En son sens le plus général, le pouvoir peut se définir, pour reprendre la formulation du philosophe Bertrand Russell, comme « la production d’effets » sur « le monde extérieur, qu’il soit humain ou non humain » (Russell, p. 21 et p. 197). Dans la mesure où cette production d’effets peut parfois, dans les relations sociales, échapper à l’intention consciente de l’individu, le pouvoir désigne ou bien (lorsque la production d’effets est voulue) le déploiement intentionnel d’un moyen ayant pour visée l’obtention d’une fin, ou bien (lorsque la production d’effets résulte de mécanismes objectifs non intentionnels) le fait d’exercer une influence plus ou moins grande sur l’état du monde ou sur autrui. Ainsi défini, le pouvoir est inhérent à toute vie humaine et à toute interaction sociale : il est en effet une composante essentielle et constitutive de toute action, puisqu’agir (déplacer un objet, persuader par le recours à des arguments, contrôler la conduite de l’autre, etc.), c’est par définition avoir des effets sur le cours des choses.

C’est pourquoi le « pouvoir » est et demeure le problème le plus fondamental de l’éthique. C’est aussi pourquoi les théories du pouvoir, qui portent sur les divers moyens (physiques, psychologiques ou institutionnels) qu’ont les êtres sociaux de contrôler le corps ou l’esprit d’autres êtres sociaux, comportent explicitement ou implicitement une forte dimension critique ou dénonciatrice.

L’ensemble de ces théories n’en constitue pas moins un tout composite et hétérogène. Complexe et polymorphe, la notion de pouvoir a donné lieu, dans l’histoire des sciences humaines et sociales, à plusieurs conceptualisations disparates et à une innombrable quantité de travaux, eux-mêmes inscrits dans des disciplines variées. On peut dire, toutefois, qu’il existe essentiellement deux grands types de définitions du pouvoir. D’une part, les définitions, plus classiques, qui conçoivent le pouvoir comme un attribut ou un avoir, comme une caractéristique de la personne ou de l’instance qui le détient (les « dominants ») ou de la position sociale ou institutionnelle qui en est investie (« prendre le pouvoir », « être au pouvoir », etc.) ; d’autre part, les définitions qui, inspirées par les mouvances critiques et théoriques des années 1960 et 1970 et, notamment, par la philosophie de Michel Foucault, mettent plutôt l’accent sur les modalités variables d’exercice du pouvoir, sur sa dynamique propre et son fonctionnement pluriel, sur son caractère fondamentalement relationnel. Ces approches moins substantialistes, qui s’intéressent d’abord à la multiplicité des rapports de pouvoir tels qu’ils constituent la vie sociale (tant dans la sphère privée que dans la sphère publique), sont celles qui, de manière générale, dominent actuellement le champ des études sur la société et la culture. Dans le panorama général qui suit sur la question, ces théories contemporaines du pouvoir seront privilégiées.

 

L’approche de Luhmann

Plusieurs théoriciens contemporains importants ont en commun d’avoir insisté sur la nécessité de rompre avec les conceptions courantes faisant du pouvoir une propriété ou une faculté – ou encore un « instinct » délimitant, au sein de la « nature humaine », les « meneurs » et les « suiveurs », comme le pensait Bertrand Russell (Russell, pp. 7-20) dans les années 1930. C’est le cas, par exemple, du sociologue allemand Niklas Luhmann, éminent représentant de la théorie des systèmes. Pour Luhmann, « le pouvoir “est” une communication » (Luhmann, p. 18), c’est-à-dire qu’il se manifeste par et dans une relation entre diverses instances et qu’il n’existe que relationnellement. Il est, foncièrement, un contrôle de la liberté de choix d’autrui, une « limitation de la marge de sélection du partenaire » (p. 13). En ce sens, il ne s’oppose pas à la liberté des acteurs sociaux mais présuppose l’existence d’alternatives de part et d’autre de la relation de pouvoir, tant du côté de celui qui l’exerce que du côté de celui qui le subit : c’est effectivement parce qu’une certaine liberté d’agir est reconnue aux individus, parce que la « possibilité de s’autodéterminer » (p. 26) leur est au moins partiellement attribuée que le pouvoir existe comme une volonté cherchant à neutraliser celle d’autrui, comme tentative d’interrompre la contingence et « d’accroître la probabilité de l’occurrence de combinaisons improbables de sélection » (p. 15). Pour restreindre ainsi l’éventail des choix, le pouvoir doit faire planer le spectre d’une sanction possible, la production de la crainte étant, dans une perspective luhmannienne, son principal mode d’opération ; mais cette sanction, le pouvoir doit la rendre menaçante et plausible sans pourtant y avoir recours, pour éviter de se muer en violence, comme l’a déjà suggéré la philosophe Hannah Arendt, dont s’inspire vraisemblablement Luhmann : « la violence se manifeste lorsque le pouvoir est menacé » (Arendt, p. 157), lorsqu’il commence à disparaître et à faire l’objet d’un déni de reconnaissance. Les signes visibles du pouvoir manifestent en ce sens une ambivalence fondamentale, l’utilisation de la sanction étant à la fois le spectacle d’une puissance qui s’exhibe et l’indice ultime de sa faiblesse ou de sa fragilité, d’une absence d’obéissance (ou de la peur, de la part des dirigeants, de cette indocilité). C’est pourquoi, chez Luhmann, le pouvoir en tant que tel (distinct de la contrainte, de la violence ou de la sanction) apparaît comme une menace continuellement présente mais non actualisée, exigeant en somme le maintien d’une distance entre la « potentialité » et son « actualisation » (Luhmann, p. 31).

