Définition
Le concept d’intertextualité renvoie à la relation d’intégration et de transformation que tout texte entretient avec un ou plusieurs autres textes contemporains ou antérieurs constituant l’« intertexte ». Historiquement, la notion a eu à la fois une valeur définitoire (elle définit la littérature d’un point de vue textuel) et une valeur opératoire (elle constitue un outil d’analyse en vue de cartographier les relations entre les textes).
Historique des emplois
Introduite à la fin des années 1960 dans le discours critique par Julia Kristeva (1969) en tant que traduction française de la notion bakhtinienne de « dialogisme », le concept d’intertextualité renvoie à une conception du texte comme lieu d’une interaction complexe entre différents textes qui forment ensemble un système textuel. Dans le cadre du structuralisme et des théories de Tel Quel (1968), la notion permet de penser l’extériorité du texte sans pour autant en lever l’immanence (voir Angenot ; Rabau). Le concept s’institutionnalise au début des années 1970, notamment grâce à l’article « Texte (théorie du) » de Roland Barthes. D’un concept essentiellement théorique, l’intertextualité devient un outil d’analyse poétique servant à articuler le type de relations susceptibles de s’instaurer entre différents textes (voir Bouché, et le numéro de la revue Poétique de 1976 consacré à la notion). La recherche sur l’intertexte s’ouvre aussi à des pratiques littéraires peu étudiées jusque-là, car allant à l’encontre du principe d’originalité : le plagiat, la parodie, la satire (voir Groupe µ 1978 ; 1979).
Les usages actuels de la notion sont en grande partie tributaires de sa redéfinition poétique dans les années 1980. Tout en répandant un usage plus restreint de la notion, limité à la présence effective et littérale d’un texte dans un autre, les travaux de Michaël Riffaterre et d’Antoine Compagnon (1979), lui donnent encore une valeur définitoire : le premier considère que le texte littéraire se caractérise par un fonctionnement communicationnel spécifique, fondé non pas sur la référence mais sur l’intertexte ; le second fait du processus de la citation qu’il étudie le modèle de l’écriture littéraire. Chez Gérard Genette, qui contribue avec Palimpsestes à une redéfinition du domaine théorique où situer l’intertextualité, le concept ne sert plus à caractériser le texte littéraire, mais désigne un type de relation précis, à savoir la présence effective et repérable d’un texte dans un autre (allant de la citation à l’allusion), parmi l’ensemble des relations dites « transtextuelles », c’est-à-dire susceptibles de s’instaurer entre les textes. Le concept de « transtextualité » prend donc un sens large, proche de celui qu’avait la notion d’« intertextualité » chez Kristeva et Barthes. Dans le modèle de Genette, les relations entre les textes peuvent relever, outre de l’intertextualité, de la « paratextualité » (le rapport entre un texte et son entourage), de la « métatextualité » (le rapport entre un texte et le commentaire qu’il suscite), de l’« hypertextualité » (le rapport d’un texte à un texte venant se greffer sur celui-ci, sous forme de parodie ou de pastiche) et de l’« architextualité » (le rapport d’un texte aux classes de textes auxquelles il appartient).
Au cours des années 1980, la notion fait également l’objet d’une réappropriation sociocritique et sociologique. Mettant l’accent sur l’inscription du texte au sein du « discours social », ces approches renouent avec la dimension sociale de la réflexion bakhtinienne que les approches plus poétiques tendent à effacer par le privilège accordé aux relations entre les textes et par une conception du littéraire comme un jeu de formes. Pour Marc Angenot, la notion d’intertextualité permet de réinscrire le littéraire dans le « vaste réseau de transaction entre modes et statuts discursifs » que constitue l’activité symbolique (Angenot 1983, p. 128). Il l’articule à la notion bourdieusienne de « champ », entendue comme « une contre-partie du concept de structure » (p. 139) : « C’est ainsi que je comprends le champ intertextuel du discours social ; non comme l’harmonie relative d’un système fonctionnel en devenir mais comme un lieu d’interférence de lexies hétérogènes où la signification naît de contigüités conflictuelles » (p. 132). La « sociologie du texte » de Zima conçoit le texte littéraire comme un « processus intertextuel » réagissant par rapport à un contexte social envisagé comme une situation sociolinguistique particulière, dont le texte absorbe et modifie les structures discursives et les sociolectes. Plus normative, cette perspective fait de la manière dont le texte absorbe différents sociolectes un critère de valeur littéraire, et privilégie de fait une certaine tradition moderniste. La notion d’intertextualité est également au cœur de la « théorie sociocritique du texte » d’Edmond Cros, qui considère toute production textuelle comme un « processus de transformation » d’un matériau langagier idéologique déjà élaboré, se situant à la fois au niveau discursif de l’« interdiscours », qui « marque dans le texte les traces discursives d’une formation idéologique et nous renvoie de la sorte à une formation sociale » (Cros, 1983, p. 89), et au niveau textuel de « l’intertexte », qui « comprend non seulement les textes antérieurs mais aussi la matière historique re-transmise et la société représentée ou vécue à travers les différentes pratiques sociales » (Cros, 2003, p. 197).
