Le concept de stéréotype est lié à ceux de topoï, de lieu commun, d’idée reçue et de cliché. Tous ces éléments peuvent être qualifiés de doxiques, en tant qu’ils cristallisent un ensemble de croyances partagées dans un état de société donné, autrement dit dans une doxa, que l’on peut définir comme « l’ensemble des faits d’expression ou de pensée qui dans la parole individuelle témoignent d’une soumission à l’opinion dominante ou, à tout le moins, de la socialité dont cette parole individuelle est imprégnée, serait-ce même à l’insu du locuteur » (Durand, 2004, p. 36).

Les termes stéréotypie et clichage proviennent tous deux du domaine de l’imprimerie du xixe siècle, où ils désignent un procédé de reproduction en masse. Les deux mots ne tarderont pas à entrer dans le langage courant, sous une forme simplifiée, stéréotype et cliché, pour désigner un énoncé ou une idée figée dans la conversation, mais aussi dans le domaine littéraire.

Stéréotype devient ensuite un concept opératoire dans différents domaines, en psychologie, en sociologie et dans les sciences du langage. Il apparaît tardivement dans les critiques littéraires où le terme est longtemps concurrencé par celui de cliché. Dans tous ces domaines, stéréotype fait l’objet de multiples définitions, tantôt péjoratives, tantôt constructives. Dans un sens péjoratif, il est dénoncé comme une représentation simplificatrice, une idée reçue, utilisée par le tout-venant, et comportant un potentiel de discrimination lorsqu’il s’applique à une catégorie sociale. Dans un sens constructif, le stéréotype apparait comme s’inscrivant dans une structure (cognitive, sémantique, sociale) et comme étant le produit d’une conceptualisation nécessaire pour passer de l’expérience perceptuelle à la compréhension.         

C’est à Walter Lippman (1922) que l’on doit vraisemblablement le premier usage scientifique du terme stéréotype. Il effectue cet emprunt à la terminologie de l’imprimerie pour désigner les images figées par lesquelles nous nous représentons les groupes sociaux. Conçu comme indispensable, mais à la fois comme potentiellement néfaste, le stéréotype est ainsi d’emblée défini dans un sens à la fois constructiviste et péjoratif :

« This is the perfect stereotype. Its hallmark is that it precedes the use of reason; is a form of perception, imposes a certain character on the data of our senses before the data reach the intelligence. […] In some measure, stimuli from the outside, especially when they are printed or spoken words, evoke some part of a system of stereotypes, so that the actual sensation and the preconception occupy consciousness at the same time. If the experience contradicts the stereotype, one of two things happens. If the man is no longer plastic, or if some powerful interest makes it highly inconvenient to rearrange his stereotypes, he pooh-poohs the contradiction as an exception that proves the rule, discredits the witness, finds a flaw somewhere, and manages to forget it. But if he is still curious and open-minded, the novelty is taken into the picture, and allowed to modify it. Sometimes, if the incident is striking enough, and if he has felt a general discomfort with his established scheme, he may be shaken to such an extent as to distrust all accepted ways of looking at life, and to expect that normally a thing will not be what it is generally supposed to be. In the extreme case, especially if he is literary, he may develop a passion for inverting the moral canon by making Judas, Benedict Arnold, or Caesar Borgia the hero of his tale » (Lippmann, 1921, pp. 66-671).

Cette citation contient à la fois une tentative de définition positive du stéréotype et une description de différents usages dont il peut faire l’objet. Situé quelque part entre le niveau perceptuel et le niveau conceptuel de la captation et de la construction du sens, le stéréotype est inscrit au sein d’un système subjectif, dont les schèmes sont susceptibles d’être remodelés à chaque nouvelle expérience. Cette définition positive préfigure les recherches linguistiques et certaines études du texte qui visent à faire du stéréotype un concept opératoire. Les usages tantôt négatifs, tantôt positifs du stéréotype (en particulier dans sa fonction identitaire) seront quant à eux bien décrits par la psychologie sociale et plus largement par la sociologie. Le passage se clôt sur la question de la traque du stéréotype en littérature qui, comme nous le verrons, est un phénomène qui devient particulièrement prégnant à partir de l’ère romantique et qui débouchera, à partir des années 1960, sur une quête de la déconstruction des sens établis, autrement dit sur l’idée qu’« une chose ne soit pas ce qu’elle est sensée être ».

