VIII. L’étude des littératures non-canoniques

Tandis que dans les années 1950 et au début des années 1960, la recherche de médiations entre le littéraire et le social tend soit à réduire à des paradigmes mécanistes –, base et superstructure, homologies structurelles, etc. – en dépit d’avancées prometteuses ici et là, soit à surdéterminer l’approche littéraire par un volontarisme humaniste ou marxisant, de nouveaux domaines s’ouvrent et de nouveaux problèmes apparaissent à mesure que les insatisfactions du global se font jour et que la nécessité de penser des univers partiels va se concrétiser. Les orientations dont il va être fait mention ont en commun de rejeter des conceptions à la fois élitistes, « légitimistes » de la littérature, et privées de contexte : la « grande œuvre » semblait échapper à l’institution, à des publics, des lecteurs. Alors même que les chercheurs précédemment mentionnés avaient pour ambition de penser les conditions de production des œuvres, le contexte empirique immédiat était négligé au profit de constructions historiosophiques passablement spéculatives.

C’est dans l’après-guerre que les yeux s’ouvrent à l’existence massive d’une production imprimée exclue du champ canonique de la littérature et donc de la réflexion théorique et critique : littératures « ouvrières », « populaire », « culture de masse », Kulturindustrie, « contre-culture », « paralittérature »… Il s’agit de choses très diverses en dépit de leur commune exclusion de la littérature légitimée. Ces catégories sont aussi à géométrie variable. Reprenant les efforts des années trente pour promouvoir et penser une littérature dite « populaire » et dans une autre direction que celle de Bakhtine (mais qui un jour venu sera influencée par lui), nombre de recherches prennent pour objet le non-canonique dans sa variété de genres, de statuts et de fonctions, et dans son acception la plus large. (On doit noter cependant que les travaux érudits sur la Trivialliteratur remontent en domaine allemand au début de ce siècle. En français, le plus ancien travail qui conserve de l’intérêt sur un genre non-canonique est la thèse de Régis Messac sur le roman policier, élaborée dans les années 1920.)

Trois tendances partagent les recherches qui vont se faire dans cette voie. Umberto Eco en identifie deux dans son petit écrit, Apocalittici e integrati (1964) : il y a ceux qui voient dans la culture de masse une menace pour la « vraie » culture et l’annonce de la fin de toute culture créatrice, les autres qui semblent approuver aveuglément tout ce qui s’oppose aux formes légitimes et, par mauvaise conscience à l’égard des goûts du « peuple » ou par relativisme sceptique posent que tout vaut n’importe quoi, chacun dans son genre, mettant sur le même plan James Bond et Emma Bovary.

Les grands penseurs de l’École de Francfort, au-delà des nuances qui les séparent, – Adorno, Benjamin et Löwenthal – représentent le modèle de la position « apocalyptique ». L’« industrie culturelle » selon Adorno a pour effet et fonction d’empêcher le développement d’un individu autonome. Pour Léo Löwenthal (Literature, Popular Culture and Society, 1961), la littérature populaire répond notamment à une commande psycho-sociale qui cherche à maintenir les individus dans les « limbes » d’un univers infantile et victimisé. La catégorie de « repressive desublimation » chez Herbert Marcuse sert à montrer l’aliénation des pulsions authentiques en dispositifs de répétition de satisfactions partielles qui pérennisent le manque (de la pulsion sensuelle à la pornographie par exemple). Quant à Walter Benjamin, en opposant l’« aura » des œuvres uniques à la « reproduction mécanique » des produits esthétiques modernes, il montre à quel point les nouvelles formes de culture massive lui sont suspectes.

À l’opposé, on voit se développer au cours des quarante dernières années un courant de l’« inversion des valeurs » qui valorise résolument le « populaire », souvent confondu cependant avec la production massive commerciale, qui admire le Kitsch contre le fétichisme distingué de l’œuvre consacrée, contre le « bon goût » et les littératures enseignées et avant-gardistes. Ce courant est bien représenté par Theodore Roszak (avec le paradigme culture jeune vs culture technocratique), par tout le courant de la contre-culture, des « situationnistes » comme Guy Debord à Andy Warhol, par l’école américaine de Bowling Green (où se publie le Journal of Popular Culture) jusqu’à, dans ses livres les plus récents, Terry Eagleton, d’abord disciple de Raymond Williams et très représentatif de la tradition marxiste anglaise, qui ne sauve, dans Literary Theory (1983) que les littératures tiers-mondistes de lutte anti-impérialiste, les écrits féministes émancipés du discours patriarcal, les analyses montrant l’imposition idéologique opérée par les médias et ce qu’il désigne comme la « nouvelle écriture de la classe ouvrière ».

