Définition
Opposée aux notions de communauté, de reproductibilité, de sérialité ou encore de normativité, la singularité renvoie aux pratiques distinctives qui animent aussi bien la production, la présentation (discours et agir des créateurs) que la réception des œuvres, et ce plus particulièrement depuis l’époque romantique. Le concept est principalement présent dans trois courants de la sociologie touchant aux pratiques artistiques et littéraires : dans la sociologie des champs (Bourdieu, Meizoz), dans la sociologie dite pragmatique des valeurs (Boltanski, Heinich) et en sociologie économique (Karpik).
Historique des emplois
On peut tout d’abord rapprocher la notion de singularité, chez Pierre Bourdieu, du fonctionnement même du sous-champ de production restreinte, dans la mesure où elle répond à « la perception différentielle, distinctive, attentive aux écarts » (Bourdieu, p. 30) qui anime les pratiques culturelles qui se sont historiquement structurées autour des valeurs d’autonomie du champ. Ainsi le pôle autonome du champ littéraire tel qu’il s’est constitué à partir de la seconde moitié du xixe siècle privilégie-t-il les valeurs symboliquement pures et désintéressées de l’avant-garde intellectuelle et artistique qui s’opposent au succès commercial et à la notoriété sociale des producteurs du sous-champ de grande production.
On a reproché à ce modèle de ne pas suffisamment tenir compte de la singularité formelle des œuvres. Pour Jean-Claude Passeron, en particulier, la singularité d’une œuvre ne doit pas systématiquement être réduite à la seule échelle des légitimités culturelles : « La structure propre des objets symboliques dont le cours du monde social produit la valeur artistique comme valeur culturelle, en les faisant entrer dans une sphère particulière de légitimité, ne saurait être indifférente ou inopérante pour le processus de légitimation qui institue la valeur insubstituable d’une œuvre singulière » (Passeron, p. 459). Pour Passeron, la singularité artistique est donc indissociablement formelle et sociale. Plus récemment, revenant aussi sur le modèle d’analyse bourdieusien, Marielle Macé invite à penser les luttes du champ littéraire en termes de concurrence stylistique.
La sociologie de la réception s’est aussi penchée sur les limites inhérentes à la problématique de la singularité telle qu’envisagée par la théorie des champs. Dans sa Sociologie des œuvres, Jean-Pierre Esquenazi élargit l’étude des œuvres consacrées à la culture industrielle et, à la suite de Passeron, s’efforce d’appréhender la réception des biens culturels dans leur valeur de légitimité et leur valeur de singularité. Tandis que la valeur de légitimité est relative au contexte de la production et à « la logique conduisant l’espace social », la valeur de singularité désigne pour Esquenazi « la teneur singulière d’une œuvre, ce qui fait sa particularité selon les interprétations d’un public donné » et dépend de « “l’imaginaire” de l’œuvre : le ou les mondes fictionnels qu’elle nous invite à rejoindre » (Esquenazi, p. 39). C’est à une prise en compte simultanée des caractéristiques sémiotiques et des conditions de la création et de la réception des œuvres qu’il est fait appel, au sein d’une recherche qui se donne pour tâche d’aller « rechercher la “création” ailleurs que dans les institutions constituées en champs autonomes » (Esquenazi, p. 107). Esquenazi donne l’exemple d’Alfred Hitchcock qui, tout en étant soumis aux normes et aux impératifs commerciaux de la production hollywoodienne, s’est notamment singularisé aux yeux des critiques français de la Nouvelle vague. Ces derniers se sont montrés sensibles aux marqueurs de singularité que constituent la réinterprétation des modèles narratifs en vigueur à Hollywood et à la récurrence, transformée en signature, de certains thèmes et motifs (femmes blondes, personnages névrosés, actions suspendues).
