Le concept de distinction constitue la clef de voûte d’une sociologie des goûts menée par Pierre Bourdieu, qui a permis d’objectiver les déterminations (principalement : le niveau d’instruction et l’origine sociale) infléchissant les pratiques culturelles des individus et de mettre en lumière la façon dont ces dernières se révèlent des « pratiques classantes, c’est-à-dire [l’]expression symbolique de la position de classe ». Comme c’est souvent le cas chez le sociologue, le concept doit s’entendre dans une double acception, dont les facettes sont complémentaires sans être tout à fait superposables. En matière de goûts, la distinction est d’abord une opération menée par les sujets sociaux : celle par laquelle ils distinguent, notamment, entre ce qui est beau et laid, c’est-à-dire par laquelle ils font le départ entre ce qu’ils jugent légitime ou non. La distinction est aussi un résultat de cette opération : l’opération de sélection produit des effets de distinction liés aux deux sèmes inhérents à la polysémie du terme — c’est-à-dire que, par la catégorisation qu’ils produisent, les individus sont à la fois rendus distincts (différents) et/ou distingués (élégants). Pour une large part, la sélection n’est ni forcément consciente ni stratégique et tient de ces inclinations produites par l’habitus.

Les enquêtes menées par Bourdieu sur les corrélations entre les jugements concernant les pratiques artistiques et l’origine sociale des sujets évaluant ont notamment été prolongées par Nathalie Heinich dans ses travaux sur les rejets de l’art contemporain et par Jean-Louis Fabiani à l’occasion de ses recherches sur les à-côtés de ce qu’il nomme « la culture légitime ». Philippe Coulangeon, reprenant le chantier entrepris par Bourdieu, a pour sa part fait observer que les classements et déclassements engendrés par les pratiques et jugements culturels sont susceptibles d’évoluer : de cette façon, la lecture, que les résultats obtenus par Bourdieu érigeaient en pratique à la fois légitime et discriminante, a aujourd’hui perdu une partie de ce que Coulangeon nomme son « profit de distinction ». Il convient, du reste, de garder à l’esprit le caractère variable des logiques de distinction en fonction des différents espaces où se situent les individus : devenir spécialiste de l’œuvre d’Antoine Volodine pourrait rendre distinct et distingué un chercheur au sein de son département, mais cette spécialisation pourrait le rendre normal voire suspect dans un autre sous-champ ou un autre champ (si, par exemple, le même spécialiste se trouvait intégré à un département similaire au sein d’une autre université, où Volodine serait un objet d’étude partagé par tous les chercheurs, ou s’il faisait partie d’une équipe sportive, où cette affinité littéraire pourrait être déconsidérée).

La réflexion sur la distinction est une question majeure de la sociologie en général, et de la sociologie culturelle en particulier. Elle est capitale en matière d’étude de la réception des œuvres d’art, en ce qu’elle implique la prise en considération des dispositions qui orientent la façon dont les œuvres sont perçues par les individus. Elle éclaire également, sans que ce ne soit son premier objectif, la logique de constitution du champ littéraire, d’une part, et les mécanismes de positionnement à l’œuvre au cœur de ce dernier, d’autre part. Le principe de distinction est en effet l’une des conditions qui rend possible l’autonomie relative du champ littéraire, puisque celle-ci se construit à proportion de ce que les agents qui y participent parviennent à établir des règles et des valeurs qui ne font sens qu’au sein de cet univers particulier, divergeant en cela des lois (économiques, comportementales, esthétiques) qui prévalent dans les autres milieux (professionnels, par exemple) fréquentés par ces individus.

Par ailleurs, sans être exactement l’antonyme de l’imitation (il n’est pas impossible, par exemple, que les membres d’un groupe imitent les manières de l’un des leurs pour se distinguer collectivement), la distinction est corrélée au principe d’originalité, qui prévaut au cœur de l’univers artistique, et en particulier de celui des Lettres depuis l’époque romantique. En cela également, la distinction est l’un des moteurs du champ littéraire, de même que c’est elle qui pousse certains auteurs entrant dans le champ à se détacher de l’influence du canon pour s’essayer à des modèles nouveaux : ainsi certains acteurs de la mêlée symboliste comme Jean Moréas en tête cherchant à s’affranchir du Parnasse ou les surréalistes fustigeant le roman psychologique. La dynamique de succession des mouvements littéraires, les revendications des avant-gardes et les luttes opposant des courants simultanés qui défendent chacun leur propre vision esthétique sont toutes, en cela, motivées par un impératif de distinction, qui peut se donner à voir comme la stratégie majeure en matière de visibilité au cœur du champ littéraire (à noter cependant qu’il n’en est pas moins possible d’évoluer dans cet univers sans tout à fait se distinguer, en adoptant une position d’élève ou de continuateur, comme le fait un José Maria de Heredia, à la suite de Leconte de Lisle, par exemple).