Entre les contempteurs et les adulateurs des cultures non-canoniques, il faut placer cependant la longue et érudite tradition « ethnographique » qui tente de faire de ces cultures illégitimes un objet analysé dans sa logique et ses dimensions propres sans pour autant le vouer par principe aux gémonies ou le monter au pinacle. Les Anglais ont une tradition riche d’étude de la culture ouvrière (Louis James, Richard Hoggart, Richard D. Altick). L’« École de Birmingham », avec Michael Green, prolonge aujourd’hui cette sociologie de la culture populaire. L’étude de la littérature en feuilleton et de la lecture populaire a dépassé le stade des écrits anecdotiques pour devenir un secteur rigoureux et informé de l’histoire sociale (voir par exemple Le roman du quotidien d’Anne-Marie Thiesse, sur le roman-feuilleton français du début du siècle).

Certaines recherches sur l’histoire sociale peuvent se rapprocher de ces études. En France, d’Edgar Morin (dès 1962, L’Esprit du temps) jusqu’à Claude Grignon et Jean-Claude Passeron (Le savant et le populaire, 1989), toute une réflexion est menée pour analyser d’une part la logique interne des productions discursives et esthétiques « populaires » et d’autre part leur rapport ambivalent et multiforme à la légitimation culturelle. Des chercheurs de tradition marxiste, brechtienne et francfortoise ont fait dans un esprit sociologique et historique la théorie des genres littéraires non-légitimes, particulièrement du roman policier (on verra le dernier ouvrage de Jacques Dubois, Le roman policier et la modernité) et de la science-fiction (on verra par exemple les nombreux livres en anglais de Darko Suvin sur la science-fiction contemporaine et ses origines dans l’utopie). C’est probablement dans le domaine de la science-fiction et de l’utopie, parmi les genres non-canoniques, que les travaux de critique sociologisante les plus intéressants ont été produits.

IX. Sociologie du champ littéraire

Dès les années cinquante, avec de solides racines dans la tradition académique, il se développe une sociologie empirique de l’institution littéraire, des producteurs de l’édition, des publics et de la lecture. Hans Fügen en Allemagne, Bernard Berelson aux États-Unis, Robert Escarpit et son école en France développent cette sociologie empirique, descriptive et appuyée de données statistiques.

Il faut faire une place à part à Pierre Bourdieu et aux études du « marché des biens symboliques » (titre d’un article de 1971) et du « champ littéraire » dans l’autonomie qu’il a conquise depuis le siècle passé. Elles développent une systématique fondée en théorie du « champ » littéraire comme système total de relations entre des objets, des enjeux, des agents pourvus de capitaux symboliques et adoptant des stratégies déterminées par leur être de classe, leur « habitus » et leur situation objective dans la topologie du « champ ». L’un des derniers livres de Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art est une synthèse de sa réflexion sur la littérature et l’art, réflexion qui cherche à rendre raison comme pleinement « explicables » des faits et valeurs esthétiques par les intérêts et les luttes entre les agents du champ artistique, par leur partage de l’illusio propre aux règles du jeu immanentes. Cette perspective réductionniste où la sociologie se donne pour mandat d’exposer les connivences fétichistes d’un champ où ces connivences demeurent fort vigoureusement défendues contre les iconoclastes, conduit à un immense travail d’objectivation démystifiante et à une critique ironique des pathos de l’ineffable. La critique qui s’est faite de l’approche de Bourdieu porte d’abord sur le concept même de champ tel qu’il fonctionne, rabattant le sens des productions vers des enjeux immédiats mis sur table et des stratégies d’agents coïntelligibles à ces enjeux et à leurs intérêts – y compris certes les intérêts dits « désintéressés ». Une herméneutique immanente à la logique du champ et des « intérêts » propres qui s’y font valoir récuse toute perspective d’interdiscursivité, de totalité et de change. Un autre angle critique relève de la mise en cause même de la notion d’illusion (Boltanski). Par ailleurs, la sociologie de Bourdieu demeure une sociologie du dehors des textes où Bourdieu rejette par amalgame commode tant le formalisme structural et poéticien, les naïvetés de la « génétique textuelle », le positivisme de l’histoire littéraire lansonienne, que l’analyse des textes en dehors de la causalité unidimensionnelle du champ. Le désaccord reste total entre cette sociologie et une sociocritique qui prenne « en charge l’immense rumeur dans laquelle nous sommes immergés et cherche à comprendre comment les écrivains, à partir de cette rumeur, produisent cette sorte de textes que nous continuons à appeler des textes littéraires9. »

