Souvent utilisée dans un sens métaphorique, pour désigner le cercle des relations établies par les individus, la notion de réseau social a été développée pour étudier la cartographie et la dynamique des relations concrètes entre les acteurs d’un ensemble donné (lesquels peuvent aussi bien être des individus que des institutions). Malgré leur caractère apparemment « évident », les réseaux sociaux n’ont souvent pas de frontières nettes, pas de liste finie de membres. Ce sont ainsi des objets construits par les analystes. Dans le domaine littéraire, les réseaux contribuent à faire émerger et évoluer les regroupements, canalisent les échanges symboliques et matériels (manuscrits, imprimés, discours, appuis, etc.).
Les premiers travaux d’ordre théorique sur les réseaux ont été développés dans les années soixante par les sociologues américains (dont Harrison White), en réaction au fonctionnalisme et en s’inspirant de la sociométrie (Moreno) et de l’anthropologie culturelle. Depuis, les « network studies » ont été institutionnalisées et ont mis au point un vaste arsenal méthodologique et notionnel, le plus souvent issu de recherches quantitatives. Un courant, informé par le néo-libéralisme, en a tiré une nouvelle conception des organisations, valorisant l’autonomie des acteurs et les structures « horizontales » (Burt). Une autre tendance, plus attentive aux autres modalités d’échange que celles du marché, a plutôt essaimé du côté de la sociologie des « communautés », de la sociologie économique et du travail social (Granovetter). Ce fut surtout sous ces auspices que la sociologie des réseaux a été développée dans le domaine francophone, en conjonction avec le développement des « nouvelles sociologies » (Corcuff) et la relecture des travaux de Norbert Elias et de Georg Simmel (parmi les présentations synthétiques, voir Degenne & Forsé, ainsi que Mercklé ; pour les études historiques mobilisant cette perspective, voir Lemercier). Sauf dans le cas des travaux de Vincent Lemieux, cette percée a d’ailleurs été plus tardive.
Dans les études littéraires, l’étude des réseaux et des configurations (notion empruntée à Elias), se développe à partir des travaux sur les genres de l’intime, dont l’épistolaire (Biron ; Brunet ; Melançon), des recherches sur la genèse et l’évolution des institutions littéraires (Denis & Marneffe ; Dozo ; Rajotte) et des travaux sur les sociabilités, les salons et les revues (Lacroix).
Oscillant entre une conception plus technique et une orientation qui voit dans les réseaux un niveau spécifique de la dynamique sociale (l’espace de jonction entre le micro et le macro-sociologique), l’étude des réseaux est de même tendue entre un regard centré sur les acteurs et une perspective faisant plutôt primer la nature et la structure des échanges. Enfin, le rapport aux structure formelles constitue un autre lieu de conflit : certains opposeront les structures en réseau et les « organisations » ou appareils, alors que pour d’autres, l’étude des réseaux s’applique aussi bien aux cercles d’amis qu’aux institutions les plus formalisées (académies, grands groupes éditoriaux, partis politiques). Dans le cas des études littéraires, deux problèmes supplémentaires surgissent, du fait de l’importance de tenir compte de la rareté des sources (qui donne un portrait lacunaire des réseaux littéraires) comme de la médiation des discours (pas de réseau social « pur » existant en dehors de ses représentations).
Les notions ou hypothèses développées au sujet des réseaux permettent, entre autres, de souligner l’importance tout aussi grande des liens faibles que des liens forts, dans l’obtention de préfaces, la participation aux revues et la cooptation (Granovetter), de distinguer entre capital social et capital relationnel, mobilisation collective ou individuelle des relations (Dozo), de découvrir le pouvoir conféré aux médiateurs par les trous structuraux, le cas le plus éclatant étant celui de Jean Paulhan à la NRF (Burt). Il reste encore, aux travaux sur les réseaux, à examiner l’interaction entre la dynamique des réseaux et la dynamique des discours, entre la constitution des groupes et celles des poétiques.
Bibliographie
Biron (Michel), « Configurations épistolaires et champ littéraire: les cas d’Alfred Desrochers et de Saint-Denys Garneau », dans Lettres des années trente, sous la direction de Michel Biron & Benoît Melançon, Ottawa, Le Nordir, 1996, pp. 109-24.
Brunet (Manon), « Prolégomènes à une méthodologie d’analyse des réseaux littéraires. Le cas de la correspondance de Henri-Raymond Casgrain », Voix et images, vol. 27, no 2, 2002, pp. 216-237.
Burt (Ronald S.), Structural Holes: The Social Structure of Competition, Cambridge, Harvard University Press, 1992.
Degenne (Alain) & Forsé (Michel), Les réseaux sociaux. Une analyse structurale en sociologie, Paris, Armand Colin, « U Sociologie », 1994.
Denis (Benoît) & Marneffe (Daphné de) (dir.), Réseaux littéraires, Bruxelles, Le CRI/CIEL- ULB-ULg, 2006.
Dozo (Björn-Olav), « Sociabilités et réseaux littéraires au sein du sous-champ belge francophone », Histoire et mesure, no24-1, 2009, pp. 43-72.
Dozo (Björn-Olav), Mesures de l’écrivain. Profil socio-littéraire et capital relationnel dans l’entre-deux-guerres en Belgique francophone, Liège, Presses universitaires de Liège, « Situations », 2011.
Granovetter (Mark), Le marché autrement, trad. d’Isabelle Saint Jean, Paris, Desclée de Brouwer, « Sociologie économique », 2000.
Lemercier (Claire), « Analyse de réseaux et histoire », Revue d’histoire moderne et contemporaine, no52-2, 2005, pp. 88-112.
Melançon (Benoît), « La lettre contre : Mme du Deffand et Belle de Zuylen », dans Penser par lettre, sous la direction de Benoît Melançon, Montréal, Fides, 1998, pp. 39-62.
Mercklé (Pierre), Sociologie des réseaux sociaux, Paris, La Découverte, « Repères », 2004.
Rajotte (Pierre), « Les académies : entre l’hétéronomie et l’autonomie », dans Lieux et réseaux de sociabilité littéraire au Québec, sous la direction de Pierre Rajotte, Québec, Nota Bene, 2001, pp. 227-276.