Marielle Macé, revenant sur les outils de la sociologie littéraire de Bourdieu, considère la distinction comme l’un des concepts susceptibles de permettre la mise en place d’une approche sociologique du texte, en faisant voir la concurrence des styles qui se développe au cœur d’un champ. La distinction aide à comprendre comment et pourquoi advient la différence et pourquoi celle-ci peut se révéler significative et produire des effets d’adhésion ou d’exclusion. Macé, pour illustrer ce principe, choisit, au cœur de Sodome et Gomorrhe, l’exemple du style de Mme de Cambrener qui se distingue par l’emploi particulier de « la règle des “trois adjectifs”, véritable poncif des gens bien élevés de son époque ». Le narrateur proustien, en observateur appliqué, note : « ce qui lui était particulier, c’est que […] la succession des trois épithètes revêtait, dans les billets de Mme de Cambrener, l’aspect non d’une progression mais d’un diminuendo. » À cet exemple fictionnel mettant en lumière les effets de positionnement distinct et distingué de micro-faits stylistique, on peut articuler des éléments discursifs pouvant sembler anodins, mais susceptibles de permettre l’identification d’un auteur : dans La littérature sans estomac, Pierre Jourde relevait de la sorte un tic fréquent de Jean-Philippe Toussaint, consistant à éloigner la relative de son antécédent en la reportant en fin de phrase (« La route était toujours déserte en face de moi, qui s’était enfoncée dans un bosquet… », dans La réticence). Ces éléments, en apparence insignifiants, font sens en ce qu’ils sont, comme l’indique Marielle Macé, parfois emphatisés pour fonctionner comme marqueurs de singularité : ils invitent alors à prendre en considération à la fois la question du détail comme principe infléchissant (voire générant) une forme littéraire spécifique et, surtout, la logique concurrentielle des styles entre eux.  

Il importe également, comme le fait remarquer Jacques Dubois, de prendre en considération les limites des mécanismes de distinction car, si « le champ suppose […] l’originalité, […] en même temps, il suspecte les ruptures radicales et ne tolère pas les comportements anomiques ». S’il peut être avantageux d’afficher un être-distinct, il n’en convient pas moins de conserver, dans le même temps, une manière d’être-distingué, sous peine d’être mis au ban du milieu lettré : ce de quoi peut témoigner Arthur Rimbaud, incapable de se plier aux logiques cénaculaires parisiennes et rapidement mis à l’écart par ses pairs, mais aussi toutes les formes de littérature minoritaires (proscrites, sauvages ou périphériques). Reste que de telles productions sont souvent susceptibles d’être récupérées ultérieurement par l’institution littéraire au prix d’une euphémisation de leur dimension distincte.

Bibliographie

Bourdieu (Pierre), La Distinction, Paris, Minuit, 1979.

Bourdieu (Pierre), Les Règles de l’art [1992], Paris, Seuil, « Points essais », 1998.

Bourdieu (Pierre), Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, « Points essais », 2001.

Coulangeon (Philippe), Les métamorphoses de la distinction. Inégalités culturelles dans la France d’aujourd'hui, Paris, Grasset, « Mondes vécus », 2011.

Coulangeon (Philippe) & Duval (Julien) (dir.), Trente ans après La Distinction de Pierre Bourdieu, Paris, La Découverte, « Recherches », 2013.

Dubois (Jacques), L’Institution de la littérature [1978], Bruxelles, Labor, « Espace Nord/Références », 2005.

Fabiani (Jean-Louis), Après la culture légitime. Objets, publics, autorités, Paris, L’Harmattan, « Logiques sociales », 2007.

Heinich (Nathalie), L’art contemporain exposé aux rejets, Nîmes, Jacqueline Chambon, « Rayon Arts », 1997.

Lahire (Bernard), La Culture des individus, Paris, La Découverte, « Textes à l’appui », 2004.

Macé (Marielle), « Penser le style avec Bourdieu », dans Bourdieu et la littérature, sous la direction de Jean-Pierre Martin, Nantes, Cécile Defaut, 2010, pp. 63-76.


Pour citer cet article :

Denis Saint-Amand, « Distinction », dans Anthony Glinoer et Denis Saint-Amand (dir.), Le lexique socius, URL : http://ressources-socius.info/index.php/lexique/21-lexique/62-distinction, page consultée le 29 mars 2024.

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