Première édition dans la collection "Discours social" en 1993-94.
I. Préliminaires
On ne peut aborder l’histoire de la sociologie de la littérature qu’en inscrivant d’emblée une série de réserves et de restrictions à l’égard de la catégorie même de « sociologie de la littérature ». Il est facile de constater que cette catégorie ou cet objet sont généralement absents des manuels et dictionnaires de sociologie. Les grands penseurs classiques de la sociologie, Weber, Simmel, Pareto, Durkheim, Tarde, etc. ont consacré de nombreux travaux à la sociologie des religions, de l’éducation, des partis politiques, de l’opinion publique, etc., mais peu ou pas à une sociologie de la littérature1. L’étiquette de « sociologue de la littérature » n’a pas été revendiquée par les fondateurs du domaine sociologique pas plus que par les critiques et penseurs, antérieurs du moins aux années 1950, dont nous allons parler. Il existe bien, depuis une quarantaine d’années au moins, une activité de sociologie empirique des institutions littéraires et éditoriales, du marché du livre, des publics, de la vie littéraire (voir les travaux de Fügen, d’Escarpit et l’École de Bordeaux, les analyses de Pierre Bourdieu et de certains de ses élèves), mais cette sociologie est loin d’épuiser et même d’aborder vraiment le domaine que se donnèrent, de Marx à Lukács et à Adorno, les penseurs qui sont communément appelés (par anachronisme) des « sociologues de la littérature ». Quel est donc ce domaine dans son extension la plus large, à quoi répondent les tentatives les plus ambitieuses de le construire ? Il s’agit de théoriser la relation entre le texte littéraire et le social, c’est-à -dire procéder à la recherche de l’ensemble des déterminations et médiations qui rendraient compte non seulement de la production littéraire, de la réception, des fonctions sociales qu’elle remplirait, mais qui rendraient raison encore et du même mouvement de la spécificité de ces textes.
Nous n’envisageons pas de dresser dans les pages qui suivent un inventaire exhaustif des grands travaux et des grands auteurs2, – nous allons chercher à élaborer un cadre problématique général où viennent s’inscrire les diverses pensées et doctrines qui ont voulu théoriser le rapport du texte littéraire et du social, en s’antagonisant, en se critiquant, en s’influençant réciproquement et aussi en important dans ce secteur de réflexion des idées et des méthodes venues d’autres horizons épistémologiques. Nous suivrons pour ce faire, grosso modo, un ordre chronologique qui a sans doute l’inconvénient de démembrer et d’éparpiller ce que nous percevons comme des logiques fondamentales ; il permet cependant de mieux saisir des moments conflictuels, des étapes et des conjonctures.
II. La littérature dans les historiosophies du XIXe siècle
Des romantiques allemands et de Madame de Staël aux fouriéristes et saint-simoniens du « socialisme » romantique, à Auguste Comte, à Hippolyte Taine et Jean-Marie Guyau, on rencontre au siècle passé une réflexion récurrente qui se développe en des conjectures sur l’avenir des arts, des doctrines prescriptives sur la Mission de l’Art et de la Littérature, des systématisations épiques et didactiques sur les rapports entre l’œuvre artistique et la société où elle voit le jour, la nation, l’esprit du peuple, la « race », le Zeitgeist, le « moment » dans une évolution culturelle. Cette réflexion prétend souvent maintenir ou exalter certaines valeurs nationales et civiques, mettre l’œuvre littéraire en consonance avec une « âme » nationale ou « populaire » dont elle exprimerait le mystère et l’essence profonde. Ces grandes historiosophies s’orientent peu à peu vers le positivisme scientiste, déterministe, vers le darwinisme social ou vers un militantisme civique conservateur (Émile Faguet, Ferdinand Brunetière) à quoi viendront s’opposer, comme une protestation de la sensibilité esthétique, des critiques voulues éclectiques, primesautières, dilettantes, hédonistes, de Sainte-Beuve à Jules Lemaître et à Anatole France.