Dans l’économie des grandeurs étudiée par Luc Boltanski et Laurent Thévenot, qui ont mis en évidence les registres axiologiques auxquels les acteurs se référent dans la résolution de conflits, la singularité apparaît comme une condition de la grandeur artistique. Conformément au principe selon lequel les mêmes personnes peuvent indexer leurs comportements sur plusieurs grandeurs, les activités de l’écrivain et de l’artiste qui s’ancrent dans les valeurs du monde inspiré, duquel relève la singularité, peuvent ainsi en appeler simultanément à la grandeur industrielle et marchande (les best-sellers), à la grandeur civique (la littérature engagée) ou à la grandeur du renom (l’écrivain vedette).
Dans le sillage de Boltanski et Thévenot, la singularité est au cœur du travail de Nathalie Heinich, dans le cadre d’une sociologie des pratiques artistiques qui se veut « pragmatique » et descriptive des « valeurs qui structurent les jugements, les représentations, les actions » (Heinich, 2000, p. 343). Au travers de l’étude de la bohème artiste au xixe siècle (Heinich, 2005), de l’art moderne (Van Gogh, Picasso, Beuys) et contemporain ou encore de « l’identité d’écrivain » (Heinich, 2000), la valorisation du singulier apparaît comme structurant les pratiques artistiques à partir du romantisme, par opposition au régime de communauté et à l’éthique de la conformité qui organisent le travail de l’artiste jusqu’à la Renaissance (Heinich, 1996). Les valeurs d’unicité, d’originalité voire d’anormalité qui fondent la grandeur artistique en régime de singularité demeurent ainsi en tension permanente avec les valeurs de la communauté. À l’intérieur de ce régime de singularité – lequel doit être pensé dans sa tension avec le régime de la profession – Heinich distingue « deux pôles d’imputation de la valeur que sont la personne de l’artiste, mû par des motivations qui lui sont propres, et l’œuvre, dont il doit n’être rien d’autre que le médiateur transparent, anonyme, désincarné » (Heinich, 1997). Il en résulte quatre manières de parler de la singularité artistique : la posture personnaliste s’illustrant tantôt dans l’hagiographie (éthique de la souffrance), tantôt dans la biographie (psychologie de la création) ; la posture opéraliste balançant quant à elle entre une esthétique de l’œuvre d’art et une mystique de la création. Cette « sociologie de la singularité » est inséparable d’une critique des postulats de la sociologie explicative, à laquelle Heinich reproche de s’être fait « l’agent et non pas l’analyste » (Heinich, 1998, p. 25) des opérations participant à la construction de la valeur artistique. De fait, le singulier se retrouve au cœur de réflexions sur la distinction entre sens commun et sens savant informant le travail sociologique : « Il ne s’agit plus de démonter le mythe de la singularité du grand créateur, mais de comprendre comment s’est opérée cette construction de singularité, pourquoi elle s’impose, plus ou moins largement et durablement, à propos de tel objet et à tel moment – et aussi pourquoi elle fait l’objet de critiques dans le monde savant, y compris et surtout par les sociologues » (Heinich, 1998, p. 26).
Heinich rappelle en outre que la montée en singularité est indissociable d’une montée en généralité et en universalité – opérée par exemple dans l’inscription du travail artistique dans des objets (Heinich, 1998, p. 47) –, nécessaires à la reconnaissance sociale du travail artistique. La singularité est ainsi « ce qui contribue à “faire” de la communauté », comme le constate Heinich à propos de l’admiration, qui apparaît à la fois comme ce qui découle du singulier et ce qui le constitue : « Si Van Gogh est admiré comme grand en tant qu’il est singulier, il ne fut considéré comme singulier qu’à partir du moment où il devint un objet ouvert à l’admiration » (Heinich, 1991, pp. 145-146).
Ouvrant la voie à une « sociologie économique des singularités littéraires » (Glinoer), Lucien Karpik a quant à lui étudié le marché des singularités constitué par les produits d’échange incommensurables qui regroupent des biens (œuvres d’art, produits de luxe ou grands vins) mais aussi les services personnalisés (avocat, médecin). Karpik tient compte en cela des transformations qui ont affecté le monde marchand dans les dernières décennies du xxe siècle, monde qui « comprend, aujourd’hui, aussi bien des innovations majeures que l’accumulation indéfinie de différences marginales, des produits impersonnels comme des produits personnalisés, des biens de l’industrie classique comme des biens de l’industrie culturelle » (Karpik, p. 39).