 

L’approche de Foucault

Michel Foucault demeure, dans l’horizon contemporain, celui qui a poussé le plus loin la réflexion à la fois historique et théorique sur le pouvoir, sa pensée foisonnante et inclassable ayant connu et connaissant toujours une fortune immense, tant aux États-Unis que dans le domaine francophone. Il s’agit moins, chez Foucault, d’une « théorie » uniforme et close que d’une démarche globale d’analyse des formes de pouvoir constitutives des sociétés occidentales modernes. Cette exploration s’appuie néanmoins sur un certain nombre de propositions théoriques qui sont, dans la pensée foucaldienne, aussi récurrentes que structurantes. Retenons ici les trois principales.

D’abord, le pouvoir est relationnel. Pour Foucault, il est un ensemble de relations telles que l’un parvient à déterminer ou contrôler la conduite de l’autre. Le pouvoir ne se possède pas ; il s’exerce. Et il le fait « à partir de points innombrables, et dans le jeu de relations inégalitaires et mobiles » (Foucault, 1976, p. 123). Cela signifie que « dominant-e » et « dominé-e » sont des positions momentanément occupées dans le cadre de rapports de force localisés et susceptibles d’être contestés ou de se renverser, ces rapports ne pouvant « exister qu’en fonction d’une multiplicité de points de résistance » (1976, p. 126). De toute évidence, comme le rappelle par exemple Silvia Federici au sujet d’un phénomène comme la chasse aux sorcières (Federici, pp. 29-30), cette fragilité des rapports de pouvoir, nullement universelle, ne peut exister que dans des conditions où les dominé-e-s ne sont pas systématiquement anéanti-e-s ; mais il reste que le pouvoir, considéré d’un point de vue théorique, ne s’exerce pas nécessairement de manière unilatérale (du haut vers le bas), ni toujours par le recours à une force répressive ou proscriptive. L’analyse développée par Foucault cherche effectivement à rompre avec ce qu’il définit comme une conception « juridique » du pouvoir : les rapports de pouvoir ne se situent pas uniquement « dans les relations de l’État aux citoyens ou à la frontière des classes » et « ne se contentent pas de reproduire au niveau des individus, des corps, des gestes et des comportements, la forme générale de la loi ou du gouvernement » (Foucault, 1975, p. 35). Les mécanismes du pouvoir sont parfois subtils et ses modalités d’exercice, variées – au sein des relations interpersonnelles familiales, par exemple, le parent et l’enfant peuvent alternativement, et subtilement, exercer un pouvoir l’un sur l’autre, au moyen de la manipulation affective, de la coercition, de la punition, de la désobéissance prolongée ou de la récompense, etc.

Quant aux deux autres grands traits fondamentaux du pouvoir, ils découlent de son caractère foncièrement relationnel. D’une part, les rapports de pouvoir, loin d’être extérieurs aux autres types de relation, sont toujours immanents aux rapports (économiques, sexuels, sociaux, pédagogiques, etc.) à travers lesquels ils se manifestent (1976, p. 124). D’autre part, et enfin, le pouvoir est omniprésent. C’est-à-dire que, dans la mesure où il n’y a pas une « opposition binaire entre les dominateurs et les dominés », dans la mesure aussi où les rapports de force sont pris dans un jeu « d’affrontements incessants [qui] les transforme, les renforce, les inverse » (1976, p. 122), le pouvoir n’est pas la propriété acquise et conservée d’un groupe où il circulerait de façon homogène.

