il y envisage les cas de Stendhal, Péguy, Ramuz, Céline, Poulaille, Blaise Cendrars, Giono et Cingria. Meizoz prête attention aux déclarations, interviews, correspondances, mais aussi aux traits distinctifs des œuvres. À cet égard, il est particulièrement intéressé par les œuvres où s’affiche une écriture qui vise à ressaisir le langage parlé. Celle-ci apparaît souvent comme la revendication d’une appartenance, ou d’une origine, populaire, en rupture avec les codes de la littérature légitime cultivée. Son ouvrage sur Rousseau, « le gueux philosophe », mérite sans doute une considération particulière. D’une part parce qu’il est le premier de sa série ; d’autre part, parce que son titre même suscite une interrogation d’une certaine portée. Il est en effet libellé non dans l’ordre « Rousseau, le gueux philosophe » mais il place en premier lieu cette désignation d’une posture : « le gueux philosophe ». L’analyse se construit comme si Rousseau avait donné corps à une posture plus ancienne et plus générale, celle du gueux qui philosophe, ou du gueux qui est le (seul) vrai philosophe.
Pour ce qui concerne Rousseau, l’analyse met en évidence un lien entre les choix d’image sociale que Rousseau opère au moment de sa réforme (abandon des codes vestimentaires et sociaux de la mondanité, adoption de « l’Habit d’Arménien » et du travail de copiste de musique comme moyen de subsistance) et les orientations que prend alors son œuvre. En rompant avec la mondanité, Rousseau affiche sa rupture avec les « Philosophes ». En adoptant les signes extérieurs (mode de vie, tenue vestimentaire) d’un homme simple, homme du peuple, un « gueux », il retrouve aussi des images qui renvoient à une conception antique de la philosophie; il se fait « ancien ». Il s’inscrit dans une lignée pour partie diogénique, pour partie socratique. De Diogène, il peut reprendre l’idée de parrhêsia, la liberté de parole en toute franchise. Mais il n’exhibe pas de façon provocante ses signes de misère, il adopte plutôt ceux du citoyen ordinaire, comme l’était Socrate, et donc de l’indépendance de pensée. Cette posture va donc de pair avec la démarche qui se trouve au cœur de son œuvre, la revendication d’une pensée indépendante. Vivre de ses gains comme copiste de musique, c’est vivre pauvrement, mais c’est aussi vivre sans recourir aux protections et au clientélisme auprès des Grands, comme le faisaient nombre d’autres philosophes de son temps, ce qui nuisait à leur liberté de pensée.
Meizoz se situe dans la lignée de la sociologie du champ littéraire de Pierre Bourdieu. Celui-ci, dans ses Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire (Bourdieu) n’utilise pas la notion de posture; il s’en tient à celle de « prise de position ». Mais il fait intervenir la notion d’ « attitude », donc une notion proche de celle de « posture » lorsqu’il examine le cas de Baudelaire, au moment de son procès en 1857 (Bourdieu, p. 99) mais aussi par sa façon de se comporter lorsqu’en 1862 il se porte candidat à l’Académie française, et effectue cérémonieusement toutes les visites protocolaires d’usage en pareil cas tout en étant parfaitement conscient que sa candidature en elle-même constitue un scandale. Convoquer le concept de posture est donc une manière de pousser plus avant ce que Bourdieu avait vu dans la façon dont Baudelaire a édifié une image de « révolté radical ».
Dans le même domaine, la question des postures intervient dans des travaux comme Approches de la réception (Viala, 1993), où elle est théorisée, et Racine. La stratégie du caméléon, d’Alain Viala (Viala, 1990). Elle n’y constitue pas l’enjeu central, mais elle y est, ici aussi, mise au service d’analyses plus englobantes : celle de la logique de communication littéraire, pour le premier de ces deux ouvrages, et celle de la stratégie littéraire, pour le second. Dans une perspective similaire, existent aussi des ouvrages qui, sans que la notion soit affichée de façon manifeste, confèrent un rôle important à cette problématique via des notions comme celle de « manières » et de « style3 ».
Enfin, on mentionnera un ouvrage qui a sans doute été suggestif sur ce sujet, celui de Jean Starobinski, Portrait de l’artiste en saltimbanque (Starobinski). Il y envisage comment, au xixe siècle, le bouffon, le saltimbanque et le clown, ont été des images volontiers traitées par les écrivains et les peintres. Ce faisant, ils donnent aussi des images d’eux-mêmes et de la condition de l’art. Ils construisent un portrait qui a valeur de représentation de soi : face à la clientèle bourgeoise dominante, ils tournent ainsi en dérision à la fois et le bourgeois, et le sort auquel l’artiste est réduit, mais dans lequel aussi il se complaît. Autocritique de la vocation esthétique donc, qui constitue une posture d’autodérision en même temps que de valorisation de l’art. On s’en tiendra là pour ces suggestions d’exemples : une série plus large a été donnée à l’occasion du 8e numéro de la revue COnTEXTES, dédié au concept et publié en 2011, et du colloque Figures, ethos et postures de l’auteur de 2013.
