CONTOURS CONCEPTUELS
Le concept de métafiction emprunté à la littérature anglo-saxonne est souvent employé pour désigner certaines formes romanesques postmodernes, mais les études critiques lui attribuent, de par sa polysémie, son élasticité, des acceptations différentes. La réflexion sur la définition du terme commence par une interrogation sur le préfixe méta. Le sens original grec exprime le changement, la succession, la réflexion. En fait, on le retrouve par exemple dans le vocabulaire scientifique pour indiquer l’autoréférence (réflexion). Selon Roman Jakobson, il indique un discours second par rapport à un discours premier et renvoie à la fonction métalinguistique du langage, c’est-à-dire aux commentaires que la langue fait sur elle-même (Jakobson, 1963, pp. 217-218). Il importe de distinguer métalangage, métadiscours et métafiction. Ainsi, dans le sillage de Jakobson, la linguistique a mené dans les années 1960 les premières études sur la fonction métalinguistique. Une décennie plus tard, la narratologie a saisi l’importance du métalangage dans la communication littéraire grâce notamment à Roland Barthes, qui définit la critique littéraire comme un « discours sur un discours », un « langage second, ou méta-langage […], qui s’exerce sur un langage premier (ou langage-objet) » (Barthes, 1974, p. 255). Par extension et toujours dans la lignée narratologique, s’est développée la notion de « métadiscours » (van Rossum-Guyon 1981) qui se définit comme un discours portant sur la structuration du texte et/ou de sa signification par le biais des interventions de l’auteur, étant donné que les récits littéraires intègrent en principe des énoncés personnels rapportés, soit au créateur (le domaine du métadiscours), soit aux agents de la narration (le domaine du métarécit). Il s’agit donc d’un procédé par lequel l’auteur s’accorde le droit d’intervenir en son nom dans la narration, sans toutefois briser la cohérence du récit (Hamon, 1977).
Comme ceux de « métalangage » et de « métadiscours » soulignant la faculté de réflexivité du langage, le terme de métafiction inventé en 1970 par l’écrivain et critique américain William H. Gass met l’accent sur l’autoréférentialité de la fiction qui se met en scène via de multiples procédés. Ce sens de méta combiné au terme anglais de « fiction » signifiant « roman, conte, nouvelle, littérature en prose » peut donc désigner une œuvre littéraire qui fait référence à la littérature au cœur de sa diégèse, qui se joue des conventions textuelles, interroge les modes de production de la fiction et ses effets sur les lecteurs, grâce à l’intériorisation de commentaires sur l’écriture du texte littéraire lui-même et sur sa lecture. Il s’agit donc d’une fiction à propos de la fiction comme le notifie d’un point de vue étymologique et conceptuel son hybridité constitutive (création littéraire, fiction et critique, méta au sens de discours second) et comme l’atteste un certain succès critique de cette définition à partir des années 1970.
Selon Robert Scholes (1979), les origines de métafiction sont liées au terme de « métarécit » qui apparaît comme un récit expérimental de notre temps, une forme textuelle visant à expliciter le procédé commentatif et entretenant un rapport étroit, via le principe compositionnel, qui peut induire l’existence d’au moins deux strates narratives. Pour Genette (2004), le métarécit en tant que récit dans le récit, que phénomène de réflexivité par lequel le roman s’interroge lui-même et se désigne comme une construction fictive, doit être défini comme un récit au second degré qui actualise ainsi ce passage au deuxième degré, au méta. Patricia Waugh (1984) quant à elle, explique que les origines de la métafiction résultent d’une mise en crise des codes et d’une parodie des conventions littéraires identifiables à travers divers procédés et stratégies (jeux jubilatoires sur les franchissements de niveaux narratifs, jeu entre narrateur et narrataire, etc.) qui engendrent au final une lecture rétroactive de l’histoire littéraire mettant en exergue la présence de procédés métafictionnels dès les origines du roman moderne (en particulier dans le roman du xviiie).