Cette triple définition du pouvoir (considéré comme relationnel, immanent et omniprésent) constitue en fait à la fois le présupposé et l’horizon des analyses, pour ainsi dire concrètes, que Foucault a consacrées aux diverses manifestations du pouvoir. Celui-ci, en effet, s’il prend toujours appui sur des « dispositifs » (qui impliquent des institutions et des systèmes de discours et de savoirs), peut prendre plusieurs formes, selon les points d’application qui le caractérisent, les sujets et objets qu’il prend en charge et les techniques qu’il utilise. Dans le cadre de ses travaux, Foucault a surtout cherché à montrer comment nos sociétés, depuis le xviiie siècle, ont élaboré des formes de pouvoir destinées, sur la base de principes économiques, à contrôler et investir le corps des individus, à encadrer et administrer la vie des populations. C’est vers cette idée centrale que convergent tout autant son analyse des pouvoirs « disciplinaires », qui mettent en œuvre une série de méthodes permettant « le contrôle minutieux des opérations du corps » et assurant « l’assujettissement constant de ses forces [en lui imposant] un rapport de docilité-utilité » (1975, p. 161), que sa réflexion sur le « biopouvoir », qu’il définit comme une « régulation des populations » s’efforçant de gouverner « la prolifération, les naissances et la mortalité, le niveau de santé, la durée de vie, la longévité avec toutes les conditions qui peuvent les faire varier » (1976, p. 183) – que l’on pense, par exemple, aux innombrables prescriptions médicales, sanitaires, alimentaires, etc. Les travaux que Foucault a consacrés, vers la fin de sa vie, à ce qu’il appelait la « gouvernementalité » s’insèrent dans une perspective semblable : il s’agit encore de mettre en évidence la formation et l’évolution d’un type de pouvoir ayant « pour principale cible la population » et l’économie politique pour « forme majeure de savoir » (2001, p. 655).

 

Les approches féministes

La conception générale des rapports de force qui se dégage de l’analyse foucaldienne du pouvoir a eu, dans les décennies qui l’ont suivie, une certaine résonance au sein des théories féministes contemporaines et des cultural et gender studies. À ce chapitre, on peut relever ici deux éléments primordiaux.

D’un côté, cette conception foucaldienne a contribué à rendre possible une notion comme celle d’agency (« agentivité » ou « puissance d’agir », pour les traductions françaises) : dans la mesure où le pouvoir, nullement possédé par un sujet souverain, se matérialise dans des relations ; dans la mesure où il n’y a pas de « dehors » du pouvoir et où l’ensemble des individus sont impliqués dans des rapports de force ; dans la mesure, enfin, où ces rapports sont fragiles et contestables, le pouvoir ouvre par définition la porte à des pratiques de résistance, c’est-à-dire qu’il constitue les sujets contextuellement dominés en sujets potentiellement résistants. Le fait même de subir un pouvoir donne au sujet la possibilité de le contester. Cette idée a été développée par la philosophe américaine Judith Butler, qui élabore son concept de « puissance d’agir » sur la base d’une analyse de la performativité du langage. Selon Butler, qui définit le comportement de genre comme l’effet cumulé et sédimenté de discours répétés ayant pour effet d’assigner une identité et une ligne de conduite corrélative, le fait que les discours performatifs autoritaires ou violents puissent, dans certaines conditions, échouer à produire leurs effets rend la domination vulnérable à la subversion. Autrement dit, l’écart qui se creuse entre l’intention illocutoire et les effets perlocutoires (Austin) de ces discours (injures, ordres, commandements, prescriptions, etc.) ouvre la voie à la « puissance d’agir » des sujets dominés. En « rendant plus lâche le lien unissant l’acte [de discours] et l’injure, on ouvre la possibilité d’un contre-discours, d’une sorte de réponse […]. Ainsi, le fossé qui sépare l’acte de discours de ses effets futurs a des implications prometteuses : c’est le point de départ d’une théorie de la puissance d’agir linguistique » (Butler, p. 36). Dans ce fossé, la parodie critique, la désobéissance ou la riposte peuvent se loger et mettre à mal le discours des dominants tout en permettant aux agents dominés de s’approprier le langage et de s’autodéfinir.