 

Psychologie sociale et linguistique

Très vite, la psychologie sociale s’empare du terme stéréotype, pour y voir l’essence des préjugés et des discriminations entre les groupes sociaux, en particulier concernant les stéréotypes ethniques et raciaux (voir les enquêtes de S. A. Rice en 1926-1927 et l’enquête de D. Katz et K. Braly 1933) ou, un peu plus tard, les stéréotypes de genres liés au « sexe social » (voir Chombart de Lauwe et al., 1963). Ce champ d’étude rend la notion de stéréotype proche de celle de préjugé, ce qui explique que ces deux termes soient souvent définis en parallèle (Allport, 1958 [1954] ; Harding, 1968 ; Fischer, 1996) :

Manières de penser par clichés, qui désignent les catégories descriptives simplifiées basées sur des croyances et des images réductrices par lesquelles nous qualifions d’autres personnes ou d’autres groupes sociaux, objets de préjugés (Fischer, 1996, p. 133). Certains psychologues sociaux tendent néanmoins, comme Walter Lippmann, à relativiser cette valeur péjorative du stéréotype pour concevoir l’essentialité de son rôle dans la compréhension du monde, dans la construction des identités sociales, voire dans la cohésion sociale :

« Les impressions simplifiées, écrivait-il, sont un premier pas vers la compréhension de l’environnement et l’établissement de vues claires et signifiantes » (Asch, 1952, p. 235).

« Les stéréotypes sont le résultat d’un processus qui vise à régler les interactions sociales avec la plus grande efficacité possible » (Leyens, 1996, p. 23).

Dans cette perspective, le stéréotype est conçu comme un moyen d’intégration sociale, l’intégration d’un individu à un groupe passant par l’intégration par cet individu des images et opinions stéréotypées érigées en modèles par ce groupe (Fishman, 1956, p. 40). Ces modèles sont déterminants dans la construction de toute identité sociale. L’analyse de la fonction identitaire du stéréotype – qu’elle soit conçue dans un sens négatif d’exclusion, positif d’inclusion, ou neutre de toute normativité – trouve aujourd’hui un terrain d’application privilégié dans la psychologie culturelle, ainsi que dans l’ensemble des cultural studies.

Dans les sciences sociales, la notion de stéréotypisation sera petit à petit concurrencée par celle, plus neutre, de représentation sociale, proposée par Serge Moscovici (1988) et reprise dans de nombreux travaux (par exemple : Jodelet, 1989 ; Maisonneuve, 1989). Le stéréotype est dès lors distingué de la représentation sociale, en étant relégué dans sa valeur négative d’image réductrice et discriminatoire :

« Le propre de la stéréotypie, c’est d’être grossière, brutale, rigide et de reposer sur une sorte d’essentialisme simpliste où la généralisation porte à la fois : – sur l’extension : attribution des mêmes traits à tous êtres ou objets désignables par un même mot […] – sur la compréhension : par simplification extrême des traits exprimables par des mots » (Maisonneuve, 1989, p. 141). 

À la lisière entre psychologie et linguistique, la psycho-systématique développée par Gustave Guillaume ([1951-1952] 1997) et plus tard par Bernard Pottier (1962), invite à distinguer le pensable (c’est-à-dire tout ce qui peut se penser) et le pensé (c’est-à-dire le résultat d’une saisie par la langue du pensable), pour pouvoir saisir le double parcours onomasiologique/sémasiologique du sens : (1) du perçu au conçu et du conçu au dit, (2) du dit au conçu et du conçu au perçu. Elle ouvre ainsi la voie aux études cognitives qui, vers la fin des années 1970, vont mettre en avant le rôle des stéréotypes (conçus comme schèmes conceptuels) dans le traitement de l’information (sélection, encodage, mémorisation). Dans cette perspective, le recours au stéréotype n’est plus perçu de manière normée, mais comme naturel (voir Leyens, Yzerbyt & Schadron, 1996 ; Operario & Fiske, 2004, p. 121), plus précisément comme le produit d’un processus cognitif naturel :