Dans la filiation de la sociologie de l’institution de Bourdieu, on situera l’ouvrage de Jacques Dubois, L’Institution de la littérature (1979) et ceux de Christophe Charle, Claude Lafarge et Rémy Ponton. Gianfranco Corsini avait, un des premiers, abordé globalement en 1974 la question de l’institution littéraire (L’Istituzione letteraria). Ces travaux sont essentiellement sociologiques, au point que parfois l’articulation avec le texte semble perdue. On peut rattacher à cette sociologie, les travaux d’histoire sociale de la « vie » et des « milieux » littéraires et intellectuels, travaux de Stanko Lasič, Carl E. Schoerske, Pierre Barrière, Paul Bénichou (L’Écrivain et ses travaux, 1967), le grand travail d’Alain Viala sur la sociologie du classicisme français et les livres de Robert Darnton sur le « petit personnel » des Lumières et son rôle dans la préparation de la Révolution française (Bohème littéraire et révolution, 1983).

Dans la théorie de la réception, vaste secteur de la critique contemporaine où les approches sont très diverses, il se rencontre des sociologues proprement dits de la lecture ou de l’accueil journalistique (ainsi l’étude de Joseph Jurt sur Bernanos, 1980). Le livre de Jacques Leenhardt et Pierre Józsa, Lire la lecture, sociologie comparée de la lecture en France et en Hongrie, en est un bon exemple. Au niveau de la réception, d’autres critiques tels Wolfgang Iser, Hans Robert Jauss, forment une sorte de pont entre la sociologie, l’histoire des publics et l’analyse des structures de l’œuvre et par là ils réinscrivent dans l’œuvre même les conditions de lisibilité et d’interprétation. Auparavant, Michel Zeraffa, avec la notion de « cadre culturel », abordait ces recettes établies de consommation culturelle qui, à une époque donnée, contiennent l’œuvre (comme on dit que la police a « contenu » la foule)10.

X. Littérature, culture et société

Le critique marxiste britannique Raymond Williams a laissé une œuvre considérable dont l’influence sur le monde anglo-saxon est prépondérante. Williams, dont Culture and Society date de 1958, hérite d’une tradition anglaise d’universitaires engagés, à la fois philologues, amoureux des textes et désireux de fournir de « matérialistes » et anti-bourgeoises explications aux genres et aux formes esthétiques (Queenie D. Leavis, William Empson, le théoricien marxisant du genre pastoral, avant la guerre). À la fois intéressé par l’analyse des faits rhétoriques ou prosodiques, l’histoire des genres, la lexicologie historique, Williams a l’originalité de poser que la « série littéraire » (pour reprendre un terme des formalistes russes) n’a de sens et d’histoire possibles que réintégrée dans la totalité de la culture en évolution d’une société donnée. Williams a eu une nombreuse postérité en Angleterre. Les premiers ouvrages de Terry Eagleton, les travaux de Michael Green développent certaines de ses orientations.

Aux États-Unis, dans les années 1970 et 1980 se développe une critique littéraire « radicale » (au sens U.S. de ce mot) intégrée à des études de politique culturelle critique, Cultural Studies, qui s’exprime dans des revues comme The Minnesota Review, The Social Text. Dans cette critique sociologique américaine, Fredric Jameson occupe une position importante avec une œuvre abondante, polémique, novatrice qui, partie de Lukács et de l’École de Francfort, bataillant contre le structuralisme des années soixante et le déconstructionnisme des années quatre-vingt, veut s’instituer comme un « métacommentaire » permanent des traditions universitaires non-marxistes et antihistoricistes.

Pour Edward Said, auteur de Orientalism, la littérature est abordée surtout, à côté des autres discours sociaux, comme un des éléments de la production de l’idéologie dominante et de thématisations mystifiées des peuples et groupes dominés, dont il dénonce le caractère oppresseur.

