Dans un article qui faisait le point sur vingt-cinq ans de recherches sur les cultures et les musiques populaires, le sociologue Andy Bennett donnait d’entrée de jeu une définition simple et commode de la « scène ». La définition était tirée de l’usage ordinaire, et on peut penser qu’encore aujourd’hui le concept conserve l’essentiel du sens qu’il a d’abord pris chez les musiciens et les critiques, avant d’être repris dans les milieux de la recherche savante : « un regroupement de musiciens, de promoteurs, de fans, etc., qui se développe autour de genres particuliers […] là où naît un style particulier de musique, là où on s’approprie un style et où on l’adapte localement » (Bennett, 2004, p. 223). On pouvait ainsi invoquer, pour reprendre les exemples retenus par Bennett, le blues de Chicago, le jazz de la Nouvelle-Orléans, ou le country de Nashville. Sarah Cohen, dans sa propre tentative d’avancer une définition du concept, s’appuyant sur son étude de la culture rock de Liverpool et de Manchester des années 1980, ajoutait que le terme a pour ambition de décrire « des situations dans lesquelles il est difficile de distinguer les activités musicales informelles et formelles, où les rôles des publics, des producteurs et de des interprètes sont entrelacés » (Cohen, 1999, p. 239). Or, vingt-cinq ans de recherches ont mis à l’épreuve chacun des éléments de la définition première, son association à un genre ou à un style, son ancrage local, sa dimension communautaire, etc., et la recherche l’a en outre appliqué à d’autres pratiques culturelles que celles de la musique.

Will Straw, qui contribue dès les années 1990 à forger de nouveaux usages pour le concept, soulignera l’effervescence, « le supplément de sociabilité qui s’attache à toute activité culturelle significative » (Straw, dans Guibert & Bellavance, 2014, p. 19). La perspective qu’il développe nous oriente vers une définition ouverte des scènes culturelles : « La scène désigne des constellations particulières d’activités sociales et culturelles, sans que l’on doive se prononcer sur la nature de leurs frontières. Les scènes peuvent se distinguer selon leur localisation (comme la rue Saint-Laurent, à Montréal), selon le genre de production culturelle qui leur donne une certaine cohérence (un style musical par exemple, comme dans le cas de la scène electroclash), ou selon l’activité, entendue en un sens large, autour de laquelle elles prennent forme (comme pour le jeu d’échecs en plein air) » (Straw, 2004, p. 412).

Le concept de scène est présenté ici comme un modèle analytique, dont les définitions sont variables ; son caractère fluide est sans doute une des raisons de son attrait. Une bonne façon d’en saisir rapidement les principaux éléments est d’abord de rappeler en quoi le modèle se distingue des autres modèles concurrents au sein des études sur les musiques et les cultures populaires. Le modèle a en effet très vite gagné une valeur polémique chez les observateurs insatisfaits par exemple du modèle de la « communauté » ou du « mode de vie » pour analyser le mouvement hippie des années 1960, ou du modèle de la « sous-culture » appliqué au heavy metal, puis celui du « néo-tribalisme » pour la musique techno et le phénomène des raves ; ces modèles apparaissaient trop rigides, ils présumaient des identités (stylistiques, mais aussi bien statutaires, professionnelles, communautaires, etc.) ou des fonctions sociales fixes (le divertissement, l’intégration culturelle, l’expression artistique, etc.), et ne rendaient pas compte des dynamiques plus fines, tant locales que translocales ou globales, observées dans différents contextes (Bennett, 2004, p. 224-225 ; Hesmondhalgh, 2005 ; Kaiser, dans Guibert & Bellavance, 2014, p. 135-139 ; Sevin, dans Guibert & Bellavance, 2014, p. 81-88). Dans les études urbaines, et cela contre les enquêtes usuelles sur la fréquentation des établissements culturels et sur les grandes tendances de consommation, la scène s’impose lorsque vient le moment de comprendre comment se structurent, s’incarnent et se mettent en place localement les habitudes de consommation culturelle et les modes de vie (Silver, Clark & Navarro Yanez, 2011, p. 242-244).