« Nous insistons sur la distinction entre les stéréotypes – le contenu social – et la stéréotypisation – le processus individuel qui prend place dans un contexte social et qui est modelé par lui. Les gens peuvent se passer de certains contenus spécifiques mais pas du processus » (Leyens, 1996, p. 12).

La systématique ouvre également la voie aux études sémantiques qui, à l’instar de Putnam (1975) interrogent la relation entre la référence et le sens d’une expression (voir B. Fradin & J. M. Marandin, 1979 ; Kleiber, 1993 ; Slakta, 1994). Le stéréotype y est globalement conçu comme l’ensemble des traits qui forment la description typique du référent que désigne le mot. Il permet ainsi de réintégrer dans la signification du mot (« tigre ») des composants encyclopédiques (« les rayures ») (Amossy & Herschberg Pierrot, 1997, p. 91). C’est également de la sémantique que relèvent les topoï de la pragmatique intégrée de Jean-Claude Anscombre et d’Oswald Ducrot (1988), ceux-ci correspondent aux schèmes logico-discursifs qui articulent les différents segments du discours. Contrairement aux stéréotypes, ils n’ont pas de contenu spécifique et se résument à de pures opérations logiques.

 

L’analyse du discours et les études littéraires

Tout comme dans les sciences sociales, la manière de concevoir le stéréotype en littérature oscille entre les deux pôles, péjoratif et constructif. Cette « bivalence constitutive » (Amossy, 1991) du concept peut s’expliquer à partir de l’histoire littéraire.

De tout temps, la littérature a évolué en s’insurgeant contre l’usure des formes et des modes de pensée des traditions antérieures. L’avènement du Romantisme et de la société industrielle a toutefois ceci de particulier qu’il engendre, selon Amossy et Rosen (1982, p. 7), au moins trois bouleversements majeurs qui, influenceront la naissance du concept de stéréotype : (1) la dévalorisation du principe d’Autorité et avec lui du stéréotype conçu comme discours de la Loi et de Dieu, (2) la multiplication des discours sur l’espace publique qui dénoncent mutuellement leurs clichés respectifs, (3) la volonté des écrivains d’exprimer leur individualité. Ainsi, dans ce xixe siècle, qui voit apparaitre les notions de littérature « marchande » ou « industrielle », la valorisation du consensus, que l’on retrouvait dans la culture rhétorique de l’Antiquité jusqu’au classicisme, n’est-elle plus de mise et les notions de « poncif », de « cliché » et de « lieu commun » (dans un sens distinct du topos de la rhétorique classique) sont alors utilisées dans un sens péjoratif pour désigner les expressions communes que tout le monde utilise.

« Montant et descendant dans notre tête sombre, / Trouvant toujours le sens comme l'eau le niveau ; / Formule des lueurs flottantes du cerveau » (Hugo, 1855), le mot est, par son usure, bien plus que l’idée, la hantise du Romantisme. Néanmoins la volonté d’innovation langagière d’un Hugo ou d’un Musset se heurte à la nécessité, pour être compris par leurs contemporains, d’avoir recours à des formes qu’ils voudraient révolues, buttant sur « quelque chose de semblable à l’Océan qui sépare le vieux continent de la jeune Amérique, je ne sais quoi de vague et de flottant… » (cité dans Amossy et Rosen, 1982, p. 33). La critique du verbalisme trouvera des réalisations dans diverses publications dictionnairiques, parmi lesquelles on peut par exemple citer Le Dictionnaire des lieux communs de la conversation, du style épistolaire, du théâtre, du livre, du journal, de la tribune, du barreau, de l’oraison funèbre, etc. (1881) de Lucien Rigaud et le Sottisier (1886) d’Arsène Arüss (sur ces deux ouvrages ainsi que sur d’autres dictionnaires poursuivant une visées similaires, voir Herschberg Pierrot, 1988, pp. 67-93 ; Saint-Amand, 2013, pp. 151-154), lesquels préfigurent L’exégèse des lieux communs (1902) de Léon Bloy. Le mot cliché est alors utilisé pour désigner ces « expressions cent fois redites, tirées à un nombre infini d’exemplaires » (Bonnard, 1953, p. 34). Jean Paulhan les nomme Les fleurs de Tarbes, ou la terreur dans les lettres (1941).

