Scénographie
Usages dramaturgiques : la scénographie dans les arts du spectacle
L’usage le plus répandu du terme concerne le monde des arts du spectacle et, par extension, celui des musées. La scénographie, dont la racine grecque désigne littéralement l’écriture de la scène, y désigne l’organisation de l’espace scénique sur un plan spatial et d’un point de vue visuel, à l’aide de diverses techniques (lumière, décor, musique, etc.). Le théâtre grec antique a inauguré une scénographie spécifique à partir de l’édifice lui-même du théâtre et une répartition de ses espaces (orchestre, scène, gradins, etc.) où s’installent selon des règles précises le chœur, les comédiens et le public. Cette scénographie a été largement reprise par le théâtre romain, puis peu à peu modifiée, remise en cause, réinventée par le théâtre classique et baroque, puis dans la modernité théâtrale (par exemple chez Adolphe Appia, Antonin Artaud, Bertolt Brecht, Peter Brook ou Joseph Svoboda)1.
Usages sociologiques : Goffman et la mise en scène de la vie quotidienne
Dans The Presentation of self in everyday life (1959) le sociologue interactionniste américain Erving Goffman (1922-1982) a développé une théorie des cadrages (frames) de l’action, vouée à décrire les règles implicites des micro-interactions sociales (salutations, remerciements, etc.) et de situations plus globales (par exemple, le rituel de la conférence) dont les acteurs intériorisent les règles durant la socialisation. Goffman vise à rendre compte, plus généralement, de l’aspect ritualisé des échanges humains ayant pour visée leurs « conditions de félicité ». Pour ce faire, le sociologue recourt à une vaste métaphore théâtrale : la vie sociale se déroule à la façon d’une « mise en scène » recourant à diverses techniques protectrices ou réparatrices de la « face » des individus, parmi lesquelles le « tact » ou l’« aveuglement par délicatesse ». Le dispositif scénographique goffmanien distingue le travail de « présentation de soi » (face work) et de figuration selon qu’il a lieu en « scène » ou en « coulisses ». De ce point de vue sur les relations sociales naît un lexique spécifique afin de décrire finement le réglage des interactions2.
Usages en analyse du discours : scénographie ou scène de parole
À partir de son ouvrage Le Contexte de l’œuvre littéraire (1993), le linguiste Dominique Maingueneau a développé une réflexion évolutive et un ensemble de concepts pour décrire la discursivité spécifique de la littérature. C’est dans Le discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation (2004) et Contre Saint Proust ou la fin de la Littérature (2006) qu’il assoit un réseau de notions au sein desquelles il fait intervenir la notion de « scénographie ». Dans Le discours littéraire (pp. 190-202), Maingueneau distingue trois scènes ou focales sur le discours littéraire, saisissant celui-ci à des échelles différentes de sa structuration :
1. La « scène englobante » désigne le type général de discours au sein duquel un locuteur prend la parole, à savoir la « formation discursive » (au sens des travaux de Michel Foucault et de Michel Pêcheux) impliquée : discours religieux, politique, économique, littéraire, etc. En effet, l’interdiscours (ou ensemble des discours déjà présents avant l’événement singulier de tel ou tel discours) préexiste à tout nouveau discours et le précontraint. Un discours prend donc place sur une scène englobante préexistante, dont il s’agit de connaître les règles de production discursive, les topoï argumentatifs et la conjoncture spécifique. Par exemple, étudier les pamphlets de Louis-Ferdinand Céline au sein du discours politique de 1937-1941 suppose une véritable connaissance des motifs et modèles que Céline emprunte (par citation, pastiche, parodie, etc.) à l’interdiscours spécifique de cette scène englobante.
2. La « scène générique » désigne le genre de discours mobilisé parmi le répertoire existant des genres discursifs (prière, lettre pastorale, discours d’inauguration, etc.) ou plus spécifiquement littéraires (vaudeville, tragédie, roman, nouvelle, ode, etc.). En analyse du discours, la généricité constitue l’un des schèmes formels de structuration du langage, elle fournit des patrons et des formes historiques, dont les locuteurs ont une connaissance expérimentale ou réflexive. La généricité distribue des rôles discursifs, des topoï, etc.
3. La « scénographie » ou « scène de parole » désigne l’institution d’un discours singulier, qui gère singulièrement son appartenance à une scène englobante et à une scène générique. Prenons un exemple : le « roman » est un discours relevant de la scène englobante « littéraire » et dans celle-ci d’une scène générique particulière (l’histoire du roman comme genre). Mais pour s’énoncer, un roman doit singulariser son énonciation par une scénographie à chaque fois unique : il peut s’énoncer selon la scénographie du journal intime, du récit de voyage, de la conversation au coin du feu, de l’échange épistolaire, etc. (2004, p. 192). De même, les Provinciales de Pascal peuvent être décrites comme un discours produit au sein de la scène englobante du discours religieux ; le texte emprunte la scène générique du libelle ; enfin, Pascal recourt à une scénographie spécifique, celle de la lettre à un ami (2004, p. 183).