Une autre façon d’appréhender la pertinence du modèle de scène est de le contraster, sur un plan un peu plus abstrait ou épistémologique, avec les autres modèles analytiques centraux en sciences humaines que sont le « champ », le « monde » et le « réseau ». La fluidité du modèle de scène lui permet de puiser à chacun de ses concurrents et de conjuguer les types d’analyse, et on peut aussi varier les échelles (locales, régionales, mondiales), comme on le constate dans plusieurs études récentes (Bennett, 2004, p. 226-232 ; Lussier, dans Guibert & Bellavance, 2014, p. 61-68 ; Kaiser, dans Guibert & Bellavance, 2014, p. 135). Cependant, des éléments précis se dégagent de la comparaison.

Par exemple, si on admet que le champ, tel que compris depuis Bourdieu, met en tension l’espace social dans son ensemble avec l’autonomie relative d’un champ social spécifique, lui-même défini par une logique de différenciation et de concurrence interne (Bourdieu, 1992) ; si on admet que le champ se structure autour des luttes et des prises de position des agents investis dans un même jeu, autour d’une même croyance fondamentale et d’instances de consécration, qui font d’eux les spécialistes ou les professionnels du champ à l’exclusion des autres ; la scène quant à elle identifie les passages, les interconnexions et les fluctuations. L’analyse en terme de scène ne se penche pas seulement sur les artistes et leurs révolutions symboliques, tels qu’ils sont sanctionnés par la culture légitime. Non seulement le spécialiste qui connaît la réussite peut-il reculer plus tard à l’arrière-plan, non seulement la scène inclut-elle les perdants et les oubliés, elle va aussi y faire entrer le non-spécialiste, le hors-champ. Ce faisant, l’analyse identifie bien d’autres logiques que celles de la différenciation et de la concurrence, pour notamment saisir des logiques de sociabilité et de dissémination ou de rayonnement, à l’échelle locale et translocale. Straw en donne un bel exemple avec le cas de la scène disco à Montréal dans les années 1970, qui voit se mettre en place de nouvelles formes institutionnelles et économiques, de nouveaux publics, bouleversant la cartographie culturelle de la ville (Straw, 2005b, p. 204-208 ; 2005a, p. 412-414).

Si on se tourne vers le modèle beckerien du monde de l’art, là également les traits épistémologiques de la scène se distinguent : tandis qu’un monde de l’art se définit par l’activité collaborative qui lie entre eux les producteurs, par les communautés de goûts et les trucs du métier, par les schèmes conventionnels incorporés dans les pratiques, les matériaux et les instruments de l’art (Becker, 1988), la scène va plutôt orienter le regard vers le surplus de signification (Shank, 1994, p. 122), vers l’effervescence sociale ou les textures de la vie collective, expression d’une urbanité élargie (Straw, 2014, p. 21). Le métier, et les qualités esthétiques des productions, sont bien présents à l’analyse, mais ils sont repris dans un ensemble plus large d’objets et de discours en circulation. De plus, la scène (ce en quoi elle se rapproche du modèle du champ), va rappeler les dimensions institutionnelles et les rapports de pouvoir qui traversent toutes les pratiques culturelles, surtout pour en révéler les marges et les effets latéraux non prémédités. Kaiser en identifie certains aspects, à l’échelle locale, dans son étude comparative des politiques touchant au domaine musical à Paris, à Sydney et à Québec, où les scènes culturelles apparaissent comme des espaces publics à la fois disputés et réglementés (Kaiser, dans Guibert & Bellavance, 2014 ; Straw, 2005a, p. 416-419).

Le modèle du réseau reconstruit les relations concrètes plus ou moins hiérarchisées et les liens plus ou moins forts qu’entretiennent les individus, selon des configurations très variables. Il permet ainsi de cartographier des phénomènes qui défient continuellement les limites spatiales et temporelles de l’institution artistique ou culturelle, parfois même pour faire apparaître des jeux de coulisses, des structures occultes. Face à ce modèle, la scène là encore fait valoir sa spécificité : il s’agit d’expliquer comment, non seulement les relations concrètes et les influences réciproques, mais un ensemble d’usages éclectiques, d’images et de textes, transitant par exemple par Internet, composent finalement un lieu doté d’une signature ou d’un esprit singulier ; c’est ce que Bennett et Peterson appellent les « scènes virtuelles ». Elles apparaissent comme un ingrédient catalyseur souvent indispensable au phénomène en émergence, ou à sa renaissance, ou encore comme une enveloppe supplémentaire qui vient se superposer à la communauté locale et ainsi élargir la participation (Bennett, 2004, p. 230-232). De son côté, Lussier ajoute que l’analyse doit comprendre la couverture médiatique et le « travail d’alliance » qui assure la permanence d’une scène musicale. Le modèle cherche à rendre compte des effets inattendus des politiques et des discours institués, d’une part, et des opportunités créées par les acteurs locaux, d’autre part. Le buzz médiatique créé autour de la scène émergente montréalaise, puis les stratégies adoptées par les acteurs pour s’inscrire dans la durée sans sacrifier la diversité des pratiques en est une illustration (Lussier, dans Guibert & Bellavance, 2014, pp. 70-76). Cohen a amplement décrit ces activités et interactions caractéristiques d’une scène, et elle a articulé dans ses analyses les dimensions matérielles, symboliques, idéologiques qui lui sont inhérentes (la vie portuaire de Liverpool, les flux migratoires, la concentration de l’industrie du disque à Londres, la large circulation des instruments de musiques, de l’information et de l’expertise technique, toute l’économie informelle du secteur, etc.)