Pourtant, comme le fait remarquer Ruth Amossy (1989), la critique littéraire du début du xixe siècle, bien qu’elle pourchasse les expressions et métaphores usées, ne remet pas en question le caractère stéréotypé des personnages de roman comme les brigands des Mystères de Paris ou les mousquetaires de Dumas. Au contraire, la société de l’époque, « bouleversée dans sa hiérarchie et ses structure », avait plutôt tendance à se « mire[r] dans les milles facettes de ses types » (ibid., p. 121) et la littérature tirait alors sa dignité de cette « entreprise de typification » (ibid., p. 113). Valérie Stiénon (2012) traite de la littérature panoramique du xixe siècle qui se fonde sur ces types, en particulier physiologiques, et les nourrit.

Ces types, Flaubert entend s’y attaquer si l’on se réfère à son projet de Dictionnaire des idées reçues, dont il évoque l’idée dès 1852 et qui sera publié, à titre posthume et dans une version inachevée à la suite de Bouvard et Pécuchet :

« On y trouverait donc, par ordre alphabétique, sur tous les sujets possibles, tout ce qu’il faut dire en société pour être un homme convenable. […] On pourrait d’ailleurs, en quelques lignes, faire des types et montrer non seulement ce qu’il faut dire, mais ce qu’il faut paraître » (Flaubert 1852, lettre à Louise Colet).

Comme le souligne Denis Saint Amand (2013, pp. 135-138), l’important retentissement de cet ouvrage ne doit pas masquer le fait qu’il est le produit d’une époque où la bourgeoisie devient l’« épouvantail des littéraires », alors qu’elle constitue le premier producteur et consommateur de littérature. C’est donc de nouveau (comme dans le cas d’Hugo et de Musset) à travers une posture ambigüe – cette fois celle du « bourgeois anti-bourgeois » (ibid., p. 136), très bien décrite par Bourdieu (1992, pp. 101-102) à propos de Flaubert – que les écrivains manipulent et critiquent les idées reçues, la dénonciation du stéréotype apparaissant comme une façon d’occuper cette position. Celle-ci prend alors un tournant idéologique qui se développera en France dans les deux siècles à venir (et jusqu’à nos jours), entre la critique progressiste et la critique réactionnaire pour le xixe siècle, entre les dreyfusards et les anti-dreyfusards au début du xxe siècle. Après-guerre, la traque du stéréotype conçu comme la cristallisation d’une pensée bourgeoise dominante est surtout le fait de la critique de gauche. Barthes en particulier revient au sens étymologique du mot, stéréos « solide », pour dénoncer les dangers du figement des représentations collectives (Barthes, 1975, p. 63). Imposées par la doxa « l’Opinion publique, l’Esprit majoritaire, le Consensus petit-bourgeois, la Voix du Naturel, la Violence du Préjugé » (Barthes, 1975, p. 52), ces idées figées doivent être fuies au moyen du paradoxe : « DOXA/PARADOXA – Formations réactives : une doxa (une opinion courante) est posée, insupportable ; pour m’en dégager, je postule un paradoxe ; puis ce paradoxe s’empoisse, devient lui-même une concrétion nouvelle, nouvelle doxa, et il me faut aller plus loin vers un nouveau paradoxe » (Barthes, 1975, p. 75). L’objectif de ce type d’approche est de dénoncer la manière dont une idéologie dominante aliène la pensée individuelle en empêchant une véritable réflexion. Elle connait une forte tradition en France, également en dehors du domaine littéraire. Ainsi la branche althussérienne de l’Analyse du Discours (AD) étudiait particulièrement les discours politiques dans le but de révéler leur idéologie. Sans utiliser explicitement la notion de stéréotype, l’approche relevait du même type de préoccupation et maniait plutôt les concepts de préconstruits et de formations discursives hérités de Michel Pêcheux, ces dernières correspondant à des « positions politiques et idéologiques, qui ne sont pas le fait d’individus, mais qui s’organisent en formations entretenant entre elles des rapports d’antagonisme, d’alliance ou de domination » (Haroche, Henry & Pêcheux, 1971, p. 102).