Dans le sillage d’une relecture américaine de Michel Foucault et de ses théories sur le pouvoir, il existe toute une tradition académique américaine de dénonciation radicale de la littérature « canonisée » ou légitime comme instrument de domination des peuples par l’impérialisme, des classes dominées par l’élitisme bourgeois, des cultures noire et « ethnique » par l’establishment littéraire blanc, des femmes par le phallocentrisme censé triomphant dans toute littérature écrite par des hommes, et des minorités sexuelles par l’imposition de la culture hégémonique hétérosexuelle et des représentations et valeurs dont elle est porteuse.

Divers chercheurs contemporains situent leurs recherches dans la filiation et l’approfondissement des deux grandes traditions critiques dont nous avons montré le potentiel toujours riche, celle de l’École de Francfort et celle du « cercle » de Bakhtine. Ce sont celles qui demeurent les sources d’interrogation les plus vivantes et les plus riches, quand bien même l’une et l’autre se trouvent sollicitées par des universitaires dont les problématiques et les intérêts sont parfois diamétralement opposés. Dans le secteur de la sociologie littéraire, Alfredo Luzi en Italie peut se placer dans la postérité du marxisme de Francfort et la recherche d’une critique qui médie entre la sémiotique textuelle et l’analyse de l’évolution sociale et historique. Augusto Ponzio approfondit, en Italie également, une réflexion sémiologique bakhtinienne. L’un des spécialistes américains de Bakhtine, Michael Holquist, développe aussi une critique littéraire et culturelle « dialogique ».

Il faudrait encore signaler dans les perspectives ouvertes d’abord par un Raymond Williams et ses « Cultural Studies », les recherches diverses qui depuis vingt-cinq ans englobent le domaine littéraire dans une théorie d’ensemble des discours, de la culture discursive ou « discours social » (Marc Angenot). De telles perspectives globalisantes, dont les méthodes et l’inspiration trouvent parfois leurs sources dans les études littéraires, caractérisent les œuvres et les problématiques de Michel de Certeau, Jean-Pierre Faye, Hayden White, Marc Angenot, Richard Terdiman entre autres – et ce, du reste, très diversement. Ces analyses du discours social ne sont pas sans intérêt pour la sociocritique littéraire proprement dite, puisque celle-ci cherche à aborder le texte comme un travail spécifique sur l’interdiscursivité.

Dans ce domaine des recherches littéraires et interdiscursives à la fois, on signalera encore les travaux sur le cliché (Ruth Amossy et Elisheva Rosen à Tel Aviv), le stéréotype (Ruth Amossy) – qui repensent en effet cette problématique du stéréotype dans une perspective sociologique – ou de grandes synthèses interdiscursives sur, par exemple, les thématisations du « criminel » au tournant du siècle (Marie-Christine Leps)11.

XI. La socialité des textes littéraires

Lorsque les grandes synthèses totalisantes du type de celles de Lukács ou de Goldmann se sont écroulées et que se sont mises à proliférer des écoles non-spéculatives prenant pour objets des domaines partiels, strictement « sociologiques », c’est la critique formaliste (poétique, narratologie, sémiotique littéraire) qui, dans les années 1960, voire encore 1970, a pris le devant de la scène en théorie littéraire en particulier. L’Europe occidentale et l’Amérique « découvrent » alors les formalistes russes. L’engouement pour le structuralisme linguistique, « l’inconscient structuré comme un langage » de la psychanalyse lacanienne poussent à la fois à un immanentisme dans l’analyse des œuvres et, à la limite, retournent l’adage : c’est le social qui devient un texte, un discours ; c’est non pas la socialité des textes, mais le social comme texte. On citera pêle-mêle, ayant été dans cette voie, une revue aussi influente que Tel Quel, les travaux de Gérard Genette, le Roland Barthes du Système de la mode, Julia Kristeva dans son moment « sémanalyste » et les analyses de Jean Ricardou sur le nouveau roman. Sans nier la fécondité de certaines constructions sémiotiques ou « struc­turales », le bond en avant qu’elles ont fait faire à la théorie littéraire, c’est aussi de l’insuffisance de l’immanentisme, en réaction à la cécité des études formelles, que va naître une « sociocritique » des textes. Autrement dit, les insuffisances et les apories pouvaient se lire au cours des années 1970 sous trois angles : insuffisance des anciens paradigmes globaux (absence d’une réelle postérité de Lukács-Goldmann), insuffisance des analyses sociologiques « externes » qui toujours contournent le texte même, insuffisance des courants formalistes qui ne sortaient du texte que pour trouver d’autres textes ou des formes transhistoriques.