La scène n’est pas seulement l’expression d’une conjoncture locale où s’entremêlent industrie, médias et communauté ; la scène donne elle-même forme au local, elle contribue à la vie sociale, culturelle et économique, elle a un effet structurant dans l’espace urbain, comme le souligne Cohen (Cohen, 1999, p. 246). Selon une autre démarche, les travaux de Silver et Clark développent un appareil sophistiqué décrivant les pratiques de consommation, avec leur théâtralité, leur authenticité, leur légitimité spécifiques. L’analyse des scènes comporte chez eux une série d’indicateurs permettant de mesurer les investissements, privés et publics, orientés vers le marché ou non, qui caractérisent un lieu donné. Dans cette perspective, les modulations des modes de vie et des habitudes de consommation autour de scènes particulières, les ressources financières qui peuvent profiter de l’opportunité et affluer dans une zone ou un quartier de la ville – ce qui veut dire aussi en déserter quelques-uns, quitter un secteur de production pour se retrouver dans un autre, etc. –, bref l’économie culturelle, permet de dresser le portrait de ces localités différenciées (Silver, Clark, & Navarro Yanez, 2011 ; ainsi que dans Guibert & Bellavance, 2014, pp. 33-60). Dans une perspective orientée davantage par la sociologie politique de la culture et à une autre échelle d’analyse, Fleury montre le rôle de la scène et son influence sur l’action publique, et réciproquement, les effets des politiques culturelles sur la scène, notamment dans un contexte de concurrence internationale et de déplacements de l’hégémonie culturelle, avec par exemple la nomination de Jean Vilar à la direction du Théâtre National Populaire en 1951 ou la création du Centre national d’art et de culture Georges-Pompidou qui ouvre ses portes en 1977 (Fleury, dans Guibert & Bellavance, 2014, pp. 159-180).  

En somme, le modèle de scène place au centre de ses préoccupations l’expression culturelle sous toutes ses formes. Les scènes sont constituées bien sûr d’activités artistiques et sociales particulières, mais aussi d’objets culturels singuliers, transmis de façon vivante et sans cesse mis en circulation. Le modèle souligne et renouvelle l’étude des dimensions relationnelles et matérielles de la culture et fait ainsi entrer dans l’analyse des phénomènes de divers ordres : technologique, médiatique, institutionnel, expressif. Le modèle nous permet surtout de penser des moments d’effervescence et les lieux significatifs qui rayonnent ou qui ont un effet structurant dans l’espace urbain, autour, et parfois en marge des lieux institués de la création et de la diffusion artistique.

Il n’est pas certain que le modèle de scène atteigne le même type de consistance opératoire que les modèles de champ, de monde, ou de réseau, avec lesquels on est forcément appelé à le comparer. Cependant, parce qu’elle attire notre attention sur des dynamiques culturelles qui échappent parfois aux autres modèles, et parce qu’elle a amplement démontré sa fécondité, la scène est sans aucun doute à compter parmi les outils théoriques pertinents en études littéraires comme dans les études culturelles en général. Straw a récemment encore salué l’application du concept de scène au champ littéraire – avec par exemple Daniel Kane, All Poets Welcome: The Lower East Side Poetry Scene in the 1960s, Berkeley et Londres, University of California Press, 2003, ou Chad Harback (dir.), MFA vs NYA: The Two Cultures of American Fiction, New York, n+1, 2014. D’autres exemples peuvent être évoqués (Lesne). Mais ces applications n’ont rien d’étonnant ou de forcé, étant donné que le concept de scène ne s’appuie pas sur une définition stricte de la production artistique et des institutions culturelles ; les applications du concept seront donc aussi variées que les dynamiques culturelles dans l’espace urbain, l’échelle (microsociale, locale ou globale) n’étant pas non plus un frein à l’analyse.

