Forgé et popularisé par le linguiste Émile Benveniste, le concept d’énonciation s’oppose à l’énoncé comme l’acte de production s’oppose au produit réalisé : « L’énonciation est cette mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel d’utilisation » (Benveniste, 1974, p. 80). À ce titre, elle est liée à l’expression de la subjectivité, en tant que celle-ci émerge dans l’activité même de parole : « Le langage est donc la possibilité de la subjectivité, du fait qu’il contient toujours les formes linguistiques appropriées à son expression, et le discours provoque l’émergence de la subjectivité, du fait qu’il consiste en instances discrètes » (Benveniste, 1966b, p. 263).

Très vite, ce concept va ouvrir tout un nouveau champ à l’étude linguistique, alors même que son opérativité se révèle paradoxale : l’énonciation n’est en effet observable qu’au travers des traces qu’elle laisse dans l’énoncé. Ce type d’analyse se définit à partir d’une conception dite « restreinte » de l’énonciation, centrée sur le seul locuteur-scripteur et sur les marques de sa subjectivité lisibles dans le discours produit. Catherine Kerbrat-Orecchioni définit ainsi sa problématique de l’énonciation :

« [C]’est la recherche des procédés linguistiques (shifters, modalisateurs, termes évaluatifs, etc.) par lesquels le locuteur imprime sa marque à l’énoncé, s’inscrit dans le message (implicitement ou explicitement) et se situe par rapport à lui (problème de la “distance énonciative”) » (Kerbrat-Orecchioni, p. 36).

Cette conception restreinte s’oppose à une conception élargie de l’énonciation, qui considère cette fois l’ensemble du cadre de production de l’énoncé, y compris sa dimension socio-historique.

Le concept nourrira l’approche typologique des discours. En effet, l’appropriation des formes linguistiques dont l’énonciation est le lieu est toujours dépendante des contraintes liées aux différents genres de discours. Benveniste lui-même avait ouvert cette voie lorsque, dans son article sur le système verbal français, il avait montré que celui-ci était composé de « deux systèmes distincts et complémentaires », manifestant « deux plans d’énonciation différents, […] celui de l’histoire et celui du discours » (Benveniste, 1966a, p. 238). Tandis que le premier se définit par l’absence de « toute forme linguistique “autobiographique” » (Benveniste, 1966 a, p. 239), le second renvoie à « toute énonciation supposant un locuteur et un auditeur, et chez le premier l’intention d’influencer l’autre en quelque manière » (Benveniste, 1966 a, p. 242). Cette importante distinction balise la caractérisation des genres de discours (journalistique, scientifique, autobiographique, etc.) par leur taux de subjectivité, ou au contraire par l’effacement énonciatif plus ou moins prononcé qu’ils présentent.

D’apparence très simple, le concept d’énonciation se situe donc en réalité au croisement de plusieurs grands paradigmes d’analyse. D’une part, il invite à reconnaître l’historicité de toute production verbale (par exemple littéraire), tout en insistant sur la nature formelle de l’appareil linguistique qui permet ces inscriptions historiques à chaque fois différentes. D’autre part, il met l’accent sur la subjectivité idiosyncrasique du producteur du discours, tout en faisant la part des déterminations collectives (linguistiques, génériques et socio-historiques) qui pèsent sur son activité verbale.

Depuis Benveniste, le concept d’énonciation a fécondé un très grand nombre d’analyses et a connu de multiples usages et reformulations, à la frontière des études linguistiques et des études littéraires.

En reprenant l’héritage du fameux dialogisme bakhtinien1, Oswald Ducrot élabore le concept de polyphonie : avec lui, la linguistique énonciative s’oriente vers l’analyse de la manière dont s’orchestrent les multiples voix – et non plus celle du seul sujet singulier – qui traversent tout énoncé.

Plus récemment, Alain Rabatel a proposé, avec la notion de point de vue, une manière d’articuler finement les dimensions énonciatives à la question de la référenciation, ainsi qu’à celles de la prise en charge et de la responsabilité. Il offre ainsi de solides instruments linguistiques à l’analyse argumentative.

« Analyser un point de vue, c’est repérer d’une part les contours de son contenu propositionnel, d’autre part sa source énonciative […]. Dans une telle démarche, énonciation et référenciation appartiennent à une problématique commune, considérée de deux points de départ opposés, mais qui se rejoignent dans le discours : l’énonciation part des traces du sujet énonciateur pour aller jusqu’à englober les choix de construction des référents, tandis que la référenciation s’attache à la construction des objets du discours, et y repère des choix qui renvoient à un énonciateur déterminé, ou à plusieurs » (Rabatel, tome I,p. 49).

