Définition

La critique littéraire utilise depuis longue date la notion de « reflet » (ou de « miroir ») comme une métaphore pour désigner la manière dont une œuvre reproduit la nature en général et les réalités humaines en particulier. En ce sens, l’usage de la notion est lié à une conception de la mimèsis et de la représentation. Dans les approches sociales du littéraire, le concept de reflet se rapporte plus précisément aux théories marxistes de la littérature, dans le cadre desquelles elle se fonde sur une conception spécifique de l’histoire.

Historique des emplois

Dans le système anti-idéaliste du matérialisme dialectique de Marx et Engels, la « théorie du reflet » renvoie à la fois au processus de reproduction de la réalité matérielle dans la pensée, et au processus de détermination de la pensée par ses conditions matérielles. La littérature et l’art sont considérés comme des manifestations de la superstructure idéologique, au même titre que les institutions politiques et juridiques, les croyances religieuses et morales – autant de formes de la vie sociale déterminées et conditionnées, selon l’axiome de base de la pensée marxiste, par les infrastructures économiques et matérielles.

Marx et Engels ne se sont pas préoccupés d’intégrer systématiquement la notion de littérature dans le système du matérialisme dialectique, mais ont consacré quelques textes à des œuvres littéraires. Ainsi de la lettre de Engels à l’écrivaine engagée Margaret Harkness de 1888, dans laquelle celui-ci défend une conception spécifique du réalisme, illustrée par Balzac, dont l’œuvre donnerait à lire (reflèterait) un savoir sur le monde qui rejoint l’analyse de Marx (les rapports de classe, la décomposition de la haute société), et cela indépendamment des opinions monarchistes de l’auteur. Plus explicitement que Marx et Engels, Lénine recourt à la théorie du reflet dans ses analyses de l’œuvre de Tolstoï, dont le génie tiendrait à sa capacité à refléter les contradictions d’une période historique précise dans l’avènement de la révolution (la période 1861-1905).

Dans la critique littéraire marxiste proprement dite qui se développe par la suite, trois tendances divergentes sont à distinguer en ce qui concerne l’articulation d’une « théorie du reflet ». La théorie du reflet connaît sa forme la plus figée et mécanique chez les critiques de l’esthétique du réalisme socialiste, la doctrine esthétique officielle de l’Union soviétique dès 1932. Réduisant le travail d’écriture à une pure technique ou à un signifiant transparent, cette critique orthodoxe évalue la littérature en fonction de sa capacité à donner une représentation (un reflet, une peinture) véridique des rapports sociaux, c’est-à-dire conforme à la perspective de matérialisme historique (Robin, 1986). Cette critique privilégie les écritures réalistes (Balzac, le réalisme social de Gorki), condamnant les avant-gardes (dites « formalistes ») ou encore le naturalisme (qui ne donnerait qu’une représentation dite « superficielle »).

Une deuxième orientation est celle de la théorie du reflet expressif. Celle-ci se définit contre la conception mécanique et orthodoxe de la théorie du reflet et prend davantage en charge la capacité d’expression, de structuration du texte. En 1923, dans Histoire et conscience de classe, Lukács développe, dans le cadre d’une réflexion sur la problématique de l’aliénation comme conséquence du processus de réification des rapports sociaux né du système de production capitaliste, l’idée d’une « conscience de classe » prolétarienne, permettant à l’ouvrier d’être conscient de sa situation et engendrant l’action révolutionnaire. Cette vision sous-tend les articles réunis dans Balzac et le réalisme français (Lukács, 1999), où l’œuvre réaliste est définie comme l’œuvre dans laquelle convergent et se rencontrent tous les éléments déterminants, humainement et socialement essentiels d’une période historique.

Prolongeant la position de Lukács, Lucien Goldmann s’éloigne dans Le Dieu caché (Goldmann, 1976) de la métaphore optique par l’adoption d’une perspective plurielle, tenant compte d’au moins cinq composantes essentielles (la structure significative d’une œuvre, la vision du monde d’un groupe, les structures mentales, le groupe social et la structure sociétale), entre lesquelles existent des corrélations (des « homologies structurelles ») que le sociologue met au jour, et en considérant les grandes œuvres comme des forces productives, qui « articulent » ou « expriment » la « conscience possible » de la réalité des rapports sociaux d’un groupe.

Une troisième voie marxiste de critique littéraire se situe dans le sillage des travaux de Louis Althusser. Pierre Macherey met ainsi en garde, dans Pour une théorie de la production littéraire, contre l’« illusion réaliste », qui consiste à considérer la littérature comme « reflet » fidèle de la réalité sociale, et souligne la capacité de dévoilement de l’idéologique dont dispose la littérature en tant que « fiction » et « construction » : elle thématise le langage de l’idéologie, ses contradictions et ses silences.