Si la notion de scène renvoie d’abord à l’effervescence urbaine et à la renaissance des villes postindustrielles, sur fond de politiques de développement culturel volontaristes, plus ou moins agressives, on sera tout de même tenté de chercher des antécédents dans la modernité naissante, notamment à l’ère de l’impérialisme et de l’inquiétant concert des nations européennes. Le regard qu’ont porté certains écrivains sur leur propre milieu, tels Baudelaire, ou celui d’historiens et de sociologues tels que Carl E. Schorske, Raymond Williams, Jean-Michel Palmier, Michael Pollak, Christophe Charle, Richard Sennett sur les grandes capitales culturelles du tournant du xxe siècle, attire ainsi notre attention sur des aspects plus ou moins informels ou éphémères, sur les dimensions organisationnelles et politiques de la culture, enfin sur ces lieux chargés de sens qui sous-tendent le monde littéraire, des lieux dans lesquels textes et images demeurent en étroite interaction. Le modèle analytique de la scène et ses multiples applications nous ramènent à l’historicité du concept lui-même, en tant qu’expression de son époque et de ses développements inattendus : le moment d’émergence du concept s’éclaire en effet lorsqu’on considère les transformations rapides de la société, notamment, mais pas exclusivement, dans les grandes villes occidentales depuis le xixe siècle. Ce qui émerge alors, c’est une nouvelle façon d’apparaître, de s’exposer et d’entrer en relation dans l’espace urbain.

 

Bibliographie

Becker (Howard S.), Les mondes de l’art, traduction de Jeanne Bouniort, Paris, Flammarion, 1988.

Bennett (Andy), « Consolidating the Music Scenes Perspective », Poetics, n° 32, 2004, pp. 223-234.

Bourdieu (Pierre), Les règles de l'art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, « Libre examen », 1992.

Cohen (Sarah), « Scenes », dans Key Terms in Popular Music and Culture, sous la direction de Bruce Horner et Thomas Swiss, Malden/Oxford, Blackwell, 2000, pp. 239-250.

Guibert (Gérôme) & Bellavance (Guy) (dir.), « La notion de “scène”, entre sociologie de la culture et sociologie urbaine. Genèse, actualités et perspectives », Cahiers de recherche sociologique, n° 57, automne 2014, pp. 133-157.

Hesmondhalgh (David), « Subcultures, Scenes or Tribes? None of the Above », Journal of Youth Studies, vol. 8, n° 1, 2005, pp. 21-40, URL : < http://oro.open.ac.uk/id/eprint/3157 >.

Kaiser (Marc), « Le concept de “scène” : entre activité artistique locale, réseau stylistique global et vie sociale urbaine », Revue 2.0.1, n° 2, mai 2009, URL : < http://www.revue-2-0-1.net/ >.

Lesne (Anna), « La construction d’une scène littéraire antillaise. Médiations et réappropriations », Ethnologie française, vol. 44, n° 4, 2014, pp. 611-620.

Shank (Barry), Dissonnant Identities: the Rock’n’Roll Scene in Austin, Texas, Hanover/Londres, Wesleyan University Press, 1994.

Silver (Daniel), Clark (Terry Nichols) & Navarro Yanez (Clemente Jesus), « Scenes: Social Context in an Age of Contingency », dans The City as an Entertainment Machine, sous la direction de Terry Nichols Clark, New York, Lexington Books, 2011, pp. 241-275.

Will Straw, « Systems of Articulation, Logics of Change: Communities and Scenes in Popular Music », Cultural Studies, vol. 5, n° 3, 1991, pp. 368-388.

Will Straw, « Cultural Scenes », Loisir et société/Society and Leisure, vol. 27, n° 2, 2005a, pp. 411-422.

Will Straw, « Les voies du mouvement culturel », Sociologie et sociétés, vol. 37, n° 1, 2005b, pp. 197-215.


Pour citer cet article :

Louis Jacob, « Scène », dans Anthony Glinoer et Denis Saint-Amand (dir.), Le lexique socius, URL : http://ressources-socius.info/index.php/lexique/21-lexique/192-scene, page consultée le 25 avril 2024.

 Contrat Creative Commons 

Le contenu de ce site est mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.