Cependant, à partir de ce sens, la métafiction a subi des glissements notables. En premier lieu, le terme a été utilisé par la critique anglo-américaine pour qualifier la fiction américaine expérimentale des années 1960-70 (John Barth, Robert Coover entre autres), puis par extension une partie de la création romanesque européenne (Nouveau roman, Calvino, Nabokov, etc.) qui se caractérisent par une pratique de la réflexivité. Ainsi de nombreux théoriciens (Rose, 1979 ; Scholes, 1979 ; Hutcheon, 1980 ; Waugh, 1984) ont tenté de circonscrire la notion, à l’instar de Robert Scholes qui donne la première définition du néologisme et reprend son caractère hybride (« la métafiction assimile toutes les perspectives critiques dans le processus fictionnel » ; 1979, p. 23), de Linda Hutcheon (« la métafiction contemporaine intériorise un commentaire non seulement sur l’écriture du texte lui-même, mais aussi sur la lecture» ; 1982, pp. 8-9) ou encore de Patricia Waugh (« a theory of fiction through the practice of writing fiction » ; 1984, p. 2).
Malgré le fait que ces différentes études ont engendré une démultiplication de terminologies concurrentes (« Fabulation » pour Scholes ; « Narcissistic Narrative » pour Hutcheon ; « Self-Conscious Fiction » pour Waugh) pouvant porter à confusion, la métafiction désigne bien d’un point de vue conceptuel un texte fictionnel qui fait référence à lui-même en insérant à l’intérieur de l’œuvre une réflexion sur le processus de composition et de réception des textes littéraires, c’est-à-dire dès que le texte renvoie à sa propre fictionnalité (Hutcheon 1980, Sermain 2002). Dans ce sens, la métafiction se distingue du concept d’autofiction qui, selon Philippe Gasparini, doit être réservé « aux textes qui développent, en toute connaissance de cause, la tendance naturelle du récit de soi à se fictionnaliser » (2004, p. 26.), tout en respectant l’homonymie de l’auteur, du narrateur et du héros via un double contrat de lecture.
Cependant la fictionnalisation de soi dans la proposition critique étendue du terme autofiction faite par Vincent Colonna (2007, pp. 177-178) recouvre des matrices littéraires fort variées (le roman autobiographique, la fiction spéculaire, le roman avec intrusion d’auteur et la fabulation) qui peuvent inclure des formes de réflexivité littéraire, des fragments métafictionnels et générer donc des confusions conceptuelles. Notons ensuite que la critique française qui privilégie davantage le terme de métadiscours, de métatextualité ou d’autoréfentialité connaît la même difficulté terminologique avec de multiples notions (récit spéculaire, fiction réflexive, roman autoréférentiel…) qui renvoient au concept de métafiction (Chanady, 1998). Cette dimension réflexive s’élabore à partir de différents procédés fictionnels comme des franchissements de niveaux narratifs, un jeu entre narrateur et narrataire, la mise en cause des conventions littéraires, une sollicitation du réseau intertextuel (Waugh, 1984 ; Ryan-Sautour, 2002). D’autres chercheurs (Ommundsen, 1993 ; Sermain, 2002) en explorant l’histoire littéraire ont également fait, par glissement sémantique, de la métafiction une catégorie générique à « dominante » réflexive, en démontrant que l’autoréflexivité textuelle existe, sous des formes différentes (récit enchâssé, mise en abyme, roman à l’intérieur du roman…), depuis bien longtemps dans notre histoire littéraire (Cervantès, Scarron, Diderot…) et ne peut être circonscrite uniquement à la production littéraire contemporaine.
DÉTOURS CONCEPTUELS
Métafiction et métalepse
Dans une conception pragmatique de la fiction, le concept de métafiction entretient des rapports étroits avec la métalepse (Nelles, 1997 ; Malina, 2002 ; Genette, 2004 ; Schaeffer, 2005). D’un point de vue narratif, la métalepse manifeste le passage transgressif d’un niveau à un autre et déstabilise le fonctionnement représentationnel, tout en posant le problème de la référence, puisqu’elle transforme le contrat de lecture initialement fondé non plus autour d’un principe de vraisemblance, mais autour d’un savoir partagé de l’illusion, un lieu de connivence entre auteur et lecteur. Or cette intrusion auctoriale inhérente à la métafiction, crée un franchissement des frontières à l’intérieur des univers fictionnels et s’avère
« une mise à nu de la situation de communication paradoxale qui caractérise la fiction : en court-circuitant la frontière entre le monde de la narration et le monde du narré, elle met l’accent sur le fait que dans le récit de fiction, contrairement au récit factuel, le monde narré est ontologiquement dépendant de l’acte de narration qui l’engendre » (Schaeffer, 2005, p. 14).