Également plus sensible à la spécificité formelle et esthétique de l’œuvre, la sociocritique de Pierre V. Zima examine la manière dont des problèmes sociaux et des intérêts de groupe sont articulés dans l’œuvre littéraire sur les plans sémantique, syntaxique et narratif. Elle distingue deux manières dont la littérature peut s’inscrire dans la situation sociolinguistique générale qui caractérise les sociétés capitalistes modernes : soit elle se conforme à l’indifférenciation sémantique générale, soit elle est critique et contribue à mettre au jour les mécanismes des sociolectes des idéologies dominantes.

Usages actuels

Depuis plusieurs décennies, en sociologie de la littérature, la « théorie du reflet » est considérée, notamment en raison des approches réductrices à laquelle elle a pu donner lieu, comme une « théorie dont le procès n’est plus à faire » (Dubois, p. 289) ou encore comme une « pseudo-théorie » et « une dangereuse idée » à « abandonner tout à fait » (Molinié & Viala, p. 187). Dans la théorie du champ de Pierre Bourdieu, l’œuvre n’est pas considérée comme le reflet direct de la réalité sociale ou d’un rapport de force socio-économique, mais comme configurée selon la logique du champ. Celui-ci fonctionne comme une médiation spécifique, entre les logiques externes et la production littéraire. En tant que microcosme constitué autour d’une loi qui lui est propre et inclus dans l’espace social global, le champ littéraire dispose d’une autonomie relative, qui se mesure à sa capacité de réfraction des déterminations externes. L’approche sociopoétique d’Alain Viala substitue à la métaphore du « reflet », la notion de « prisme » : le texte littéraire est considéré comme « un ensemble médiateur comme tel » (Molinié & Viala, p. 193), inscrit dans un jeu complexe de médiations, dont celle que constitue le champ littéraire est fondamentale. Renvoyant à la tradition de critique littéraire marxiste aujourd’hui considérée comme dépassée, la notion de « théorie du reflet » a par ailleurs aussi une valeur polémique. Le reproche de risque de retrouver la théorie du reflet est ainsi adressé à des théories (p. ex. celle de Bernard Lahire) qui postuleraient des rapports de détermination mécanique entre les œuvres et des éléments de contexte (en particulier les socialisations hors-champ).

Bibliographie

Bourdieu (Pierre), Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire [1992], Paris, Seuil, « Points », 1998.

Dubois (Jacques), « La sociologie de la littérature », dans Méthodes du texte, Introduction aux études littéraires, sous la direction de Maurice Delcroix, Fernand Hallyn & Christian Angelet, Paris-Gembloux, Duculot, 1987.

Goldmann (Lucien), Le Dieu caché. Étude sur la vision tragique dans les Pensées de Pascal et dans le théâtre de Racine [1956], Paris, Gallimard, « Tel », 1976.

Goldmann (Lucien), Pour une sociologie du roman [1965], Paris, Gallimard, « Tel », 1987.

Lénine (Vladimir I.), Sur l’art et la littérature, textes choisis et présentés par Jean-Michel Palmier, Paris, Union générale d’éditions, « 10/18 », 1976.

Lukács (Georg), Histoire et Conscience de classe [1923], Paris, Minuit, 1970.

Lukács (Georg), Balzac et le réalisme français [1934-1935], trad. de Paul Laveau, Paris, La Découverte, « Poche-Science humaines et sociales », 1999.

Macherey (Pierre), Pour une théorie de la production littéraire, Paris, François Maspero, 1966 (rééd. dans la « Bibliothèque idéale des sciences sociales », Presses de l’ENS Lyon, 2014).

Marx (Karl) & Engels (Friedrich), Sur la littérature et sur l’art, textes choisis, précédés d’une introduction de Maurice Thorez et d’une étude de Jean Fréville, Paris, Éditions Sociales, 1954.

Molinié (Georges) & Viala (Alain), Approches de la réception. Sémiostylistique et sociopoétique de Le Clézio, Paris, Presses Universitaires de France, 1993.

Viala (Alain), « Effets de champ, effets de prisme », Littérature, no 70, « Médiations du social, recherches actuelles », 1988, pp. 64-71.

Zima (Pierre V.), Manuel de sociocritique, Paris, Picard, 1985.


Pour citer cet article :

Laurence van Nuijs, « Reflet », dans Anthony Glinoer et Denis Saint-Amand (dir.), Le lexique socius, URL : http://ressources-socius.info/index.php/lexique/21-lexique/68-reflet, page consultée le 17 avril 2024.

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