Ouvrant La Dynamique des groupes restreints sur un retour étymologique, Didier Anzieu et Jacques-Yves Martin notent que « le terme français de groupe est récent » et que « les langues anciennes ne disposent d’aucun terme pour désigner une association de personnes en nombre restreint, poursuivant des buts communs » (2007, pp. 17-18). Le terme est d’abord employé pour désigner une somme d’éléments ou d’objets – comme en atteste son emploi dans le Journal des savans, en 1668, pour qualifier une « réunion de plusieurs figures formant un ensemble (dans une œuvre d’art) » –, puis, au milieu du xviiie siècle, le terme s’applique à une réunion de personnes (Trésor de la langue française).
Le groupe est un invariant de notre activité sociale : nombre de réalités inhérentes à la vie quotidienne reposent sur des dynamiques collectives, qui trouvent à s’inscrire dans des institutions dont les modes de structuration sont tantôt rigides et explicitement déclarés (formations politiques, juridiques, professionnelles), tantôt plus informels et malléables (bandes amicales, groupes littéraires et artistiques, clubs de loisirs). Nombreuses ont été, au cours des dernières décennies, les travaux qui ont tenté de rendre compte des mécanismes de constitution et de régulation des groupes sociaux, prenant en considération les spécificités inhérentes aux domaines favorisant leur rassemblement et cherchant à cerner au plus près leurs caractéristiques.
Selon Georges Gurvitch, « Le groupe est une unité collective réelle, mais partielle, directement observable et fondée sur des attitudes collectives continues et actives, ayant une œuvre commune à accomplir, unité d’attitudes, d’œuvres et de conduites qui constitue un cadre social structurable, tendant vers une cohésion relative des manifestations de la sociabilité » (Gurvitch, 1958, p. 187). Gurvitch retient quinze critères distinctifs (le contenu, l’envergure, la durée, le rythme, la mesure de dispersion, le fondement de formation, le mode d’accès, le degré d’extériorisation, les fonctions, l’orientation, le mode de pénétration par la société globale, le degré de compatibilité entre les groupements, le mode de contrainte, le principe régissant l’organisation, le degré d’unité) et aboutit à une distinction entre quarante-neuf types de groupements. Si la largesse de cette catégorisation tend à la desservir, les critères proposés constituent généralement des prises permettant d’objectiver la variété des phénomènes collectifs. La tentation typologique s’observe chez de nombreux spécialistes du sujet : dans La dynamique des groupes restreints (2007), Didier Anzieu et Jacques-Yves Martin, distinguent cinq grands types de groupes, de la foule (rassemblant un grand nombre d’individus qui n’ont pas décidé d’être là, ensemble, au même moment) au groupe restreint (ou primaire, impliquant que les individus ont une perception individualisée de la présence de l’autre, et cherchent à se rassembler), selon un degré croissant de conscience de l’être-groupe, d’importance du projet commun et de structuration interne. Ces groupes restreints sont les plus susceptibles de faire naître, entre les membres qui les composent, des relations affectives privilégiées et des logiques communes fondées sur le principe de solidarité. Ces relations et principes régulateurs varient naturellement d’un groupe à l’autre, mais ils sont parfois appelés à se modifier et à évoluer au cœur d’un même ensemble.
La théorie marxiste, de Lukács à Goldmann, a volontiers fait usage de la notion de groupe dans son acception la plus large. Le groupe, ici, est moins un rassemblement concret dont les membres ont conscience, qu’une fédération plus abstraite formalisée par le chercheur. Goldmann, dans Le Dieu caché (1955) et Pour une sociologie du roman (1964) interroge la façon dont l’œuvre, à travers le message délivré par l’auteur, dit en réalité les intérêts du groupe social de l’auteur. Son idée maîtresse est que ni l’œuvre ni l’individu qui l’assume ne peuvent être tenus pour autonomes : l’œuvre est le produit d’un ensemble plus large qui la dépasse et l’auteur n’est qu’un individu médiateur entre celui-ci et celle-là (l’œuvre de Racine, à ce titre, serait celle d’un porte-parole du Jansénisme, d’une manière d’être collectif mettant en circulation la vision du monde d’un mouvement idéologique et du groupe social – la noblesse de robe – auquel il appartient).
La sociologie de la littérature a resserré la focale sur la question des groupes littéraires, dont Sainte-Beuve avait déjà perçu l’importance : par groupe, il entendait « non pas l’assemblage fortuit et artificiel de gens d’esprit qui se concertent dans un but, mais l’association naturelle et comme spontanée de jeunes esprits et de jeunes talents, non pas précisément semblables et de la même famille, mais de la même volée et du même printemps, éclos sous le même astre, et qui se sentent nés, avec des variations de goût et de vocation, pour une œuvre commune » (Sainte-Beuve, 1862). Le critique souligne ici la dimension collective de l’entreprise littéraire qui caractérise le xixe siècle, en tension avec la figure singulière et romantique de l’écrivain-génie. Chez Pierre Bourdieu (1992) et chez Jacques Dubois (2005), les groupes sont considérés comme des instances favorisant l’émergence, la socialisation et les premières prises de position des écrivains. Le groupe littéraire est généralement constitué d’une assemblée spécifique rassemblée autour d’un idéal strictement défini (à la fois sur les plans esthétique et idéologique) et, la plupart du temps, d’un leader ; il se révèle un espace ouvert à l’échange et à l’expérimentation. De ce groupe peut naître un véritable mouvement, qui s’étend à plus large échelle, en prolongeant, appliquant et diffusant les visées du noyau initial. Le phénomène est saillant durant la période moderne, que l’on peut étendre du romantisme aux dernières avant-gardes (Tel Quel, TXT), et s’observe en particulier au long du xixe siècle à travers la configuration du cénacle (Glinoer & Laisney, 2013).