À titre d’exemple, on peut mentionner Paludes d’André Gide qui combine une réflexion sur la matière romanesque et un personnage de romancier ayant la même identité que l’auteur. Dans cette fiction romanesque, un narrateur anonyme relate à la première personne, sous la forme d’un journal, sa rédaction d’un récit, également à la première personne, qui raconte la vie de Tityre. Cette figure auctoriale se matérialise sous les traits d’un narrateur-héros, à la fois représentant de l’auteur et personnage qui crée, par la multiplication des intrusions auctoriales et des procédés métaleptiques, une remise en cause des conventions littéraires. La métafiction en instaurant un discours critique dans le processus fictionnel engage clairement des enjeux esthétiques en cherchant, par les choix poétiques effectués, à amener le lecteur et l’ensemble de la communauté littéraire à réfléchir sur les catégories de la fictionnalisation auctoriale établies au sein du champ littéraire.
Métafiction et autofiction
Selon l’analyse du discours, la métafiction offre la possibilité de repenser le concept d’auteur en tant que figure imaginaire qui se construit dans le discours littéraire sous un double prisme (auteur/critique). Les diverses stratégies textuelles de la métafiction (Waugh, 1984) et notamment les franchissements de niveaux narratifs deviennent des lieux où l’auteur signale sa présence et suggère sa modalité d’intervention (Bokobza Kahan, 2009). La métafiction constitue donc une des formes possibles d’exploration de « l’ethos auctorial » (Amossy, 1999 ; 2009) comme image verbale construite dans le discours par celui qui prend la parole pour mener son audience vers une adhésion. La fictionnalisation de l’ethos pose la question du flottement conceptuel entre métafiction et autofiction. En effet, comment qualifier théoriquement une fiction qui consiste à faire de l’écrivain, un sujet imaginaire, à raconter une histoire en collaborant à la fable, en devenant un élément de son invention littéraire qui interroge la création en train de se faire ? Certaines formes d’autofiction entretiennent un lien étroit avec la métafiction, notamment lorsqu’elles mettent en scène la mise en abyme du livre combinant ainsi réflexivité littéraire et fiction de soi. Comme a pu le démontrer Vincent Colonna, l’autofiction est un instrument privilégié pour dénaturaliser et se jouer de la fonction d’Auteur par le procédé de la mise en abyme de l’écrivain ou du livre. L’œuvre littéraire reflète, duplique une « énonciation où l’ouvrage se cite » en cours de création. Par exemple le roman Si par une nuit d’hiver un voyageur d’Italo Calvino pose question génériquement, en particulier le chapitre viii qui constitue le journal d’un des personnages du roman, l’écrivain, Silas Flannery et distille d’autres postures qui tendent à fictionnaliser la théorie calvinienne. À propos de ce chapitre central, on peut évoquer l’image d’un véritable prisme réflexif orchestré par une magistrale mise en abyme qui provoque chez le lecteur un sentiment de vertige face à ce jeu de miroirs, à ce jeu infini des signifiants. Ce chapitre contient donc les projets de récits de l’écrivain et se construit autour de toute une série d’oppositions, d’une duplication complexe, cristallisée par la figure de « l’écrivain productif » et de « l’écrivain tourmenté », doubles de l’auteur italien. Le roman renferme donc bien une mise en abyme du livre – et du lecteur – mais il ne présente pas cependant une fictionnalisation de son auteur assez importante pour être considéré comme une autofiction. La métafiction, tout comme l’autofiction, constitue donc une des formes possibles d’exploration de l’auctorialité contemporaine.
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