D’un autre côté, on retrouve également les traces de la conception foucaldienne du pouvoir dans une notion comme celle d’« intersectionnalité », qui permet aujourd’hui aux chercheurs de tenir compte de l’imbrication des phénomènes de domination. Ce concept, d’abord introduit par des intellectuelles africaines-américaines, « entend penser l’intersection des rapports de domination », c’est-à-dire « l’expérience croisée » (Dorlin, p. 81) de rapports de force multiples (sexuels, raciaux et socioéconomiques, etc.) qui assujettissent plusieurs groupes ou individus. De plus en plus reconnue et répandue, cette nouvelle manière d’entrevoir les relations de pouvoir permet d’analyser la complexité des situations engendrées par la combinaison et l’amalgame des différents types de domination ; elle présuppose ainsi, à sa manière, les idées d’« omniprésence » et de « multiplicité » des rapports de force, que les analyses de Foucault avaient introduites et étayées.  

 

L’approche de Bourdieu

Par ailleurs, la sociologie de Pierre Bourdieu, qui a développé un modèle théorique global et cohérent, est à l’origine d’une autre manière de concevoir le pouvoir et d’en rendre compte. Alors que les théories exposées jusqu’ici ont en commun d’avoir insisté sur le pouvoir comme exercice plutôt que sur le pouvoir comme attribut, l’analyse bourdieusienne a tenté d’articuler les deux paradigmes présentés en introduction : si le pouvoir peut faire l’objet d’une évaluation quantitative (on peut en posséder plus ou moins selon la position que l’on occupe dans l’espace social), il ne se manifeste comme tel que lorsqu’il s’exerce.

Chez Bourdieu, le pouvoir est, de façon générale, défini comme variant en fonction du volume de « capital symbolique » détenu par un agent, le capital symbolique désignant la quantité de reconnaissance accumulée par cet agent au sein du champ spécifique (champ scientifique, champ littéraire, champ politique, etc.) dans lequel il évolue. Ce capital confère à l’agent qui le détient un « pouvoir symbolique », c’est-à-dire la capacité d’être reconnu comme ayant une autorité dans son champ d’activité spécifique (mais pas dans l’espace social global). Ce pouvoir symbolique, en effet, n’est pas nécessairement transférable d’un champ à l’autre, et pour rendre compte de la lutte et de la hiérarchie entre les différents types de capitaux (attachés respectivement aux différents champs), Bourdieu a forgé la notion de « champ du pouvoir » : celui-ci n’est pas un champ au même titre que les autres ; il s’agit, en quelque sorte, d’un champ transversal, qui traverse et recoupe l’ensemble des champs d’activité composant l’espace social. « Le champ du pouvoir est l’espace des rapports de force entre des agents ou des institutions ayant en commun de posséder le capital nécessaire pour occuper des positions dominantes dans les différents champs » (Bourdieu, 1998, p. 353). Un agent occupant une position dominante au sein du champ littéraire, par exemple, peut ainsi occuper une position dominée dans le champ du pouvoir, le capital culturel qu’il détient n’ayant qu’un poids relativement faible par rapport au capital économique ou politique qu’un autre agent a cumulé dans son champ spécifique et qui lui permet, simultanément, d’occuper une position enviable au sein du champ du pouvoir.

Mais la conception du pouvoir élaborée par la sociologie bourdieusienne ne s’arrête pas là ; Bourdieu a également tenté de fournir une description plus détaillée de ce fonctionnement « symbolique » du pouvoir, dont il compare régulièrement les effets à une sorte de « magie » sociale. Si la terminologie qu’il emploie semble parfois inconstante – il parle tantôt de « pouvoir symbolique », tantôt de « violence symbolique » ou de « domination symbolique », les trois notions étant parfois utilisées comme synonymes, parfois pour désigner des réalités légèrement différentes –, le « symbolique », chez Bourdieu, se ramène à un mécanisme général : le pouvoir symbolique en est un qui, d’une part, s’exerce sans le recours à la contrainte physique (il s’exerce magiquement) et qui, d’autre part, se dissimule en tant que pouvoir. Ainsi le sociologue peut-il définir la « violence symbolique », à laquelle il consacre une section entière de La reproduction, co-écrit avec Jean-Claude Passeron, comme « tout pouvoir qui parvient à imposer des significations et à les imposer comme légitimes en dissimulant les rapports de force qui sont au fondement de sa force » (Bourdieu & Passeron, p. 18). La définition de la « domination symbolique », que Bourdieu développe notamment dans son livre sur La domination masculine, n’est pas fondamentalement différente, même si elle semble se situer à un niveau plus systémique. Elle cherche à sortir les relations de pouvoir de l’alternative de la coercition et du consentement et à rendre compte d’une forme de domination globale qui « s’exerce sur les corps, directement, et comme par magie, en dehors de toute contrainte physique » (Bourdieu, 2002, p. 59) – que l’on pense, par exemple, à l’incorporation des rôles sociaux de la masculinité et de la féminité. Il s’agit donc d’un pouvoir (d’ethnie, de genre, de classe, etc.) qui n’est pas le fruit d’une intention consciente, qui n’a pas de source unique et localisable et qui a des effets durables sur les individus en leur inculquant ce que Bourdieu appelle des « schèmes de perception, d’appréciation et d’action » (2002, p. 59).