Usages actuels
Outre dans des historiques de la notion et dans des considérations s’attachant à décrire le flou théorique qui l’entoure, l’intertextualité fait aujourd’hui l’objet de réaménagements se situant principalement dans le prolongement de la redéfinition poétique proposée par Genette, dont la typologie est alors complétée, nuancée, approfondie et illustrée (voir Bouillaguet ; Piégay-Gros ; Samoyault). Certains travaux sont menés dans une perspective « sociopoétique », qui vise à articuler une dimension sociologique à une approche qui était demeurée essentiellement formelle. Ces travaux prolongent un usage opératoire de la notion, conçu comme un outil permettant des analyses ciblées, tout en ouvrant la réflexion à la question des enjeux et des effets des phénomènes d’écriture étudiés (voir les travaux sur la parodie, le pastiche et la littérature « au second degré », de Aron 2005 ; 2008 ; Dousteyssier-Khoze et Place-Verghnes ; Abolgassemi ; Saint-Amand). La notion est convoquée aussi par des théoriciens qui cherchent à reprendre à de nouveaux frais la réflexion sur la question des rapports entre la littérature et le monde : il est souligné alors combien la question de l’intertextualité n’évacue pas la question de la référence (ou de la « mimèsis »), les rapports entre la littérature et le monde ne pouvant être conçus sur le mode de la séparation (voir Compagnon, 1998). Davantage que comme un concept opératoire ou définitoire, la notion d’intertextualité fonctionne aussi, dans une forme de critique plus créative, comme une invitation à multiplier les trajectoires de lecture et d’interprétation entre les textes contribuant à une histoire littéraire non linéaire. Concevant les textes comme appartenant à une « bibliothèque » à parcourir dans tous les sens, ces approches explorent des phénomènes tels que l’influence rétrospective des œuvres ou, comme dans le cas du plagiat par anticipation, leurs potentialités multiples (Rabau ; Bayard).
Bibliographie
Abolgassemi (Maxime), « Parodie et modernité: pour une lecture contextuelle du texte parodique », Fabula. Atelier de théorie littéraire, 2002.
Angenot (Marc), « L’intertextualité : enquête sur l’émergence et la diffusion d’un champ notionnel », Revue des sciences humaines, no 189, 1983, pp. 121-135.
Aron (Paul) (éd.), Du pastiche, de la parodie et de quelques notions connexes, Québec, Nota Bene, « Sciences humaines », 2005.
Aron (Paul), Histoire du Pastiche, Paris, Presses Universitaires de France, « Les Littéraires », 2008.
Barthes (Roland), « Texte (théorie du)», Encyclopédie Universalis, 1973.
Bayard (Pierre), Le Plagiat par anticipation, Paris, Minuit, « Paradoxe », 2009.
Biasi (Pierre-Marc de), « Intertextualité (théorie de l’) », Encyclopédie Universalis.
Bouché (Claude), Lautréamont, du lieu commun à la parodie, Paris, Larousse, 1974.
Bouillaguet (Annick), Proust. Le jeu intertextuel, Paris, Éditions du Titre, 1990.
Compagnon (Antoine), La Seconde Main ou le Travail de la citation, Paris, Seuil, 1979.
Compagnon (Antoine), Le Démon de la théorie, Paris, Seuil, 1998.
Cros (Edmond), Théorie et pratique sociocritiques, Paris/Montpellier, Éditions sociales/Centre d’études et de recherches sociocritiques, « Études sociocritiques », 1983.
Cros (Edmond), La sociocritique, Paris, L’Harmattan, « Pour comprendre », 2003.
Dousteyssier-Khoze (Catherine) et Place-Verghnes (Floriane) (éd.), Poétiques de la parodie et du pastiche de 1850 à nos jours, Bern, Peter Lang, « Modern French Identities », 2006, pp. 65-79.
Genette (Gérard), Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982.
Groupe µ (éd.), « Collages », Revue d’esthétique, no 3-4, 1978.
Groupe µ (éd.), « Rhétoriques sémiotiques », Revue d’esthétique, no 1-2, 1979.
Kristeva (Julia), Sèméiôtikè. Recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil, « Tel Quel », 1969.
Piégay-Gros (Nathalie), Introduction à l’intertextualité, Paris, Dunod, 1996.
Poétique, no 27, 1976.
Rabau (Sophie), L’Intertextualité, Paris, Flammarion, « GF-Corpus/Lettres », 2001.
Riffaterre (Michaël), La Production du texte, Paris, Seuil, 1979.
Saint-Amand (Denis), Le Dictionnaire détourné. Socio-logiques d’un genre au second degré, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « Interférences », 2013.
Samoyault (Tiphaine), L’Intertextualité. Mémoire de la littérature, Paris, Nathan, « 128 », 2001.
« Tel Quel », Théorie d’ensemble, Paris, Seuil, 1968.
Zima (Pierre V.), Manuel de sociocritique, Paris, Picard, 1985.