L’incommensurabilité, le caractère multidimensionnel (plusieurs interprétations d’une même œuvre musicale, par exemple), l’incertitude sur la valeur des produits singuliers rendent impossible le classement objectif qui s’applique aux produits différenciés du marché standard. Dès lors interviennent des dispositifs de connaissance qui sont chargés de dissiper l’opacité de ce marché afin de « rendre, autant que faire se peut, comparable l’incomparable » (Karpik, p. 114). Guides, labels, critiques, palmarès, listes des meilleurs ventes, prix littéraires, publicité, etc. fonctionnent comme intermédiaires entre le public et le bien singulier. Différents régimes de coordination existent en fonction du produit concerné, des dispositifs de jugements employés et des « formes d’engagement des consommateurs » (Karpik, p. 138). Aussi L’économie des singularités accorde-t-elle une attention particulière aux choix de ces derniers ainsi qu’aux rôles des intermédiaires culturels.
Les œuvres littéraires sont présentes dans plusieurs des régimes de coordination étudiés par Karpik. On les retrouve dans le régime de l’authenticité, où l’unique (titres de livres, œuvres picturales, grands vins) côtoie le reproductible (interprétations musicales). Sur ce marché restreint, les acheteurs « tendent à se conformer à un ethos de la consommation qui intègre le culte de l’œuvre, le choix comme aventure et l’autonomie comme forme de dignité » (Karpik, p. 144). Le régime de l’opinion experte opère aussi sur un marché restreint mais repose quant à lui « sur le choix fait par des experts chargés de sélectionner les meilleurs produits singuliers, par exemple le jury pour les prix littéraires, et sur le maintien de la capacité du consommateur à faire défection » (Karpik, p. 145). Sur le marché étendu du « régime Méga », les opérations de marketing qui entourent certains produits littéraires les désignent comme les homologues du blockbuster cinématographique et engagent un consommateur actif et hétéronome « autour d’une logique globale définie par la tension entre les critères esthétiques et les critères de la rentabilité » (Karpik, p. 144). Le régime de l’opinion commune permet quant à lui d’appréhender le phénomène du best-seller : sur ce marché étendu, les produits singuliers sont qualifiés non plus de manière absolue mais relativement à un rang, comme dans le palmarès (box-office pour les films, listes des meilleures ventes pour les romans) qui permet à des consommateurs passifs et hétéronomes de déléguer leur jugement.
C’est sur ce marché de l’opinion commune que selon Karpik les probabilités sont les plus grandes d’une « désingularisation », terme désignant « le processus d’une conversion du produit singulier en produit différencié » (Karpik, p. 317). Ce phénomène, qui s’accompagne « d’une perte de la qualité symbolique qui transforme l’originalité en uniformité » (Karpik, p. 317) est perçu par Karpik comme une menace que les industries culturelles et le règne du palmarès font peser sur la « culture cultivée », avec des effets cependant plus grands sur le marché des variétés et du cinéma que sur celui du livre.
Usages actuels
Le concept de singularité continue d’être central aux travaux de Nathalie Heinich, qui, à propos de la culture de la célébrité qui prend son essor au xixe siècle, a montré comment une nouvelle élite de la visibilité fait son apparition, nouant « la singularité à la popularité à l’encontre des formes traditionnelles de l’influence et de l’excellence autant que de la valeur de mérite » (Heinich, 2012, p. 84). Plus récemment, elle a fait état d’un « emballement du régime de singularité » dans l’art contemporain (Heinich, 2014).