III. Esthétiques socialistes : le paradigme de la certitude
Point nodal de notre réflexion : le déploiement du grand paradigme socialiste, qui – de Proudhon à Jdanov, en passant par Marx, Plekhanov, Mehring et Lénine – traverse toute la pensée du fait littéraire comme fait social de 1848 à 1930, voire à 1950. Ce grand paradigme paraît isomorphe des philosophies de l’histoire qui scandent le XIXe siècle « bourgeois » de Hegel à Comte, et proche à sa façon des pensées historicistes-nationales dont nous venons de faire mention. Le paradigme socialiste articule des certitudes sur les fins et le sens de l’histoire, les fonctions et le régime idéal des activités humaines en rapport à ces fins, à une visée « scientifique », à la certitude que tous les faits sociaux – et partant la littérature – ont une rationalité socio-historique qu’une conceptualisation adéquate peut saisir. Il articule enfin ces éléments à un militantisme de lutte et d’émancipation qui engendre des esthétiques prescriptives, un partage évaluatif des écoles, des genres, des formes, des écritures conformes aux lois de l’évolution historique et correspondant aux besoins et au devenir de classes progressistes.
Contre les fables du « génie », du « mystère » de la « création artistique », contre la fétichisation du « je ne sais quoi » qui est en fait exaltation mystifiée de l’élite et de ses goûts, ce paradigme avait pour mérite de vouloir rendre intelligibles les productions littéraires et d’en rendre raison grâce à des totalisations conceptuelles. Il y avait pourtant un danger inscrit au cœur de cette problématique, danger dont les crises, les impasses, les apories, les dogmatismes ultérieurs allaient rendre patent tout le potentiel. Un certain nombre d’axiomes plus ou moins explicites sous-tendent cette doctrine esthétique socialiste. Le réel est positivement connaissable non seulement dans son présent, mais dans les lois de son évolution à venir ; cette connaissance est une, exclusive, homogène, elle peut se totaliser sans antinomies insurmontables. Dès lors, la littérature peut et doit refléter ce réel en devenir ; dès lors encore, l’objet de l’esthétique est d’abord une affaire de contenu, de référence adéquate au monde dans son évolution intelligible. Ce contenu ne peut être irréductiblement ambigu, polysémique, ludique : sa fonction ultime est d’une manière ou d’une autre utilitaire, normative, instrumentale. La fonction sociale même de la littérature valable est de servir des fins de synthèse didactique et de mobilisation. Elle doit donc être directement décodable et lisible et ne peut en outre s’éloigner beaucoup de ce que l’on croit constater être le goût « spontané » des masses.
Nous ne cherchons pas ici à caricaturer en ramenant à une axiomatique élémentaire les pensées à la fois complexes et variées des Marx, Plekhanov, Belinskii, Bogdanov, Trotskii, Lénine, pensées qui en posant ces déterminations fortes, concèdent volontiers ne pas être à même de pénétrer toute la complexité du texte littéraire. Nous cherchons à extrapoler de cette longue tradition une sorte de noyau cognitif irréductible à partir duquel et souvent en s’en écartant, la plupart des théoriciens, marxistes et non-marxistes, vont se déterminer. Cette pensée socialisante n’est pas, à l’origine, spécifiquement marxiste, elle ne trouve certes pas chez Marx sa première expression ni sa forme la plus typique ou la plus plate. On peut en lire les linéaments chez les premiers idéologues démocrates-socialistes français et russes aux alentours de 1848, chez Louis Blanc, chez Désiré Laverdant, chez Pierre-Joseph Proudhon ; en Russie, chez Dobroliubov, Pisarev, Chernyshevskii…
Si Marx ne construit pas une esthétique à proprement parler, ses réflexions sur l’art, de La Sainte Famille (avec l’analyse subtile qu’il fait des Mystères de Paris d’Eugène Sue et de leur réception) aux commentaires littéraires fréquents dans la correspondance tardive, sa phrase si connue sur « le charme éternel de l’art grec », s’inscrivent dans le même paradigme et fournissent des autorités aux idéologues esthétiques de la Deuxième Internationale, au premier chef l’Allemand Franz Mehring et le Russe Georgi Plekhanov.