Pierre Macherey et Pierre Barbéris, venant de la tradition hégelienne-lukácsienne à la fin des années 1960 et se mouvant dans des conceptualisations éprouvées à l’époque, n’en ont pas moins réussi des percées innovatrices. C’est ainsi que Macherey dans Pour une théorie de la production littéraire montreles points aveugles de la lecture que Lénine avait faite de Tolstoï et les limites d’une lecture strictement politique d’une œuvre littéraire, voire les limites d’une mise en rapport « orthodoxe » entre le texte et ses déterminations sociales. À propos de Balzac aussi, il montre les décalages, les écarts entre l’idéologie de l’auteur et l’« idéologie du texte », mais de façon plus fine encore les écarts entre le projet de l’auteur et les contradictions idéologiques du texte. S’il y a une mise en rapport à faire, elle ne peut être simplement une « homologie » (comme le voulait Lucien Goldmann) : aux multiples contradictions du social font écho, mais de façon non directe, non homologique, certaines facettes du texte, lequel ne doit pas être pensé dans une consistance et une cohérence fondamentales. Macherey fait voir par exemple dans Robinson Crusoe le jeu des lisibilités successives, des érosions et déplacements de sens subis par ce qui fut d’abord lu comme un pamphlet politique.

Pierre Barbéris pour sa part met en rapport les textes romanesques et les textes d’historiens (Le Prince et le Marchand [1980]), comparant en particulier Balzac à Quinet et Michelet à propos des guerres de Vendée et du phénomène vendéen en général dans la Révolution française. Ses conclusions sont en substance que l’histoire inscrite dans le texte littéraire dit mieux l’Histoire que l’histoire pratiquée par l’historiographie ! Il montre que la discipline historienne, y compris et peut-être surtout ceux qui sont dans le « bon » camp (comme Michelet), est prisonnière d’un discours déjà-là et d’une morale civique contraignante, alors que le romancier, plus « irresponsable » (quoique englué lui-même dans de l’idéologique omniprésent) a par moment des intuitions sur le passé et sur la société de son temps qui anticipent de beaucoup ce que des historiens ultérieurs trouveront. Si loin qu’ils demeurent de la « sociocritique », Macherey et Barbéris ont mis l’accent sur la polysémie et la complexité inouïes du texte littéraire. Ils préparent la voie à une sociocritique qui tout en prenant pour objet la socialité des textes – le texte comme objet social et historique, mais aussi le social inscrit dans le texte – ne passe pas outre la matérialité du langage littéraire, son excès et son « ambivalence ». De nombreuses recherches ultérieures ont abordé de façon neuve le genre du roman comme mise en récit de l’histoire : on verrait par exemple l’analyse de Paola Galli sur le roman de la Révolution française, La Rivolta della ragione.

Un retour à une interrogation sur le texte réintégré dans les réseaux intertextuels du discours social, engendré par des « codes » sociaux dont il n’est pas cependant la « performance » mécanique, mais dont il excède la lisibilité immédiate, ce retour après la phase structuraliste, est sensible dès la fin des années 1960. Dans S/Z (1970), Roland Barthes poursuivant son travail de rupture avec le structuralisme, s’attaque à une nouvelle fameuse de Balzac, « Sarrasine » – nouvelle censément sans ombre – et montre très bien la multiplicité des strates de sens dans cet écrit, ce qui le conduit à une théorie du « scriptible » et du « lisible », laquelle rompt avec les périodisations traditionnelles du réalisme et du modernisme. Le texte scriptible est un « présent perpétuel », « une galaxie de signifiants », « plus le texte est pluriel et moins il est écrit avant que je le lise12 ».

Pierre V. Zima, dont les premières références furent Mukařovský, Goldmann et Adorno, auteur en 1980 d’une Textsoziologie qui entendait fusionner tout l’apport formaliste et sémiotique avec l’esthétique historiciste et la « Théorie critique », est l’auteur d’abord de deux ouvrages qui retracent l’évolution du roman moderniste de Proust et Kafka à Musil, Moravia et Camus, – de « l’ambivalence » à l’« indifférence » romanesques. Son Manuel de sociocritique (1985), se présente comme une érudite synthèse du siècle écoulé, bien au courant des traditions allemandes, soviétiques et françaises. À partir souvent de l’analyse minutieuse de micro-structures syntaxiques ou thématiques, Zima cherche à connaître la spécificité fonctionnelle du texte « moderne », le modernisme littéraire non comme « reflet » ou « homologie » mais comme dispositif à créer du soupçon, de l’ambiguïté, à subvertir ou à ironiser les grands discours idéologiques, les certitudes monologiques, les slogans et les orthodoxies des sociétés modernes. Le texte littéraire est ce qui permet d’échapper à l’« instrumentalisation » des sociétés technocratiques modernes. À cet égard, Zima construit une problématique développée par l’École de Francfort, mais avec les instruments d’une analyse linguistique et sémiotique préoccupée par la mise en texte.