Plusieurs travaux se sont penchés sur les mécanismes de formation et de dissolution de ces collectifs, mettant en lumière les délitements occasionnés par des crises ou par une perte de dynamisme, à l’aune des cas du symbolisme (Jurt, 1986), du groupe de Médan (Pagès, 2014) ou du surréalisme (Bertrand, Dubois & Durand, 1983 ; Bandier, 1999). L’approche des échanges continus entre membres d’un même groupe se marque souvent par le développement d’une « communauté émotionnelle », selon le concept forgé par Rémy Ponton sur la base des travaux de Max Weber, c’est-à-dire par une période correspondant durant laquelle les membres se suffisent à eux-mêmes et vivent leur activité en vase clos (Ponton, 1974). Après cette phase idéale, à laquelle le groupe ne survit pas toujours, des rôles plus ou moins définis se distribuent et une période de routinisation de l’activité collective s’instaure. Peut alors se mettre en place ce que Max Weber, dans ses travaux sur les sectes protestantes aux États-Unis, appelait une « conduite de vie » (Lebensführung) : il s’agit d’un ensemble de dispositions sélectionnées et valorisées par un groupe, qu’il faut posséder pour prendre part au collectif. Implicite, fondée sur des ajustements et des « manières de sentir », développée par l’ensemble du collectif et susceptible d’évoluer, une conduite de vie assure autant une fonction d’intégration qu’une fonction de régulation de l’activité collective (Saint-Amand & Vrydaghs, 2008).
Les dynamiques des groupes littéraires trouvent également un éclairage indirect via les travaux de Michael Farrell. Se penchant sur les Collaborative Circles (2001), groupes restreints de pairs portés par des intérêts communs et parvenant à démontrer une cohésion dans la réalisation de leur travail, Farrell distingue six phases de développement du collectif : la formation (rencontre des membres), la rébellion (opposition à une figure dominante qui permet de forger un esprit d’équipe), la négociation (phase de fermentation, où s’expérimentent les possibilités d’aboutir à une vision commune), la création (affirmation collective de cette vision), l’action (développement concerté d’un projet) et la séparation. Une attention particulière est accordée aux différents rôles adoptés par les membres du groupe : outre le leader charismatique (celui qu’est Breton pour le Surréalisme et qu’aurait voulu être Leconte de Lisle pour les Parnassiens), Farrell signale le gatekeeper (le « portier » ou « gardien du cellier »), le matchmaker (le « marieur », qui sert de nœud de connexion), le peacemaker (le « pacificateur », qui étouffe les animosités) et le boundary marker (littéralement « marqueur de frontières », c’est-à-dire celui qui, par son comportement, marque les bornes à ne pas dépasser). Anthony Glinoer et Vincent Laisney, regrettant la rigidité de ces différentes cases, indiquent que cette modélisation « a le mérite de souligner la complexité de la transformation morphologique et de pointer l’importance qu’y jouent les acteurs » (2013, p. 329).
Les groupes littéraires soucieux d’être considérés dans leur ensemble, quelle que soit leur forme (cénacle, secte, académie, école), se construisent par leur discours. Ils baptisent leur entreprise collective (du groupe de l’Abbaye au Zutisme, les exemples sont nombreux et permet d’observer une tendance à se doter d’un nom en –isme, voir Boschetti, 2014), et prennent en charge, collectivement ou par la voix de l’un de leurs membres, simultanément à leur existence ou postérieurement, un discours de présentation cohésif destiné à marquer les consciences, quand il ne s’agit pas simplement de réguler l’activité du collectif (du programme à la charte, en passant par le manifeste). Dans le même temps, nombreuses sont les collectivités littéraires qui ont fait l’objet de représentations contemporaines variées, par le biais de la fiction (romans, micro-récits allant de la saynète journalistique à la physiologie parodique), du témoignage (souvenirs, mémoires, billets commémoratifs) ou de l’essai (études, synthèses), émanant d’individus ayant observé ces réalités de l’extérieur, sans véritablement y prendre part. Toutes ces figurations (Gremlin, 2010) sont régies par des enjeux divers et leur mise en circulation contribue directement à nourrir l’imaginaire social d’une époque.
À la notion de groupe, il convient enfin d’articuler celle de réseau, qui questionne davantage la nature d’une relation plutôt que l’ensemble auquel elle donne naissance, et permet dès lors d’étudier plus avant les relations effectives qui se tissent au sein du champ, et non les seules relations objectives (qui ne nécessitent pas forcément une interaction – Lacroix, 2003). Gisèle Sapiro (2006) suggère d’articuler théorie des champs et analyse réticulaire et propose de distinguer les types de réseaux selon leur degré d’institutionnalisation, en isolant « groupes institutionnalisés » (comme l’Académie française), « semi-institutionnalisés » (comme des revues, des clubs ou des salons) et formations aux « contours poreux et interconnexions relativement aléatoires ».
Bibliographie
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