Dans les années 1960, la critique idéologique en France connait une crise, l’évolution de l’opinion de Barthes sur la contestation des valeurs bourgeoises est à cet égard emblématique : « La démythification est devenue une nouvelle doxa mythologique (…). Pas un étudiant qui ne dénonce le caractère bourgeois ou petit-bourgeois d’une forme (de vie, de pensée, de consommation) » (1971, p. 614). Autrement dit, la dénonciation du stéréotype bourgeois devient elle-même stéréotypée. Selon Jean-Louis Dufays (1994, pp. 307-313) cette crise s’accompagne d’un nouveau mode de lecture du stéréotype, celui de la déconstruction :

« Le but de cette démarche critique étant de préserver le caractère irréductible et pluriel de chaque texte, de chaque évènement de langage, un déplacement capital se produit dans le discours sur la stéréotypie : désormais ce n’est plus la banalité ni l’authenticité des stéréotypes qui posent problème, mais leur univocité, le caractère réducteur de leur signification » (ibid., p. 307).

Ainsi, sous l’influence de différents penseurs du xxe siècle, Nietzche, Saussure, Lévi-Strauss, Lacan, Barthes, la polysémie et la dérive du sens sont érigées en valeurs face à l’univocité et à l’inertie du stéréotype, tant chez les écrivains (i. e. Le Nouveau Roman) que chez les penseurs de la littérature et du langage en général (i.e. Kristeva, Derrida) (ibid., pp. 308-313).

Alors que dans la critique littéraire la notion de stéréotype reste majoritairement péjorative, elle deviendra un concept opératoire dans les domaines de l’analyse de texte (sémiotique, stylistique, rhétorique, narratologie) et du discours, ainsi que dans les théories de la lecture. Deux tendances sont observables : l’une tend à élargir la notion de stéréotype à toute structure de sens figée dans l’entendement humain ou au sein d’une société donnée, que cette structure se situe sur le plan de l’expression ou sur celui du contenu, l’autre tend à restreindre la notion au seul plan du contenu.

Les recherches de Michael Riffaterre sur le langage poétique (1983) constituent une exception dans cette bipartition : les stéréotypes y sont plutôt conçus sur le plan de l’expression, s’agissant de formes verbales organisées en satellite autour d’un mot-noyau, dans un système descriptif. En tant que stylisticien, Riffaterre (1970) décrit aussi les fonctions du cliché dans la prose littéraire. Ce dernier est défini comme un groupe de mots provoquant chez le lecteur un jugement d’ordre esthétique, moral ou affectif. S’agissant de faits de styles, les clichés sont ainsi des unités linguistiques d’ordre structural et non sémantique. Dans ce cadre, le caractère « stéréotypé » (1970, p. 86) du cliché désigne sa répétition au sein d’une société donnée, répétition qui n’est néanmoins pas toujours corrélée à un jugement de banalité.