L’énonciation apparaît ainsi comme l’un des volets linguistiques d’une stratégie de mise en discours, qui est toujours immanquablement aussi une mise en scène de soi : « Quelles que soient ses déterminations et ses marges de liberté, l’image de soi se dégage tout d’abord des traces de présence que le locuteur, délibérément ou non, laisse dans son discours » (Amossy, 2010, p. 108). Ce volet énonciatif est pris en compte parmi d’autres paramètres (verbaux et extra-verbaux) qui configurent un ethos (Amossy) ou une posture (Meizoz).

On l’a dit, l’énonciation ne renvoie pas uniquement à un sujet, mais aussi à un ensemble de conditions qui accompagnent la production du discours et que Dominique Maingueneau désigne du nom de scénographie énonciative. « [À] la fois cadre et processus », la scénographie est « la scène de parole que le discours présuppose pour pouvoir être énoncé et qu’en retour il doit valider à travers son énonciation même. […] Car toute œuvre, par son déploiement même, prétend instituer la situation qui la rend pertinente » (Maingueneau, 2004, pp. 192-193). Proposant en quelque sorte une extension de la performativité aux conditions mêmes de l’énonciation, la notion de scénographie apparaît ainsi comme l’un des biais possibles pour aborder, à partir des textes, l’étude des procédés de légitimation et de création de la valeur littéraire dans un état de société. En effet, « [l]es types de scénographies mobilisées disent obliquement comment les œuvres définissent leur relation à la société et comment dans cette société on peut légitimer l’exercice de la parole littéraire » (Maingueneau, 2004, p. 201).

Enfin, en parallèle à ces nombreux développements linguistico-littéraires de la problématique de l’énonciation, il faut faire une place à la fortune que connaît le même concept, appliqué cette fois à l’acte de production éditoriale. Avec Emmanuel Souchier, reprenant les réflexions amorcées en ce sens par Roger Chartier, l’énonciation éditoriale « désigne l’ensemble de ce qui contribue à la production matérielle des formes, qui donnent au texte sa consistance, son “image de texte” » (Jeanneret & Souchier, p. 6). Ainsi comprise, l’énonciation s’analyse dans le cadre d’une « poétique historique des supports », telle que l’a définie récemment Marie-Ève Thérenty. Ces derniers développements témoignent une nouvelle fois de la grande plasticité du concept d’énonciation, qui touche sans doute aux fondements les plus essentiels de toute pratique discursive.

Bibliographie

Amossy (Ruth), La Présentation de soi. Ethos et identité verbale, Paris, Presses Universitaires de France, « L’interrogation philosophique », 2010.

Benveniste (Émile), « Les relations de temps dans le verbe français », dans Problèmes de linguistique générale, t. I, Paris, Gallimard, « Tel », 1966a, pp. 237-250.

Benveniste (Émile), « De la subjectivité dans le langage », dans Problèmes de linguistique générale, t. I, Paris, Gallimard, « Tel », 1966b, pp. 258-266.

Benveniste (Émile), « L’appareil formel de l’énonciation », dans Problèmes de linguistique générale, t. II, Paris, Gallimard, « Tel », 1974, pp. 79-88.

Ducrot (Oswald), Le Dire et le Dit, Paris, Minuit, 1984.

Jeanneret (Yves) & Souchier (Emmanuel), « L’énonciation éditoriale dans les écrits d’écran », Communication et langage, no 145, 2005, pp. 3-15.

Kerbrat-Orecchioni (Catherine), L’Énonciation. De la subjectivité dans le langage [1999], Paris, Armand Colin, 2009.

Maingueneau (Dominique), L’Énonciation en linguistique française. Embrayeurs, « temps », discours rapporté, Paris, Hachette, 1991.

Maingueneau (Dominique), Le Discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, Paris, Armand Colin, 2004.

Rabatel (Alain), Homo narrans. Pour une analyse énonciative et interactionnelle du récit, 2 vol., Limoges, Lambert Lucas, « Linguistique », 2008.

Souchier (Emmanuel), « L’“énonciation éditoriale” ou l’image du texte », Cahiers de médiologie, no 6, 1998, pp. 137-145.

Thérenty (Marie-Ève), « Poétique historique du support et énonciation éditoriale », Communication et langage, no 166, 2010, pp. 3-19.

Vološinov (Valentin), Marxisme et philosophie du langage, trad. de Patrick Sériot & Inna Tylkowski-Ageeva (éd.), Limoges, Lambert Lucas, 2010.


Notes

  1. On sait aujourd’hui que le concept de dialogisme est dû en réalité à Valentin Vološinov (2010), plutôt qu’à Bakhtine.


Pour citer cet article :

François Provenzano, « Énonciation », dans Anthony Glinoer et Denis Saint-Amand (dir.), Le lexique socius, URL : http://ressources-socius.info/index.php/lexique/21-lexique/58-enonciation, page consultée le 25 avril 2024.

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