Posture et analyse pragmatique du discours
Dans le domaine de l’analyse du discours, et plus particulièrement de la pragmatique discursive, la question de l’image de soi est cruciale. Elle a été reprise récemment de façon synthétique dans un volume dirigée par Ruth Amossy, Images de soi dans le discours (Amossy). Les analyses réunies là portent souvent sur des énoncés littéraires et permettent de voir les implications de la notion d’éthos comme moyen d’agir sur l’auditoire. Une telle approche est d’ordre pragmatique: elle envisage le discours, donc les pratiques langagières selon les modalités de l’action, donc selon leurs implications sociales effectives. Et au-delà, on peut envisage les textes littéraires comme des discours. Ce qui est notamment le cas des travaux de Dominique Maingueneau, comme Le discours littéraire (Maingueneau, 2004) et Contre Saint Proust (Maingueneau, 2006).
Retour pour ne pas conclure
Trois remarques nécessaires enfin, plus prospectives que conclusives :
- La première est que le concept de posture est relativement récent et de modeste extension. Même si le concept a été assez largement utilisé dans les dernières années, c’est un outil, de taille et d’usage relativement limités. Il est donc sage de ne pas l’employer à tout va. Il ne faut pas mettre des postures partout.
- Il faut d’autant moins les mettre partout qu’elles sont partout dans les discours sociaux, verbaux ou non verbaux. Tout discours verbal suppose un ethos ; les postures supposent en plus la possibilité de signes non-verbaux, et des jeux d’images multiples. À ce titre, elles sont présentes dans tous les signes sociaux. Mais l’enjeu est bien de saisir ces signes, ce à quoi le concept peut contribuer, et quand on a défini une posture, on n’a rien fait si on ne la situe pas dans la gamme des manières de faire possible dans l’espace où elle advient, donc si on ne la voit pas en situation.
- Ce qui conduit à la troisième remarque : parler de posture sans rien de péjoratif suppose le choix d’une analyse en situation, en contextes, et non une clôture des textes et des œuvres sur eux-mêmes. Et de fait, pour peu qu’on parle d’éthos, on envisage l’énoncé et son énonciation, on entre dans le social des propos. Il ne s’agit plus alors d’un libre choix de démarche, mais d’une contrainte épistémologique: un propos prend sens là et quand il est énoncé. S’agissant des œuvres littéraires, lorsqu’un critique parle de leur capacité à être vivantes longtemps après et loin de leur moment d’énonciation, il leur confère en fait une nouvelle énonciation. Dont elles ont la capacité, c’est évident ; mais qui constitue dans tous les cas une nouvelle énonciation. Donc qui pose la question de savoir en quoi, et à quel titre, la posture qu’elles offrent est susceptible d’être toujours active. Il s’agit, là aussi, d’enjeux de médiation.
Bibliographie
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Viala (Alain), Lettre à Rousseau sur l’intérêt littéraire, Paris, Presses Universitaires de France, 2008.
Walter (Eric), « Les auteurs et le champ littéraire », dans Histoire de l’édition française, t. 2, sous la direction de Roger Chartier & Henri-Jean Martin, Paris, Promodis, 1985.
Notes
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Sur les implications de ce mode d’analyse, sans aucune dénégation des spécificités du littéraire, voir Viala, 2008, pp. 48-66.
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Voir la notice consacrée au concept dans le présent lexique, et le volume rassemblé par Ribard & Schapira.
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Deux exemples significatifs. Le premier est le livre que Delphine Denis a consacré à Madeleine de Scudéry, sous le titre La Muse galante : elle y étudie l’œuvre de cette écrivaine du point de vue de la conversation et le bon ajustement des « manières », autant dire sur de justes postures. Autre exemple, pour la même période : Mathilde Bombart et son étude sur Guez de Balzac et la querelle des Lettres (Bombart). Elle y montre, au sein d’une étude très érudite de la dispute provoquée par les Lettres de Balzac, comment intervient l’adoption par celui-ci d’un style « maniériste » qui constitue sa posture textuelle propre, et le démarque de ses prédécesseurs.