Charles Grivel, esprit original et audacieux, a exploré nombre de voies qui relient le texte au hors-texte et au discours social dans son ensemble. Sa Production de l’intérêt romanesque (1973), prenant à bras le corps et sans discrimination dix ans de romans publiés en France (de 1870 à 1880), oriente son œuvre vers une exploration des rapports entre le genre romanesque, la doxa culturelle générale et les manières de connaître le monde qui prévalent dans un état de société. On signalera, dans une perspective analogue, les travaux de Philippe Hamon sur la production de valeurs et d’évaluations dans le texte romanesque (Texte et idéologie, 1984).

Les chercheurs qui se sont emparés du mot de « sociocritique », créé et défini par Claude Duchet en 1971, ont en commun de reprendre l’ancienne recherche d’une théorie des médiations du social. Loin des théories du « reflet », elle tient pour axiomatiques une série de propositions heuristiques:

la relative autonomie du textuel, la complexité des instances médiatrices entre la littérature et son co-texte socio-historique, la problématisation du littéraire même, la perception de l’idéologique comme textualité active et non plus comme fausse conscience, la prise en compte enfin de tout ce qui n’advient que par le langage, sur l’une et l’autre scène13.

Un double mouvement caractérise la sociocritique créant une tension féconde, mais problématique : d’une part, le texte littéraire est immergé dans le discours social, les conditions mêmes de lisibilité du texte ne lui sont jamais immanentes – ceci en apparence le prive de toute autonomie. Cependant, l’attention du sociocritique sera vouée à mettre en valeur ce qui fait la particularité du texte comme tel, les procédures de transformation du discours en texte. Prélevé sur le discours social, produit selon les « codes » sociaux, le texte peut certes reconduire du doxique, de l’acceptable, des préconstruits, mais il peut aussi transgresser, déplacer, déconstruire, excéder l’acceptabilité établie. Dans le premier cas, le texte s’assure d’une lisibilité immédiate, il est un secteur de la production doxique. Mais par là même (comme l’atteste le cas du réalisme socialiste), il est voué à devenir « illisible », incrédible à mesure que la connivence avec la doxa qu’il portait s’estompe. En revanche, les textes qui déplacent le doxique sont souvent de ceux qui inscrivent de l’indétermination, ce qui les rend difficilement lisibles dans l’immédiat, mais leur assure un potentiel de lisibilité « autre ».

Dans une perspective de cette sorte, la réflexion sur l’intertextualité, développée dans les années 1970 à partir d’axiomes fondamentaux de la pensée bakhtinienne, a été décisive. Le développement de « lectures intertextuelles » est venu troubler toutes sortes de schémas vectoriels qui allaient de la classe ou de l’époque à l’auteur, de l’auteur à l’œuvre, de la référence empirique à son « expression », de la source à l’influence, et elle a radicalement mis en question, pour les textes eux-mêmes, leur clôture et leur linéarité, d’une majuscule à un point final. Les analyses intertextuelles ont développé, à l’écoute de Bakhtine, des problématiques perspicaces de la multiplicité des voix et de l’hétérogène14.

Claude Duchet a dirigé le collectif Sociocritique (Nathan, 1979) et Edmond Cros, hispaniste de l’Université Paul-Valéry à Montpellier, a publié diverses monographies et une synthèse, Théorie et pratiques sociocritiques (Éditions sociales, 1983), deux ouvrages dont les instruments notionnels et les perspectives sont du reste passablement différents. Diverses revues, Littérature (Paris), Imprévue (dirigée par Edmond Cros à Montpellier), Sociocriticism (créée par le même Edmond Cros à Pittsburgh), et l’Immagine riflessa (Italie) ont contribué au débat sociocritique.