Selon Plekhanov qui offre ici une formulation typique (quoique susceptible d’interprétations diverses), « la littérature et l’art sont le miroir de la vie sociale. […] Avec la transformation des rapports sociaux se transforment les goûts esthétiques des hommes et par conséquent la production des artistes3.. » Sans doute, le langage littéraire a-t-il sa spécificité ; il ne se confond pas avec celui du publiciste « qui a recours aux arguments logiques », il s’exprime par « images » (cette opposition vient de Hegel et conduit à la notion de la Bildhaftigkeit de la littérature chez György Lukács). Plekhanov ne se montre pas explicitement prescriptif d’une esthétique socialiste et révolutionnaire. Ce qui domine chez lui est la thèse de l’art comme « miroir de la vie sociale », reflet d’une psychologie de l’homme social, elle-même conditionnée par une conjoncture sociale et politique engendrée par un état des rapports économiques qui, dans le marxisme, comme on le sait, sont déterminés par le développement des forces productives.
Ce qui n’était que dispersé, esquissé chez les théoriciens antérieurs, devient dans les années 1928-29 en U.R.S.S. infiniment plus despotique, intolérant et dogmatique 4.. En apparence, le « réalisme socialiste » formulé d’abord en 1932 et officialisé en 1934, ne ferme aucune porte à la liberté de création. En réalité, cette doctrine d’État assigne aux écrivains un rôle purement instrumental et leur impose des limites formelles extrêmement rigides. En dehors du réalisme, point de salut. En dehors de l’optimisme historique, du « romantisme révolutionnaire », pas de possibilité de création. Dès les années 1930, de grands noms de la littérature soviétique disparaissent dans les purges successives (Boris Pil’niak, Isaac Babel’), mais après la guerre, la situation des créateurs comme telle, avec ce qu’il est convenu d’appeler le « jdanovisme », empire : à cette vulgate d’esthétique instrumentale s’ajoute en effet un nationalisme exacerbé et la lutte « contre le cosmopolitisme ».
Ce dogmatisme entraîne la stérilisation de toute la théorie littéraire dite marxiste des pays du « socialisme réel » en même temps qu’elle réduit à peu près au silence tous les autres critiques et théoriciens soviétiques, des formalistes russes à Mikhaïl M. Bakhtine. Stérilisation aussi et auto-censure, quoique jamais parfaitement accomplie, des intellectuels communistes partout ailleurs dans le monde. Une critique littéraire communiste et communisante ou « anti-bourgeoise » s’était développée en France dans les années vingt et trente (Henri Barbusse et les critiques de Monde, Emmanuel Berl, Jean-Richard Bloch, Jean Guéhenno, Aragon, Paul Nizan), mais elle se trouva bientôt rejetée ou entièrement subordonnée au service du Parti et du système stalinien dont le principal thuriféraire littéraire pendant une trentaine d’années sera le poète et romancier Louis Aragon. Quant aux penseurs français dissidents réfléchissant par exemple sur la « culture prolétarienne » et sa littérature (Henri Poulaille, Martinet), ils se trouvèrent bientôt marginalisés et rejetés dans l’oubli avec les critiques trotskystes et autres oppositionnels.
Le débat sur la théorie littéraire comme théorie sociale et historique de la littérature s’est donc complètement déplacé à partir des années trente. Il est vain d’analyser les innombrables arguties dogmatiques des idéologues et des universitaires chinois, slaves, allemands de l’Est d’après-guerre, qui ne font que répéter indéfiniment les mêmes arguments obsolètes ou chercher à jouer au plus fin avec les dogmes et les interdits.
IV. György Lukács
L’œuvre de György Lukács s’étend de 1906 à 1971, date de sa mort. Il n’est donc pas question de rendre compte dans tous ses aspects d’une pensée aussi abondante qui, au demeurant, a passablement évolué et dont les écrits littéraires et esthétiques ne constituent qu’une partie. D’Histoire et conscience de classe (1923) à la grande Ontologie (posthume), son œuvre est largement celle d’un philosophe marxiste révolutionnaire qui attribue aux productions esthétiques un rôle social et historique de premier plan.