La Nouvelle Rhétorique de Chaïm Perelman et L. Olbrechts-Tyteca (1970) se fonde également sur la notion de cliché, cette fois conçue dans son potentiel argumentatif, plutôt que sur celle de stéréotype. Ruth Amossy et Elisheva Rosen (1982) poursuivent ces recherches en identifiant la manière dont le cliché participe aux stratégies argumentatives du texte littéraire. La spécificité du stéréotype par rapport au cliché sera dégagée par Anne Herschberg-Pierrot (1981), Patrick Imbert (1983, p. 121) et Ruth Amossy (1984). Cette dernière le définit comme suit :

« Un schème récurrent et figé en prise sur les modèles culturels et les croyances d’une société donnée, schème qui n’a pas besoin d’être répété littéralement pour être perçu comme une redite (contrairement au cliché qui est de l’ordre de l’expression toute faite reproduite mot à mot). Ainsi l’image d’Élie Magus, le vieux Juif avide au gain du Cousin Pons relève du stéréotype ; l’expression “avare comme un Juifˮ est un cliché » (1989, p. 36).

Amossy ajoute que le stéréotype est disséminé dans tout le texte, véhiculé à travers des données discursives « souvent indirectes ou implicites, éparses et lacunaires » (Amossy, 2012, p. 140) ; en cela, il implique une forte participation du lecteur, puisqu’il incombe à ce dernier d’activer le stéréotype en produisant un calcul interprétatif à partir de ses connaissances « encyclopédiques » (Eco, 1985) et des informations éparses récoltées dans le texte. Amossy fait ainsi entrer le stéréotype dans le champ de AD. Il est à noter toutefois que, selon Patrick Charaudeau la notion de stéréotype est impropre à l’AD, qui devrait lui préférer celle d’imaginaire :

« On l’aura compris, notre proposition consiste à se débarrasser d’une notion, le stéréotype, qui est par trop restrictive puisqu’elle n’est repérable que par son caractère de fixation d’une vérité qui ne serait pas avérée, voire qui serait fausse. L’imaginaire n’est ni vrai ni faux. Il est une proposition de vision du monde qui s’appuie sur des savoirs qui construisent des systèmes de pensée, lesquels peuvent s’exclure ou se superposer les uns les autres. Cela permet à l’analyste de ne pas avoir à dénoncer tel ou tel imaginaire comme faux. Ce n’est pas son rôle. Son rôle consiste à voir comment apparaissent les imaginaires, dans quelle situation communicationnelle ils s’inscrivent et de quelle vision du monde ils témoignent » (2007).

La narratologie s’empare également de la notion. Dans la lignée de l’analyse structurale des récits (Barthes), de la logique des possibles narratifs (Bremond) et de l’analyse de la combinatoire narrative (Eco) – perspectives résumées dans le numéro 8 de Communication (1966) – se développe le concept de « stéréotype narratif » qui, proche de celui de séquence narrative ou de motif narratif, est défini comme « micro-schémas directeurs, susceptibles de s’engrener les uns dans les autres » (Gannier, 2007). Laurent Jenny (1972) traite également du caractère stéréotypé des unités constitutives du récit, mais en termes de « cliché narratif » qu’il distingue du « cliché thématique ». Alors que le stéréotype narratif est conçu par Eco (1985, pp. 102-103) en termes « scénarios intertextuels » (le « scénario maximal », le « scénario situationnel », le « scénario motif » et le « topoi rhétorique »), Raphaël Baroni (2009), qui traite des liens entre stéréotypie et généricité, attire l’attention sur le fait que ces scénarios ou « séquences actionnelles ou discursives stéréotypées », définis intertextuellement, ne suffisent pas à définir le genre, intégré à un « système de genres » (Schaeffer, 1989, pp. 36-47) et à un « champ hiérarchisé » (Bourdieu, 1992, p. 151 et pp. 192-212). Selon lui en effet, le stéréotype ne constitue pas une simple relation « intertextuelle », mais il permet la relation d’un texte à un « architexte » (au sens de Genette, 1979) :

« Pour fédérer sous une même appellation les régularités instituées qui se situent à un niveau inférieur ou supérieur à l’unité texte, il me semble qu’il serait peut-être plus avisé de parler de “stéréotypeˮ ou d’“architexteˮ. Pour autant qu’on débarrasse le terme “stéréotypeˮ de sa connotation péjorative, il permet de définir un concept d’une très grande extension et d’une grande souplesse d’usage, particulièrement pratique pour analyser les questions liées aux régularités instituées au sein de l’interdiscours, dans toutes les formes ces dernières peuvent prendre. Dans ce contexte, le genre apparaît alors comme une forme particulière de “stéréotypieˮ : c’est un “stéréotype génériqueˮ (Baroni, 2009).