Antonio Gómez-Moriana pratique sur la littérature espagnole une sociocritique attentive à l’aspect pragmatique des énoncés. Henri Mitterand a montré dans son vaste travail sur Zola la tension qui habite cette œuvre : reproduction en fiction des idéologèmes qui dominent le discours social de son temps et déplacements opérés par la poétique zolienne dans ses multiples formes de passage au mythe. Jean Borie avait jeté les premiers jalons de cette entreprise. Jacques Dubois a également produit une étude de l’Assommoir de Zola et de nombreuses autres analyses sociocritiques.

Dans la conjoncture de cette fin du XXe siècle, ce qu’on nomme aujourd’hui « sociocritique », mais aussi la sociologie du champ littéraire et le retour à l’histoire sociale des milieux littéraires, sont pris dans la remise en question générale des études littéraires, de leurs limites, de leurs visées et de leurs méthodes. Les différentes traditions de critique socio-historique ont surtout en commun certaines interrogations et insatisfactions ; la sociocritique, particulièrement, est plutôt un lieu de questionnements qu’elle n’est un corps de principes acquis et de méthodes sûres et éprouvées15. Le récent volume de mélanges en hommage à Claude Duchet, La politique du texte, témoigne de ces questionnements en dialogue. Les principes qui guident les chercheurs qui s’en réclament sont plus la certitude de ce qu’elle ne veut pas faire, de ce que les sociocritiques croient vain, réducteur ou inadéquat qu’un système d’esthétique socio-historique tout constitué. Travaillant sur les textes dans leurs déterminations sociales et historiques, elle ne veut ni subsumer l’esthétique et la littérarité sous des fonctions sociales positives ni fétichiser le littéraire comme étant d’une essence à part. En maintenant en tension ou en problématique l’esthétique et le social, elle se démarque à la fois des approches purement formelles du texte littéraire (ou purement herméneutiques, déconstructionnistes etc.) et des approches purement contextuelles, institutionnelles, sociologistes, déterministes. Sans ignorer l’apport à la théorie littéraire des approches de type déconstructionniste, si dynamique en ce moment aux États-Unis en tout cas16, la sociocritique veut faire percevoir et comprendre ce qu’elle désigne comme la socialité des textes.

Lisant des textes sans considération a priori de leur statut établi par l’institution ou par la postérité, elle veut se donner les moyens d’analyser le « fictionnel », le « scriptible », la « littérarité », la « polysémie », la « polyphonie », le « novum » sans omettre de reconnaître que la plupart des textes fonctionnent dans et pour le ressassement, la doxa, l’identitaire, le conforme, le sociétal, le civique hégémonique. Ces fonctions doxiques, « idéologiques », adaptatives, répressives, adhésives, cohésives, il lui faut donc aussi les analyser, les comprendre, les interpréter.

Il lui faut pousser la réflexion théorique du côté de l’ensemble des médiations qui permettent de penser tout texte, tout système discursif, comme objet social sans cependant le réduire au « reflet » d’une société, à la représentation « adéquate » de ce qu’il prétend exprimer, même quand on a affaire aux textes les moins soucieux de travail sur le langage. C’est parce que les textes « littéraires » – au sens courant de ce terme – ont cette potentialité d’être « autres », « ailleurs », en excès par rapport à leurs dires qu’ils touchent à la dimension esthétique et c’est parce qu’ils ont, plus encore, la fonction de redire, d’illustrer, de relayer le déjà-là qu’ils relèvent de la reproduction sociale. Mais en développant une réflexion théorique, la sociocritique rejette une sorte de paradigme binaire simpliste selon lequel il y aurait, dans le social, de la reproduction, de l’imposition symbolique, du lisible, de l’institution entropique et hors du social (et donc hors de toute prise analytique objective) du novum, de l’imaginaire, de l’utopisme, de la littérature… Car le social (et donc l’objet de la réflexion socio-logique et historio-graphique), c’est aussi l’« instituant », le « novum », l’« imageant » (par opposition à l’imagé), le rêvé, l’imaginaire, l’innovateur, le sacré ; c’est ce qui émerge autant que ce qui résiste ; c’est ce qui s’arrache autant que ce qui adhère et persiste en s’imposant ; ce qui advient autant que ce qui perdure ; l’interprétance autant que le dogme ; la parole libérée opposée à la parole autoritaire.