 

Le « pouvoir » dans les études littéraires

Si l’on adopte, pour finir, la perspective de l’histoire littéraire et de la sociologie de la littérature, on peut dire qu’il y a eu essentiellement, dans les études littéraires des dernières décennies, trois grandes manières d’interroger les rapports entre la littérature et le pouvoir.

D’une part, de nombreux travaux se sont penchés, dans une perspective historique, sur les relations qu’entretiennent la littérature et les pouvoirs qui nous apparaissent aujourd’hui comme externes à sa sphère d’activité propre (politiques, cléricaux ou juridiques). On retrouve ici les travaux sur la censure, notamment ceux de Pascal Durand (2006) et de Pierre Hébert (1997, 2004) ou sur l’histoire des rapports épineux entre morale et littérature – question largement traitée dans La responsabilité de l’écrivain de Gisèle Sapiro (2011).

D’autre part, depuis les critiques adressées au caractère réducteur de la sociologie de Lucien Goldmann (qui postulait entre le roman et la société un rapport d’« homologie structurale ») et des approches d’inspiration marxiste qui considéraient la littérature narrative comme un « reflet » du monde social et de ses luttes constitutives, les abondantes recherches sur le « champ littéraire » (dans le sillage de Bourdieu) ou sur l’« institution littéraire » ont mis en évidence l’autonomie relative qui, surtout depuis le xixe siècle, gouverne la vie littéraire en lui permettant, plus ou moins selon les lieux et les conjonctures historiques, de s’autoréguler. Cette insistance sur le procès d’autonomisation, qui « se caractérise par une prise de distance [du littéraire] à l’égard des instances (politiques, religieuses, morales) qui peuvent prétendre légiférer en matière de biens symboliques » (Dubois, p. 40), a ouvert la voie à une série de travaux sur les pouvoirs constitutifs de la vie littéraire, c’est-à-dire sur l’ensemble des médiateurs (éditeurs, instances de consécration, critique littéraire, etc.) qui donnent à la littérature une existence sociale, autrement dit sur les institutions de la vie littéraire. Les études empruntant cette perspective tiennent compte des effets que ces pouvoirs exercent sur la littérature, sur les luttes qui divisent la vie littéraire et sur la dynamique complexe que celles-ci engendrent, « les pouvoirs littéraires [étant] particulièrement sujets à cette fragilité qui les expose à se voir dénigrés là même où ils s’exercent » (Heinich, p. 43).

Enfin, un certain nombre de travaux importants relevant de disciplines variées (et donc dépassant largement, cette fois, la sociologie de la littérature) ont insisté sur les pouvoirs du texte littéraire lui-même, et ce depuis la mise en valeur de l’idée de « singularisation » (Chklovski) introduite et défendue par les formalistes russes au début du xxe siècle (reprise et revisitée ensuite dans le cadre de l’esthétique de la réception allemande). Que ce soit dans le cadre de la philosophie foucaldienne, qui reconnaît à la littérature le pouvoir d’engendrer « quelque chose comme une expérience de dés-ordre » (Artières, Bert, Potte-Bonneville & Revel, p. 13) ou dans le cadre de la sociocritique ou des travaux sur le discours social, où l’écriture littéraire est conçue comme « processus de transformation » (Cros, p. 37), aussi bien de la réalité référentielle que des matériaux discursifs qu’elle s’approprie et qui la traversent ; que ce soit dans le cadre des analyses post-structuralistes, où le texte est défini comme un procès de « signifiance » ouvert et infini ou dans le sillage de l’herméneutique littéraire de Paul Ricoeur, pour qui la littérature parvient à suspendre le mode reproductif de la référence pour activer une référence « productive » dont le propre est de « refigurer » le monde (1980, 1983), les études littéraires reconnaissent généralement à leur objet un pouvoir singulier, qui passe essentiellement par son statut langagier : celui de neutraliser l’efficacité des discours ambiants qui circulent dans une société et/ou celui, corrélatif, de transformer les représentations habituelles, automatisées et dominantes du monde social.

 

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Pour citer cet article :

Alex Gagnon, « Pouvoir », dans Anthony Glinoer et Denis Saint-Amand (dir.), Le lexique socius, URL : http://ressources-socius.info/index.php/lexique/21-lexique/160-pouvoir, page consultée le 24 avril 2024.

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