Il faut souligner d’emblée l’ambivalence de la place de Lukács dans l’histoire des théories littéraires de ce siècle. Dans le cadre du marxisme d’une part, Lukács apparaît infiniment plus informé, plus cultivé, profond, nuancé, plus « dialectique » en un sens que tout ce qui se fait à son époque et qui de près ou de loin s’apparente à l’« orthodoxie ». Mais d’autre part, par les thèses qu’il va être amené à développer après 1918, sur la « totalité », le « grand réalisme », le typique, l’anti-modernisme, Lukács vient alimenter les doctrines les plus rigides et les plus dogmatiques. Au prix d’un contresens, on a pu penser qu’il était indirectement à l’origine du réalisme socialiste en tant que ce dernier réinscrit ses propres concepts, fussent-ils dévoyés (totalité, type, réalisme et anti-modernisme). On ne peut toutefois trouver chez Lukács, l’approbation des pastorales du romantisme révolutionnaire, de la prescription optimiste, de la thèse appuyée et de l’esprit de parti, partiinost’, notion contre laquelle du reste il va batailler. (Il sera même amené à qualifier les productions littéraires soviétiques de « plat naturalisme ».)
Sur le plan esthétique, le « système » de Lukács, tel qu’il le construit dans les années trente et le maintient contre vents et marées jusque dans les années soixante, peut se ramener au noyau de notions-clés suivantes. Au cœur de cette pensée, on trouve la totalité (Das Ganz) comme unité dialectique du monde historique réel, dans ses contradictions essentielles et non superficielles ou aléatoires et dans sa rationalité ultime à travers une évolution déterminée (sens de l’histoire). Cette totalité doit se figuraliser dans l’œuvre « réaliste », seule esthétiquement valable, comme « totalité globalisante de la vie figurée5. », reflet de la totalité objective de la vie historique, dans ses rapports d’« essence » et non dans ses aléas et apparitions phénoménales. De là , cette dialectique subtile entre le général et le particulier qu’exige l’esthéticien Lukács, dialectique qui doit engendrer le personnage typique, celui qui porte en lui à la fois les contradictions de l’essence et le mouvement historique lui-même – tout en n’étant pas l’allégorie abstraite de ce mouvement, mais un individu singulier qui ne peut se confondre avec aucun autre ni se confondre avec le type moyen d’une catégorie sociale ou professionnelle (comme c’est le cas dans cet art inférieur que le philosophe qualifie de « naturalisme »). Le concept de « réalisme » qui se pose à partir de ces axiomes et de ces exigences, est dès lors, chez Lukács, totalement évalué et mesuré non d’après une stylistique, un art immanent au texte littéraire, mais dans le rapport que ce texte est censé entretenir avec la totalité orientée du réel dont nous venons de parler. Pour Lukács, le réalisme est la seule position esthétique qui soit adéquate au devenir historique dans son progrès vers le « socialisme ».
Le réalisme construit donc son esthétique avec des héros « typiques » qui sont en même temps – Lukács n’a jamais abandonné ce concept de l’un de ses premiers livres influents, la Théorie des Romans (1920) – des héros « problématiques », jamais assurés de la certitude de leur position ni de la légitimité de leurs actes. C’est bien ici un des points de clivage essentiels entre le point de vue de pleine certitude à l’œuvre dans le réalisme socialiste et le caractère ouvert des questions inscrites dans la fiction selon Lukács. Cette vision globale du social et de son expression esthétique entraîne pour Lukács une lutte sur deux fronts, contre ce qu’il juge deux doctrines erronées. Le naturalisme a bien l’ambition d’inscrire la totalité sociale dans l’œuvre, mais il s’agit d’une totalité de surface, chatoyante, accumulant « le détail en soi », non dynamisée par une juste hiérarchie de contradictions. Totalité anomique donc. Balzac est le modèle du grand « réalisme critique » tandis que les Goncourt, Zola et la littérature soviétique des années trente ne « dépassent pas » le niveau du naturalisme. Sur l’autre front, le modernisme, toutes écoles confondues, qui cherche le démembrement de la totalité, la fragmentation subjectiviste de la réalité, – fragmentation riche de renouvellements formels, – qui vient liquider le héros typique et parfois jusqu’à l’objectivité des personnages romanesques, est voué aux gémonies de la façon la plus rigide et irrévocable. Bertold Brecht, Ernst Bloch, Theodor W. Adorno, Anna Segers s’élèveront contre ces œillères esthétiques, – rien n’y fera. Lukács appartient à un « âge » philosophique et critique, – pré-einsteinien si l’on veut ou pré-heisenbergien, – qui ne peut concevoir une intelligibilité du monde sans totalité paradigmatique et cumulation du sens vers un but ultime. Ainsi, s’il reproche à Kafka une littérature d’« allégorie nihiliste6 »,s’il reproche même à Flaubert d’avoir été le premier à avoir abandonné la perspective « orientée » balzacienne, c’est toujours au nom de cette totalisation historique, condition même du sens « plein », censément « mal figuralisée » dans les œuvres qu’il censure. Il est évident que trente ans de critique kafkaïenne et de réflexion sur le modernisme ont eu raison de ces exigences sans pertinence et de ces simplifications outrancières.