Comme agir, la singularité est couramment exploitée par Jérôme Meizoz dans la notion de posture. Isolée par Alain Viala, la posture se définit selon Meizoz comme « manière singulière d’occuper une “position” objective dans un champ » (Meizoz, 2004, p. 51). En cela, le sociologue répond lui aussi aux critiques faites à la théorie des champs de se désintéresser de la nature sémiotique des œuvres, la posture permettant une « mise en relation du champ littéraire, de l’auteur et de la singularité formelle des textes » (Meizoz, 2004, p. 51). Dans La fabrique des singularités, la posture est articulée à l’étude des formes littéraires présentées « comme des procédés singularisants de positionnement énonciatif dans une sphère précontrainte des pratiques » (Meizoz, 2011, p. 10). Il y est tout à la fois question de la façon dont le style de l’écriture et la présentation de soi de l’écrivain singularisent ce dernier dans le champ littéraire. À travers les cas de Cendrars et de Houellebecq, Meizoz a par exemple montré comment le portrait photographique de l’écrivain « objective le processus de singularisation de l’artiste tout en l’archivant » (Meizoz, 2014, §1). Ainsi la singularité d’une posture se comprend-elle comme un décrochage par rapport aux représentations attendues de l’écrivain : tandis que les photos Cendrars signées Doisneau « s’écartent de l’espace emblématique traditionnel de l’écrivain : cigarette en bouche, l’écrivain pose chemise ouverte sur fond de nature ou dans des lieux ordinaires (bistrot, rue de banlieue, chez un brocanteur) » (Meizoz, 2014, §14), celles de Houellebecq qui le montrent « en homme moyen, assumant une forme de laideur » (Meizoz, 2014, §15), soulignent elles aussi une singularité paradoxale, construite à rebours des valeurs d’originalité ou d’excentricité propres à la topique inspirée.
Bibliographie
Boltanski (Luc) & Thévenot (Laurent), De la justification : les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, « NRF Essais », 1991.
Bourdieu (Pierre), « Le champ littéraire », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 89, 1991, pp. 4-46.
Esquenazi (Jean-Pierre), Sociologie des œuvres. De la production à l’interprétation, Paris, Armand Colin, « U », 2007.
Glinoer (Anthony), « Vers une sociologie économique des singularités littéraires. À propos de L'économie des singularités de Lucien Karpik », COnTEXTES, janvier 2010, URL : < http://contextes.revues.org/4589 >.
Heinich (Nathalie), La gloire de Van Gogh. Essai d’anthropologie de l’admiration, Paris, Minuit, 1991.
Heinich (Nathalie), « Entre œuvre et personne : l’amour de l’art en régime de singularité », Communications, n° 64, 1997, pp. 153-171.
Heinich (Nathalie), Ce que l’art fait à la sociologie, Paris, Minuit, « Paradoxe », 1998.
Heinich (Nathalie), Être écrivain. Création et identité, Paris, La Découverte, « Armillaire », 2000.
Heinich (Nathalie), Être artiste. La transformation du statut des peintres et des sculpteurs [1996], Paris, Klincksieck, 2005.
Heinich (Nathalie), L’élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 2005.
Heinich (Nathalie), De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 2012.
Heinich (Nathalie), Le paradigme de l’art contemporain. Structures d’une révolution artistique, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 2014.
Karpik (Lucien), L’économie des singularités, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 2007.
Macé (Marielle), « Penser le style avec Bourdieu », dans Bourdieu et la littérature, sous la direction de Jean-Pierre Martin, Nantes, Cécile Defaut, 2010, pp. 63-76.
Meizoz (Jérôme), L’œil sociologue et la littérature, Genève, Slatkine Érudition, 2004.
Meizoz (Jérôme), La fabrique des singularités. Postures littéraires II, Genève, Slatkine Érudition, 2011.
Meizoz (Jérôme), « Cendrars, Houellebecq : Portrait photographique et présentation de soi », COnTEXTES, n° 14, janvier 2014, URL : < http://contextes.revues.org/5908 >.
Passeron (Jean-Claude), « Le chassé-croisé des œuvres et de la sociologie », dans Sociologie de l’art, sous la direction de Raymonde Moulin, Paris, L’Harmattan, 1999, pp. 449-459.