Nous avons vu enfin que stéréotype est considéré comme un effet de lecture, mais son repérage dans le texte est conçu différemment suivant les différents types de théories de la réception. Pour les théories internes – qui étudient la réception telle qu’elle est inscrite dans le texte – le stéréotype est programmé par le texte et modélisable en ayant recours notamment au concept de lecteur idéal (Riffaterre, 1971 ; Eco, 1985 ; Iser, 1985). Les théories externes quant à elles plaident soit pour relativité totale de la réception (Fisch, 2007), soit pour une conception de la lecture – et donc du repérage des stéréotypes – comme, non pas purement subjective, mais partiellement soumise aux déterminismes idéologiques d’un milieu socio-historique. Les travaux de Jean-Louis Dufays illustrent particulièrement bien cette tendance. Le rôle du stéréotype y est défini comme :

« ce qui permettait d’affirmer la permanence dans le texte d’un certain nombre de significations accessibles aux différents membres d’une collectivité culturelle, c’était ces structures de sens qui se distinguaient par leur caractère abstrait, leur forte durabilité et leur disponibilité immédiate dans la mémoire du plus grand nombre au sein d’une même culture » (1994, p. 10)

La nature du stéréotype est alors élargie à toutes les structures figées du sens, allant jusqu’à inclure le code linguistique (vocabulaire, syntaxe), la langue étant conçue comme « le système de stéréotypes le plus stable qui soit » (ibid., p. 31). Enfin, l’ouvrage est particulièrement intéressant en ce qu’il décrit les différents types de réception du stéréotype sur trois degrés : l’acceptation (caractéristique du classicisme), la suspicion (caractéristique de la modernité) et le « regard double ou réversible » (caractéristique de la post-modernité) (ibid., p. 14).

 

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Notes

  1. « C’est le stéréotype parfait. Son trait distinctif est qu’il précède l’usage de la raison ; c’est une forme de perception, qui impose un certain caractère aux données de nos sens avant que les données ne parviennent à notre intellect. […] Dans une certaine mesure, les stimuli de l’extérieur, surtout lorsqu’il s’agit de mots imprimés ou prononcés, évoquent une partie d’un système de stéréotypes, de manière à ce que la sensation concrète et l’idée préconçue occupent la conscience en même temps. Si l’expérience contredit le stéréotype, l’une des deux choses suivantes se produit. Si l’homme n’est plus malléable, ou si un puissant intérêt lui rend inopportun le réarrangement de ses stéréotypes, il rejette la contradiction et la relègue au rang de l’exception qui confirme la règle, il discrédite le témoin, trouve une lacune quelque part, et parvient à l’oublier. Mais s’il est toujours curieux et ouvert d’esprit, il prend en compte la nouveauté et l’autorise à modifier son cadre de pensées. Parfois, si l’incident est assez marquant, et si l’homme a éprouvé un inconfort général compte tenu du schème de pensées établi, il peut être secoué à un tel point qu’il se méfie de toutes les manières répandues d’envisager la vie, et qu’il s’attende à ce que, généralement, une chose ne soit pas ce qu’elle est sensée être. Dans le cas extrême, en particulier s’il est lettré, il peut développer une passion pour le renversement des canons moraux en faisant de Judas, Benedict Arnold, ou Caesar Borgia le héros de son conte » (Notre traduction).


Pour citer cet article :

Émilie Goin, « Stéréotype », dans Anthony Glinoer et Denis Saint-Amand (dir.), Le lexique socius, URL : http://ressources-socius.info/index.php/lexique/21-lexique/201-stereotype, page consultée le 25 avril 2024.

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