Dans chaque cas, la scénographie installe un dispositif de communication, valide ses énonciateurs, distribue des places, installe un espace-temps où le lecteur se voit assigner une place construite d’avance. Tout discours, au moment de son événement, institue une scénographie spécifique. Maingueneau en fait le lieu de la productivité propre du discours. Pour pouvoir être énoncé, un discours suppose une scène de parole spécifique. Il ne s’agit pas d’un simple procédé littéraire, mais bien d’un fait structurel au discours littéraire. Ainsi la scénographie, « c’est la scène de parole que le discours présuppose pour pouvoir être énoncé et qu’en retour il doit valider à travers son énonciation » (2004, p. 192). La singularité d’une scénographie la rend potentiellement apte à modifier la scène générique (à travailler, détourner le genre qu’elle emprunte) et à intervenir dans la scène englobante en y suscitant des motifs inédits.
Une fois posée l’importance de la « scénographie » pour l’étude des textes littéraires, Maingueneau met en relation l’énonciation littéraire avec la notion rhétorique d’ « ethos », ou image du locuteur donnée dans le discours. L’ethos relève et participe de la scénographie, il est un élément de celle-ci dans la mesure où tout discours possède une « vocalité » spécifique qui renvoie à une représentation du corps de l’énonciateur (« corporalité »). Celui-ci joue dans le discours le rôle de « garant » de la parole proférée, et il porte avec lui un « monde éthique » associé dont il convoque les valeurs en vue de susciter l’adhésion de l’auditoire (2004, pp. 207-212). Ainsi l’ethos de Bardamu, dans Voyage au bout de la nuit, renvoie-t-il à un monde de valeurs opposées à celles de l’officialité française de l’époque (colonialisme, militarisme, patriotisme, etc.) ; l’ethos du narrateur et du personnage principal du Neveu de Rameau entrent également en contradiction avec les codes de la Cour.
C’est dire si la notion de scénographie est centrale en analyse du discours. Elle permet de rendre compte d’une singularité énonciative, de l’événement propre à chaque discours énoncé, tout en reliant celui-ci à l’armature structurelle constitutive de la discursivité et donnée, en amont, par la scène englobante et la scène générique.
Usages dans la théorie littéraire : scénographie auctoriale
En 2007, José-Luis Diaz publie L’Écrivain imaginaire. Scénographies auctoriales à l’époque romantique (2007a). Professeur de littérature, spécialiste du romantisme, Diaz est issu du courant sociocritique (Claude Duchet a dirigé sa thèse) et se réfère à l’histoire des idées (Paul Bénichou). Insatisfait des proclamations sur la « mort de l’auteur », il a travaillé à reformuler la question de la fonction auctoriale en histoire littéraire, à partir notamment des travaux de Dominique Maingueneau (2004). Diaz propose de distinguer trois niveaux dans la notion d’auteur : l’auteur réel ou personne civile, l’homme saisi dans les biographies ; l’auteur textuel ou écrivain, « être de lettres » (Valéry) et sujet textuel ; l’écrivain imaginaire ou ensemble des représentations de l’auteur (Amossy & Maingueneau, 2009).
Diaz propose la notion de « scénographie auctoriale » : « l’écrivain imaginaire » d’une époque est constitué de représentations et de rôles spécifiques. Il faut connaître ces représentations imaginaires pour comprendre la singularité des « prises de rôle » des auteurs dans le champ littéraire. Autrement dit le répertoire de l’ « écrivain imaginaire » d’une époque surdétermine les formes prises par l’auteur réel et l’auteur textuel. Selon Diaz, les scénographies romantiques sont au nombre de cinq qu’il décrit à partir d’une « topologie imaginaire » : 1) loin (Lamartine, « poète mourant ») ; 2) plus haut (Hugo) ; 3) en brisant l’enceinte (romantisme de l’énergie : Balzac, Musset) ; 4) en faisant des arabesques (romantisme ironique : Töpffer); 5) d’en bas (Sand). La scénographie auctoriale a fonction de « schéma chorégraphique que l’écrivain-danseur a intériorisé » (Diaz, dans Vandemeulebroucke & Declercq, 2012, p. 217). Les scénographies auctoriales sont historiques et collectives, mais font l’objet d’appropriation par des sujets singuliers. À chaque époque littéraire, il est des « prêt-à-être écrivain » qui guident le jeune impétrant, comme Diaz l’a montré à propos d’Hugo ou Balzac (2007b).