En conclusion, trois points aveugles semblent caractériser la démarche lukácsienne : – l’absence d’intérêt pour la matérialité du texte, mis à part les grandes structures génériques (Théorie du roman, Le Roman historique), – l’isolement à priori de la production esthétique, séparée des autres productions culturelles et des réseaux d’une discursivité qui englobe en réalité le champ de production esthétique, – la quête éperdue de la monosémie (malgré le héros « problématique ») qui était au cœur des années trente et ne laissait pas d’être extrêmement dangereuse. Pensait-il, en ces temps de montée du fascisme que seul le réalisme n’était pas destructeur de la raison, que seule une esthétique qui, sur le plan mimétique, reconstitue un monde homéomorphe au monde réel, une esthétique du vraisemblable, du consistant et du cohérent, seule cette esthétique pouvait s’accorder à ce qui demeurait, en ces temps de montée de l’obscurantisme, de rationalisme au bon sens du terme ? Une esthétique donc, qui postulât le monde comme connaissable, structuré, hiérarchisé, vectorisé vers un avenir prévu plus juste et plus humain, en dépit de tout, où les individus fussent à la fois le produit de leurs multiples déterminations, mais où ils pussent agir sur ces déterminations ; une esthétique qui ne se cantonnât pas à faire chatoyer la surface des phénomènes, l’apparence, la perception, l’immédiateté des choses, mais qui rendît compte de l’essence des rapports sociaux, de leur profondeur complexe (d’où les exigences de totalité comme horizon et de personnages-types) ; une esthétique qui, loin de l’opacité, de l’indétermination des actants, de la perturbation des fonctions narratives, loin du flottement des connotateurs de mimesis, fût, au contraire, lisible, non pas en se nivelant par le bas, mais lisible parce que rendant compte du monde, de l’Histoire, du vécu personnel saturé d’histoire et non pas de fantasmes individuels hypostasiés. Ce pouvait être, en face du déferlement des mysticismes, de l’inexprimable, de la débandade de la raison, l’affirmation d’un monde plein, encore-à -connaître et encore-à -transformer. Et sans doute, cette préoccupation a dû jouer un rôle décisif dans la prédilection exclusive envers le réalisme, qui travaillait tous les acteurs de la scène littéraire depuis la fin des années vingt.
Dès les années 1920 et 1930, du sein même du marxisme, en opposition à la fois au stalinisme qui progressait et à Lukács, un certain nombre de philosophes ou praticiens de la chose esthétique, comme Bertold Brecht, s’en étaient pris cependant aux catégories rigides du système que Lukács développait.
S’il s’agit avant tout de dévoiler la causalité complexe des rapports sociaux, le fétichisme de l’héritage des classiques, la mimesis fondée sur la vérisimilitude, l’anti-modernisme ou la fixation sur la totalité ne sont pas des axiomes obligatoires, ils ne peuvent servir à définir le nouveau réalisme. Si l’essentiel est de dévoiler, de désaliéner, de rendre maîtrisable le réel, le réalisme n’est pas une affaire de forme, de modèle. Brecht plaidait pour une autre acception du terme « réalisme » qui soit en prise sur la modernité, tout en maintenant comme fonction essentielle (que tous dans ce débat lui assignaient) de dévoiler la causalité, de rendre le réel maîtrisable (ce qui ne signifie pas forcément l’imiter ou créer un monde fictionnel prétendument similaire), de désaliéner, de donner à penser, de faire prendre conscience en « distanciant » les données du problème (Verfremdungseffekt), etc.