Il fut un temps où le sociologue ou le critique littéraires savaient ce qui était « esthétique » et porteur de valeurs culturelles, ou bien « progressiste » ou « révolutionnaire », ou avant-gardiste ou « critique » (au sens de l’École de Francfort). À l’heure actuelle, par une sorte de retour du balancier à un scepticisme, un « pyrrhonisme » désabusé, on ne sait plus rien : la tentation est grande de feindre de théoriser cette déception, voire son ressentiment, dans le repli sur le corps privatisé, la déconstruction comme criticisme « pur » ou encore la réduction des formes symboliques à de la domination indéfiniment reconduite…

Le problème essentiel qui se pose à une critique littéraire soucieuse d’intégrer la littérature dans la société et dans l’histoire globale semble être le suivant : y a-t-il encore aujourd’hui – où et dans quelles conditions, – un discours théorique possible sur la littérature et plus largement sur la culture, qui cherche à la fois la compréhension de l’entropie et celle de l’échappée, c’est-à-dire qui ne prétende ni se soustraire d’emblée à l’entropie ni cependant s’y enfermer et y limiter la sociologie littéraire.


Notes

  1. À cet égard, Les Règles de l’art de Pierre Bourdieu (Paris, Seuil, 1992) ont un caractère innovateur.

  2. Tous les auteurs et les ouvrages allégués ou cités dans cette étude sont repris dans la bibliographie sans que ces références soient signalées dans le corps du texte par de continuels appels de note.

  3. Georgii Plekhanov. Questions fondamentales du marxisme,Paris, Éditions sociales, 1927, p. 265 (XVIII).

  4. Ibid., p. 199.

  5. Karl Radek, dans Pervyi vsesoiuznyi s"ezd sovetskikh pisatelei, Moskva, [s.e.], 1934, p. 317 : Loin du fragmentaire, la nouvelle esthétique, réaliste bien entendu, doit faire appel à la totalité des contradictions sociales. « Par conséquent les grandes oeuvres du réalisme socialiste ne peuvent pas surgir à la suite d’observations faites au hasard, sur des fragments donnés de la réalité ; elles obligent l’artiste à embrasser l’énorme tout. Quand bien même l’écrivain traduirait la totalité dans un détail, et voudrait montrer le monde dans une goutte d’eau, dans la destinée d’un petit homme, il ne saurait remplir sa tâche sans avoir présente à l’esprit la marche du monde entier ».

  6. Georg Lukács. Soljenitsyne, Paris, Gallimard, 1970, p. 11.

  7. Dans La Signification présente du réalisme critique (Paris, Gallimard, 1960).

  8. La notion d’« Énigmaticité du texte » est notamment développée par le comparatiste Jean Bessière dans Dire le littéraire (Liège, Mardaga, 1990) et ses ouvrages ultérieurs.

  9. Régine Robin. « Le sociogramme en question », Discours social/Social Discourse, vol. 5, nos 1-2, 1993, p. ???

  10. Roland Barthes avait noté qu’il « existe un vieux fonds folklorique racinien comme il existe un comique troupier » (Sur Racine, Paris, Seuil, coll. « Points », 1979 (1960), p. 143).

  11. Nous pensons que le courant de recherche qui aborde de façon socio-historique les genres littéraires comme instruments cognitifs (Timothy J. Reiss. The Meaning of Literature (Ithaca (NY), Cornell University Press, 1992) ; P. Livingston) et dans leur différentiel et leur interaction avec le texte savant (Michel Pierssens) sont à la marge de l’enquête actuelle. Il n’empêche qu’ils posent des questions à la sociocritique.

  12. Roland Barthes. S/Z, Paris, Seuil, coll. « Points », 1970, pp. 11, 12, 16. C’est nous qui soulignons.

  13. Claude Duchet. « Médiations du social », Littérature, no 70, 1988, p. 3.

  14. Voir une étude sur le développement de cette notion d’intertextualité : Marc Angenot. « L’Intertextualité », Revue des sciences humaines, no 189, 1983, pp. 121-135.

  15. Il existe un réseau international de chercheurs en sociocritique que de grands colloques réunissent régulièrement. Deux se sont tenus en 1993, l’un à Montréal (« Écrire la pauvreté / Writing Poverty »), l’autre à San-José-de-Costa-Rica.

  16. Mais en refusant la tendance de fausse philosophie anti-métaphysique et le scepticisme cognitif lui aussi faussement radical.


Pour citer cet article :

Marc Angenot et Régine Robin, « La sociologie de la littérature : un historique », réédition sur le site des ressources Socius, URL : http://ressources-socius.info/index.php/reeditions/18-reeditions-d-articles/26-la-sociologie-de-la-litterature-un-historique, page consultée le 28 mars 2024.

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