Le fait de s’adosser à telle ou telle scénographie auctoriale a des conséquences formelles sur la généricité des textes, les choix d’ethos et de style. Même s’il s’intéresse avant tout à une anthropologie des imaginaires littéraires, Diaz vise aussi à rendre compte des faits de rhétorique et de style : « Le genre [littéraire] structure l’ethos et l’ethos se fait le langage proprement textuel de la scénographie » (Diaz, dans Amossy & Maingueneau, 2009, § 55). Son approche est donc tangente à l’analyse du discours de Maingueneau et, comme elle, vise moins la description sociologique des auteurs dans le champ littéraire qu’une étude des formes et des représentations.
La scénographie telle que pensée par Dominique Maingueneau a marqué, depuis les années 2000, de nombreux travaux de sociologie de la culture, d’histoire littéraire et d’analyse du discours. José-Luis Diaz s’y adosse pour réfléchir à l’impact des représentations imaginaires du rôle de l’écrivain sur les actualisations singulières de celles-ci. C’est également en dialogue avec les propositions de Maingueneau que Jérôme Meizoz a développé le concept de posture auctoriale après Alain Viala.
Maingueneau et Diaz s’intéressent à l’aspect trans-personnel des rôles auctoriaux dans l’histoire ; ils mettent en œuvre une pensée historiciste et visent à établir une pragmatique de la prise de parole littéraire (Diaz, dans Vandemeulebroucke & Declercq). Ainsi, la notion de scénographie auctoriale de Diaz, conçue comme un modèle collectif est voisine de celle de posture auctoriale, qui s’attache à décrire quant à elle, en termes de sociologie de la culture, le positionnement singulier, individualisé, d’un auteur.
Bibliographie
Amossy (Ruth) & Maingueneau (Dominique), « Autour des “scénographies auctoriales” : entretien avec J.-L. Diaz », Argumentation et analyse du discours, n° 3, 2009, URL : <http://aad.revues.org/678>.
Bablet (Denis), Les révolutions scéniques du xxe siècle, Paris, Société internationale d’art du xxe siècle, 1975.
Belloï (Livio), La scène proustienne : Proust, Goffman et le théâtre du monde, Paris, Nathan, 1993.
Boucris (Luc), L’espace en scène, Paris, Librairie théâtrale, 1993.
Diaz (José-Luis), L’Écrivain imaginaire. Scénographies auctoriales à l’époque romantique, Paris, Champion, 2007a.
Diaz (José-Luis), Devenir Balzac. L’Invention de l’écrivain par lui-même, Saint-Cyr-sur-Loire, Pirot, 2007b.
Glinoer (Anthony), « Dramaturgies des lectures autour de 1830 », Romantisme, n° 148, 2010, pp. 135-144.
Goffman (Erving), La Mise en scène de la vie quotidienne, t.1 : La Présentation de soi; t.2 : Les Relations en public,Paris, Minuit, « Le Sens commun », 1973, 2 vol.
Goffman (Erving), Les Rites d’interaction, Paris, Minuit, « Le Sens commun », 1974.
Maingueneau (Dominique), Le Contexte de l’œuvre littéraire, Paris, Dunod, 1993.
Maingueneau (Dominique), Le Discours littéraire. Paratopie et scène d’énonciation, Paris, Armand Colin, 2004.
Maingueneau (Dominique), Contre Saint Proust ou la fin de la Littérature, Paris, Belin, 2006.
Meizoz (Jérôme), La Fabrique des singularités. Postures II, Genève, Slatkine, « Érudition », 2011.
Martens (David), « La fabrique d’une notion. Entretien avec Jérôme Meizoz au sujet du concept de “posture” d’auteur », Interférences littéraires, n° 6, juin 2011, URL : <http://www.interferenceslitteraires.be/node/19>.
Pêcheux (Michel), Les Vérités de La Palice, Paris, Maspero, 1975.
Stiénon (Valérie), « Filer la métaphore dramaturgique. Efficacité et limites conceptuelles du théâtre de la posture », COnTEXTES, n° 8, 2011, URL : <http://contextes.revues.org/4721>.
Vandemeulebroucke (Karen) & Declercq (Eileen), « De l’écrivain au traducteur imaginaire. Entretien avec José-Luis Diaz au sujet de sa théorie de l’auteur », Interférences littéraires, n° 9, novembre 2012, URL : <http://www.interferenceslitteraires.be/node/179>.
Notes
-
Voir Boucris (1993), Balbet (1975) et Stiénon (2011).
-
Pour ses emplois dans les études littéraires, voir Belloï (1993) et Glinoer (2010).