Ernst Bloch (1885-1977), penseur hégelien-marxiste de l’utopie et de la conscience anticipatrice (dès son Geist der Utopie, 1918), lié dans sa jeunesse à Lukács, philosophe dont toute la pensée est orientée vers la saisie des instruments, – dont l’art, éminemment – par lesquels l’homme fait émerger du nouveau, n’accepte par exemple pas l’excommunication des expressionnistes fulminée par Lukács au nom du postulat réaliste. Dans Héritage de ce temps (Erbschaft dieser Zeit, 1935), Bloch reproche à Lukács de supposer une réalité historique « cohérente et close » dont il faudrait rendre compte esthétiquement dans les mêmes termes.
Theodor W. Adorno (dont nous reparlons plus loin), dans la perspective même où s’était placé Bloch, attaquera encore en 1956 Lukács sur les rapports que ce dernier prétend établir entre l’art et la science, tous deux voués à la connaissance de la « totalité » selon des modalités différentes (Begriff vs Vorstellung), accusant à son tour le philosophe hongrois de réduire l’esthétique à un mandat de représentation globale de la totalité historique, refusant ainsi le fragmentaire, l’ironie, la polysémie et toute dialectique négative7.
Notes
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À cet égard, Les Règles de l’art de Pierre Bourdieu (Paris, Seuil, 1992) ont un caractère innovateur.
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Tous les auteurs et les ouvrages allégués ou cités dans cette étude sont repris dans la bibliographie sans que ces références soient signalées dans le corps du texte par de continuels appels de note.
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Georgii Plekhanov. Questions fondamentales du marxisme,Paris, Éditions sociales, 1927, p. 265 (XVIII).
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Ibid., p. 199.
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Karl Radek, dans Pervyi vsesoiuznyi s"ezd sovetskikh pisatelei, Moskva, [s.e.], 1934, p. 317 : Loin du fragmentaire, la nouvelle esthétique, réaliste bien entendu, doit faire appel à la totalité des contradictions sociales. « Par conséquent les grandes oeuvres du réalisme socialiste ne peuvent pas surgir à la suite d’observations faites au hasard, sur des fragments donnés de la réalité ; elles obligent l’artiste à embrasser l’énorme tout. Quand bien même l’écrivain traduirait la totalité dans un détail, et voudrait montrer le monde dans une goutte d’eau, dans la destinée d’un petit homme, il ne saurait remplir sa tâche sans avoir présente à l’esprit la marche du monde entier ».
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Georg Lukács. Soljenitsyne, Paris, Gallimard, 1970, p. 11.
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Dans La Signification présente du réalisme critique (Paris, Gallimard, 1960).
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La notion d’« Énigmaticité du texte » est notamment développée par le comparatiste Jean Bessière dans Dire le littéraire (Liège, Mardaga, 1990) et ses ouvrages ultérieurs.
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Régine Robin. « Le sociogramme en question », Discours social/Social Discourse, vol. 5, nos 1-2, 1993, p. ???
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Roland Barthes avait noté qu’il « existe un vieux fonds folklorique racinien comme il existe un comique troupier » (Sur Racine, Paris, Seuil, coll. « Points », 1979 (1960), p. 143).
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Nous pensons que le courant de recherche qui aborde de façon socio-historique les genres littéraires comme instruments cognitifs (Timothy J. Reiss. The Meaning of Literature (Ithaca (NY), Cornell University Press, 1992) ; P. Livingston) et dans leur différentiel et leur interaction avec le texte savant (Michel Pierssens) sont à la marge de l’enquête actuelle. Il n’empêche qu’ils posent des questions à la sociocritique.
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Roland Barthes. S/Z, Paris, Seuil, coll. « Points », 1970, pp. 11, 12, 16. C’est nous qui soulignons.
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Claude Duchet. « Médiations du social », Littérature, no 70, 1988, p. 3.
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Voir une étude sur le développement de cette notion d’intertextualité : Marc Angenot. « L’Intertextualité », Revue des sciences humaines, no 189, 1983, pp. 121-135.
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Il existe un réseau international de chercheurs en sociocritique que de grands colloques réunissent régulièrement. Deux se sont tenus en 1993, l’un à Montréal (« Écrire la pauvreté / Writing Poverty »), l’autre à San-José-de-Costa-Rica.
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Mais en refusant la tendance de fausse philosophie anti-métaphysique et le scepticisme cognitif lui aussi faussement radical.